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«Radioscopie de Michel Foucault» (entretien avec J.
Chancel, 10 mars 1975), Paris, Éd. Radio France, 3 octobre
1975, pp. 1-14.
Dits et écrits Tome II texte n°161
- Michel Foucault, vous êtes professeur au Collège
de France, vous êtes philosophe, penseur, beaucoup disent
que vous êtes l'un des plus grands penseurs de ce temps. Vous
avez quarante-huit ans. Je vois votre modestie qui est mise à
rude épreuve. Il est vrai, en tout cas, que vous vous êtes
installé dans le savoir ; pour les étudiants, pour
les humanistes, vous êtes celui qui a écrit, celui
qui a parlé. Quelles responsabilités ! Moi, ce que
je voudrais savoir, c'est comment justement on arrive au savoir
? Y a-t-il une démarche particulière ?
- Arriver au savoir ! vous savez, on naît dedans. Est-ce
que quelqu'un comme moi, appartenant, né dans la petite-bourgeoisie
de province, n'a pas été élevé, biberonné
au savoir ? Avant même l'école primaire ? Tout un milieu
dans lequel la règle d'existence, la règle de promotion
était dans le savoir ; en savoir un peu plus que l'autre,
être un petit peu meilleur en classe, j'imagine même
mieux sucer son biberon qu'un autre, avoir fait ses premiers pas
avant un autre... Le concours, la compétition, en faire plus
que l'autre, être le premier, quelqu'un comme moi a toujours
vécu là-dedans. Je ne suis pas arrivé au savoir
; j'ai toujours été dans le savoir ; j'y ai barboté.
- Vous avez eu de la chance ?
- Est-ce que c'est de la chance ? Si je dis que j'ai barboté
dans le savoir, c'est dans la mesure où, au fond, j'aimerais
plutôt essayer de m'en débarrasser ; mais comme il
n'est pas possible de se débarrasser de son savoir, tâcher
de trouver d'autres voies, de trouver la diagonale, de biaiser,
de trouver enfin quelque chose qui ne fait pas partie du savoir,
mais qui mériterait de faire partie du savoir. C'est un petit
peu ça, non ?
- Lorsque j'ai dit que beaucoup vous considéraient comme
l'un des grands penseurs de ce temps, vous avez opiné de
la tête, mais dans le mauvais sens, en étant surpris.
Or vous devez savoir, Michel Foucault, ce que vous représentez,
ce que vous êtes. Du moins, si vous ne l'avez pas entendu,
vous l'avez lu.
- Je crois que ce qui se passe, c'est un petit peu ceci : l'autre
jour, quelqu'un que j'aime bien, Philippe Gavi, l'un des responsables
de Libération, me disait : «Au fond, il y a quelque
chose de curieux, c'est que Mai 68 a tout de même été
une grande révolte contre le savoir ; ça a été
l'insurrection du non-savoir.» Je lui ai répondu :
«Non, ce n'est pas de ça qu'il s'agit. Je crois même
qu'il s'agit du contraire : c'était une révolte contre
un certain savoir qui était en lui-même une interdiction
de connaître un certain nombre de choses.»
L'enseignement, l'éducation, le savoir statutaire et institutionnel
avant Mai 68 étaient squelettiques. Il fallait voir ce qu'on
apprenait. dans les universités. C'était moins que
rien. Et, en fait, ce que Mai 68 a produit, cela a été,
je crois, plutôt une espèce de grande ouverture, un
écroulement des murs, une destruction des interdits, une
mise entre parenthèses des barrières et puis une invasion,
par un nouveau type de savoir, de nouveaux contenus de savoir. Ce
qui fait que, moi, je ne me sens pas trop mal à l'aise dans
tout cela. Je me suis toujours intéressé aux bas-côtés,
si vous voulez, aux bas-fonds. Fouilleur des bas-fonds, disait Nietzsche.
C'est un peu ça que je suis. S'être occupé de
la folie, même pas dans son sens noble, non pas la folie dans
son grand affrontement avec la raison, mais la folie quotidienne,
la manière dont elle est captée, disqualifiée,
enfermée, méprisée, vilipendée...
- Méconnue, surtout.
- Méconnue, aussi. S'être occupé de cela fait
qu'on se retrouve un petit peu comme en sa patrie naturelle dans
ce qui se passe maintenant. Mais je ne dirais pas du tout que je
suis un grand penseur de l'époque. Simplement, les choses
dont je me suis occupé depuis quinze ou vingt ans sont finalement
celles qui maintenant remontent à la surface. J'étais
sous ma cloche au fond de l'océan. -Vous étiez en
avance.
- En avance, non ; j'étais en dessous ; je me fais un peu
l'effet du type qui aurait fait une plongée, qui était
sous sa cloche entre sable et rocher. Et puis voilà que maintenant
la mer, enfin, les bas-fonds, remontent, et je me trouve presque
à la surface de l'eau.
- Michel Foucault, vous avez dit à l'instant que vous aviez
barboté dans le savoir parce que justement votre éducation
vous avait entraîné à apprendre un peu plus
que les autres qui étaient moins privilégiés.
Alors, avez-vous trop appris ou avez-vous mal appris ?
- Je dirais : les deux ; trop, donc mal ; mal, donc trop. J'ai
eu pendant quelques années le privilège d'enseigner
en Tunisie. Et là, j'ai eu devant moi comme auditeurs, comme
étudiants des gens qui avaient passé leur enfance
dans un milieu réellement analphabète. Les parents
ne savaient ni lire ni écrire ; il n'y avait pas de livres
dans la maison, il n'y avait même pas l'électricité
; donc, il n'était même pas question de travailler
chez soi. Ce qu'est l'accès, disons, au savoir, pour ces
gens, nous ne pouvons pas le concevoir, nous qui avons toujours
été nourris à ce petit savoir concurrentiel
qui nous baigne, je crois, tous, ou presque.
- Vous avez beaucoup de diplômes ?
- Je crois qu'on peut dire oui.
- C'est encombrant un diplôme, ou une musette de diplômes
?
- Non. Il y en a certains qui sont très, très encombrants,
c'est-à-dire ceux pour lesquels il a fallu vraiment travailler,
c'est-à-dire ceux qu'on mérite. Ceux qu'on ne mérite
pas sont agréables. Ce sont les seuls dont on se souvienne
avec plaisir. Mais ceux qu'on a vraiment mérités après
deux, trois ans de bachotage, alors ça, c'est dur. Parce
que viennent les tics de style, s'imposent les manières de
penser, les schémas tout faits ; de cela on a un mal terrible
à se débarrasser.
- Et que pensez-vous, par exemple, de ces enfants qui étaient
doués et qui auraient pu faire une grande marche dans la
vie et qui ensuite se sont arrêtés parce que, je pense
aux paysans, ils ont été obligés de garder
leur ferme, ou la ferme de leurs parents, ou, je pense à
des ouvriers, parce qu'ils ont dû aller à l'usine.
Ils étaient pourtant parmi les plus doués. On peut
s'apercevoir vingt ans après lorsqu'on les rencontre que
leur intelligence s'est arrêtée au moment où
ils ont arrêté leurs études.
-Je ne serais peut-être
pas tout à fait d'accord avec vous : est-ce qu'ils n'ont
pas, au contraire, gardé, eux...
- Je pose la question.
- D'accord.
- Je pose la question. Parce que c'est le parcours, le vrai parcours
de l'intelligence.
- Je dirais qu'on les retrouve avec une intelligence vive, tranchante,
non captée par l'institution, non prise dans les canaux ordinaires
du discours, et puis c'est eux - je ne dis pas que ce sont eux qui
deviennent des responsables syndicaux (on sait bien souvent comment
ils sont recrutés) -, mais c'est eux qui, au moment où
quelque chose se passe, une grève, un conflit, se lèvent
et font la juste analyse, donnent la vraie consigne, proposent la
vraie vision des choses : de l'intelligence tranchante. Supposez
qu'ils aient été, ou qu'ils aient eu la chance par
le système des bourses, ou que sais-je, de faire les études,
ils seraient comme moi profs à droite ou à gauche.
Est-ce qu'ils seraient très intéressants ?
- Vous êtes favorable à l'enseignement ? Pardonnez
cette voix un peu trouée, mais...
- Mais je l'entends très bien. Est-ce que je suis favorable
à l'enseignement ? L'enseignement...
- Vous êtes un enseignant.
- Je suis un enseignant, un minimum d'enseignant, dans la mesure
où, vous le savez, j'enseigne, je fais des cours dans un
endroit...
- Très particulier.
- Très particulier, qui a pour fonction, justement, de ne
pas enseigner.
- Et qui est le Collège de France.
- Oui, et ce qui me plaît là-bas, c'est que je n'ai
pas l'impression d'enseigner, c'est-à-dire d'exercer par
rapport à un auditoire un rapport de pouvoir. L'enseignant,
c'est celui qui dit : «Écoutez, voilà un certain
nombre de choses que vous ne savez pas, mais que vous devriez savoir.»
Cela comporte donc une première étape qui est celle
que j'appellerais la culpabilisation, si vous voulez. Deuxièmement,
ces choses que vous devez savoir, moi, je les sais, je vais vous
les apprendre, et c'est le stade de l'obligation ; et puis quand
je vous les aurai enseignées, il faudra que vous les sachiez,
je vérifierai si vous les savez : vérification. Donc,
toute une série de rapports de pouvoir, que je viens d'énoncer.
Au Collège de France, les cours sont libres ; viennent les
écouter les gens qui veulent, n'importe qui. Ça peut
être un colonel en retraite, ça peut être un
lycéen de quatorze ans ; si ça l'intéresse,
il vient ; si ça ne l'intéresse pas, il ne vient pas.
De sorte que, finalement, quel est celui qui est examiné,
quel est celui qui est sous le pouvoir de l'autre ? Je dirais que,
au Collège de France, c'est celui qui enseigne, qui vient,
et qui raconte...
- Il passe un examen ?
- Il passe un examen. C'est son travail, il est payé pour
travailler à longueur d'année et puis, douze fois
par an, il vient en quelque sorte donner, dresser le bilan de son
travail, le présenter à un auditoire, et puis c'est
à l'auditoire de dire ou de montrer s'il est intéressé
ou pas. En tout cas, moi, quand je vais faire mes cours au Collège,
j'ai le trac ; j'ai le trac, absolument, comme quand je passais
des examens, parce que j'ai l'impression que, au fond, les gens,
le public viennent vérifier mon travail, montrer s'ils sont
intéressés ou pas ; si l'on n'a pas l'air intéressé,
je suis assez triste, vous savez.
- Michel Foucault, nous n'allons
pas faire ici la réforme de l'enseignement ; d'abord, nous
n'aurions pas le temps, mais, en principe, à l'école,
on oblige à apprendre, et l'école devrait être
une fête, on devrait être content d'y aller, car c'est
vraiment le terrain de la curiosité. Il doit donc y avoir
des choses essentielles à apprendre. Quelles sont ces choses
? En dehors de l'orthographe, de l'arithmétique, de la lecture...
- Je dirais que la première chose qu'on devrait apprendre
-si ça a un sens d'apprendre quelque chose comme ça
-, c'est que le savoir est tout de même profondément
lié au plaisir, qu'il y a certainement une façon d'
érotiser le savoir, de rendre le savoir hautement agréable.
Que l'enseignement ne soit pas capable même de révéler
cela, que l'enseignement ait presque pour fonction de montrer combien
le savoir est déplaisant, triste, gris, peu érotique,
je trouve que c'est un tour de force. Mais ce tour de force a certainement
sa raison d'être. Il faudrait savoir pourquoi notre société
a tellement d'intérêt à montrer que le savoir
est triste. Peut-être précisément à cause
du nombre de gens qui sont exclus de ce savoir.
- Imaginez déjà ce que pèse le mot «savoir».
- Oui.
- Lorsqu'on dit savoir, c'est joli. Mais lorsqu'on dit «le»
savoir...
- Oui, c'est ça. Imaginez que les gens aient une frénésie
de savoir comme une frénésie de faire l'amour. Vous
imaginez le nombre de gens qui se bousculeraient à la porte
des écoles. Mais ça serait un désastre social
total.
Il faut bien, si l'on veut, restreindre au minimum le nombre de
gens qui ont accès au savoir, le présenter sous cette
forme parfaitement rébarbative, et ne contraindre les gens
au savoir que par des gratifications annexes ou sociales qui sont
précisément la concurrence, ou les hauts salaires
en fin de course. Mais je crois qu'il y a un plaisir intrinsèque
au savoir, une libido sciendi comme disent les gens savants, dont
je ne suis pas.
- A votre avis, Michel Foucault, quelle est la responsabilité
des parents dans la juste connaissance des enfants ?
- La responsabilité, attendez, je ne vois pas très
bien.
- Les parents ont une responsabilité dans le savoir de leurs
enfants. Comment doivent-ils les aider ? Car il y a, et les parents,
et les enseignants.
- Vous me posez une question à laquelle je ne vois pas très
bien comment répondre. Je crois que les parents donnent en
effet aux enfants une véritable angoisse devant le savoir
par l'intérêt même qu'ils portent au savoir de
leurs enfants ; car, dans ce savoir des enfants, ils mettent leur
propre gloire à eux ; bien sûr, ils mettent leurs sacrifices,
ils mettent leurs propres projets d'avenir, ils mettent leur revanche
également. Bref, je crois que la pression que les parents
exercent sur les enfants pour qu'ils sachent, cette pression est
très, très chargée d'angoisse. Et les enfants
éprouvent en général cette angoisse. Les enfants
perçoivent d'une façon générale, très
rapidement, l'angoisse des adultes. C'est la chose sans doute qu'ils
déchiffrent le mieux. Et je crois que cela pèse négativement
d'une façon très lourde.
- Il faut une sanction tout de même, et cette sanction, c'est
le diplôme, Comment faire autrement ?
- Vous savez, le diplôme sert simplement à constituer
une espèce de valeur marchande du savoir. Cela permet également
de faire croire à ceux qui n'ont pas le diplôme qu'ils
ne sont pas en droit de savoir et qu'ils ne seraient pas capables
de savoir. Tous les gens qui passent un diplôme savent pratiquement
que cela ne sert à rien, qu'il n'y a pas de contenu, que
c'est vide, mais ceux qui n'ont pas passé le diplôme,
c'est ceux-là qui donnent un sens plein au diplôme
; je crois que le diplôme est fait précisément
pour ceux qui ne l'ont pas.
- Si vous n'aviez pas de diplômes, Michel Foucault, occuperiez-vous
les places que vous occupez ?
- Ah !
- Non ! car vous n'auriez pas été accueilli.
- Bien sûr. En principe, au Collège de France, on
peut être professeur même si on n'a pas le bachot. Mais
c'est absolument vain de dire cela, parce que, en fait, comme vous
le dites très bien, si je n'avais pas de diplômes,
eh bien, mon premier éditeur n'aurait pas accueilli mon premier
livre, et puis, etc., on peut remonter indéfiniment. Je n'aurais
aucune possibilité d'accéder même aux matériaux
que j'ai pu brasser pour écrire mes livres.
- Vous avez toujours dit, et dès le départ, qu'il
fallait s'interdire de penser en termes de bien et de mal. Aujourd'hui,
où en êtes-vous de cette maxime ? Est-elle plus valable
qu'autrefois ?
- Tous les gens qui disent qu'il ne faut pas penser en termes de
bien et de mal pensent eux-mêmes profondément en termes
de bien et de mal.
- Nietzsche.
- Bien sûr. Heureusement, il donne cet exemple. Qui, plus
que Nietzsche, a dit ce qui était bien et dit ce qui était
mal ?
- De juste ou d'injuste, de vrai ou de faux. Pas de manichéisme.
-Vouloir ne pas penser en termes de bien et de mal, c'est vouloir
ne pas penser dans les termes actuels de ce bien-ci, de ce mal-là.
Voilà. C'est-à-dire déplacer la frontière,
pas simplement la déplacer pour la poser ailleurs, mais la
rendre incertaine, l'inquiéter, la rendre fragile, permettre
les passages, les osmoses, les transits ; c'est cela, je crois,
qui est important, mais il n'est pas possible de ne pas penser en
termes de bien et de mal, il n'est pas possible de ne pas penser
en termes de vrai et de faux. Mais il faut à chaque instant
dire : mais si c'était le contraire ou si ce n'était
pas ça, ou si la ligne passait ailleurs...
- Vous vous déployez toujours à la lisière
du sérieux et du non-sérieux, et, parfois, il est
difficile de vous suivre. Comment aimeriez-vous être suivi
?
- Cela me rend un peu triste quand on me dit cela. Ce n'est pas
du tout que j'aie l'intention d'être lu par des centaines
de milliers de personnes. Ce n'est pas ça le problème.
Je voudrais simplement que, quand on me fait l'honneur, le plaisir
de me lire bien, on ne s'ennuie pas trop, c'est-à-dire premièrement
qu'on comprenne exactement ce que je veux dire, et je préfère
à la limite en dire un petit peu moins que de dire quelque
chose qui serait exactement ce que je voudrais dire, mais qui se
trouverait n'être pas accessible pour telle ou telle raison
au public. Et puis je voudrais que les gens aient plaisir à
me lire. Souvent, les gens me disent : «Vous faites des préciosités»,
«vous écrivez avec une plume un peu entortillée,
un peu précieuse, un peu baroque». Tant pis pour moi.
Mais je ne nie pas que je veuille le faire ; enfin, je ne nie pas
que je voudrais écrire de telle manière que les gens,
en lisant, éprouvent une espèce de plaisir physique
; je dirais presque que c'est la politesse de celui qui écrit.
- Vous vous considérez comme un philosophe ? Tout à
l'heure, vous vous êtes éloigné du mot «penseur».
- Non. Je ne dirais pas «savant», parce que «savant»
a un sens très précis. Un homme de savoir, un homme
qui manipule des savoirs, qui en fait apparaître, qui en disqualifie
d'autres, qui se meut dans cette espèce de jeu, de jeu du
savoir. Vous savez, vous êtes plus jeune que moi, vous n'avez
peut-être pas été comme je l'ai été
dans mon adolescence impressionné par un livre qui était
Le Jeu de perles de verre, qui est tout de même la grande
épopée ou la grande mythologie de l'intellectuel du
XXe siècle. On met dans le jeu un problème : savoir
sur quoi on l'articule et si effectivement le jeu, purement ludique,
auquel finalement on est voué, peut tout de même communiquer
avec un certain nombre de processus extérieurs au jeu, processus
sérieux, processus historiques. Voilà mon inquiétude,
et voilà le plaisir.
- Je voudrais quand même donner quelques titres de vos livres.
Vous avez commencé avec l'Histoire de la folie à l'âge
classique, et puis il y a eu des livres importants, Les Mots et
les Choses, il y a L'Archéologie du savoir. Et nous avons
parlé à l'instant du savoir. Il y a L'Ordre du discours.
Nous parlerons tout à l'heure de la punition, Surveiller
et Punir. Mais il y a quand même ce premier livre qui a sans
aucun doute orienté votre carrière. C'est l'Histoire
de la folie. Pourquoi la folie ? La raison, la déraison ;
je disais tout à l' heure le sérieux et le non-sérieux.
- Pourquoi la folie ? J'aimerais vous interroger un peu sur le
mot «pourquoi».
- Vous refusez tout, et vous acceptez l'absence.
- Hélas ! Sont-ils absents ? Ces gens qui par milliers,
et, si on prend l'un des déroulements historiques, par centaines
de milliers, ont été bel et bien enfermés,
sont tombés dans le trou, y ont souffert, y ont parlé,
y ont crié, y ont gueulé. Il s'est trouvé que,
pour des raisons biographiques qu'il n'est peut-être pas nécessaire...
J'ai connu ce que c'était qu'un asile. J'ai entendu ces voix-là
et j'ai été, je crois comme quiconque, bouleversé
par des voix. Je dis «quiconque», j'allais dire à
l'exception des médecins. Et quand je dis «à
l'exception des médecins et des psychiatres», ce n'est
pas du tout par agressivité contre eux. Je veux dire que
leur fonctionnement statutaire filtre tellement ce qu'il peut y
avoir de cris dans la parole d'un fou qu'ils n'entendent plus que
la part intelligible ou inintelligible du discours. La forme «cri»
leur est devenue inaccessible par le filtre précisément
de leur savoir institué, de leur connaissance.
- Michel Foucault, vous parlez de l'asile, vous parliez de l'asile
à l'instant. C'est encore votre univers, l'asile ?
- Non, pas tellement. Je dirais que c'est à partir de l'asile
que m'est apparue une espèce de problème qui n'a pas
cessé de me hanter, qui est le problème du pouvoir.
C'est-à-dire qu'il n'est pas vrai que la connaissance puisse
fonctionner ou que l'on puisse découvrir la vérité,
la réalité, l'objectivité des choses, sans
mettre en jeu un certain pouvoir, une certaine forme de domination,
une certaine forme d'assujettissement. Connaître et assujettir,
savoir et commander, ce sont des choses qui sont intimement liées
; je l'ai découvert à l'état pur dans l'asile
où, là, le savoir médical, la connaissance
apparemment sereine et spéculative du psychiatre sont absolument
indissociables d'un pouvoir extraordinairement méticuleux,
savamment hiérarchisé qui se déploie dans l'asile
et qui constitue véritablement l'asile. C'est là où
cela m'est apparu...
- Vous avez souffert à ce moment-là ?
- Oui, bien sûr. Mais ça, c'est une souffrance qui
suinte de tous les asiles. Et maintenant, voyez-vous, c'est une
chose qui est connue absolument de tout le monde. Il n'y a plus
qu'une arrière-garde de psychiatres à ne pas savoir.
Quelle somme de souffrance ou de révolte porte le savoir-pouvoir
qu'ils font régner à l'asile !
- Parfois, on fait du mot «fou» un mot ordinaire. On
devrait lui accorder une autre importance.
- Le mot qui me paraît le plus perfide, ce n'est pas le mot
«fou». Bien sûr, vous avez l'usage courant : «C'est
un fou», «c'est fou», qui permet de disqualifier.
- Parce que la folie, c'est déjà autre chose.
- Oui, mais le mot est justement tellement galvaudé maintenant
qu'il n'a plus beaucoup de pouvoir en lui. Le mot que je redoute,
moi, c'est «malade mental». C'est-à-dire que,
à partir du moment où ce personnage indécis,
dont on riait, qu'on excluait, qu'on disqualifiait, mais à
la limite qu'on acceptait, qui faisait partie du plasma social,
à partir du moment où cet individu a reçu un
statut précis, il est devenu le malade et, en tant que malade,
il doit être respecté, mais, en tant que malade, il
doit aussi tomber sous un pouvoir qui est le pouvoir canonique et
institutionnel du médecin. Et c'est le passage du fou au
malade qui est apparemment une requalification, mais qui, à
un autre niveau, est une prise de pouvoir. C'est cela qui m'a intéressé.
- Michel Foucault, il y a tellement de choses à l'intérieur
de votre tête. Il y a tellement de connaissances, et puis
vous apprenez tous les jours et vous avez des dispositions pour
apprendre peut-être plus que d'autres, que, à un certain
moment, on peut avoir peur de soi-même. Non ? Il n'est pas
difficile de faire la synthèse ?
- Si, bien sûr, mais est-ce que je fais la synthèse
? Je n'essaie pas de la faire et je ne voudrais pas précisément
la faire. M'intéressent beaucoup plus ces fragments de savoir
que l'on peut faire réémerger, auxquels on peut donner
un sens politique actuel, que l'on peut faire fonctionner comme
des armes, un savoir qui serait en même temps une stratégie,
un savoir qui serait en même temps une armure ou une arme
offensive. C'est cela qui m'intéresse. La synthèse
reconstituerait l'histoire de l'Occident, ou en décrirait
la courbe, ou en fixerait le destin ; ce ne sont pas des choses
qui m'intéressent. Mais ce qui, finalement, dans le creux
de notre histoire, dans la nuit des souvenirs historiques oubliés,
peut être maintenant repris, récupéré,
tiré au jour et utilisé, cela m'intéresse.
- Mais vous vous êtes beaucoup interrogé sur la naissance
de la maladie mentale, Il y a une naissance ?
- Oui, enfin, la naissance justement de cet ensemble complexe constitué
par, premièrement, une maladie, une forme de maladie considérée
comme maladie mentale. Deuxièmement, une catégorie
de médecins appelés «psychiatres». Troisièmement,
une série d'institutions dans lesquelles vous trouvez bien
sûr les asiles, mais aussi les instituts médico-psychologiques,
mais aussi les cabinets de psychanalyse, mais aussi les cabinets
de psychiatre. C'est tout cet ensemble que j'appelle en gros la
naissance de la maladie mentale. C'est la folie comme institution,
si vous voulez, dans notre société.
- Alors, faut-il
tous ces établissements ?
- Il faut encore croire qu'ils ont été considérés
comme nécessaires par notre société parce que
vous voyez quelle extension ils ont. Au départ, je me suis
intéressé à l'asile, à ses hauts murs,
à ses espaces tout de même très effrayants qui
sont là en général à côté
des prisons, au coeur ou à la limite des villes, espaces
infranchissables, espaces dans lesquels on entre, mais dont on sort
beaucoup plus rarement, et dans lesquels règne ce pouvoir
sans doute attentif, sans doute méticuleux, donc sans doute
garanti par la science, mais qui représente tout de même
par rapport aux normes, aux règles du fonctionnement social
général d'extraordinaires exceptions.
J'ai donc commencé par m'intéresser à cela.
Finalement, le pouvoir psychiatrique n'est-il pas d'autant plus
puissant qu'il est plus insidieux ? C'est-à-dire au moment
où vous le rencontrez ailleurs que dans son lieu de naissance,
lorsqu'il fonctionne non pas dans son domaine normal d'ingérence,
qui est la maladie mentale, mais partout ailleurs ; le psychiatre
à l'école, qui, justement, lorsqu'un petit garçon
ne réussit pas très bien ses examens, vient fourrer
son nez et dit : «Mais qu'est-ce qui se passe là-dessous
? Quel est le drame affectif, quel est le problème familial,
quel est l'arrêt de développement psycho-physiologique,
psycho-neurologique, qui est à l'origine de cela ?»
Le problème sexuel de l'adolescent : qu'est-ce que fait la
famille ? ils l'envoient chez le psychiatre, ou ils l'envoient chez
le psychanalyste. Un garçon commet un acte délictueux
: en prison ; examen psychologique, il passe aux assises, examen
psychiatrique obligatoire, etc.
- Alors là, la question posée, c'est : «Peut-être
sommes-nous tous fous ?»
- Non ! le problème posé est : «Est-ce que
les pouvoirs ne sont pas actuellement liés à un pouvoir
particulier qui est celui de normalisation ?» Je veux dire
: est-ce que les pouvoirs de normalisation, les techniques de normalisation
ne sont pas, à l'heure actuelle, une sorte d'instrument général
que vous trouvez un peu partout dans l'institution scolaire, dans
l'institution pénale, dans les ateliers, dans les usines,
dans les administrations, comme une sorte d'instrument général
et généralement accepté, parce que scientifique,
qui va permettre de dominer et d'assujettir les individus. Autrement
dit, la psychiatrie comme instrument général d'assujettissement
et de normalisation des individus. Voilà un petit peu mon
problème.
- Michel Foucault, il y a un autre travail où vous vous
êtes penché et vous avez réussi. C'est un livre
qui paraît chez Gallimard, Surveiller et Punir. Cette fois-ci,
vous avez fait l'analyse des rapports entre les crimes des hommes
et les méthodes employées par la société
pour les punir. Alors, on peut se poser cette question et je crois
qu'il est facile d'y répondre : «Depuis quand punit-on
? Depuis le commencement ?»
- Depuis quand punit-on ? On peut dire depuis le commencement,
oui.
- Cela a été vraiment la première vertu ?
- La première vertu de punir ? Ou d'être puni ?
- D'être puni.
- Oui, si vous voulez. Enfin, en tout cas, on ne trouve vraisemblablement
pas de groupes sociaux sans punition. Ce qui me paraît, en
revanche, assez caractéristique de notre société,
c'est la surveillance. C'est pour cela qu'à vrai dire j'aurais
dû appeler mon livre Punir et Surveiller. La surveillance
étant curieusement l'une des manières, je ne dis pas
exactement de punir, mais de faire fonctionner le pouvoir punitif.
Il me semble que, encore au XVIIIe siècle, le nombre de gens
qui échappaient effectivement aux lois sous le coup desquelles
normalement ils auraient pu tomber était immense. Le pouvoir
pénal, le pouvoir de punir était un pouvoir discontinu,
lacunaire, plein d'alvéoles, plein de trous, ce qui explique
que, lorsqu'on s'emparait d'un criminel, les peines que l'on imposait
étaient formidables, d'autant plus formidables que justement
les autres couraient et qu'il fallait, comme on disait, faire exemple.
L'effroi de la terreur devait compenser la discontinuité
de la punition. Il me semble qu'à partir de la fin du XVIIIe
siècle et du début du XIXe on a cherché à
avoir un pouvoir punitif...
- II y a toujours le pouvoir dans ce que vous faites ?
- Oui, toujours. Pouvoir punitif qui pouvait être plus doux
dans la mesure même où il était plus continu
et où, en principe, personne n'y échappait.
- Oui, mais la punition a été une nécessité
tout de même.
- Oui.
- Pour ne pas faire n'importe quoi.
- Bien sûr.
- Elle était reçue de cette manière dans les
temps anciens ? Aujourd'hui, on a l'air de considérer presque
mieux le truand que la victime.
- Non... oui, peut-être. C'est-à-dire que je crois
que ce qui s'est passé - je comprends maintenant mieux votre
question -, c'est qu'on a maintenant une très, très
grande difficulté à punir. Autrefois, cela ne posait
aucun problème, ni moral ni politique.
- Cela ne gênait pas autrefois.
- En revanche, maintenant, les juges punissent et punissent lourdement.
Mais si vous essayez de leur demander pourquoi ils punissent, comment
ils justifient le fait de punir, c'est rarement, justement, en terme
de châtiment, c'est jamais en terme d'expiation qu'ils vont
vous l'expliquer. Ils vont vous dire que, s'ils punissent, c'est
finalement bien sûr pour faire exemple, mais surtout pour
corriger, pour améliorer. Ils se prennent pour des techniciens
du comportement, comportement de l'individu puni qui, en principe,
doit, au terme de sa punition, être amélioré.
Correction également du comportement des autres, qui, par
cet exemple, doivent comprendre que leur intérêt n'est
pas de commettre une action de ce genre. Donc, le magistrat n'est
pas l'agent de la souveraineté et du souverain qui fait expier
un crime. Il est le technicien du comportement qui doit mesurer
la peine à l'efficacité correctrice qu'elle aura sur
le coupable ou sur d'autres. Et, du coup, vous voyez bien qu'il
ne punit pas. Il dit : «Je corrige.» C'est-à-dire
: «Je suis une sorte de médecin.»
- Mais dans cet ouvrage Surveiller et Punir, Michel Foucault, tout
commence dans l'horreur parce qu'il y a ce récit, au départ,
du long supplice de Damien, le régicide. C'est tout de même
inouï qu'on en arrive là. Bon, il avait tué,
peut-être mérite-t-il d'être tué. Mais
être tué de cette manière, et le spectacle était
quand même au moment du supplice, et le spectacle était
fait de spectateurs qui étaient heureux.
Alors, les spectateurs pourraient-ils aujourd'hui encore manifester
un tel bonheur dans un cas difficile ?
- Ah ! Vous savez, c'est un problème très difficile
à résoudre. C'est une question grave que vous posez
là. Il est absolument certain que, les choses étant
ce qu'elles sont et la société étant ce qu'elle
est, si on laissait en quelque sorte les punitions au libre arbitre
et à la libre volonté de ce qu'on appelle l'opinion,
ça serait, je crois, terrible. J'ai un souvenir précis
: il y a eu un meeting, il y a deux ou trois, quatre ans, je crois,
à la porte de Versailles, sur la peine de mort. J'y suis
allé avec un certain nombre d'amis dont la plupart sortaient
de prison. On a été prendre un verre avant le meeting,
dans des cafés, et on a interrogé les patrons de café,
les serveurs, les filles qui étaient là. Tous ont
dit : «Un meeting contre la peine de mort, mais enfin, tous
ces gens qui prennent leur sac à main aux petites vieilles,
tous ceux-là il faudrait les guillotiner, la mort pour tout
le monde.» Ce n'était qu'un cri général
tout autour de ce meeting qui réunissait pourtant des milliers
de personnes qui demandaient l'abolition de la peine de mort.
- Une mort pour une mort.
- Je crois que, très profondément, on peut dire ceci
: le système pénal tel qu'il fonctionne n'est absolument
pas accepté. Il n'est accepté à aucun bout,
je dirais. Il n'est ni accepté par ceux sur qui il pèse
ni non plus par les autres. C'est vraiment un appareil administratif
que la conscience sociale n'a absolument pas intégré
et assimilé depuis cent cinquante ans, cent soixante-quinze
ans, maintenant, qu'il existe.
- Michel Foucault, depuis le supplice de Damien le régicide,
il y a eu tout de même progrès, et grand progrès
?
- Vous voulez me faire dire qu'on ne supplicie plus maintenant.
C'est vrai, on ne supplicie plus. Mais enfin vous savez bien que
les supplices se sont déplacés maintenant et que la
police, qui est également une institution nouvelle, date
justement du moment où les supplices ont disparu. Alors la
consigne a été : non plus quelques grands supplices
éclatants, et on laisse courir les autres criminels, mais
tout le monde doit être puni de façon systématique,
que chaque crime soit puni. À partir de ce moment-là,
il a fallu que la justice se double d'une institution nouvelle qui
a été la police. Or la police, elle, pour savoir la
vérité, vous savez parfaitement qu'elle utilise, et
de plus en plus, des moyens qui sont des moyens violents. La police
supplicie. L'armée, quand elle fait des tâches de police
- comme ç'a été le cas en Algérie sous
le commandement de Massu, ou de l'actuel ministre Bigeard -, l'armée
a effectivement supplicié. Donc, vous avez eu un déplacement
fonctionnel du supplice. Vous n'avez pas eu de disparition du supplice
dans notre société.
- II faut bien reconnaître également, Michel Foucault,
que l'Occident n'en a pas le privilège.
- Bien sûr que non !
- De la Sibérie à la Chine, en passant par beaucoup
d'autres pays... et vous parlez de l'Algérie ; de l'autre
côté, ça n'était pas mieux.
- Ce qui est très intéressant, c'est de voir justement
que cette mécanique constituée par la surveillance,
le quadrillage social menu, l'emprisonnement, soit dans des maisons
de détention, soit dans des camps, soit dans des camps de
travail, que cette formule a été finalement et actuellement
reprise dans tous les contextes politiques et sociaux. Cela a été
une si formidable invention et si merveilleuse qu'elle s'est répandue
presque comme la machine à vapeur. On pourrait parfaitement
suivre l'histoire, le développement historico-géographique
de cette institution d'enfermement punitif qui est née en
Europe dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et
qui est devenue, maintenant, une forme d'encadrement général
de la plupart des sociétés modernes, qu'elles soient
capitalistes ou qu'elles soient socialistes. Là je suis tout
à fait d'accord avec vous, tout à fait.
- Mais vous n'enlèverez pas de l'esprit des gens qu'un crime
doit être sanctionné par des souffrances ? C'est encore
le cas aujourd'hui ; c'est ce que vous disiez tout à l' heure
: ces gens qui disaient : «Mais comment ? on a volé,
on a tué ? il faut tuer.»
- Ce que je voudrais faire comprendre, c'est au fond ceci : en
effet, lorsque les gens sont attaqués, lorsqu'on vient leur
prendre leur argent ou lorsqu'on vient buter un membre de leur famille,
il est absolument évident qu'ils demandent quelque chose,
que Nietzsche appellerait la vengeance. Mais ce qui n'est pas admis,
et ce qui reste pour les gens comme une abstraction difficile à
supporter, c'est que ce besoin de vengeance a en quelque sorte été
confisqué par une forme de pouvoir politique, et que tout
le système pénal est maintenant greffé sur
une forme générale de contrôle politique qui
pèse sur l'ensemble de la société. Ce besoin
de réponse, ce besoin de vengeance, ce besoin de lutte contre
celui qui vous a attaqué a été ainsi transféré
à une institution sociale et à une forme politique
générale dans laquelle les gens ne se reconnaissent
pas.
- Michel Foucault, vous avez des enfants ?
- Non. Je ne suis pas marié.
- Si vous aviez des enfants, et si on faisait du mal à votre
fille ou à votre fils, si on la tuait ou le tuait, quelle
serait votre réaction ? Y avez-vous pensé en écrivant
cet ouvrage ? C'est d'une telle importance.
- Oui, je ne peux pas dire que j'y ai pensé...
- Mais vous avez pu penser à d'autres qui ont été
dans ce cas-là, qui ont réagi...
- Absolument, peut-être que mon livre n'est pas assez clair...
- Très clair, si, si.
- Ce livre n'est absolument pas une apologie du crime.
- Non, pas
du tout.
- Au contraire, il me semble qu'il y a eu depuis le début
du XIXe siècle toute une littérature, que j'appellerais
comme cela hâtivement bourgeoise, d'éloge du crime,
une sorte d'esthétique du crime, l'assassinat considéré
comme l'un des beaux-arts.
- Mais c'est plutôt une imagination de la peine.
- Et je pense que cela faisait partie justement du système
de contrôle et d'oppression général... Il me
semble aussi, et c'est important, que la société moderne,
la société du XIXe siècle est arrivée
à organiser véritablement et à aménager
comme une plage libre pour la délinquance ; parce que les
délinquants, finalement, c'est utile dans la société.
Cela sert à tout un tas de choses. Et, dans cette mesure-là,
il y a eu une véritable tolérance de fait pour la
délinquance ou du moins pour certaines formes d'illégalisme.
Donc mon livre ne doit pas être du tout considéré
comme voulant dire c'est très mal de punir, ne punissons
pas, si, finalement, quelqu'un trucide un autre, donnons-lui une
petite couronne.
- Par ce que vous disiez, Michel Foucault, vous voulez simplement
humaniser la punition.
- Non, je voudrais montrer que la manière dont on punit
est actuellement liée très étroitement à
une certaine forme de pouvoir et de contrôle politique, qu'on
trouve dans les sociétés capitalistes et aussi dans
les sociétés socialistes. Et c'est ce qui fait que
les gens, que ça soit dans les premières ou les secondes
de ces sociétés, ne supportent pas, ne comprennent
pas, n'adhèrent pas profondément à ce système
de punition, bien que, eux-mêmes, souhaitent effectivement
que des gens soient punis lorsqu'ils font un certain nombre de choses.
- Autrefois, la punition répandait un goût de l'atroce,
quand même ? Parce que mettre du sel sur des plaies déjà
béantes, non pas tuer mais écarteler, cela veut sans
doute dire quelque chose.
- Bien sûr...
- Était-ce de l'ignorance ?
- Ah ! non. Ce n'était pas du tout de l'ignorance. C'était
au contraire un rituel très précis.
- Le rituel du bourreau...
- ...qui était lié à une autre forme de pouvoir
politique, le pouvoir politique exercé au nom du souverain,
et autour, en quelque sorte, de la personne physique du souverain.
Dans les monarchies de la fin du Moyen Âge, du XVIIe siècle,
du XVIIIe siècle, tout individu qui enfreignait une loi atteignait
la volonté du souverain, puisque la loi était la volonté
du souverain. Il y avait donc un petit régicide au coeur
du moindre des criminels. Je crois qu'il faut considérer
la grande cérémonie du supplice comme une sorte de
rituel politique. Le couronnement du roi était un rituel
politique. Son entrée dans une ville était aussi un
rituel politique. Les supplices étaient une sorte de rituel
politique beaucoup plus quotidien, qui consistait à manifester
la force physique, matérielle du roi dans tout son éclat,
dans toute sa violence, et le corps du supplicié devait montrer
par ses plaies, les cris du supplicié devaient, dans ses
hurlements, manifester la force éclatante du souverain.
- Michel Foucault, si je vous comprends bien, si je vous ai bien
écouté : la punition, en fait, c'est l'affirmation
d'un pouvoir. Or il y aura toujours la punition puisqu'il y aura
toujours un pouvoir et que le pouvoir est partout, quels que soient
les régimes. Mais il faut un pouvoir. Vous êtes pour
une hiérarchie ?
- Le problème est de savoir si le pouvoir est forcément
lié à ces formes de hiérarchie que nous connaissons,
ou même à la hiérarchie.
- Mais y aura-t-il un jour un monde où chacun, chaque citoyen
sera libre de faire ce qu'il veut ?
- Non, les rapports entre individus sont, je ne dirais pas avant
tout, mais sont, en tout cas, aussi des rapports de pouvoir. Et
je crois que, s'il y a quelque chose de polémique dans ce
que j'ai pu dire ou écrire, c'est simplement ceci : c'est
que, d'un côté comme de l'autre, on est, je crois,
trop souvent amené, on a été trop souvent amené
à ne pas tenir compte de l'existence de ces rapports de pouvoir.
Quand je dis d'un côté et de l'autre, voici à
quoi précisément je pense : il y a eu la philosophie
traditionnelle, universitaire, spiritualiste, comme vous voudrez,
dans laquelle les relations entre individus étaient essentiellement
considérées comme relations de compréhension,
relations de type dialogue, de type verbal, de type discursif :
on se comprend ou on ne se comprend pas. Et puis vous avez l'analyse
de type marxiste, qui essaie de définir les relations entre
les gens essentiellement à partir des rapports de production.
Il me semble qu'il existe, tout aussi fondamentales que les relations
de compréhension ou les relations discursives, tout aussi
fondamentales que les relations économiques, des relations
de pouvoir qui trament absolument notre existence. Quand on fait
l'amour, on met en jeu des relations de pouvoir ; ne pas tenir compte
de ces relations de pouvoir, les ignorer, les laisser jouer à
l'état sauvage, ou les laisser au contraire confisquer par
un pouvoir étatique ou un pouvoir de classe, c'est ça,
je crois, qu'il faut essayer d'éviter. En tout cas, c'est
contre cela qu'il faut polémiquer. Faire apparaître
les relations de pouvoir, c'est essayer, dans mon esprit, en tout
cas, de les remettre en quelque sorte entre les mains de ceux qui
les exercent.
- Et dans une société, l'équilibre est rétabli
par qui ? Par le dominateur ou par le dominé ?
- Les relations de pouvoir sont des relations stratégiques,
c'est-à-dire que chaque fois que l'un fait quelque chose,
l'autre en face déploie une conduite, un comportement qui
contre-investit, tâche d'y échapper, biaise, prend
appui sur l'attaque elle-même. Donc, rien n'est jamais stable
dans ces relations de pouvoir.
- Mais vous, Michel Foucault, vous faites terriblement confiance
aux hommes. Vous estimez que l'homme peut devenir meilleur, et cela
dans n'importe quel cas, même lorsqu'il a fait le pire.
- Devenir meilleur ?
- D'abord, est-ce devenir meilleur ?
- En fait, je vais dire une énorme naïveté,
mais je n'ai dit que des naïvetés jusque-là ;
cela n'en fera qu'une de plus. Devenir meilleur, peut-être
pas, il doit pouvoir être plus heureux, il doit pouvoir majorer
la quantité de plaisir dont il est capable dans son existence.
Après tout, on n'a pas tellement de plaisir dans son existence.
Il faut le chercher bien loin, et c'est bien rare.
- Donc, c'est un bilan pessimiste pour vous.
- Non, pas pessimiste, un diagnostic...
- Car vous parlez un peu de vous en disant cela...
- Si vous entendez par diagnostic la description que l'on peut
faire de la situation actuelle, je dirais : «Oui, je suis
pessimiste», mais il faut être pessimiste, dans la mesure
où il faut éventuellement noircir les choses, pour
rendre justement les tâches plus urgentes, et les possibilités
futures, plus vives et plus claires.
- Michel Foucault, le penseur que vous êtes parle de ses
naïvetés. Lorsqu'il parle de ses naïvetés,
c'est pour donner moins d'importance à ce qu'il dit ?
- Je voudrais que vous me fassiez un petit peu confiance quand
je dis que je n'attache pas à ce que je dis ou à ce
que je fais une importance très grande.
- Les autres y attachent de l'importance, et vous le savez quand
même ?
- Mais non, mais non. Je ne crois pas. En tout cas, ce sont là
des effets que j'appellerais justement de pouvoir ou des effets
d'institution qui font que, à cause de mon âge, à
cause des livres, à cause de ceci ou de cela...
- De votre âge, vous avez quel âge ? Vous avez quarante-huit
ans ? -Oui, c'est déjà pas mal. Non, mais en revanche,
j'aurais la vanité de dire que les choses qui se passent,
et auxquelles j'ai essayé d'une manière ou d'une autre
de me mêler, sont, je crois, assez importantes. Quand on a
commencé à s'occuper de la folie vers les années
soixante, vous savez, on était un peu seul. Qui, effectivement,
considérait que le pouvoir psychiatrique était quelque
chose qui nous menaçait même nous, gens normaux, dans
notre existence quotidienne ? Il y en avait très peu. Mon
livre, savez-vous par qui il a été retenu en France
? Par Maurice Blanchot, par Barthes. Il n'y a pas eu un psychiatre
pour s'y intéresser. Il y en a eu un, un jour, qui s'est
levé au cours d'une émission de radio pour me dire
: «Vous n'avez pas le droit de parler. Vous n'êtes pas
médecin.» C'était le Dr Baruk. Les marxistes,
il n'y en a pas un qui ait parlé de ce que j'ai essayé
de faire sur la psychiatrie ou sur la médecine.
Quand on s'occupait de la plus-value, est-ce qu'on allait s'occuper
de quelque chose d'aussi infime que la maladie mentale, la folie
? On se préoccupait de savoir si on pouvait utiliser Pavlov
et les réflexes conditionnés en psychiatrie. Ça,
c'était leur problème. Alors c'étaient des
choses qui, à ce moment-là, étaient peu importantes
et finalement ce sont les antipsychiatres britanniques Laing et
Cooper qui ont fait passer dans l'actualité le problème
de la psychiatrie. Puis les mouvements politiques d'avant Mai 68,
mais surtout d'après-Mai 68. Je crois que cette lutte contre
la psychiatrisation de notre existence est une chose actuellement
importante, et, dans cette mesure-là, je fais peut-être
une affirmation vaniteuse, mais ce que je fais là-dedans,
ce que je dis dans ce processus ne me paraît pas, croyez-moi,
je suis honnête, ne me paraît pas d'une importance très,
très grande. Vous supprimeriez ma personne et mes livres,
ça ne changerait pratiquement rien.
- Oui, bien sûr. On en revient à la phrase : «Les
cimetières sont pleins de gens irremplaçables»,
mais c'est une phrase également facile. Personne n'aurait
existé à ce moment-là.
- J'aime assez cette espèce de sentiment qui, pour moi,
n'est pas du tout négatif. J'éprouve presque un plaisir,
et un plaisir physique, à penser que les choses dont je m'occupe
me débordent, passent à travers moi, qu'il y a mille
personnes, mille livres qui s'élaborent, mille personnes
qui parlent, mille choses qui se font et qui reprennent, non pas
reprendre au sens de répéter ce que je dis, mais qui
vont exactement dans le même sens, et qui finalement me débordent.
- Comme beaucoup d'autres, vous estimez avoir une place dans cet
espace qui est le nôtre.
- Oui.
- Et par rapport à Roland Barthes, comment êtes-vous
? Roland Barthes que j'ai reçu il y a à peine huit
jours.
- Il a été pour moi quelqu'un de très important,
dans la mesure où, précisément, il a certainement
été, entre les années 1955 et 1965, à
une époque où il était seul lui aussi, celui
qui nous a le plus aidés à secouer une certaine forme
de savoir universitaire qui était du non-savoir. Cela étant
dit, le domaine auquel je m'applique et qui est celui, véritablement,
de la non-littérature est tellement différent du sien
que maintenant nos chemins, je crois, ont passablement divergé,
ou ne sont pas exactement sur le même plan. Mais c'est quelqu'un
qui a été très, très important pour
comprendre les secousses qui ont eu lieu depuis dix ans. Il a été
le grand précurseur, le grand prédécesseur.
- Michel Foucault, j'ai l'impression que maintenant vous voudriez
vous débarrasser d'un grand fardeau de savoir que vous avez,
pour aller ailleurs, vous seriez presque tenté de repartir
de zéro.
- C'est drôle ce que vous dites là, parce que c'est
très vrai. Dans la mesure où j'éprouve ce sentiment
de plaisir à être débordé, à voir
que ça va plus vite et plus loin que moi. Oui, un très
grand sentiment d'allégement, de liberté et à
la limite l'envie de prendre une demi-valise et puis d'aller ailleurs,
ou bien pour ne rien faire, ou bien pour faire tout autre chose.
Oui, absolument. Vous êtes un formidable diagnosticien.
- Mais cet ailleurs, vous l'avez déjà fixé
?
- Non, pas du tout. Peut-être resterai-je piétinant
dans mes histoires, à me battre contre ces normalisations
qui nous enserrent. Peut-être parce que je suis normalisé
plus que je ne le crois, plus que je ne le veux.
- Nous avons beaucoup parlé du pouvoir, mais vous admettez
le commandement ? Vous aimez à être commandé
?
- À être commandé ou à commander.
- A commander, vous avez posé la question, donc vous aimez
commander.
- Je vous disais tout à l'heure, quand on fait l'amour,
c'est des rapports de pouvoir. Tous les rapports de pouvoir sont
tellement chargés d'érotisme. Il s'agit là
d'un domaine qui a été, je crois, très, très
peu étudié, qu'il faudra bien un jour essayer d'étudier.
Cela fait tellement plaisir de commander. Cela fait aussi plaisir
d'être commandé. Ce plaisir du pouvoir est à
étudier.
- Peut-on dire de l'homme Michel Foucault qu'il est trop intelligent
?
- Oh ! certainement pas assez, oh ! là ! là ! Non,
non, ce n'est pas ça... non.
- Merci, Michel Foucault.
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