"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Radioscopie de Michel Foucault
Dits et écrits Tome II texte n°161

«Radioscopie de Michel Foucault» (entretien avec J. Chancel, 10 mars 1975), Paris, Éd. Radio France, 3 octobre 1975, pp. 1-14.

Dits et écrits Tome II texte n°161


- Michel Foucault, vous êtes professeur au Collège de France, vous êtes philosophe, penseur, beaucoup disent que vous êtes l'un des plus grands penseurs de ce temps. Vous avez quarante-huit ans. Je vois votre modestie qui est mise à rude épreuve. Il est vrai, en tout cas, que vous vous êtes installé dans le savoir ; pour les étudiants, pour les humanistes, vous êtes celui qui a écrit, celui qui a parlé. Quelles responsabilités ! Moi, ce que je voudrais savoir, c'est comment justement on arrive au savoir ? Y a-t-il une démarche particulière ?

- Arriver au savoir ! vous savez, on naît dedans. Est-ce que quelqu'un comme moi, appartenant, né dans la petite-bourgeoisie de province, n'a pas été élevé, biberonné au savoir ? Avant même l'école primaire ? Tout un milieu dans lequel la règle d'existence, la règle de promotion était dans le savoir ; en savoir un peu plus que l'autre, être un petit peu meilleur en classe, j'imagine même mieux sucer son biberon qu'un autre, avoir fait ses premiers pas avant un autre... Le concours, la compétition, en faire plus que l'autre, être le premier, quelqu'un comme moi a toujours vécu là-dedans. Je ne suis pas arrivé au savoir ; j'ai toujours été dans le savoir ; j'y ai barboté.

- Vous avez eu de la chance ?

- Est-ce que c'est de la chance ? Si je dis que j'ai barboté dans le savoir, c'est dans la mesure où, au fond, j'aimerais plutôt essayer de m'en débarrasser ; mais comme il n'est pas possible de se débarrasser de son savoir, tâcher de trouver d'autres voies, de trouver la diagonale, de biaiser, de trouver enfin quelque chose qui ne fait pas partie du savoir, mais qui mériterait de faire partie du savoir. C'est un petit peu ça, non ?

- Lorsque j'ai dit que beaucoup vous considéraient comme l'un des grands penseurs de ce temps, vous avez opiné de la tête, mais dans le mauvais sens, en étant surpris. Or vous devez savoir, Michel Foucault, ce que vous représentez, ce que vous êtes. Du moins, si vous ne l'avez pas entendu, vous l'avez lu.

- Je crois que ce qui se passe, c'est un petit peu ceci : l'autre jour, quelqu'un que j'aime bien, Philippe Gavi, l'un des responsables de Libération, me disait : «Au fond, il y a quelque chose de curieux, c'est que Mai 68 a tout de même été une grande révolte contre le savoir ; ça a été l'insurrection du non-savoir.» Je lui ai répondu : «Non, ce n'est pas de ça qu'il s'agit. Je crois même qu'il s'agit du contraire : c'était une révolte contre un certain savoir qui était en lui-même une interdiction de connaître un certain nombre de choses.»

L'enseignement, l'éducation, le savoir statutaire et institutionnel avant Mai 68 étaient squelettiques. Il fallait voir ce qu'on apprenait. dans les universités. C'était moins que rien. Et, en fait, ce que Mai 68 a produit, cela a été, je crois, plutôt une espèce de grande ouverture, un écroulement des murs, une destruction des interdits, une mise entre parenthèses des barrières et puis une invasion, par un nouveau type de savoir, de nouveaux contenus de savoir. Ce qui fait que, moi, je ne me sens pas trop mal à l'aise dans tout cela. Je me suis toujours intéressé aux bas-côtés, si vous voulez, aux bas-fonds. Fouilleur des bas-fonds, disait Nietzsche. C'est un peu ça que je suis. S'être occupé de la folie, même pas dans son sens noble, non pas la folie dans son grand affrontement avec la raison, mais la folie quotidienne, la manière dont elle est captée, disqualifiée, enfermée, méprisée, vilipendée...

- Méconnue, surtout.

- Méconnue, aussi. S'être occupé de cela fait qu'on se retrouve un petit peu comme en sa patrie naturelle dans ce qui se passe maintenant. Mais je ne dirais pas du tout que je suis un grand penseur de l'époque. Simplement, les choses dont je me suis occupé depuis quinze ou vingt ans sont finalement celles qui maintenant remontent à la surface. J'étais sous ma cloche au fond de l'océan. -Vous étiez en avance.

- En avance, non ; j'étais en dessous ; je me fais un peu l'effet du type qui aurait fait une plongée, qui était sous sa cloche entre sable et rocher. Et puis voilà que maintenant la mer, enfin, les bas-fonds, remontent, et je me trouve presque à la surface de l'eau.

- Michel Foucault, vous avez dit à l'instant que vous aviez barboté dans le savoir parce que justement votre éducation vous avait entraîné à apprendre un peu plus que les autres qui étaient moins privilégiés. Alors, avez-vous trop appris ou avez-vous mal appris ?

- Je dirais : les deux ; trop, donc mal ; mal, donc trop. J'ai eu pendant quelques années le privilège d'enseigner en Tunisie. Et là, j'ai eu devant moi comme auditeurs, comme étudiants des gens qui avaient passé leur enfance dans un milieu réellement analphabète. Les parents ne savaient ni lire ni écrire ; il n'y avait pas de livres dans la maison, il n'y avait même pas l'électricité ; donc, il n'était même pas question de travailler chez soi. Ce qu'est l'accès, disons, au savoir, pour ces gens, nous ne pouvons pas le concevoir, nous qui avons toujours été nourris à ce petit savoir concurrentiel qui nous baigne, je crois, tous, ou presque.

- Vous avez beaucoup de diplômes ?

- Je crois qu'on peut dire oui.

- C'est encombrant un diplôme, ou une musette de diplômes ?

- Non. Il y en a certains qui sont très, très encombrants, c'est-à-dire ceux pour lesquels il a fallu vraiment travailler, c'est-à-dire ceux qu'on mérite. Ceux qu'on ne mérite pas sont agréables. Ce sont les seuls dont on se souvienne avec plaisir. Mais ceux qu'on a vraiment mérités après deux, trois ans de bachotage, alors ça, c'est dur. Parce que viennent les tics de style, s'imposent les manières de penser, les schémas tout faits ; de cela on a un mal terrible à se débarrasser.

- Et que pensez-vous, par exemple, de ces enfants qui étaient doués et qui auraient pu faire une grande marche dans la vie et qui ensuite se sont arrêtés parce que, je pense aux paysans, ils ont été obligés de garder leur ferme, ou la ferme de leurs parents, ou, je pense à des ouvriers, parce qu'ils ont dû aller à l'usine. Ils étaient pourtant parmi les plus doués. On peut s'apercevoir vingt ans après lorsqu'on les rencontre que leur intelligence s'est arrêtée au moment où ils ont arrêté leurs études.

-Je ne serais peut-être pas tout à fait d'accord avec vous : est-ce qu'ils n'ont pas, au contraire, gardé, eux...

- Je pose la question.

- D'accord.

- Je pose la question. Parce que c'est le parcours, le vrai parcours de l'intelligence.

- Je dirais qu'on les retrouve avec une intelligence vive, tranchante, non captée par l'institution, non prise dans les canaux ordinaires du discours, et puis c'est eux - je ne dis pas que ce sont eux qui deviennent des responsables syndicaux (on sait bien souvent comment ils sont recrutés) -, mais c'est eux qui, au moment où quelque chose se passe, une grève, un conflit, se lèvent et font la juste analyse, donnent la vraie consigne, proposent la vraie vision des choses : de l'intelligence tranchante. Supposez qu'ils aient été, ou qu'ils aient eu la chance par le système des bourses, ou que sais-je, de faire les études, ils seraient comme moi profs à droite ou à gauche. Est-ce qu'ils seraient très intéressants ?

- Vous êtes favorable à l'enseignement ? Pardonnez cette voix un peu trouée, mais...

- Mais je l'entends très bien. Est-ce que je suis favorable à l'enseignement ? L'enseignement...

- Vous êtes un enseignant.

- Je suis un enseignant, un minimum d'enseignant, dans la mesure où, vous le savez, j'enseigne, je fais des cours dans un endroit...

- Très particulier.

- Très particulier, qui a pour fonction, justement, de ne pas enseigner.

- Et qui est le Collège de France.

- Oui, et ce qui me plaît là-bas, c'est que je n'ai pas l'impression d'enseigner, c'est-à-dire d'exercer par rapport à un auditoire un rapport de pouvoir. L'enseignant, c'est celui qui dit : «Écoutez, voilà un certain nombre de choses que vous ne savez pas, mais que vous devriez savoir.» Cela comporte donc une première étape qui est celle que j'appellerais la culpabilisation, si vous voulez. Deuxièmement, ces choses que vous devez savoir, moi, je les sais, je vais vous les apprendre, et c'est le stade de l'obligation ; et puis quand je vous les aurai enseignées, il faudra que vous les sachiez, je vérifierai si vous les savez : vérification. Donc, toute une série de rapports de pouvoir, que je viens d'énoncer. Au Collège de France, les cours sont libres ; viennent les écouter les gens qui veulent, n'importe qui. Ça peut être un colonel en retraite, ça peut être un lycéen de quatorze ans ; si ça l'intéresse, il vient ; si ça ne l'intéresse pas, il ne vient pas. De sorte que, finalement, quel est celui qui est examiné, quel est celui qui est sous le pouvoir de l'autre ? Je dirais que, au Collège de France, c'est celui qui enseigne, qui vient, et qui raconte...

- Il passe un examen ?

- Il passe un examen. C'est son travail, il est payé pour travailler à longueur d'année et puis, douze fois par an, il vient en quelque sorte donner, dresser le bilan de son travail, le présenter à un auditoire, et puis c'est à l'auditoire de dire ou de montrer s'il est intéressé ou pas. En tout cas, moi, quand je vais faire mes cours au Collège, j'ai le trac ; j'ai le trac, absolument, comme quand je passais des examens, parce que j'ai l'impression que, au fond, les gens, le public viennent vérifier mon travail, montrer s'ils sont intéressés ou pas ; si l'on n'a pas l'air intéressé, je suis assez triste, vous savez.

- Michel Foucault, nous n'allons pas faire ici la réforme de l'enseignement ; d'abord, nous n'aurions pas le temps, mais, en principe, à l'école, on oblige à apprendre, et l'école devrait être une fête, on devrait être content d'y aller, car c'est vraiment le terrain de la curiosité. Il doit donc y avoir des choses essentielles à apprendre. Quelles sont ces choses ? En dehors de l'orthographe, de l'arithmétique, de la lecture...

- Je dirais que la première chose qu'on devrait apprendre -si ça a un sens d'apprendre quelque chose comme ça -, c'est que le savoir est tout de même profondément lié au plaisir, qu'il y a certainement une façon d' érotiser le savoir, de rendre le savoir hautement agréable. Que l'enseignement ne soit pas capable même de révéler cela, que l'enseignement ait presque pour fonction de montrer combien le savoir est déplaisant, triste, gris, peu érotique, je trouve que c'est un tour de force. Mais ce tour de force a certainement sa raison d'être. Il faudrait savoir pourquoi notre société a tellement d'intérêt à montrer que le savoir est triste. Peut-être précisément à cause du nombre de gens qui sont exclus de ce savoir.

- Imaginez déjà ce que pèse le mot «savoir».

- Oui.

- Lorsqu'on dit savoir, c'est joli. Mais lorsqu'on dit «le» savoir...

- Oui, c'est ça. Imaginez que les gens aient une frénésie de savoir comme une frénésie de faire l'amour. Vous imaginez le nombre de gens qui se bousculeraient à la porte des écoles. Mais ça serait un désastre social total.

Il faut bien, si l'on veut, restreindre au minimum le nombre de gens qui ont accès au savoir, le présenter sous cette forme parfaitement rébarbative, et ne contraindre les gens au savoir que par des gratifications annexes ou sociales qui sont précisément la concurrence, ou les hauts salaires en fin de course. Mais je crois qu'il y a un plaisir intrinsèque au savoir, une libido sciendi comme disent les gens savants, dont je ne suis pas.

- A votre avis, Michel Foucault, quelle est la responsabilité des parents dans la juste connaissance des enfants ?

- La responsabilité, attendez, je ne vois pas très bien.

- Les parents ont une responsabilité dans le savoir de leurs enfants. Comment doivent-ils les aider ? Car il y a, et les parents, et les enseignants.

- Vous me posez une question à laquelle je ne vois pas très bien comment répondre. Je crois que les parents donnent en effet aux enfants une véritable angoisse devant le savoir par l'intérêt même qu'ils portent au savoir de leurs enfants ; car, dans ce savoir des enfants, ils mettent leur propre gloire à eux ; bien sûr, ils mettent leurs sacrifices, ils mettent leurs propres projets d'avenir, ils mettent leur revanche également. Bref, je crois que la pression que les parents exercent sur les enfants pour qu'ils sachent, cette pression est très, très chargée d'angoisse. Et les enfants éprouvent en général cette angoisse. Les enfants perçoivent d'une façon générale, très rapidement, l'angoisse des adultes. C'est la chose sans doute qu'ils déchiffrent le mieux. Et je crois que cela pèse négativement d'une façon très lourde.

- Il faut une sanction tout de même, et cette sanction, c'est le diplôme, Comment faire autrement ?

- Vous savez, le diplôme sert simplement à constituer une espèce de valeur marchande du savoir. Cela permet également de faire croire à ceux qui n'ont pas le diplôme qu'ils ne sont pas en droit de savoir et qu'ils ne seraient pas capables de savoir. Tous les gens qui passent un diplôme savent pratiquement que cela ne sert à rien, qu'il n'y a pas de contenu, que c'est vide, mais ceux qui n'ont pas passé le diplôme, c'est ceux-là qui donnent un sens plein au diplôme ; je crois que le diplôme est fait précisément pour ceux qui ne l'ont pas.

- Si vous n'aviez pas de diplômes, Michel Foucault, occuperiez-vous les places que vous occupez ?

- Ah !

- Non ! car vous n'auriez pas été accueilli.

- Bien sûr. En principe, au Collège de France, on peut être professeur même si on n'a pas le bachot. Mais c'est absolument vain de dire cela, parce que, en fait, comme vous le dites très bien, si je n'avais pas de diplômes, eh bien, mon premier éditeur n'aurait pas accueilli mon premier livre, et puis, etc., on peut remonter indéfiniment. Je n'aurais aucune possibilité d'accéder même aux matériaux que j'ai pu brasser pour écrire mes livres.

- Vous avez toujours dit, et dès le départ, qu'il fallait s'interdire de penser en termes de bien et de mal. Aujourd'hui, où en êtes-vous de cette maxime ? Est-elle plus valable qu'autrefois ?

- Tous les gens qui disent qu'il ne faut pas penser en termes de bien et de mal pensent eux-mêmes profondément en termes de bien et de mal.

- Nietzsche.

- Bien sûr. Heureusement, il donne cet exemple. Qui, plus que Nietzsche, a dit ce qui était bien et dit ce qui était mal ?

- De juste ou d'injuste, de vrai ou de faux. Pas de manichéisme. -Vouloir ne pas penser en termes de bien et de mal, c'est vouloir ne pas penser dans les termes actuels de ce bien-ci, de ce mal-là. Voilà. C'est-à-dire déplacer la frontière, pas simplement la déplacer pour la poser ailleurs, mais la rendre incertaine, l'inquiéter, la rendre fragile, permettre les passages, les osmoses, les transits ; c'est cela, je crois, qui est important, mais il n'est pas possible de ne pas penser en termes de bien et de mal, il n'est pas possible de ne pas penser en termes de vrai et de faux. Mais il faut à chaque instant dire : mais si c'était le contraire ou si ce n'était pas ça, ou si la ligne passait ailleurs...

- Vous vous déployez toujours à la lisière du sérieux et du non-sérieux, et, parfois, il est difficile de vous suivre. Comment aimeriez-vous être suivi ?

- Cela me rend un peu triste quand on me dit cela. Ce n'est pas du tout que j'aie l'intention d'être lu par des centaines de milliers de personnes. Ce n'est pas ça le problème. Je voudrais simplement que, quand on me fait l'honneur, le plaisir de me lire bien, on ne s'ennuie pas trop, c'est-à-dire premièrement qu'on comprenne exactement ce que je veux dire, et je préfère à la limite en dire un petit peu moins que de dire quelque chose qui serait exactement ce que je voudrais dire, mais qui se trouverait n'être pas accessible pour telle ou telle raison au public. Et puis je voudrais que les gens aient plaisir à me lire. Souvent, les gens me disent : «Vous faites des préciosités», «vous écrivez avec une plume un peu entortillée, un peu précieuse, un peu baroque». Tant pis pour moi. Mais je ne nie pas que je veuille le faire ; enfin, je ne nie pas que je voudrais écrire de telle manière que les gens, en lisant, éprouvent une espèce de plaisir physique ; je dirais presque que c'est la politesse de celui qui écrit.

- Vous vous considérez comme un philosophe ? Tout à l'heure, vous vous êtes éloigné du mot «penseur».

- Non. Je ne dirais pas «savant», parce que «savant» a un sens très précis. Un homme de savoir, un homme qui manipule des savoirs, qui en fait apparaître, qui en disqualifie d'autres, qui se meut dans cette espèce de jeu, de jeu du savoir. Vous savez, vous êtes plus jeune que moi, vous n'avez peut-être pas été comme je l'ai été dans mon adolescence impressionné par un livre qui était Le Jeu de perles de verre, qui est tout de même la grande épopée ou la grande mythologie de l'intellectuel du XXe siècle. On met dans le jeu un problème : savoir sur quoi on l'articule et si effectivement le jeu, purement ludique, auquel finalement on est voué, peut tout de même communiquer avec un certain nombre de processus extérieurs au jeu, processus sérieux, processus historiques. Voilà mon inquiétude, et voilà le plaisir.

- Je voudrais quand même donner quelques titres de vos livres. Vous avez commencé avec l'Histoire de la folie à l'âge classique, et puis il y a eu des livres importants, Les Mots et les Choses, il y a L'Archéologie du savoir. Et nous avons parlé à l'instant du savoir. Il y a L'Ordre du discours. Nous parlerons tout à l'heure de la punition, Surveiller et Punir. Mais il y a quand même ce premier livre qui a sans aucun doute orienté votre carrière. C'est l'Histoire de la folie. Pourquoi la folie ? La raison, la déraison ; je disais tout à l' heure le sérieux et le non-sérieux.

- Pourquoi la folie ? J'aimerais vous interroger un peu sur le mot «pourquoi».

- Vous refusez tout, et vous acceptez l'absence.

- Hélas ! Sont-ils absents ? Ces gens qui par milliers, et, si on prend l'un des déroulements historiques, par centaines de milliers, ont été bel et bien enfermés, sont tombés dans le trou, y ont souffert, y ont parlé, y ont crié, y ont gueulé. Il s'est trouvé que, pour des raisons biographiques qu'il n'est peut-être pas nécessaire... J'ai connu ce que c'était qu'un asile. J'ai entendu ces voix-là et j'ai été, je crois comme quiconque, bouleversé par des voix. Je dis «quiconque», j'allais dire à l'exception des médecins. Et quand je dis «à l'exception des médecins et des psychiatres», ce n'est pas du tout par agressivité contre eux. Je veux dire que leur fonctionnement statutaire filtre tellement ce qu'il peut y avoir de cris dans la parole d'un fou qu'ils n'entendent plus que la part intelligible ou inintelligible du discours. La forme «cri» leur est devenue inaccessible par le filtre précisément de leur savoir institué, de leur connaissance.

- Michel Foucault, vous parlez de l'asile, vous parliez de l'asile à l'instant. C'est encore votre univers, l'asile ?

- Non, pas tellement. Je dirais que c'est à partir de l'asile que m'est apparue une espèce de problème qui n'a pas cessé de me hanter, qui est le problème du pouvoir. C'est-à-dire qu'il n'est pas vrai que la connaissance puisse fonctionner ou que l'on puisse découvrir la vérité, la réalité, l'objectivité des choses, sans mettre en jeu un certain pouvoir, une certaine forme de domination, une certaine forme d'assujettissement. Connaître et assujettir, savoir et commander, ce sont des choses qui sont intimement liées ; je l'ai découvert à l'état pur dans l'asile où, là, le savoir médical, la connaissance apparemment sereine et spéculative du psychiatre sont absolument indissociables d'un pouvoir extraordinairement méticuleux, savamment hiérarchisé qui se déploie dans l'asile et qui constitue véritablement l'asile. C'est là où cela m'est apparu...

- Vous avez souffert à ce moment-là ?

- Oui, bien sûr. Mais ça, c'est une souffrance qui suinte de tous les asiles. Et maintenant, voyez-vous, c'est une chose qui est connue absolument de tout le monde. Il n'y a plus qu'une arrière-garde de psychiatres à ne pas savoir. Quelle somme de souffrance ou de révolte porte le savoir-pouvoir qu'ils font régner à l'asile !

- Parfois, on fait du mot «fou» un mot ordinaire. On devrait lui accorder une autre importance.

- Le mot qui me paraît le plus perfide, ce n'est pas le mot «fou». Bien sûr, vous avez l'usage courant : «C'est un fou», «c'est fou», qui permet de disqualifier.

- Parce que la folie, c'est déjà autre chose.

- Oui, mais le mot est justement tellement galvaudé maintenant qu'il n'a plus beaucoup de pouvoir en lui. Le mot que je redoute, moi, c'est «malade mental». C'est-à-dire que, à partir du moment où ce personnage indécis, dont on riait, qu'on excluait, qu'on disqualifiait, mais à la limite qu'on acceptait, qui faisait partie du plasma social, à partir du moment où cet individu a reçu un statut précis, il est devenu le malade et, en tant que malade, il doit être respecté, mais, en tant que malade, il doit aussi tomber sous un pouvoir qui est le pouvoir canonique et institutionnel du médecin. Et c'est le passage du fou au malade qui est apparemment une requalification, mais qui, à un autre niveau, est une prise de pouvoir. C'est cela qui m'a intéressé.

- Michel Foucault, il y a tellement de choses à l'intérieur de votre tête. Il y a tellement de connaissances, et puis vous apprenez tous les jours et vous avez des dispositions pour apprendre peut-être plus que d'autres, que, à un certain moment, on peut avoir peur de soi-même. Non ? Il n'est pas difficile de faire la synthèse ?

- Si, bien sûr, mais est-ce que je fais la synthèse ? Je n'essaie pas de la faire et je ne voudrais pas précisément la faire. M'intéressent beaucoup plus ces fragments de savoir que l'on peut faire réémerger, auxquels on peut donner un sens politique actuel, que l'on peut faire fonctionner comme des armes, un savoir qui serait en même temps une stratégie, un savoir qui serait en même temps une armure ou une arme offensive. C'est cela qui m'intéresse. La synthèse reconstituerait l'histoire de l'Occident, ou en décrirait la courbe, ou en fixerait le destin ; ce ne sont pas des choses qui m'intéressent. Mais ce qui, finalement, dans le creux de notre histoire, dans la nuit des souvenirs historiques oubliés, peut être maintenant repris, récupéré, tiré au jour et utilisé, cela m'intéresse.

- Mais vous vous êtes beaucoup interrogé sur la naissance de la maladie mentale, Il y a une naissance ?

- Oui, enfin, la naissance justement de cet ensemble complexe constitué par, premièrement, une maladie, une forme de maladie considérée comme maladie mentale. Deuxièmement, une catégorie de médecins appelés «psychiatres». Troisièmement, une série d'institutions dans lesquelles vous trouvez bien sûr les asiles, mais aussi les instituts médico-psychologiques, mais aussi les cabinets de psychanalyse, mais aussi les cabinets de psychiatre. C'est tout cet ensemble que j'appelle en gros la naissance de la maladie mentale. C'est la folie comme institution, si vous voulez, dans notre société.

- Alors, faut-il tous ces établissements ?

- Il faut encore croire qu'ils ont été considérés comme nécessaires par notre société parce que vous voyez quelle extension ils ont. Au départ, je me suis intéressé à l'asile, à ses hauts murs, à ses espaces tout de même très effrayants qui sont là en général à côté des prisons, au coeur ou à la limite des villes, espaces infranchissables, espaces dans lesquels on entre, mais dont on sort beaucoup plus rarement, et dans lesquels règne ce pouvoir sans doute attentif, sans doute méticuleux, donc sans doute garanti par la science, mais qui représente tout de même par rapport aux normes, aux règles du fonctionnement social général d'extraordinaires exceptions.

J'ai donc commencé par m'intéresser à cela. Finalement, le pouvoir psychiatrique n'est-il pas d'autant plus puissant qu'il est plus insidieux ? C'est-à-dire au moment où vous le rencontrez ailleurs que dans son lieu de naissance, lorsqu'il fonctionne non pas dans son domaine normal d'ingérence, qui est la maladie mentale, mais partout ailleurs ; le psychiatre à l'école, qui, justement, lorsqu'un petit garçon ne réussit pas très bien ses examens, vient fourrer son nez et dit : «Mais qu'est-ce qui se passe là-dessous ? Quel est le drame affectif, quel est le problème familial, quel est l'arrêt de développement psycho-physiologique, psycho-neurologique, qui est à l'origine de cela ?» Le problème sexuel de l'adolescent : qu'est-ce que fait la famille ? ils l'envoient chez le psychiatre, ou ils l'envoient chez le psychanalyste. Un garçon commet un acte délictueux : en prison ; examen psychologique, il passe aux assises, examen psychiatrique obligatoire, etc.

- Alors là, la question posée, c'est : «Peut-être sommes-nous tous fous ?»

- Non ! le problème posé est : «Est-ce que les pouvoirs ne sont pas actuellement liés à un pouvoir particulier qui est celui de normalisation ?» Je veux dire : est-ce que les pouvoirs de normalisation, les techniques de normalisation ne sont pas, à l'heure actuelle, une sorte d'instrument général que vous trouvez un peu partout dans l'institution scolaire, dans l'institution pénale, dans les ateliers, dans les usines, dans les administrations, comme une sorte d'instrument général et généralement accepté, parce que scientifique, qui va permettre de dominer et d'assujettir les individus. Autrement dit, la psychiatrie comme instrument général d'assujettissement et de normalisation des individus. Voilà un petit peu mon problème.

- Michel Foucault, il y a un autre travail où vous vous êtes penché et vous avez réussi. C'est un livre qui paraît chez Gallimard, Surveiller et Punir. Cette fois-ci, vous avez fait l'analyse des rapports entre les crimes des hommes et les méthodes employées par la société pour les punir. Alors, on peut se poser cette question et je crois qu'il est facile d'y répondre : «Depuis quand punit-on ? Depuis le commencement ?»

- Depuis quand punit-on ? On peut dire depuis le commencement, oui.

- Cela a été vraiment la première vertu ?

- La première vertu de punir ? Ou d'être puni ?

- D'être puni.

- Oui, si vous voulez. Enfin, en tout cas, on ne trouve vraisemblablement pas de groupes sociaux sans punition. Ce qui me paraît, en revanche, assez caractéristique de notre société, c'est la surveillance. C'est pour cela qu'à vrai dire j'aurais dû appeler mon livre Punir et Surveiller. La surveillance étant curieusement l'une des manières, je ne dis pas exactement de punir, mais de faire fonctionner le pouvoir punitif. Il me semble que, encore au XVIIIe siècle, le nombre de gens qui échappaient effectivement aux lois sous le coup desquelles normalement ils auraient pu tomber était immense. Le pouvoir pénal, le pouvoir de punir était un pouvoir discontinu, lacunaire, plein d'alvéoles, plein de trous, ce qui explique que, lorsqu'on s'emparait d'un criminel, les peines que l'on imposait étaient formidables, d'autant plus formidables que justement les autres couraient et qu'il fallait, comme on disait, faire exemple. L'effroi de la terreur devait compenser la discontinuité de la punition. Il me semble qu'à partir de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe on a cherché à avoir un pouvoir punitif...

- II y a toujours le pouvoir dans ce que vous faites ?

- Oui, toujours. Pouvoir punitif qui pouvait être plus doux dans la mesure même où il était plus continu et où, en principe, personne n'y échappait.

- Oui, mais la punition a été une nécessité tout de même.

- Oui.

- Pour ne pas faire n'importe quoi.

- Bien sûr.

- Elle était reçue de cette manière dans les temps anciens ? Aujourd'hui, on a l'air de considérer presque mieux le truand que la victime.

- Non... oui, peut-être. C'est-à-dire que je crois que ce qui s'est passé - je comprends maintenant mieux votre question -, c'est qu'on a maintenant une très, très grande difficulté à punir. Autrefois, cela ne posait aucun problème, ni moral ni politique.

- Cela ne gênait pas autrefois.

- En revanche, maintenant, les juges punissent et punissent lourdement. Mais si vous essayez de leur demander pourquoi ils punissent, comment ils justifient le fait de punir, c'est rarement, justement, en terme de châtiment, c'est jamais en terme d'expiation qu'ils vont vous l'expliquer. Ils vont vous dire que, s'ils punissent, c'est finalement bien sûr pour faire exemple, mais surtout pour corriger, pour améliorer. Ils se prennent pour des techniciens du comportement, comportement de l'individu puni qui, en principe, doit, au terme de sa punition, être amélioré. Correction également du comportement des autres, qui, par cet exemple, doivent comprendre que leur intérêt n'est pas de commettre une action de ce genre. Donc, le magistrat n'est pas l'agent de la souveraineté et du souverain qui fait expier un crime. Il est le technicien du comportement qui doit mesurer la peine à l'efficacité correctrice qu'elle aura sur le coupable ou sur d'autres. Et, du coup, vous voyez bien qu'il ne punit pas. Il dit : «Je corrige.» C'est-à-dire : «Je suis une sorte de médecin.»

- Mais dans cet ouvrage Surveiller et Punir, Michel Foucault, tout commence dans l'horreur parce qu'il y a ce récit, au départ, du long supplice de Damien, le régicide. C'est tout de même inouï qu'on en arrive là. Bon, il avait tué, peut-être mérite-t-il d'être tué. Mais être tué de cette manière, et le spectacle était quand même au moment du supplice, et le spectacle était fait de spectateurs qui étaient heureux.

Alors, les spectateurs pourraient-ils aujourd'hui encore manifester un tel bonheur dans un cas difficile ?

- Ah ! Vous savez, c'est un problème très difficile à résoudre. C'est une question grave que vous posez là. Il est absolument certain que, les choses étant ce qu'elles sont et la société étant ce qu'elle est, si on laissait en quelque sorte les punitions au libre arbitre et à la libre volonté de ce qu'on appelle l'opinion, ça serait, je crois, terrible. J'ai un souvenir précis : il y a eu un meeting, il y a deux ou trois, quatre ans, je crois, à la porte de Versailles, sur la peine de mort. J'y suis allé avec un certain nombre d'amis dont la plupart sortaient de prison. On a été prendre un verre avant le meeting, dans des cafés, et on a interrogé les patrons de café, les serveurs, les filles qui étaient là. Tous ont dit : «Un meeting contre la peine de mort, mais enfin, tous ces gens qui prennent leur sac à main aux petites vieilles, tous ceux-là il faudrait les guillotiner, la mort pour tout le monde.» Ce n'était qu'un cri général tout autour de ce meeting qui réunissait pourtant des milliers de personnes qui demandaient l'abolition de la peine de mort.

- Une mort pour une mort.

- Je crois que, très profondément, on peut dire ceci : le système pénal tel qu'il fonctionne n'est absolument pas accepté. Il n'est accepté à aucun bout, je dirais. Il n'est ni accepté par ceux sur qui il pèse ni non plus par les autres. C'est vraiment un appareil administratif que la conscience sociale n'a absolument pas intégré et assimilé depuis cent cinquante ans, cent soixante-quinze ans, maintenant, qu'il existe.

- Michel Foucault, depuis le supplice de Damien le régicide, il y a eu tout de même progrès, et grand progrès ?

- Vous voulez me faire dire qu'on ne supplicie plus maintenant. C'est vrai, on ne supplicie plus. Mais enfin vous savez bien que les supplices se sont déplacés maintenant et que la police, qui est également une institution nouvelle, date justement du moment où les supplices ont disparu. Alors la consigne a été : non plus quelques grands supplices éclatants, et on laisse courir les autres criminels, mais tout le monde doit être puni de façon systématique, que chaque crime soit puni. À partir de ce moment-là, il a fallu que la justice se double d'une institution nouvelle qui a été la police. Or la police, elle, pour savoir la vérité, vous savez parfaitement qu'elle utilise, et de plus en plus, des moyens qui sont des moyens violents. La police supplicie. L'armée, quand elle fait des tâches de police - comme ç'a été le cas en Algérie sous le commandement de Massu, ou de l'actuel ministre Bigeard -, l'armée a effectivement supplicié. Donc, vous avez eu un déplacement fonctionnel du supplice. Vous n'avez pas eu de disparition du supplice dans notre société.

- II faut bien reconnaître également, Michel Foucault, que l'Occident n'en a pas le privilège.

- Bien sûr que non !

- De la Sibérie à la Chine, en passant par beaucoup d'autres pays... et vous parlez de l'Algérie ; de l'autre côté, ça n'était pas mieux.

- Ce qui est très intéressant, c'est de voir justement que cette mécanique constituée par la surveillance, le quadrillage social menu, l'emprisonnement, soit dans des maisons de détention, soit dans des camps, soit dans des camps de travail, que cette formule a été finalement et actuellement reprise dans tous les contextes politiques et sociaux. Cela a été une si formidable invention et si merveilleuse qu'elle s'est répandue presque comme la machine à vapeur. On pourrait parfaitement suivre l'histoire, le développement historico-géographique de cette institution d'enfermement punitif qui est née en Europe dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et qui est devenue, maintenant, une forme d'encadrement général de la plupart des sociétés modernes, qu'elles soient capitalistes ou qu'elles soient socialistes. Là je suis tout à fait d'accord avec vous, tout à fait.

- Mais vous n'enlèverez pas de l'esprit des gens qu'un crime doit être sanctionné par des souffrances ? C'est encore le cas aujourd'hui ; c'est ce que vous disiez tout à l' heure : ces gens qui disaient : «Mais comment ? on a volé, on a tué ? il faut tuer.»

- Ce que je voudrais faire comprendre, c'est au fond ceci : en effet, lorsque les gens sont attaqués, lorsqu'on vient leur prendre leur argent ou lorsqu'on vient buter un membre de leur famille, il est absolument évident qu'ils demandent quelque chose, que Nietzsche appellerait la vengeance. Mais ce qui n'est pas admis, et ce qui reste pour les gens comme une abstraction difficile à supporter, c'est que ce besoin de vengeance a en quelque sorte été confisqué par une forme de pouvoir politique, et que tout le système pénal est maintenant greffé sur une forme générale de contrôle politique qui pèse sur l'ensemble de la société. Ce besoin de réponse, ce besoin de vengeance, ce besoin de lutte contre celui qui vous a attaqué a été ainsi transféré à une institution sociale et à une forme politique générale dans laquelle les gens ne se reconnaissent pas.

- Michel Foucault, vous avez des enfants ?

- Non. Je ne suis pas marié.

- Si vous aviez des enfants, et si on faisait du mal à votre fille ou à votre fils, si on la tuait ou le tuait, quelle serait votre réaction ? Y avez-vous pensé en écrivant cet ouvrage ? C'est d'une telle importance.

- Oui, je ne peux pas dire que j'y ai pensé...

- Mais vous avez pu penser à d'autres qui ont été dans ce cas-là, qui ont réagi...

- Absolument, peut-être que mon livre n'est pas assez clair...

- Très clair, si, si.

- Ce livre n'est absolument pas une apologie du crime.

- Non, pas du tout.

- Au contraire, il me semble qu'il y a eu depuis le début du XIXe siècle toute une littérature, que j'appellerais comme cela hâtivement bourgeoise, d'éloge du crime, une sorte d'esthétique du crime, l'assassinat considéré comme l'un des beaux-arts.

- Mais c'est plutôt une imagination de la peine.

- Et je pense que cela faisait partie justement du système de contrôle et d'oppression général... Il me semble aussi, et c'est important, que la société moderne, la société du XIXe siècle est arrivée à organiser véritablement et à aménager comme une plage libre pour la délinquance ; parce que les délinquants, finalement, c'est utile dans la société. Cela sert à tout un tas de choses. Et, dans cette mesure-là, il y a eu une véritable tolérance de fait pour la délinquance ou du moins pour certaines formes d'illégalisme. Donc mon livre ne doit pas être du tout considéré comme voulant dire c'est très mal de punir, ne punissons pas, si, finalement, quelqu'un trucide un autre, donnons-lui une petite couronne.

- Par ce que vous disiez, Michel Foucault, vous voulez simplement humaniser la punition.

- Non, je voudrais montrer que la manière dont on punit est actuellement liée très étroitement à une certaine forme de pouvoir et de contrôle politique, qu'on trouve dans les sociétés capitalistes et aussi dans les sociétés socialistes. Et c'est ce qui fait que les gens, que ça soit dans les premières ou les secondes de ces sociétés, ne supportent pas, ne comprennent pas, n'adhèrent pas profondément à ce système de punition, bien que, eux-mêmes, souhaitent effectivement que des gens soient punis lorsqu'ils font un certain nombre de choses.

- Autrefois, la punition répandait un goût de l'atroce, quand même ? Parce que mettre du sel sur des plaies déjà béantes, non pas tuer mais écarteler, cela veut sans doute dire quelque chose.

- Bien sûr...

- Était-ce de l'ignorance ?

- Ah ! non. Ce n'était pas du tout de l'ignorance. C'était au contraire un rituel très précis.

- Le rituel du bourreau...

- ...qui était lié à une autre forme de pouvoir politique, le pouvoir politique exercé au nom du souverain, et autour, en quelque sorte, de la personne physique du souverain. Dans les monarchies de la fin du Moyen Âge, du XVIIe siècle, du XVIIIe siècle, tout individu qui enfreignait une loi atteignait la volonté du souverain, puisque la loi était la volonté du souverain. Il y avait donc un petit régicide au coeur du moindre des criminels. Je crois qu'il faut considérer la grande cérémonie du supplice comme une sorte de rituel politique. Le couronnement du roi était un rituel politique. Son entrée dans une ville était aussi un rituel politique. Les supplices étaient une sorte de rituel politique beaucoup plus quotidien, qui consistait à manifester la force physique, matérielle du roi dans tout son éclat, dans toute sa violence, et le corps du supplicié devait montrer par ses plaies, les cris du supplicié devaient, dans ses hurlements, manifester la force éclatante du souverain.

- Michel Foucault, si je vous comprends bien, si je vous ai bien écouté : la punition, en fait, c'est l'affirmation d'un pouvoir. Or il y aura toujours la punition puisqu'il y aura toujours un pouvoir et que le pouvoir est partout, quels que soient les régimes. Mais il faut un pouvoir. Vous êtes pour une hiérarchie ?

- Le problème est de savoir si le pouvoir est forcément lié à ces formes de hiérarchie que nous connaissons, ou même à la hiérarchie.

- Mais y aura-t-il un jour un monde où chacun, chaque citoyen sera libre de faire ce qu'il veut ?

- Non, les rapports entre individus sont, je ne dirais pas avant tout, mais sont, en tout cas, aussi des rapports de pouvoir. Et je crois que, s'il y a quelque chose de polémique dans ce que j'ai pu dire ou écrire, c'est simplement ceci : c'est que, d'un côté comme de l'autre, on est, je crois, trop souvent amené, on a été trop souvent amené à ne pas tenir compte de l'existence de ces rapports de pouvoir. Quand je dis d'un côté et de l'autre, voici à quoi précisément je pense : il y a eu la philosophie traditionnelle, universitaire, spiritualiste, comme vous voudrez, dans laquelle les relations entre individus étaient essentiellement considérées comme relations de compréhension, relations de type dialogue, de type verbal, de type discursif : on se comprend ou on ne se comprend pas. Et puis vous avez l'analyse de type marxiste, qui essaie de définir les relations entre les gens essentiellement à partir des rapports de production. Il me semble qu'il existe, tout aussi fondamentales que les relations de compréhension ou les relations discursives, tout aussi fondamentales que les relations économiques, des relations de pouvoir qui trament absolument notre existence. Quand on fait l'amour, on met en jeu des relations de pouvoir ; ne pas tenir compte de ces relations de pouvoir, les ignorer, les laisser jouer à l'état sauvage, ou les laisser au contraire confisquer par un pouvoir étatique ou un pouvoir de classe, c'est ça, je crois, qu'il faut essayer d'éviter. En tout cas, c'est contre cela qu'il faut polémiquer. Faire apparaître les relations de pouvoir, c'est essayer, dans mon esprit, en tout cas, de les remettre en quelque sorte entre les mains de ceux qui les exercent.

- Et dans une société, l'équilibre est rétabli par qui ? Par le dominateur ou par le dominé ?

- Les relations de pouvoir sont des relations stratégiques, c'est-à-dire que chaque fois que l'un fait quelque chose, l'autre en face déploie une conduite, un comportement qui contre-investit, tâche d'y échapper, biaise, prend appui sur l'attaque elle-même. Donc, rien n'est jamais stable dans ces relations de pouvoir.

- Mais vous, Michel Foucault, vous faites terriblement confiance aux hommes. Vous estimez que l'homme peut devenir meilleur, et cela dans n'importe quel cas, même lorsqu'il a fait le pire.

- Devenir meilleur ?

- D'abord, est-ce devenir meilleur ?

- En fait, je vais dire une énorme naïveté, mais je n'ai dit que des naïvetés jusque-là ; cela n'en fera qu'une de plus. Devenir meilleur, peut-être pas, il doit pouvoir être plus heureux, il doit pouvoir majorer la quantité de plaisir dont il est capable dans son existence. Après tout, on n'a pas tellement de plaisir dans son existence. Il faut le chercher bien loin, et c'est bien rare.

- Donc, c'est un bilan pessimiste pour vous.

- Non, pas pessimiste, un diagnostic...

- Car vous parlez un peu de vous en disant cela...

- Si vous entendez par diagnostic la description que l'on peut faire de la situation actuelle, je dirais : «Oui, je suis pessimiste», mais il faut être pessimiste, dans la mesure où il faut éventuellement noircir les choses, pour rendre justement les tâches plus urgentes, et les possibilités futures, plus vives et plus claires.

- Michel Foucault, le penseur que vous êtes parle de ses naïvetés. Lorsqu'il parle de ses naïvetés, c'est pour donner moins d'importance à ce qu'il dit ?

- Je voudrais que vous me fassiez un petit peu confiance quand je dis que je n'attache pas à ce que je dis ou à ce que je fais une importance très grande.

- Les autres y attachent de l'importance, et vous le savez quand même ?

- Mais non, mais non. Je ne crois pas. En tout cas, ce sont là des effets que j'appellerais justement de pouvoir ou des effets d'institution qui font que, à cause de mon âge, à cause des livres, à cause de ceci ou de cela...

- De votre âge, vous avez quel âge ? Vous avez quarante-huit ans ? -Oui, c'est déjà pas mal. Non, mais en revanche, j'aurais la vanité de dire que les choses qui se passent, et auxquelles j'ai essayé d'une manière ou d'une autre de me mêler, sont, je crois, assez importantes. Quand on a commencé à s'occuper de la folie vers les années soixante, vous savez, on était un peu seul. Qui, effectivement, considérait que le pouvoir psychiatrique était quelque chose qui nous menaçait même nous, gens normaux, dans notre existence quotidienne ? Il y en avait très peu. Mon livre, savez-vous par qui il a été retenu en France ? Par Maurice Blanchot, par Barthes. Il n'y a pas eu un psychiatre pour s'y intéresser. Il y en a eu un, un jour, qui s'est levé au cours d'une émission de radio pour me dire : «Vous n'avez pas le droit de parler. Vous n'êtes pas médecin.» C'était le Dr Baruk. Les marxistes, il n'y en a pas un qui ait parlé de ce que j'ai essayé de faire sur la psychiatrie ou sur la médecine.

Quand on s'occupait de la plus-value, est-ce qu'on allait s'occuper de quelque chose d'aussi infime que la maladie mentale, la folie ? On se préoccupait de savoir si on pouvait utiliser Pavlov et les réflexes conditionnés en psychiatrie. Ça, c'était leur problème. Alors c'étaient des choses qui, à ce moment-là, étaient peu importantes et finalement ce sont les antipsychiatres britanniques Laing et Cooper qui ont fait passer dans l'actualité le problème de la psychiatrie. Puis les mouvements politiques d'avant Mai 68, mais surtout d'après-Mai 68. Je crois que cette lutte contre la psychiatrisation de notre existence est une chose actuellement importante, et, dans cette mesure-là, je fais peut-être une affirmation vaniteuse, mais ce que je fais là-dedans, ce que je dis dans ce processus ne me paraît pas, croyez-moi, je suis honnête, ne me paraît pas d'une importance très, très grande. Vous supprimeriez ma personne et mes livres, ça ne changerait pratiquement rien.

- Oui, bien sûr. On en revient à la phrase : «Les cimetières sont pleins de gens irremplaçables», mais c'est une phrase également facile. Personne n'aurait existé à ce moment-là.

- J'aime assez cette espèce de sentiment qui, pour moi, n'est pas du tout négatif. J'éprouve presque un plaisir, et un plaisir physique, à penser que les choses dont je m'occupe me débordent, passent à travers moi, qu'il y a mille personnes, mille livres qui s'élaborent, mille personnes qui parlent, mille choses qui se font et qui reprennent, non pas reprendre au sens de répéter ce que je dis, mais qui vont exactement dans le même sens, et qui finalement me débordent.

- Comme beaucoup d'autres, vous estimez avoir une place dans cet espace qui est le nôtre.

- Oui.

- Et par rapport à Roland Barthes, comment êtes-vous ? Roland Barthes que j'ai reçu il y a à peine huit jours.

- Il a été pour moi quelqu'un de très important, dans la mesure où, précisément, il a certainement été, entre les années 1955 et 1965, à une époque où il était seul lui aussi, celui qui nous a le plus aidés à secouer une certaine forme de savoir universitaire qui était du non-savoir. Cela étant dit, le domaine auquel je m'applique et qui est celui, véritablement, de la non-littérature est tellement différent du sien que maintenant nos chemins, je crois, ont passablement divergé, ou ne sont pas exactement sur le même plan. Mais c'est quelqu'un qui a été très, très important pour comprendre les secousses qui ont eu lieu depuis dix ans. Il a été le grand précurseur, le grand prédécesseur.

- Michel Foucault, j'ai l'impression que maintenant vous voudriez vous débarrasser d'un grand fardeau de savoir que vous avez, pour aller ailleurs, vous seriez presque tenté de repartir de zéro.

- C'est drôle ce que vous dites là, parce que c'est très vrai. Dans la mesure où j'éprouve ce sentiment de plaisir à être débordé, à voir que ça va plus vite et plus loin que moi. Oui, un très grand sentiment d'allégement, de liberté et à la limite l'envie de prendre une demi-valise et puis d'aller ailleurs, ou bien pour ne rien faire, ou bien pour faire tout autre chose. Oui, absolument. Vous êtes un formidable diagnosticien.

- Mais cet ailleurs, vous l'avez déjà fixé ?

- Non, pas du tout. Peut-être resterai-je piétinant dans mes histoires, à me battre contre ces normalisations qui nous enserrent. Peut-être parce que je suis normalisé plus que je ne le crois, plus que je ne le veux.

- Nous avons beaucoup parlé du pouvoir, mais vous admettez le commandement ? Vous aimez à être commandé ?

- À être commandé ou à commander.

- A commander, vous avez posé la question, donc vous aimez commander.

- Je vous disais tout à l'heure, quand on fait l'amour, c'est des rapports de pouvoir. Tous les rapports de pouvoir sont tellement chargés d'érotisme. Il s'agit là d'un domaine qui a été, je crois, très, très peu étudié, qu'il faudra bien un jour essayer d'étudier. Cela fait tellement plaisir de commander. Cela fait aussi plaisir d'être commandé. Ce plaisir du pouvoir est à étudier.

- Peut-on dire de l'homme Michel Foucault qu'il est trop intelligent ?

- Oh ! certainement pas assez, oh ! là ! là ! Non, non, ce n'est pas ça... non.

- Merci, Michel Foucault.