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Introduction, in Rousseau (J.- J.), Rousseau juge de Jean-Jacques.
Dialogues, Paris, A. Colin, coll. « Bibliothèque de
Cluny », 1962, pp. VII-XXIV.
Dits Ecrits tome I texte n°7
Ce sont des anti-Confessions. Et venues, comme de leur monologue
arrêté, d'un reflux du langage qui éclate d'avoir
rencontré un obscur barrage. Au début du mois de mai
1771, Rousseau achève la lecture des Confessions, chez le
comte d'Egmont : « Quiconque même sans avoir lu mes
écrits examinera par ses propres yeux mon naturel, mon caractère,
mes moeurs, mes penchants, mes plaisirs, mes habitudes et pourra
me croire un malhonnête homme, est lui-même un homme
à étouffer. » Un jeu de l'étouffement
commence, qui ne cessera pas avant la redécouverte du domaine
ouvert, respirable, irrégulier, enchevêtré mais
sans enlacement 1, de la promenade et de la rêverie. L'homme
qui ne croit pas Jean-Jacques honnête est donc à étouffer
: dure menace, puisqu'il n'a point à fonder sa conviction
sur la lecture des livres, mais sur la connaissance de l'homme,
cette connaissance qui est donnée sans fard dans le livre
des Confessions, mais qui à travers lui doit s'affirmer sans
lui. Il faut croire ce que dit la parole écrite, mais non
pas la croire parce qu'on l'a lue. Et l'injonction, pour rejoindre
son sens et ne pas contester l'ordre qu'elle donne par le lieu d'où
elle le profère, est lue par l'auteur ; de cette manière
on pourra l'entendre : alors s'ouvrira un espace de la parole légère,
fidèle, indéfiniment transmissible où communiquent
sans obstacle croyance et vérité, cet espace sans
doute de la voix immédiate où le vicaire savoyard,
à l'écoute, avait jadis logé la profession
de sa foi
1. Sur ce thème, cf. les pages remarquables de J. Starobinski,
dans son J.- J. Rousseau, Plon, 1958, pp. 251 sq.
Le livre des Confessions est lu à plusieurs reprises chez
M. du Pezay, chez Dorat, devant le prince royal de Suède,
chez les Egmont enfin ; lecture en confidence, devant un public
étroit, mais dont le quasi-secret ne vise au fond que le
texte qui la porte ; la vérité qu'elle veut transmettre
sera, par ce secret, libérée pour un parcours indéfini
et immédiat, idéalisée déjà pour
devenir croyance. Dans l'éther où la voix enfin triomphe,
le méchant qui ne croit pas ne pourra plus respirer ; il
n'y aura plus besoin de mains ni de lacets pour l'étouffer.
Cette voix légère, cette voix qui, de sa gravité,
amincit à l'extrême le texte d'où elle naît,
tombe dans le silence. Le grand concours de convictions dont Rousseau
attendait l'effet instantané ne se fait pas entendre : «
Tout le monde se tut ; Mme d'Egmont fut la seule qui me parut émue
; elle tressaillit visiblement, mais elle se remit bien vite et
garda le silence ainsi que toute la compagnie. Tel fut le fruit
que je tirai de cette lecture et de ma déclaration. »
La voix est étouffée, et le seul écho qu'elle
éveille n'est, en réponse, qu'un frisson réprimé,
une émotion un instant visible, vite ramenée au silence.
C'est probablement au cours de l'hiver suivant que Rousseau se
mit à écrire les Dialogues, selon un usage de la voix
absolument différent. D'entrée de jeu, il s'agit d'une
voix déjà étouffée, et enfermée
dans un « silence profond, universel, non moins inconcevable
que le mystère qu'il couvre... silence effrayant et terrible
». Elle n'évoque plus autour d'elle le cercle d'un
auditoire attentif, mais le seul labyrinthe d'un écrit dont
le message est tout entier engagé dans l'épaisseur
matérielle des feuillets qu'il recouvre. Du fond de son existence,
la conversation des Dialogues est aussi écrite que Les Confessions
en leur monologue étaient parlées. Chez cet homme
qui s'est toujours plaint de ne pas savoir parler, et qui fait des
dix années où il exerça le métier d'écrire
comme une parenthèse malheureuse dans sa vie, les discours,
les lettres (réelles ou romanesques), les adresses, les déclarations
-les opéras aussi -ont, tout au long de son existence, défini
un espace de langage où parole et écriture se croisent,
se contestent, se renforcent. Cet entrelacement récuse chacune
par l'autre, mais les justifie en les ouvrant l'une sur l'autre
: la parole sur le texte qui la fixe (« je viendrai ce livre
à la main... »), l'écrit sur la parole qui en
fait un aveu immédiat et brûlant.
Mais là précisément, au carrefour des sincérités,
en cette ouverture première du langage, naît le péril
: sans texte, la parole est colportée, déformée,
travestie sans fin, et méchamment retournée (comme
le fut l'aveu des enfants abandonnés) ; écrit, le
discours est reproduit, altéré, sa paternité
est mise en question ; les libraires vendent les mauvaises épreuves
; de fausses attributions circulent. Le langage n'est plus souverain
en son espace. De là, la grande angoisse qui surplombe l'existence
de Rousseau de 1768 à 1776 : que sa voix ne se perde. Et
de deux façons possibles : que le manuscrit des Confessions
soit lu et détruit, laissant cette voix en suspens et sans
justification ; et que le texte des Dialogues soit ignoré
et demeure dans un définitif abandon où la voix serait
étouffée par les feuillets où elle s'est transcrite
: « Si j'osais faire quelque prière à ceux entre
les mains de qui tombera cet écrit, ce serait de bien vouloir
le lire tout entier. » On connaît le geste illustre
par lequel Rousseau voulut déposer à Notre-Dame le
manuscrit des Dialogues, voulut le perdre en le transmettant, voulut
confier à un lieu anonyme ce texte de la méfiance,
pour qu'il s'y transforme en parole ; c'est là, selon une
cohérence rigoureuse, le symétrique des soins apportés
à protéger le manuscrit des Confessions ; celui-ci,
fragile, indispensable support d'une voix, avait été
profané par une lecture qui s'adressait « aux oreilles
les moins faites pour l'entendre » ; le texte des Dialogues
tient enclose une voix sur laquelle se referme une muraille de ténèbres,
et que seul un tout-puissant médiateur pourra faire entendre
comme une parole vivante ; « il pouvait arriver que le bruit
de cette action fît parvenir mon manuscrit jusque sous les
yeux du roi ».
Et l'échec vient se loger dans la nécessité
systématique de l'événement. La lecture des
Confessions n'a suscité qu'un long silence, ouvrant, sous
la voix passionnée et devant elle, un espace vide où
elle se précipite, renonce à se faire entendre et
où elle est étouffée peu à peu par la
sourde poussée des murmures qui la font virer au contraire
de ce qu'elle a dit, au contraire de ce qu'elle était. Le
dépôt des Dialogues se heurte en revanche à
un espace barré ; le lieu merveilleux où l'écriture
pourrait se faire entendre est interdit ; il est cerné par
une grille si légère qu'elle est restée invisible
jusqu'au moment de la franchir, mais si rigoureusement cadenassée
que ce lieu d'où l'on pourrait être entendu est aussi
séparé que celui où la parole s'est résolue
à l'écriture. Pendant toute cette période,
l'espace du langage a été couvert par quatre figures
qui s'enchaînent : la voix des Confessions qui monte d'un
texte en péril, voix toujours menacée d'être
coupée de son support et par là étranglée
; cette même voix qui s'enfonce dans le silence et s'étouffe
par une absence d'écho ; le texte des Dialogues qui enferme
une voix non entendue et l'offre, pour qu'elle ne meure pas, à
une écoute absolue ; ce même texte rejeté du
lieu où il pourrait redevenir parole et condamné peut-être
à « s'enlacer » lui-même dans l'impossibilité
de se faire entendre. Il n'y a plus qu'à se livrer sans secousse
et du fond d'une douceur consentante à l'étreinte
universelle : « Céder désormais à ma
destinée, ne plus m'obstiner à lutter contre elle,
laisser mes persécuteurs disposer à leur gré
de leur proie, rester leur jouet sans résistance durant le
reste de mes vieux et tristes jours... c'est ma dernière
résolution. »
Et ces quatre figures de l'étouffement ne seront résolues
que le jour où redeviendra vivant dans le souvenir l'espace
libre du lac de Bienne, le rythme lent de l'eau, et ce bruit ininterrompu
qui, n'étant ni parole ni texte, reconduit la voix à
sa source, au murmure de la rêverie : « Là le
bruit des vagues, et l'agitation de l'eau fixant mes sens et chassant
de mon âme tout autre agitation la plongeaient dans une rêverie
délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que
je m'en fusse aperçu. » En ce bruissement absolu et
originaire, toute parole humaine retrouve son immédiate vérité
et sa confidence : « Du pur cristal des fontaines sortirent
les premiers feux de l'amour. »
L'étouffement exigé contre l'ennemi à la fin
des Confessions est devenu obsession de l'enlacement par les «
Messieurs » tout au long des Dialogues : Jean-Jacques et celui
qui le croit malhonnête sont noués dans une même
étreinte mortelle. Un seul lacet les plaque l'un contre l'autre,
rompt la voix et fait naître de sa mélodie le désordre
de paroles intérieures ennemies d'elles-mêmes et vouées
au silence écrit de fictifs dialogues.
*
Le langage de Rousseau est le plus souvent linéaire. Dans
Les Confessions, les retours en arrière, les anticipations,
l'interférence des thèmes relèvent d'un libre
usage de l'écriture mélodique. Écriture qui
fut toujours privilégiée par lui, parce qu'il y voyait
- pour la musique comme pour le langage - la plus naturelle des expressions,
celle où le sujet qui parle est présent entièrement,
sans réserve ni réticence, en chacune des formes de
ce qu'il dit : « Dans l'entreprise que j'ai faite de me montrer
tout entier au public, il faut que rien de moi ne lui reste obscur
ou caché ; il faut que je me livre incessamment sous ses
yeux, qu'il me suive dans tous les égarements de mon coeur,
dans tous les recoins de ma vie. » Expression continue, indéfiniment
fidèle au cours du temps, et qui le suit comme un fil ; il
ne faut pas que le lecteur « trouvant dans mon récit
la moindre lacune, le moindre vide et se demandant : qu'a-t-il fait
durant ce temps-là ? ne m'accuse de n'avoir pas voulu tout
dire ». Une variation perpétuelle dans le style est
alors nécessaire pour suivre sincèrement cette sincérité
de tous les instants : chaque événement et l'émotion
qui l'accompagne devront être restitués dans leur fraîcheur,
et donnés maintenant pour ce qu'ils ont été
: « J e dirai chaque chose comme je la sens, comme je la vois,
sans recherche, sans gêne, sans m'embarrasser de la bigarrure.
» Car cette diversité n'est que par une face celle
des choses : elle est en sa perpétuelle et constante origine
celle de l'âme qui les éprouve, s'en réjouit
ou en souffre ; elle livre, sans recul, sans interprétation,
non pas ce qui advient, mais celui à qui l'événement
advient : « J'écris moins l'histoire de ces événements
que celle de l'état de mon âme, à mesure qu'ils
sont arrivés. » Le langage quand il est celui de la
nature trace une ligne d'immédiate réversibilité,
telle qu'il n'y a ni secret, ni forteresse, ni à vrai dire
d'intérieur, mais sensibilité à l'extérieur
aussitôt exprimée : « En détaillant avec
simplicité tout ce qui m'est arrivé, tout ce que j'ai
fait, tout ce que j'ai pensé, tout ce que j'ai senti, je
ne puis induire en erreur à moins que je ne le veuille ;
encore, même en le voulant, n'y parviendrai-je pas aisément
de cette façon. »
C'est là que ce langage linéaire prend ses étonnants
pouvoirs. D'une telle diversité de passions, d'impressions,
et de style, de sa fidélité à tant d'événements
étrangers (« sans avoir aucun état moi-même,
j'ai connu tous les états ; j'ai vécu dans tous, depuis
les plus bas jusqu'aux plus élevés »), il fait
naître un dessin qui est à la fois un et unique : «
Moi seul. » Ce qui signifie : inséparable proximité
à soi-même, et absolue différence avec les autres.
« Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus ; j'ose
croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je
ne vaux pas mieux, au moins, je suis autre. » Et pourtant,
cette merveilleuse et si différente unité, seuls les
autres peuvent la reconstituer, comme la plus proche et la plus
nécessaire des hypothèses. C'est le lecteur qui transforme
cette nature toujours extérieure à elle-même
en vérité : « À lui d'assembler ces éléments
et de déterminer l'être qu'ils composent ; le résultat
doit être son ouvrage ; et s'il se trompe, alors toute l'erreur
sera son fait. » En ce sens, le langage des Confessions trouve
sa demeure philosophique (tout comme le langage mélodique
de la musique) dans la dimension de l'originel, c'est-à-dire
dans cette hypothèse qui fonde ce qui apparaît dans
l'être de la nature.
Les Dialogues, au contraire, sont bâtis sur une écriture
verticale. Le sujet qui parle, en ce langage dressé, de structure
harmonique est un sujet dissocié, superposé à
lui-même, lacunaire et qu'on ne peut se rendre présent
que par une sorte d'addition jamais achevée : comme s'il
apparaissait en un point de fuite que seule une certaine convergence
permettrait de repérer. Au lieu d'être ramassé
dans le point sans surface d'une sincérité où
l'erreur, l'hypocrisie, le vouloir
mentir n'ont pas même la place de se loger, le sujet qui
parle dans les Dialogues couvre une surface de langage qui n'est
jamais close, et où les autres vont pouvoir intervenir par
leur acharnement, leur méchanceté, leur décision
obstinée de tout altérer.
De 1767 à 1770, à l'époque où il achevait
Les Confessions, Rousseau se faisait appeler Jean-Joseph Renou.
Lorsqu'il rédige des Dialogues, il a abandonné le
pseudonyme et signe à nouveau de son nom. Or c'est ce Jean-Jacques
Rousseau qui en son unité concrète est absent des
Dialogues - ou plutôt, à travers eux, et par eux peut-être,
se trouve dissocié. La discussion met en jeu un Français
anonyme, représentatif de ceux qui ont volé à
Rousseau son nom ; en face de lui, un certain Rousseau, qui, sans
détermination concrète autre que son honnêteté,
porte le nom que le public a ravi au Rousseau réel, et il
connaît précisément ce qui est de Rousseau :
ses oeuvres. Enfin une tierce mais constante présence, celui
qu'on ne désigne plus que par le Jean-Jacques d'une familiarité
hautaine, comme s'il n'avait plus droit au nom propre qui l'individualise,
mais seulement à la singularité de son prénom.
Mais ce Jean-Jacques n'est pas même donné dans l'unité
à laquelle il a droit : il y a un Jean-Jacques-pour-Rousseau
qui est l' « auteur des livres », et un autre pour le
Français, qui est l' « auteur des crimes ». Mais
comme l'auteur des crimes ne peut être celui de livres qui
n'ont pour propos que d'intéresser les coeurs à la
vertu, le Jean-Jacques pour-Rousseau cessera d'être l'auteur
des livres pour n'être plus que le criminel de l'opinion,
et Rousseau, niant que Jean-Jacques ait écrit ses livres,
affirmera qu'il n'est qu'un faussaire. Inversement, le Jean-Jacques-pour-le-Français,
s'il a commis tous les crimes que l'on sait n'a pu donner de prétendues
leçons de morale qu'en y cachant un « venin »
secret ; ces livres sont donc autres que ce qu'ils paraissent, et
leur vérité n'est pas dans ce qu'ils disent ; elle
se manifeste seulement décalée, dans ces textes que
Jean-Jacques ne signe pas, mais que les gens avertis ont raison
de lui attribuer ; l'auteur des crimes devient donc l'auteur de
livres criminels. C'est à travers ces quatre personnages
qu'est progressivement repéré le Jean-Jacques Rousseau
réel (celui qui disait si simplement et si souverainement
« moi seul » dans Les Confessions. Encore n'est-il jamais
donné en chair et en os, et n'a-t-il jamais la parole (sauf
sous la forme toujours élidée de l'auteur des Dialogues,
dans l'irruption de quelques notes, et dans des fragments de discours
rapportés par Rousseau ou par le Français). S'il a
été vu et entendu, c'est par le seul Rousseau (cet
autre lui-même, le porteur de son nom véritable) ;
le Français se déclare satisfait sans même l'avoir
rencontré ; il n'a pas le courage et ne reconnaît guère
l'utilité de parler pour lui : tout au plus accepte-t-il
d'être le dépositaire de ses papiers et son médiateur
pour une reconnaissance posthume. Tant est loin maintenant et inaccessible
ce personnage dont l'immédiate présence rendait possible
le langage des Confessions ; il est désormais logé
à l'extrême limite de la parole, au-delà d'elle
déjà, à la pointe virtuelle et jamais perçue
de ce triangle formé par les deux interlocuteurs et les quatre
personnages que définit tour à tour leur dialogue.
Le sommet du triangle, le moment où Rousseau, ayant rejoint
Jean-Jacques, sera reconnu pour ce qu'il est par le Français,
et où l'auteur des vrais livres aura dissipé le faux
auteur des crimes, ne pourra être atteint que dans un au-delà,
lorsque, la mort ayant apaisé les haines, le temps pourra
reprendre son cours originel. Cette figure virtuellement tracée
dans le texte des Dialogues, et dont toutes les lignes convergent
vers l'unité retrouvée en sa vérité,
dessine comme l'image renversée d'une autre figure ; celle
qui a commandé de l'extérieur la rédaction
des Dialogues et les démarches qui l'ont immédiatement
suivie. Jean-Jacques Rousseau, l'auteur de ses livres, s'était
vu par les Français reprocher d'avoir écrit des livres
criminels (condamnation de l'Émile et du Contrat), ou bien
accusé de ne les avoir point faits (contestation à
propos du Devin du village), ou bien soupçonné d'avoir
écrit des libelles : de toute façon, il devenait,
à travers ses livres, et à cause d'eux, l'auteur de
crimes sans nombre. Les Dialogues sont destinés, en reprenant
l'hypothèse des ennemis, à retrouver l'auteur des
livres et par voie de conséquence à dissiper l'auteur
des crimes : et cela par un dépôt si extraordinaire
et si solennel que son éclat même en dévoilerait
le secret ; de là, l'idée de placer le manuscrit sur
le grand autel de Notre-Dame (puis les idées substitutives
: la visite à Condillac, et le billet circulaire). Mais chaque
fois se dresse un obstacle : l'indifférence du public, l'incompréhension
de l'homme de lettres, et surtout, modèle et symbole de tous
les autres, la grille, si visible mais inaperçue, qui entoure
le choeur de l'église. Tous ces barrages eux-mêmes
ne sont que le reflet, dans le monde réel, de cette limite
qui repoussait indéfiniment, dans la fiction des Dialogues,
la redécouverte de J.-J. Rousseau. Le Dieu dont Jean-Jacques
attendait qu'il lui restitue son insécable et triomphante
unité se dérobe derrière la grille comme brille
au-delà de la mort cette survie sans fin dans laquelle on
verra la mémoire de Rousseau « rétablie dans
l'honneur qu'elle mérite » et ses livres reconnus «
utiles par l'estime due à leur Auteur ».
Dieu la grille le roi Notre-Dame Le français Rousseau Les
Français Rousseau L’auteur des crimes L’auteur
des livres L’auteur de livres criminels Le faussaire La mort
J-J
C'est seulement dans cet au-delà grillagé et mortel
que pourra se reconstituer le mal simple qui parlait dans Les Confessions.
À moins que, tout d'un coup, un glissement latéral
ne se produise (ce que Rousseau appelle « rentrer en soi-même
»). À moins que le langage ne redevienne mélodique
et linéaire, simple sillage d'un moi ponctuel et donc vrai.
Alors au « moi seul » qui ouvre le premier livre des
Confessions répondra dès la première ligne
des Rêveries son rigoureux équivalent : « Me
voici donc seul sur la terre. » Ce « donc » enveloppe
dans sa courbe logique toute la nécessité qui a organisé
les Dialogues, la douloureuse dispersion de celui qui est à
la fois leur « sujet » et leur « objet »,
l'espace béant de leur langage, l'anxieux dépôt
de leur lettre, leur solution enfin dans une parole qui redit naturellement
et originellement « je », et qui restitue après
tant de hantises la possibilité de rêver, après
tant de démarches besogneuses l'ouverture libre et désoeuvrée
de la promenade.
Les Dialogues, texte autobiographique, ont au fond la structure
des grands textes théoriques : il s'agit, dans un seul mouvement
de pensée, de fonder l'inexistence, et de justifier l'existence.
Fonder, selon l'hypothèse la plus proche, la plus économique,
la plus vraisemblable aussi, tout ce qui relève de l'illusion,
du mensonge, des passions déformées, d'une nature
oubliée et chassée hors d'elle-même, tout ce
qui assaille notre existence et notre repos d'une discorde qui,
pour être apparente, n'en est pas moins pressante, c'est à
la fois en manifester le non-être, et en montrer l'inévitable
genèse. Justifier l'existence, c'est la reconduire à
sa vérité de nature, en ce point immobile où
naissent, s'accomplissent puis s'apaisent tous les mouvements selon
une spontanéité qui est tout aussi bien nécessité
du caractère que fraîcheur d'une liberté non
liée. Ainsi, la justification tend peu à peu à
exténuer l'existence en une figure sans espace ni temps,
et qui ne tient son être fragile que des mouvements qui la
sollicitent, la traversent malgré elle, et la signalent sous
la forme évanescente, toujours extérieure à
elle-même, de l'être sensible. Tandis que l'inexistence,
à mesure qu'elle se fonde, trouve ses assises, la loi de
son organisation, et jusqu'à la nécessité intérieure
de son être. L'existence n'est jamais qu'une innocence qui
ne parvient pas à être vertueuse, et l'inexistence,
sans cesser d'être illusion, s'obscurcit, s'épaissit
dans une essentielle méchanceté. Ce double mouvement
n'est jamais porté jusqu'à l'extrême de l'incompatibilité,
parce qu'intervient le langage, qui détient une double fonction
: exprimer l'innocence, et la lier par sa sincérité
; former le système des conventions et des lois qui limitent
l'intérêt, en organisent les conséquences, et
l'établissent dans ses formes générales.
Mais que se passe-t-il donc dans un monde où on ne peut
plus parler ? Quelle mesure pourra arrêter la démesure
de chaque mouvement, empêcher l'existence de n'être
qu'un point indéfiniment sensible, et l'inexistence de s'organiser
en un complot indéfini ? C'est cette démesure dont
les Dialogues font l'expérience à travers un monde
sans langage, tout comme le Contrat définissait à
travers le langage des hommes la mesure possible de l'existence
justifiée et de la nécessaire méchanceté.
Le silence est l'expérience première des Dialogues,
à la fois celle qui les a rendus nécessaires avec
leur écriture, leur organisation singulière et celle
qui, de l'intérieur, sert de fil à la dialectique,
à la preuve et à l'affirmation. Les Confessions voulaient
tracer un chemin de vérité simple parmi les bruits
du monde pour les faire taire. Les Dialogues s'efforcent de faire
naître un langage à l'intérieur d'un espace
où tout se tait. Voici à peu près les moments
de ce langage qui essaie en vain de solliciter le langage, et comment
se développe cet échec.
1. À mes contemporains, on a donné de moi des idées
qui sont fausses. Toute mon oeuvre pourtant aurait dû justifier
mon existence (La Nouvelle Éloïse prouver la pureté
de mon coeur, Émile, mon intérêt pour la vertu).
2. Devant le danger qui gagnait, j'ai cédé et tenté
de rétablir le langage en un moment ultérieur. J'ai
supposé que j'avais sur moi-même les opinions des autres
(je suppose donc fondées toutes ces illusions) : comment
aurais-je agi à l'égard de ce noir personnage que
je suis devenu dans ma propre et fictive opinion ? Je serais allé
lui rendre visite, je l'aurais interrogé, j'aurais écouté
et lu ses Confessions, 3. Mais ce que j'aurais fait, ils ne l'ont
point fait ; ils n'ont même pas cherché à savoir
ce qu'aurait été ma conduite, si j'avais eu devant
moi ce personnage qu'ils ont fait de moi. Je cède donc à
nouveau, et je cherche, pour éviter encore l'absolue démesure
de l'innocence et de la méchanceté, une troisième
forme de langage, plus haute et plus profonde : puisqu'on ne m'a
pas questionné pour connaître mes réponses,
je vais donner une réponse qui questionnera les autres, les
forçant à me donner une réponse qui, peut-être,
me montrera que je me suis trompé, que la démesure
n'est pas totale, entre l'inexistence fondée en méchanceté
et l'existence innocentée ; et en les contraignant à
cesser de se taire, je redécouvrirai le langage qui limite
la démesure.
Le langage des Dialogues est donc un langage au troisième
degré, puisqu'il s'agit de surmonter trois formes de silence
-cette « triple muraille de ténèbres »
dont il est plusieurs fois question et qu'il ne faut pas entendre
comme une simple clause de style : elle est la structure fondamentale
d'où les Dialogues tirent existence. Et nécessité
intérieure, puisque les trois personnages représentent
en ordre renversé les différents niveaux de ce langage
en échec : le Français (qui a parlé le premier,
mais à la cantonnade, et fait avant l'ouverture des Dialogues
le portrait du monstre) définit cette réponse qu'en
dernier recours et parce qu'il ne l'a pas obtenue, J.-J. Rousseau
fait à la place des Français ; Rousseau représente
celui qui aurait parlé au second niveau, l'homme qui après
avoir lu les oeuvres, mais cru au monstre, irait écouter
les Confessions de J.-J. Rousseau ; enfin Jean-Jacques lui-même,
c'est l'homme du
premier niveau, celui qui est juste comme le prouvent ses livres
et sa vie, celui dont le langage d'entrée de jeu n'a pas
été entendu. Mais dans les Dialogues, il n'apparaît
pas lui-même, il est simplement promis, tant il est difficile
à un niveau de langage si complexe de retrouver la première
parole par laquelle innocemment l'existence se justifie en fondant
l'inexistence.
Le dialogue est une convention d'écriture assez rare chez
Rousseau : il préfère la correspondance, lent et long
échange où le silence est vaincu avec d'autant plus
de facilité que les partenaires le franchissent dans une
liberté qui de l'un à l'autre se renvoie sa propre
image et se fait miroir d'elle-même. Mais ici, la forme d'un
dialogue imaginaire est imposée par les conditions de possibilité
du langage qui s'y déploie ; il s'agit en une structure harmonique
de faire parler d'autres voix ; c'est un langage qui doit nécessairement
passer par les autres pour s'adresser à eux, puisque, si
on leur parle sans leur imposer la parole, ils réduisent
au silence ce qu'on dit en se taisant eux-mêmes. Il faut bien
qu'ils parlent, si je veux me faire entendre, et faire entendre,
dans mon langage, qu'ils doivent cesser, enfin, de se taire. Ce
langage à eux, que je leur tiens (et par quoi, honnêtement,
je fonde l'hypocrisie de leur mensonge), est une nécessité
de structure pour que je leur parle, à eux, de ce silence
auquel, en se taisant, ils veulent réduire mon langage et
la justification de mon existence.
Cette structure fondamentale est réfléchie à
la surface thématique du texte par la valeur indéfiniment
signifiante qui est prêtée au silence. Le silence que
ses ennemis font régner autour de Rousseau signifie tous
les bruits infâmes qui circulent à son sujet. Le silence
dont on recouvre ces propos signifie le complot qui les organise.
Le silence dans lequel se cache cette trame concertée signifie
la vigilance jamais surprise de ceux qui y président ; en
cette absence de parole se lit la merveilleuse efficacité
d'une secte secrète -celle des « Messieurs »,
où les philosophes des Lumières, qui viennent de triompher
des Jésuites, reprennent explicitement le rôle des
révérends pères des Provinciales, et comme
eux font taire la Parole. Le silence dont partout bénéficie
leur entreprise signifie une universelle complicité, la chaîne
ininterrompue qui lie dans une même volonté de crime
tous les gens du monde, puis tous les Français, puis l'Angleterre,
puis l'univers en son entier. Qu'un tel réseau demeure caché,
qu'il n'y ait dans cette association de méchants aucun homme
qui soit assez honnête malgré tout pour parler, ou
qui ait ce degré supplémentaire de perversité
qui le fasse trahir, c'est là bien sûr un paradoxe.
Mais ce silence signifie que le complot est organisé par
une toute petite tête, quelques hommes à peine, un
seul peut-être, Diderot secondé tout au plus par Grimm.
Ceux-ci sans doute sont les seuls à être au courant
de tout, à connaître chaque élément de
l'entreprise ; mais nul ne le sait parce qu'ils se taisent, et ne
se trahissent qu'en faisant taire les autres (témoin, d'Alembert
allant imposer silence au bruyant Voltaire) ; c'est entre leurs
mains que le silence absolu, c'est-à-dire l'absolu complot,
se noue ; ils sont le sommet d'où tombe impérieusement
le silence ; tous les autres sont instruments plutôt qu'agents,
complices partiels, indifférents, à qui on tait le
fond du projet, et qui, à leur tour, se taisent. Et peu à
peu le silence redescend jusqu'à celui qui en est l'objet
et la fin. Jusqu'à celui qui inlassablement parle en ces
Dialogues, et n'y parle que parce qu'on se tait et pour relancer
comme langage le silence qui s'appesantit sur lui.
C'est que si le silence est pour lui le signifiant monotone du
complot, il est pour les conjurés ce qui est unanimement
signifié à la victime. On lui signifie qu'il n'est
pas l'auteur de ses livres ; on lui signifie que, quoi qu'on dise,
son propos sera déformé ; on lui signifie que sa parole
ne lui appartient plus, qu'on étouffera sa voix ; qu'il ne
pourra plus faire entendre aucune parole de justification ; que
ses manuscrits seront pris ; qu'il ne trouvera pour écrire
aucune encre lisible, mais « de l'eau légèrement
teintée » ; que la postérité ne connaîtra
de lui ni son visage réel ni son coeur véritable ;
qu'il ne pourra rien transmettre de ce qu'il a voulu dire aux générations
futures, et qu'il est finalement de son intérêt même
de se taire puisqu'il n'a pas la parole. Et ce silence lui est signifié
de la façon la plus lourde et la plus impérieuse par
les apparentes bontés qu'on a pour lui. Qu'a-t-il à
dire, quand on lui offre une fête, et que secrètement
on fait à Thérèse la charité ? Qu'a-t-il
à dire puisqu'on ne dénonce pas ses vices, puisqu'on
fait le silence sur ses crimes, puisqu'on ne dit même pas
ceux qu'il a avoués ? Contre quoi pourrait-il réclamer,
puisque nos Messieurs le laissent vivre et « même agréablement,
autant qu'il est possible à un méchant sans mal faire
» ? Qu'a-t-il à dire, quand nous nous taisons ?
Tout un monde s'édifie, qui est celui, silencieux, de la
Surveillance et du Signe. De toutes parts, J.-J. est épié
: » On l'a montré, signalé, recommandé
partout aux facteurs, aux commis, aux gardes, aux mouches, aux Savoyards,
dans tous les spectacles, dans tous les cafés, aux barbiers,
aux marchands, aux colporteurs, aux libraires. » Les murs,
les planchers ont des yeux pour le suivre. De cette surveillance
muette, aucune expression directe qui se transforme en langage accusateur.
Seulement des signes, dont aucun n'est parole : quand il se promène,
on crache sur son passage, quand il entre au spectacle, on fait
le vide autour de lui, ou au contraire on l'entoure, le poing tendu,
le bâton menaçant ; on parle de lui à voix haute,
mais d'un langage muet, glacé, qui ne s'adresse pas à
lui, passant en biais de l'un à l'autre tout autour de ses
oreilles inquiètes, pour qu'il se sente en question, et non
pas questionné. On lui jette des pierres à Môtiers,
et à Paris sous ses fenêtres on brûle un mannequin
de paille qui lui ressemble : double signe -qu'on voudrait le brûler,
mais qu'on ne le brûlera que par dérision, car il aurait
droit à la parole si on se décidait à le condamner.
Or il est condamné à ce monde des signes qui lui retirent
la parole 1.
1. À l'époque où Rousseau vit dans ce monde
de signes sans paroles, il a repris son
activité de copiste, ayant transcrit peut-être douze
mille pages de musique ; tout au long des Dialogues, il souligne
que ce n'est point pauvreté affectée, mais besoin
réel, et qu'il risque d'y perdre la santé et la vue.
C'est pourquoi contre le système Surveillance-Signes, il
revendique comme une libération l'entrée dans un système
Jugement-Supplice. Le jugement en effet suppose l'éclat de
la parole : son édifice n'est tout à fait solide que
s'il culmine dans l'aveu de l'accusé, dans cette reconnaissance
parlée du crime par le criminel. Nul n'a le droit de faire
à quiconque grâce d'un jugement : il faut pouvoir être
jugé et condamné, puisque subir le châtiment,
c'est avoir parlé. Le supplice suppose toujours une parole
antérieure. Finalement, le monde clos du tribunal est moins
périlleux que l'espace vide où la parole accusatrice
ne se heurte à aucune opposition puisqu'elle se propage dans
le silence, et où la défense ne convainc jamais puisqu'elle
ne répond qu'à un mutisme. Les murs d'une prison seraient
préférables, ils manifesteraient une injustice prononcée.
Le cachot, ce serait le contraire de cette surveillance et de ces
signes qui surgissent, circulent, s'effacent et reparaissent indéfiniment
dans un espace où ils flottent librement ; ce serait une
surveillance liée à un supplice, un signe qui signifierait
enfin la claire parole d'un jugement. Rousseau, lui, a accepté
d'être juge de Jean-Jacques.
Mais la revendication de la prison n'est qu'un moment dialectique
(comme elle fut un moment tactique, lorsque Rousseau la formula
réellement en 1765, après avoir été
chassé de l'île Saint-Pierre). Il y a d'autres moyens
de reconvertir la Surveillance en libre regard, et le Signe en immédiate
expression.
Telle est la fonction du mythe initial, celui d'un « monde
idéal semblable au nôtre et néanmoins tout différent
» ; tout y est un peu plus marqué que chez nous, et
comme mieux offert aux sens : « Les formes sont plus élégantes,
les couleurs plus vives, les odeurs plus suaves, tous les objets
plus intéressants. » Rien n'a besoin d'être épié,
réfléchi, interprété : tout s'impose
avec une force douce et vive à la fois ; les âmes sont
mues d'un mouvement direct, rapide, qu'aucun obstacle ne peut défléchir
ou dévier, et qui s'éteint aussitôt que l'intérêt
disparaît. C'est un monde sans mystère, sans voile,
donc sans hypothèse, sans mystère ni intrigue. La
réflexion n'a pas à combler les vides d'un regard
brouillé ou myope ; les images des choses se réfléchissent
d'elles-mêmes dans des regards clairs où elles dessinent
directement la simplicité originelle de leurs lignes. À
la Surveillance, qui plisse les yeux, traque son objet en le déformant,
et l'enclôt silencieusement, s'oppose d'entrée de jeu
un regard indéfiniment ouvert qui laisse la libre étendue
lui offrir ses formes et ses couleurs.
Dans ce monde, qui s'enchante de la réalité elle-même,
les signes sont dès l'origine pleins de ce qu'ils veulent
dire. Ils ne forment un langage que dans la mesure où ils
détiennent une immédiate valeur expressive. Chacun
ne peut dire et n'a à dire que son être : « Jamais
il n'agit qu'au niveau de sa source. » Il n'a donc pas le
pouvoir de dissimuler ou de tromper, et il est reçu comme
il est transmis : dans la vivacité de son expression. Il
ne signifie pas un jugement plus ou moins fondé, il ne fait
pas circuler une opinion dans l'espace de l'inexistence, il traduit,
d'une âme pour l'autre, « l'empreinte de ses modifications
». Il exprime ce qui est imprimé, faisant corps, absolument,
avec ce qu'offre le regard. Dans le monde de la Surveillance, le
Signe signifiait l'opinion, donc l'inexistence, donc la méchanceté
; dans celui du Regard, il signifie ce qu'on voit, donc l'existence
et sa fraîcheur innocente. Au cours d'une promenade, Rousseau,
un jour, s'arrête devant une gravure ; il la contemple ; il
s'amuse de ses lignes et de ses couleurs ; son air absorbé,
ses yeux fixes, tout son corps immobile ne signifient pas autre
chose que ce qui est donné à son regard, et l'empreinte
soudain marquée en son âme : voilà ce qui se
passe dans ce monde merveilleux. Mais Rousseau regardant est surveillé
: quelques préposés au complot voient qu'il regarde
le plan d'une forteresse ; on le soupçonne d'espionner et
de méditer une trahison : que pourrait signifier d'autre,
dans ce monde de la « réflexion », tant d'attention
à une simple gravure ?
Au début des Dialogues, l'univers du Regard et de l'Expression
n'a guère d'existence que fictive : comme l'état de
nature, c'est une hypothèse pour comprendre, et pour comprendre
ce qui est le contraire de lui-même ou du moins sa vérité
déviée. Il figure notre monde méthodiquement
ramené à une vérité irréelle,
qui l'explique justement par cet écart, par une infime mais
décisive différence. Cette valeur explicative, il
la garde tout au long des Dialogues, permettant de comprendre comment
Rousseau fut choyé inconnu, mais diffamé célèbre,
comment naquit le complot, comment on le développe, comment
un retour maintenant est devenu impossible. Mais en même temps,
le mythe de ce monde irréel perd peu à peu avec son
caractère d'univers sa valeur fictive pour devenir et de
plus en plus restreint et de plus en plus réel : au bout
du compte, il définira seulement l'âme de Jean-Jacques.
Très tôt déjà dans les Dialogues, Rousseau
l'imagine interférant avec le nôtre, se mêlant
à lui en un espace unique et formant avec lui un mélange
si inextricable que ses habitants sont obligés, pour se reconnaître,
d'user d'un système de signes, ces signes qui sont justement
une véracité d'expression imperceptible aux autres
; ils forment alors plutôt une secte qu'un univers ; ils dessinent
dans l'ombre de la société réelle un réseau
à peine reconnaissable d'initiés, dont l'existence
même est hypothétique, puisque le seul exemple qui
en soit donné, c'est l'auteur des oeuvres de Jean-Jacques
Rousseau. Dans le deuxième Dialogue, Jean- Jacques est introduit
réellement dans le mythe, mais avec de grandes précautions.
De l'extérieur, d'abord, Rousseau a pu reconnaître
en lui un être du Regard. Il a pu constater chez lui les trois
conduites caractéristiques de tels hommes : solitaire, il
contemple ses fictions, c'est-à-dire des objets dont il est
maître entièrement et qu'aucune ombre ne peut dérober
à son regard ; quand il est fatigué d'imaginer (car
il est d'un « naturel paresseux »), il rêve, appelant
le concours des objets sensibles et peuplant en retour la nature
d' « êtres selon son coeur » ; enfin veut-il se
délasser de la rêverie, il se livre passivement au
« relâche », s'ouvrant sans la moindre activité
au plus indifférent des spectacles : « un bateau qui
passe, un moulin qui tourne, un bouvier qui laboure, des joueurs
de boules ou de battoir, la rivière qui court, l'oiseau qui
vole ». Quant à l'âme elle-même de Jean-Jacques,
elle est déduite en quelque sorte a priori, comme s'il s'agissait
de le faire entrer par raisonnement dans la société
à laquelle il a droit : « Écartons un moment
tous les faits » ; supposons un tempérament fait d'une
extrême sensibilité et d'une vive imagination ; chez
un homme de ce genre, la réflexion aura peu de part, la dissimulation
sera impossible ; il montrera immédiatement ce qu'il éprouve
au moment où il l'éprouve. Il n'y aura chez cet homme
nul autre signe que ceux de l'expression la plus vive et la plus
immédiate. Cet homme encore abstrait est-il Jean-Jacques
? Oui, « tel est bien l'homme qui je viens d'étudier
».
Mais est-il seul à être tel ? Apparemment ; il est
du moins l'unique exemple cité de cette famille à
la fois absolument sincère et totalement secrète.
Mais, à dire vrai, le personnage des Dialogues qui porte
le nom de Rousseau est bien aussi un homme selon le mythe : il avait
su reconnaître l'auteur de l'Éloïse et de l'Émile,
il a su déchiffrer en lui l'immédiate valeur expressive
des signes, il a su regarder Jean-Jacques sans préjugé
ni réflexion, il a ouvert son âme à la sienne.
Quant au Français, il est entré plus tard au jardin
délicieux ; il lui a fallu d'abord quitter l'univers des
Signes et de la Surveillance dont il était plutôt le
confident que l'entrepreneur ; mais à travers Rousseau, il
a appris à regarder Jean-Jacques, à travers ses livres,
il a appris à le lire. Le Français, Rousseau et Jean-Jacques
pourront tous trois mais tout seuls, aux dernières lignes
du texte, former cette société réelle que le
début des Dialogues bâtissait comme un grand mythe
méthodique, en lui donnant toute l'ampleur d'un monde. Cet
univers à trois (dont la structure est si hautement privilégiée
dans toute l'oeuvre de Rousseau) est promis à la fin des
Dialogues comme le rêve imminent qui pourra conduire, sinon
jusqu'au bonheur, du moins jusqu'à la paix définitive
: « Ajoutons, propose Rousseau au Français, la douceur
de voir deux coeurs honnêtes et vrais s'ouvrir au sien. Tempérons
ainsi l'horreur de cette solitude... ménageons-lui cette
consolation pour sa dernière heure que des mains amies lui
ferment les yeux. »
Mais le mythe a beau être réduit à une trinité
enchantée, il est encore rêvé. Pour devenir
tout à fait réel, il faudra qu'il se resserre encore,
qu'il cesse d'invoquer la bienheureuse trinité et son âge
d'or ; il faudra renoncer à appeler le Français et
à invoquer sa tierce présence ; il faudra que Rousseau
rejoigne exactement Jean- Jacques. Alors, la Surveillance reculera
au fond d'un ciel indifférent et calme ; les Signes s'effaceront
; il ne restera qu'un Regard indéfiniment sensible et toujours
convié à la confidence ; un regard merveilleusement
ouvert aux choses mais qui ne donne d'autre signe de ce qu'il voit
que l'expression tout intérieure du plaisir d'exister. Regard
sans surveillance et expression en deçà des signes
se fondront dans l'acte pur de la jouissance où la trinité
rêvée rejoint, réellement enfin, la solitude
souveraine, divine déjà : « De quoi jouit-on
dans une pareille situation ? De rien d'extérieur à
soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence ;
tant que cet état dure, on se suffit à soi-même
comme Dieu. »
Le mythe qui ouvrait l'espace des Dialogues et dans lequel prenaient
place, pour tenter de s'y rejoindre, leurs trois personnages ne
trouve finalement la réalité vers laquelle s'avançaient
la parole et le rêve que dans cette première personne
des Rêveries, qui est seule à rêver, qui est
seule à parler.
*
- Les Dialogues ne sont donc pas l'oeuvre d'un fou ?
- Cette question importerait si elle avait un sens ; mais l'oeuvre,
par définition, est non-folie.
- La structure d'une oeuvre peut laisser apparaître le dessin
d'une maladie.
- Il est décisif que la réciproque ne soit pas vraie.
- Vous l'avez empêchée d'être vraie en vous
entêtant à ne parler ni de délire, ni de persécution,
ni de croyance morbide, etc.
- J'ai même feint d'ignorer que la folie était présente
ailleurs, et avant les Dialogues : on la voit naître et on
peut la suivre dans toute la correspondance depuis 1765.
- Vous avez placé l'oeuvre avant la possibilité de
la folie, Comme pour mieux effacer la folie de l'oeuvre ; vous n'avez
pas mentionné les points où le délire éclate.
Qui peut croire, s'il a son bon sens, que la Corse ait été
annexée pour ennuyer Rousseau ?
-Quelle oeuvre demande qu'on lui ajoute foi, si elle est une oeuvre
?
- En quoi est-elle diminuée si elle est délirante
?
-C'est un étrange alliage de mots, et bien barbare, que
celui, si fréquent (si élogieux de nos jours), qui
associe oeuvre et délire ; une oeuvre ne peut avoir son lieu
dans le délire ; il se peut seulement que le langage, qui
du fond de lui-même la rend possible, l'ouvre, de plus, à
l'espace empirique de la folie (comme il aurait pu l'ouvrir aussi
bien à celui de l'érotisme ou du mysticisme).
- Donc, une oeuvre peut exister délirante, pourvu qu'elle
ne soit pas « délirée ».
- Seul le langage peut être délirant. Délirant
est ici un participe présent.
- Le langage d'une oeuvre ? Et alors, encore une fois...
-Le langage qui prescrit à une oeuvre son espace, sa structure
formelle et son existence même comme oeuvre de langage, peut
conférer au langage second, qui réside à l'intérieur
de l'oeuvre, une analogie de structure avec le délire. Il
faut distinguer : le langage de l'oeuvre, c'est, au-delà
d'elle-même, ce vers quoi elle se dirige, ce qu'elle dit ;
mais c'est aussi, en deçà d'elle-même, ce à
partir de quoi elle parle. À ce langage-ci on ne peut appliquer
les catégories du normal et du pathologique, de la folie
et du délire ; car il est franchissement premier, pure transgression.
- C'est Rousseau qui était délirant, et tout son
langage par voie d'effet.
- Nous parlions de l'oeuvre.
- Mais Rousseau au moment précis où, la plume à
la main, il traçait les lignes de sa plainte, de sa sincérité
et de sa souffrance ?
- Cela est une question de psychologue. Non la mienne, par conséquent.
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