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« L'herméneutique du sujet », Annuaire du Collège
de France, 82e année, Histoire des systèmes de pensée,
année 1981-1982, 1982, pp. 395-406.
Dits Ecrits tome IV texte n°323
Le cours de cette année a été consacré
à la formation du thème de l'herméneutique
de soi. Il s'agissait de l'étudier non seulement dans ses
formulations théoriques ; mais de l'analyser en relation
avec un ensemble de pratiques qui ont eu, dans l'Antiquité
classique ou tardive, une très grande importance. Ces pratiques
relevaient de ce qu'on appelait souvent en grec epimeleia heautou,
en latin cura sui.
Ce principe qu'on a à « s'occuper de soi »,
à» se soucier de soi même », est sans doute,
à nos yeux, obscurci par l'éclat du gnôthi seauton.
Mais il faut se rappeler que la règle d'avoir à se
connaître soi-même a été régulièrement
associée au thème du souci de soi. D'un bout à
l'autre de la culture antique, il est facile de trouver des témoignages
de l'importance accordée au « souci de soi »
et de sa connexion avec le thème de la connaissance de soi.
En premier lieu, chez Socrate lui-même. Dans l'Apologie,
on voit Socrate se présenter à ses juges comme le
maître du souci de soi *. Il est celui qui interpelle les
passants et leur dit : vous vous occupez de vos richesses, de votre
réputation et des honneurs ; mais de votre vertu, et de votre
âme, vous ne vous préoccupez pas. Socrate est celui
qui veille à ce que ses concitoyens « se soucient d'eux-mêmes
». Or, à propos de ce rôle, Socrate dit un peu
plus loin, dans la même Apologie, trois choses importantes
: c'est une mission qui lui a été confiée par
le dieu, et il ne l'abandonnera pas avant son dernier souffle ;
c'est une tâche désintéressée, pour laquelle
il ne demande aucune rétribution, il l'accomplit par pure
bienveillance ; enfin, c'est une fonction utile pour la cité,
plus utile même que la victoire d'un athlète à
Olympie, car, en apprenant aux citoyens à s'occuper d'eux-mêmes
(plutôt que de leurs biens), on leur apprend aussi à
s'occuper de la cité elle-même (plutôt que de
ses affaires matérielles). Au lieu de le condamner, ses juges
feraient mieux de récompenser Socrate pour avoir enseigné
aux autres à se soucier d'eux-mêmes.
* Platon, Apologie de Socrate, 29 e (trad. M. Croiset), Paris,
Les Belles Lettres, « Collection des universités de
France », 1925, pp. 157-166.
Huit siècles plus tard, la même notion d'epimeleia
heautou apparaît avec un rôle également important
chez Grégoire de Nysse. Il appelle de ce terme le mouvement
par lequel on renonce au mariage, on se détache de la chair
et par lequel, grâce à la virginité du coeur
et du corps, on retrouve l'immortalité dont on avait été
déchu.
Dans un autre passage du Traité de la virginité *,
il fait de la parabole de la drachme perdue le modèle du
souci de soi : pour une drachme perdue, il faut allumer la lampe,
retourner toute la maison, en explorer tous les recoins, jusqu'à
ce qu'on voie briller dans l'ombre le métal de la pièce
; de la même façon, pour retrouver l'effigie que Dieu
a imprimée dans notre âme, et que le corps a recouverte
de souillure, il faut « prendre soin de soi-même »,
allumer la lumière de la raison et explorer tous les recoins
de l'âme. On le voit : l'ascétisme chrétien,
comme la philosophie ancienne, se place sous le signe du souci de
soi et fait de l'obligation d'avoir à se connaître
l'un des éléments de cette préoccupation essentielle.
Entre ces deux repères extrêmes - Socrate et Grégoire
de Nysse -, on peut constater que le souci de soi a constitué
non seulement un principe, mais une pratique constante. On peut
prendre deux autres exemples, très éloignés,
cette fois, par le mode de pensée et le type de morale. Un
texte épicurien, la Lettre à Ménécée
**, commence ainsi : « Il n'est jamais ni trop tôt ni
trop tard pour prendre soin de son âme. On doit donc philosopher
quand on est jeune et quand on est vieux » : la philosophie
est assimilée au soin de l'âme (le terme est très
précisément médical : hugiainein), et ce soin
est une tâche qui doit se poursuivre tout au long de la vie.
Dans le Traité de la vie contemplative, Philon désigne
ainsi une certaine pratique des thérapeutes comme une epimeleia
de l'âme ***.
On ne saurait cependant s'en tenir là. Ce serait une erreur
de croire que le souci de soi a été une invention
de la pensée philosophique et qu'il a constitué un
précepte propre à la vie philosophique. C'était
en fait un précepte de vie qui, d'une façon générale,
était très hautement valorisé en Grèce.
Plutarque cite un aphorisme lacédémonien qui, de ce
point de vue, est très significatif ****. On demandait un
jour à Alexandride pourquoi ses compatriotes, les Spartiates,
confiaient la culture de leurs terres à des esclaves plutôt
que de se réserver cette activité. La réponse
fut celle-ci : « Parce que nous préférons nous
occuper de nous-mêmes. »
* Grégoire de Nysse, Traité de la virginité
(trad. Michel Aubineau), Paris, Éd. du Cerf, coll. «
Sources chrétiennes », no 119, 1966, pp. 411-417 et
422-431.
** Épicure, Lettre à Ménécée
(trad. M. Conche), in Lettres et Maximes, Villers-sur-Mer, Éd.
de Mégare, 1977, § 122, p. 217.
*** Philon d'Alexandrie, De la vie contemplative (trad. F. Daumas
et P. Miquel), in Oeuvres, no 29, Paris, Ed. du Cerf, 1963, p. 105.
**** Plutarque, Apophthegmata laconica, 217 a. Apophtegmes laconiens
(trad. F. Fuhrmann), in Oeuvres morales, Paris, Les Belles Lettres,
« Collection des universités de France », 1988,
t. III, pp. 171-172.
S'occuper de soi est un privilège ; c'est la marque d'une
supériorité sociale, par opposition à ceux
qui doivent s'occuper des autres pour les servir ou encore s'occuper
d'un métier pour pouvoir vivre.
L'avantage que donnent la richesse, le statut, la naissance se
traduit par le fait qu'on a la possibilité de s'occuper de
soi-même. On peut noter que la conception romaine de l'otium
n'est pas sans rapport avec ce thème : le « loisir
» ici désigné, c'est par excellence le temps
qu'on passe à s'occuper de soi-même. En ce sens, la
philosophie, en Grèce comme à Rome, n'a fait que transposer
à l'intérieur de ses exigences propres un idéal
social beaucoup plus répandu.
En tout cas, même devenu un principe philosophique, le souci
de soi est resté une forme d'activité. Le terme même
de epimeleia ne désigne pas simplement une attitude de conscience
ou une forme d'attention qu'on porterait sur soi-même ; il
désigne une occupation réglée, un travail avec
ses procédés et ses objectifs. Xénophon, par
exemple, emploie le mot epimeleia pour désigner le travail
du maître de maison qui dirige son exploitation agricole.
C'est un mot qu'on utilise aussi pour désigner les devoirs
rituels qu'on rend aux dieux et aux morts. L'activité du
souverain qui veille sur son peuple et dirige la cité est
par Dion de Pruse appelée epimeleia. Il faudra donc comprendre
quand les philosophes et moralistes recommanderont de se soucier
de soi (epimeleisthai heautô) qu'ils ne conseillent pas simplement
de faire attention à soi-même, d'éviter les
fautes ou les dangers ou de se tenir à l'abri. C'est à
tout un domaine d'activités complexes et réglées
qu'ils se réfèrent. On peut dire que, dans toute la
philosophie antique, le souci de soi a été considéré
à la fois comme un devoir et comme une technique, une obligation
fondamentale et un ensemble de procédés soigneusement
élaborés.
*
Le point de départ d'une étude consacrée au
souci de soi est tout naturellement l'Alcibiade *. Trois questions
y apparaissent, concernant le rapport du souci de soi avec la politique,
avec la pédagogie et avec la connaissance de soi. La confrontation
de l'Alcibiade avec les textes du Ier et du IIe siècle montre
plusieurs transformations importantes.
1) Socrate recommandait à Alcibiade de profiter de sa jeunesse,
pour s'occuper de lui-même : « À cinquante ans,
ce serait trop tard. » Mais Épicure disait : «
Quand on est jeune, il ne faut pas hésiter à philosopher,
et quand on est vieux, il ne faut pas hésiter à philosopher.
* Platon, Alcibiade (trad. M. Croiset), Paris, Les Belles Lettres,
« Collection des universités de France », 1985,
p. 99.
Il n'est jamais ni trop tôt ni trop tard pour prendre soin
de son âme. » C'est ce principe du soin perpétuel,
tout au long de la vie, qui l'emporte très nettement. Musonius
Rufus, par exemple : « Il faut se soigner sans cesse, si on
veut vivre de façon salutaire. » Ou Galien : «
Pour devenir un homme accompli, chacun a besoin de s'exercer pour
ainsi dire toute sa vie », même s'il est vrai qu'il
vaut mieux « avoir, dès son plus jeune âge, veillé
sur son âme ».
C'est un fait que les amis auxquels Sénèque ou Plutarque
donnent leurs conseils ne sont plus du tout ces adolescents ambitieux
auxquels Socrate s'adressait : ce sont des hommes, parfois jeunes
(comme Serenus), parfois en pleine maturité (comme Lucilius,
qui exerçait la charge de procurateur de Sicile lorsque Sénèque
et lui échangent une longue correspondance spirituelle).
Épictète, qui tient école, a des élèves
encore tout jeunes, mais il lui arrive aussi d'interpeller des adultes
- et même des « personnages consulaires » -, pour
les rappeler au souci de soi.
S'occuper de soi n'est donc pas une simple préparation momentanée
à la vie ; c'est une forme de vie. Alcibiade se rendait compte
qu'il devait se soucier de soi, dans la mesure où il voulait
par la suite s'occuper des autres. Il s'agit maintenant de s'occuper
de soi, pour soi-même. On doit être pour soi-même,
et tout au long de son existence, son propre objet.
De là, l'idée de la conversion à soi (ad se
convertere), l'idée de tout un mouvement de l'existence par
lequel on fait retour sur soi-même (eis heauton epistrephein).
Sans doute le thème de l'epistrophê est-il un thème
typiquement platonicien. Mais (on a pu déjà le voir
dans l'Alcibiade), le mouvement par lequel l'âme se tourne
vers elle-même est un mouvement par lequel son regard est
attiré vers « le haut » - vers l'élément
divin, vers les essences et vers le monde supra-céleste où
celles-ci sont visibles. Le retournement auquel invitent Sénèque,
Plutarque et Épictète est en quelque sorte un retournement
sur place : il n'a pas d'autre fin ni d'autre terme que de s'établir
auprès de soi-même, de « résider en soi-même
» et d'y demeurer. L'objectif final de la conversion à
soi est d'établir un certain nombre de relations à
soi-même. Ces relations sont parfois conçues sur le
modèle juridico-politique : être souverain sur soi-même,
exercer sur soi-même une maîtrise parfaite, être
pleinement indépendant, être complètement «
à soi » (fieri suum, dit souvent Sénèque).
Elles sont aussi représentées souvent sur le modèle
de la jouissance possessive : jouir de soi, prendre son plaisir
avec soi-même, trouver en soi toute sa volupté.
2) Une seconde grande différence concerne la pédagogie.
Dans l'Alcibiade, le souci de soi s'imposait en raison des défauts
de la pédagogie ; il s'agissait ou de la compléter,
ou de se substituer à elle ; il s'agissait en tout cas de
donner une « formation ».
A partir du moment où l'application à soi est devenue
une pratique adulte qu'on doit exercer toute sa vie, son rôle
pédagogique tend à s'effacer et d'autres fonctions
s'affirment.
a) D'abord, une fonction critique. La pratique de soi doit permettre
de se défaire de toutes les mauvaises habitudes, de toutes
les opinions fausses qu'on peut recevoir de la foule, ou des mauvais
maîtres, mais aussi des parents et de l'entourage. «
Désapprendre » (de-discere) est l'une des tâches
importantes de la culture de soi. b) Mais elle a aussi une fonction
de lutte. La pratique de soi est conçue comme un combat permanent.
Il ne s'agit pas simplement de former, pour l'avenir, un homme de
valeur. Il faut donner à l'individu les armes et le courage
qui lui permettront de se battre toute sa vie. On sait combien étaient
fréquentes deux métaphores :
celle de la joute athlétique (on est dans la vie comme un
lutteur qui a à se défaire de ses adversaires successifs
et qui doit s'exercer même lorsqu'il ne combat pas) et celle
de la guerre (il faut que l'âme soit disposée comme
une armée qu'un ennemi est toujours susceptible d'assaillir).
c) Mais surtout, cette culture de soi a une fonction curative et
thérapeutique. Elle est beaucoup plus proche du modèle
médical que du modèle pédagogique. Il faut,
bien entendu, se rappeler des faits qui sont très anciens
dans la culture grecque : l'existence d'une notion comme celle de
pathos, qui signifie aussi bien la passion de l'âme que la
maladie du corps ; l'ampleur d'un champ métaphorique qui
permet d'appliquer au corps et à l'âme des expressions
comme soigner, guérir, amputer, scarifier, purger. Il faut
rappeler aussi le principe familier aux épicuriens, aux cyniques
et aux stoïciens que le rôle de la philosophie, c'est
de guérir les maladies de l'âme. Plutarque pourra dire
un jour que la philosophie et la médecine constituent mia
khôra, une seule région, un seul domaine. Épictète
ne voulait pas que son école soit considérée
comme un simple lieu de formation, mais bien comme un « cabinet
médical », un iatreion ; il voulait qu'elle soit un»
dispensaire de l'âme » ; il voulait que ses élèves
arrivent avec la conscience d'être des malades : « L'un,
disait-il, avec une épaule démise, l'autre avec un
abcès, le troisième avec une fistule, celui-là
avec des maux de tête. »
3) Aux Ier et IIe siècles, le rapport à soi est toujours
considéré comme devant s'appuyer sur le rapport à
un maître, à un directeur ou, en tout cas, à
un autre. Mais cela dans une indépendance de plus en plus
marquée à l'égard de la relation amoureuse.
Qu'on ne puisse pas s'occuper de soi sans l'aide d'un autre est
un principe très généralement admis. Sénèque
disait que personne n'est jamais assez fort pour se dégager
par lui-même de l'état de stultitia dans lequel il
est : « Il a besoin qu'on lui tende la main et qu'on l'en
tire. » Galien, de la même façon, disait que
l'homme s'aime trop lui-même pour pouvoir se guérir
seul de ses passions : il avait vu souvent « trébucher
» des hommes qui n'avaient pas consenti à s'en remettre
à l'autorité d'un autre. Ce principe est vrai pour
les débutants ; mais il l'est aussi pour la suite et jusqu'à
la fin de la vie.
L'attitude de Sénèque, dans sa correspondance avec
Lucilius, est caractéristique : il a beau être âgé,
avoir renoncé à toutes ses activités, il donne
des conseils à Lucilius, mais il lui en demande et il se
félicite de l'aide qu'il trouve dans cet échange de
lettres.
Ce qui est remarquable dans cette pratique de l'âme, c'est
la multiplicité des relations sociales qui peuvent lui servir
de support.
- Il y a des organisations scolaires strictes : l'école
d'Épictète peut servir d'exemple ; on y accueillait
des auditeurs de passage, à côté des élèves
qui restaient pour un stage plus long ; mais on y donnait aussi
un enseignement à ceux qui voulaient devenir eux-mêmes
philosophes et directeurs d'âmes ; certains des Entretiens
réunis par Arrien sont des leçons techniques pour
ces futurs praticiens de la culture de soi *.
- On rencontre aussi - et surtout à Rome - des conseillers
privés : installés dans l'entourage d'un grand personnage,
faisant partie de leur groupe ou de leur clientèle, ils donnaient
des avis politiques, ils dirigeaient l'éducation des jeunes
gens, ils aidaient dans les circonstances importantes de la vie.
Ainsi, Demetrius dans l'entourage de Thrasea Pactus ; lorsque celui-ci
est amené à se donner la mort, Demetrius lui sert
en quelque sorte de conseiller de suicide et il soutient ses derniers
instants d'un entretien sur l'immortalité.
- Mais il y a bien d'autres formes dans lesquelles s'exerce la
direction d'âme. Celle-ci vient doubler et animer tout un
ensemble d'autres rapports : rapports de famille (Sénèque
écrit une consolation à sa mère à l'occasion
de son propre exil) ; rapports de protection (le même Sénèque
s'occupe à la fois de la carrière et de l'âme
du jeune Serenus, un cousin de province qui vient d'arriver à
Rome) ; rapports d'amitié entre deux personnes assez proches
par l'âge et la culture et la situation (Sénèque
avec Lucilius) ; rapports avec un personnage haut placé auquel
on rend ses devoirs en lui présentant des conseils utiles
(ainsi Plutarque avec Fundanus, auquel il envoie d'urgence les notes
qu'il a prises lui-même à propos de la tranquillité
de l'âme).
* Épictète, Entretiens, livre III, chap. XXIII, §
30 (trad. J. Souilhé), Paris, Les Belles Lettres, «
Collection des universités de France », 1963, t. III,
p. 92.
Il se constitue ainsi ce qu'on pourrait appeler un « service
d'âme », qui s'accomplit à travers des relations
sociales multiples.
L'éros traditionnel y joue un rôle tout au plus occasionnel.
Ce qui ne veut pas dire que les relations affectives n'y étaient
pas souvent intenses. Sans doute nos catégories modernes
d'amitié et d'amour sont-elles bien inadéquates pour
les déchiffrer. La correspondance de Marc Aurèle avec
son maître Fronton peut servir d'exemple de cette intensité
et de cette complexité.
*
Cette culture de soi comportait un ensemble de pratiques désigné
généralement par le terme askêsis. Il convient
d'abord d'analyser ses objectifs. Dans un passage, cité par
Sénèque, Demetrius a recours à la métaphore
très courante de l'athlète : nous devons nous exercer
comme le fait un athlète ; celui-ci n'apprend pas tous les
mouvements possibles, il ne tente pas de faire des prouesses inutiles
; il se prépare aux quelques mouvements qui lui sont nécessaires
dans la lutte pour triompher de ses adversaires. De la même
façon, nous n'avons pas à faire sur nous-mêmes
des exploits (l'ascèse philosophique est très méfiante
à l'égard de ces personnages qui faisaient valoir
les merveilles de leurs abstinences, de leurs jeûnes, de leur
prescience de l'avenir). Comme un bon lutteur, nous devons apprendre
exclusivement ce qui nous permettra de résister aux événements
qui peuvent se produire ; nous devons apprendre à ne pas
nous laisser décontenancer par eux, à ne pas nous
laisser emporter par les émotions qu'ils pourraient susciter
en nous.
Or de quoi avons-nous besoin pour pouvoir garder notre maîtrise
devant les événements qui peuvent se produire ? Nous
avons besoin de « discours » : de logoi, entendus comme
discours vrais et discours raisonnables. Lucrèce parle des
veridica dicta qui nous permettent de conjurer nos craintes et de
ne pas nous laisser abattre par ce que nous croyons être des
malheurs. L'équipement dont nous avons besoin pour faire
face à l'avenir, c'est un équipement de discours vrais.
Ce sont eux qui nous permettent d'affronter le réel.
Trois questions se posent à leur sujet.
1) La question de leur nature. Sur ce point, les discussions entre
les écoles philosophiques et à l'intérieur
des mêmes courants ont été nombreuses. Le point
principal du débat concernait la nécessité
des connaissances théoriques. Sur ce point, les épicuriens
étaient tous d'accord : connaître les principes qui
régissent le monde, la nature des dieux, les causes des prodiges,
les lois de la vie et de la mort est, de leur point de vue, indispensable
pour se préparer aux événements possibles de
l'existence. Les stoïciens se partageaient selon leur proximité
à l'égard des doctrines cyniques : les uns accordaient
la plus grande importance aux dogmata, aux principes théoriques
que complètent les prescriptions pratiques ; les autres accordaient,
au contraire, la place principale à ces règles concrètes
de conduite. Les lettres 90-91 de Sénèque exposent
très clairement les thèses en présence *. Ce
qu'il convient de signaler ici, c'est que ces discours vrais dont
nous avons besoin ne concernent ce que nous sommes que dans notre
relation au monde, dans notre place dans l'ordre de la nature, dans
notre dépendance ou indépendance à l'égard
des événements qui se produisent. Ils ne sont en aucune
manière un déchiffrement de nos pensées, de
nos représentations, de nos désirs.
2) La deuxième question qui se pose concerne le mode d'existence
en nous de ces discours vrais. Dire qu'ils sont nécessaires
pour notre avenir, c'est dire que nous devons être en mesure
d'avoir recours à eux lorsque le besoin s'en fait sentir.
Il faut, lorsqu'un événement imprévu ou un
malheur se présente, que nous puissions faire appel, pour
nous en protéger, aux discours vrais qui ont rapport à
eux. Il faut qu'ils soient, en nous, à notre disposition.
Les Grecs ont pour cela une expression courante : prokheiron ekhein,
que les Latins traduisent : habere in manu, in promptu habere -
avoir sous la main.
Il faut bien comprendre qu'il s'agit là de bien autre chose
que d'un simple souvenir, qu'on rappellerait le cas échéant.
Plutarque, par exemple, pour caractériser la présence
en nous de ces discours vrais a recours à plusieurs métaphores.
Il les compare à un médicament (pharmakon) dont nous
devons être munis pour parer à toutes les vicissitudes
de l'existence (Marc Aurèle les compare à la trousse
qu'un chirurgien doit toujours avoir sous la main) ; Plutarque en
parle aussi comme de ces amis dont « les plus sûrs et
les meilleurs sont ceux-là dont l'utile présence dans
l'adversité nous apporte un secours » ; ailleurs, il
les évoque comme une voix intérieure qui se fait entendre
d'elle-même lorsque les passions commencent à s'agiter
; il faut qu'ils soient en nous comme « un maître dont
la voix suffit à apaiser le grondement des chiens ».
* Sénèque, Lettres à Lucilius (trad. H. Noblot),
Paris, Les Belles Lettres, « Collection des universités
de France », 1945-1964, t. IV, pp. 27-50.
On trouve, dans un passage du De beneficiis *, une gradation de
ce genre, allant de l'instrument dont on dispose à l'automatisme
du discours qui en nous parlerait de lui-même ; à propos
des conseils donnés par Demetrius, Sénèque
dit qu'il faut « les tenir à deux mains » (utraque
manu) sans jamais les lâcher ; mais il faut aussi les fixer,
les attacher (adfigere) à son esprit, jusqu'à en faire
une partie de soi-même (Partem sui facere), et finalement
obtenir par une méditation quotidienne que « les pensées
salutaires se présentent d'elles-mêmes ».
On a là un mouvement très différent de celui
que prescrit Platon quand il demande à l'âme de se
retourner sur elle-même pour retrouver sa vraie nature. Ce
que Plutarque ou Sénèque suggèrent, c'est au
contraire l'absorption d'une vérité donnée
par un enseignement, une lecture ou un conseil ; et on l'assimile,
jusqu'à en faire une partie de soi-même, jusqu'à
en faire un principe intérieur, permanent et toujours actif
d'action. Dans une pratique comme celle-là, on ne retrouve
pas une vérité cachée au fond de soi-même
par le mouvement de la réminiscence ; on intériorise
des vérités reçues par une appropriation de
plus en plus poussée.
3) Se pose alors une série de questions techniques sur les
méthodes de cette appropriation. La mémoire y joue
évidemment un grand rôle ; non pas cependant sous la
forme platonicienne de l'âme qui redécouvre sa nature
originaire et sa patrie, mais sous la forme d'exercices progressifs
de mémorisation. Je voudrais simplement indiquer quelques
points forts dans cette « ascèse » de la vérité
:
- importance de l'écoute. Alors que Socrate interrogeait
et cherchait à faire dire ce qu'on savait (sans savoir qu'on
le savait), le disciple pour les stoïciens, ou les épicuriens
(comme dans les sectes pythagoriciennes), doit d'abord se taire
et écouter. On trouve chez Plutarque, ou chez Philon d'Alexandrie,
toute une réglementation de la bonne écoute (l'attitude
physique à prendre, la manière de diriger son attention,
la façon de retenir ce qui vient d'être dit) ;
- importance aussi de l'écriture. Il y a eu à cette
époque toute une culture de ce qu'on pourrait appeler l'écriture
personnelle :
prendre des notes sur les lectures, les conversations, les réflexions
qu'on entend ou qu'on se fait à soi-même ; tenir des
sortes de carnets sur les sujets importants (ce que les Grecs appellent
les hupomnêmata) et qui doivent être relus de temps
en temps pour réactualiser ce qu'ils contiennent ;
- importance également des retours sur soi, mais au sens
d'exercices de mémorisation de ce qu'on a appris.
* Sénèque, De beneficiis, livre VII, § 2. (Des
bienfaits, trad. F. Préchac, Paris, Les Belles Lettres, «
Collection des universités de France », 1927, t. II,
p. 77).
C'est le sens précis et technique de l'expression anakhôrêsis
eis heauton, telle que Marc Aurèle l'emploie : revenir en
soi-même et faire l'examen des « richesses » qu'on
y a déposées ; on doit avoir en soi-même une
sorte de livre qu'on relit de temps en temps. On recoupe là
la pratique des arts de mémoire que F. Yates a étudiés.
On a donc là tout un ensemble de techniques qui ont pour
but de lier la vérité et le sujet. Mais il faut bien
comprendre : il ne s'agit pas de découvrir une vérité
dans le sujet ni de faire de l'âme le lieu où réside,
par une parenté d'essence ou par un droit d'origine, la vérité
; il ne s'agit pas non plus de faire de l'âme l'objet d'un
discours vrai. Nous sommes encore très loin de ce que serait
une herméneutique du sujet. Il s'agit tout au contraire d'armer
le sujet d'une vérité qu'il ne connaissait pas et
qui ne résidait pas en lui ; il s'agit de faire de cette
vérité apprise, mémorisée, progressivement
mise en application, un quasi-sujet qui règne souverainement
en nous.
*
On peut distinguer parmi les exercices qui s'effectuent en situation
réelle et qui constituent pour l'essentiel un entraînement
d'endurance et d'abstinence et ceux qui constituent des entraînements
en pensée et par la pensée.
1) Le plus célèbre de ces exercices de pensée
était la praemeditatio malorum, méditation des maux
futurs. C'était aussi l'un des plus discutés. Les
épicuriens le rejetaient, disant qu'il était inutile
de souffrir par avance de maux qui n'étaient pas encore arrivés
et qu'il valait mieux s'exercer à faire revenir dans la pensée
le souvenir des plaisirs passés pour mieux se protéger
des maux actuels. Les stoïciens stricts - comme Sénèque
et Épictète -, mais aussi des hommes comme Plutarque,
dont l'attitude à l'égard du stoïcisme est très
ambivalente, pratiquent avec beaucoup d'application la praemeditatio
malorum. Il faut bien comprendre en quoi elle consiste : en apparence,
c'est une prévision sombre et pessimiste de l'avenir. En
fait, c'est tout autre chose.
- D'abord, il ne s'agit pas de se représenter l'avenir tel
qu'il a des chances de se produire. Mais, de façon très
systématique, d'imaginer le pire qui puisse se produire,
même s'il a très peu de chances d'arriver. Sénèque
le dit à propos de l'incendie qui avait détruit toute
la ville de Lyon : cet exemple doit nous apprendre à considérer
le pire comme toujours certain.
- Ensuite, il ne faut pas envisager ces choses comme pouvant se
produire dans un avenir plus ou moins lointain, mais se les représenter
comme déjà actuelles, déjà en train
de se réaliser. Imaginons, par exemple, que nous sommes déjà
exilés, déjà soumis au supplice.
- Enfin, si on se les représente dans leur actualité,
ce n'est pas pour vivre par anticipation les souffrances ou les
douleurs qu'ils nous causeraient, mais pour nous convaincre que
ce ne sont en aucune façon des maux réels et que seule
l'opinion que nous en avons nous les fait prendre pour de véritables
malheurs.
On le voit : cet exercice ne consiste pas à envisager, pour
s'y accoutumer, un avenir possible de maux réels, mais à
annuler à la fois et l'avenir et le mal. L'avenir : puisqu'on
se le représente comme déjà donné dans
une actualité extrême. Le mal : puisqu'on s'exerce
à ne plus le considérer comme tel.
2) À l'autre extrémité des exercices, on trouve
ceux qui s'effectuent en réalité. Ces exercices avaient
une longue tradition derrière eux : c'étaient les
pratiques d'abstinence, de privation ou de résistance physique.
Ils pouvaient avoir valeur de purification, ou attester la force
« démonique » de celui qui les pratiquait. Mais,
dans la culture de soi, ces exercices ont un autre sens : il s'agit
d'établir et de tester l'indépendance de l'individu
par rapport au monde extérieur.
Deux exemples. L'un dans Plutarque, le Démon de Socrate
*.
L'un des interlocuteurs évoque une pratique, dont il attribue
d'ailleurs l'origine aux pythagoriciens. On se livre d'abord à
des activités sportives qui ouvrent l'appétit ; puis
on se place devant des tables chargées des plats les plus
savoureux ; et, après les avoir contemplés, on les
donne aux serviteurs tandis que soi-même on prend la nourriture
simple et frugale d'un pauvre.
Sénèque, dans la lettre 18, raconte que toute la
ville est en train de préparer les Saturnales. Il envisage,
pour des raisons de convenance, de participer, au moins d'une certaine
façon, aux fêtes. Mais sa préparation à
lui consistera pendant plusieurs jours à revêtir un
vêtement de bure, à dormir sur un grabat et à
ne se nourrir que de pain rustique. Ce n'est pas pour mieux se mettre
en appétit en vue des fêtes, c'est pour constater à
la fois que la pauvreté n'est pas un mal et qu'il est tout
à fait capable de la supporter. D'autres passages, chez Sénèque
lui-même ou chez Épicure, évoquent l'utilité
de ces courtes périodes d'épreuves volontaires. Musonius
Rufus, lui aussi, recommande des stages à la campagne : on
vit comme les paysans et comme eux, on s'adonne aux travaux agricoles.
* Plutarque, Le Démon de Socrate, 585 a (trad. J. Hani),
in Oeuvres morales, Paris, Les Belles Lettres, « Collection
des universités de France », 1980, t. VIII, p. 95.
3) Entre le pôle de la meditatio où on s'exerce en
pensée et celui de l'exercitatio où on s'entraîne
en réalité, il y a toute une série d'autres
pratiques possibles destinées à faire l'épreuve
de soi-même.
C'est Épictète surtout qui en donne des exemples
dans les Entretiens. Ils sont intéressants parce qu'on en
retrouvera de tout proches dans la spiritualité chrétienne.
Il s'agit en particulier de ce qu'on pourrait appeler le «
contrôle des représentations ».
Épictète veut qu'on soit dans une attitude de surveillance
permanente à l'égard des représentations qui
peuvent venir à la pensée.
Cette attitude, il l'exprime dans deux métaphores : celle
du gardien de nuit qui ne laisse pas entrer n'importe qui dans la
ville ou dans la maison ; et celle du changeur ou du vérificateur
de monnaie - l'arguronomos - qui, lorsqu'on lui présente
une pièce, la regarde, la soupèse, vérifie
le métal et l'effigie. Le principe qu'il faut être
à l'égard de ses propres pensées comme un changeur
vigilant se retrouve à peu près dans les mêmes
termes chez Evagre le Pontique et chez Cassien. Mais chez ceux-ci,
il s'agit de prescrire une attitude herméneutique à
l'égard de soi-même : déchiffer ce qu'il peut
y avoir de concupiscence dans des pensées apparemment innocentes,
reconnaître celles qui viennent de Dieu et celles qui viennent
du Séducteur. Chez Épictète, il s'agit d'autre
chose : il faut savoir si on est ou non atteint ou ému par
la chose qui est représentée et quelle raison on a
de l'être ou de ne pas l'être.
Dans ce sens, Épictète recommande à ses élèves
un exercice de contrôle inspiré des défis sophistiques
qui étaient si prisés dans les écoles ; mais,
au lieu de se lancer l'un à l'autre des questions difficiles
à résoudre, on se proposera des types de situations
à propos desquelles il faudra réagir : « Le
fils d'un tel est mort. - Réponds :
cela ne dépend pas de nous, ce n'est pas un mal. - Le père
d'un tel l'a déshérité. Que t'en semble ? -
Cela ne dépend pas de nous, ce n'est pas un mal... - Il s'en
est affligé. - Cela dépend de nous, c'est un mal.
- Il l'a vaillamment supporté. - Cela dépend de nous,
c'est un bien. »
On le voit : ce contrôle des représentations n'a pas
pour objectif de déchiffer sous les apparences une vérité
cachée et qui serait celle du sujet lui-même ; il trouve
au contraire, dans ces représentations telles qu'elles se
présentent, l'occasion de rappeler un certain nombre de principes
vrais - concernant la mort, la maladie, la souffrance, la vie politique,
etc. ; et, par ce rappel, on peut voir si on est capable de réagir
conformément à de tels principes - s'ils sont bien
devenus, selon la métaphore de Plutarque, cette voix du maître
qui s'élève aussitôt que grondent les passions
et qui sait les faire taire.
4) Au sommet de tous ces exercices, on trouve la fameuse meletê
thanatou - méditation, ou plutôt exercice de la mort.
Elle ne consiste pas, en effet en un simple rappel, même insistant,
qu'on est destiné à mourir. Elle est une manière
de rendre la mort actuelle dans la vie. Parmi tous les autres stoïciens,
Sénèque s'est beaucoup exercé à cette
pratique. Elle tend à faire en sorte qu'on vive chaque jour
comme si c'était le dernier.
Pour bien comprendre l'exercice que propose Sénèque,
il faut se rappeler les correspondances traditionnellement établies
entre les différents cycles du temps : les moments de la
journée depuis l'aube au crépuscule sont mis en rapport
symbolique avec les saisons de l'année - du printemps à
l'hiver ; et ces saisons sont à leur tour mises en relation
avec les âges de la vie de l'enfance à la vieillesse.
L'exercice de la mort tel qu'il est évoqué dans certaines
lettres de Sénèque consiste à vivre la longue
durée de la vie comme s'il était aussi court qu'une
journée et à vivre chaque journée comme si
la vie tout entière y tenait ; tous les matins, on doit être
dans l'enfance de sa vie, mais vivre toute la durée du jour
comme si le soir allait être le moment de la mort. «
Au moment d'aller dormir, dit-il dans la lettre 12, disons, avec
allégresse, le visage riant : J'ai vécu. » C'est
ce même type d'exercice auquel pensait Marc Aurèle
quand il écrivait que « la perfection morale comporte
qu'on passe chaque journée comme si c'était la dernière
» (VII, 69). Il voulait même que chaque action soit
faite « comme si c'était la dernière »
(II, 5).
Ce qui fait la valeur particulière de la méditation
de la mort, ce n'est pas seulement qu'elle anticipe sur ce que l'opinion
représente en général comme le malheur le plus
grand, ce n'est pas seulement qu'elle permet de se convaincre que
la mort n'est pas un mal ; elle offre la possibilité de jeter,
pour ainsi dire par anticipation, un regard rétrospectif
sur sa vie. En se considérant soi-même comme sur le
point de mourir, on peut juger de chacune des actions, qu'on est
en train de commettre dans sa valeur propre. La mort, disait Épictète,
saisit le laboureur dans son labour, le matelot dans sa navigation
: « Et toi, dans quelle occupation veux-tu être saisi
? » Et Sénèque envisageait le moment de la mort
comme celui où on pourrait en quelque sorte se faire juge
de soi-même et mesurer le progrès moral qu'on aura
accompli jusqu'à son dernier jour. Dans la lettre 26, il
écrivait : « Sur le progrès moral que j'aurais
pu faire, j'en croirai la mort... J'attends le jour où je
me ferai juge de moi-même et connaîtrai si j'ai la vertu
sur les lèvres ou dans le coeur. »
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