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«La folie, l'absence d'oeuvre», La Table ronde, no
196 : Situation de la psychiatrie, mai 1964, pp. 11-21.
Dits et Ecrits tome I texte n°25
Peut-être, un jour, on ne saura plus bien ce qu'a pu être
la folie. Sa figure se sera refermée sur elle-même,
ne permettant plus de déchiffrer les traces qu'elle aura
laissées. Ces traces elles-mêmes seront-elles autre
chose, pour un regard ignorant, que de simples marques noires ?
Tout au plus feront-elles partie de configurations que nous autres
maintenant ne saurions pas dessiner, mais qui seront dans l'avenir
les grilles indispensables par où nous rendre lisibles, nous
et notre culture. Artaud appartiendra au sol de notre langage, et
non à sa rupture ; les névroses, aux formes constitutives
(et pas aux déviations) de notre société. Tout
ce que nous éprouvons aujourd'hui sur le mode de la limite,
ou de l'étrangeté, ou de l'insupportable, aura rejoint
la sérénité du positif. Et ce qui pour nous
désigne actuellement cet Extérieur risque bien un
jour de nous désigner, nous.
Restera seulement l'énigme de cette Extériorité.
Quelle était donc, se demandera-t-on, cette étrange
délimitation qui a joué depuis le fond du Moyen Âge
jusqu'au XXe siècle et au-delà peut-être ? Pourquoi
la culture occidentale a-t-elle rejeté du côté
des confins cela même où elle aurait pu aussi bien
se reconnaître -où de fait elle s'est elle-même
reconnue de manière oblique ? Pourquoi a-t-elle formulé
clairement depuis le XIXe siècle, mais aussi dès l'âge
classique, que la folie, c'était la vérité
dénudée de l'homme, et l'avoir pourtant placée
dans un espace neutralisé et pâle où elle était
comme annulée ? Pourquoi avoir recueilli les paroles de Nerval
ou d'Artaud, pourquoi s'être retrouvée en elles, et
pas en eux ?
Ainsi se flétrira la vive image de la raison en feu. Le
jeu bien familier de nous mirer à l'autre bout de nous-mêmes
dans la folie, et de nous mettre à l'écoute de voix
qui, venues de très loin, nous disent au plus près
ce que nous sommes, ce jeu, avec ses règles, ses tactiques,
ses inventions, ses ruses, ses illégalités tolérées,
ne sera plus et pour toujours qu'un rituel complexe dont les significations
auront été réduites en cendres. Quelque chose
comme les grandes cérémonies d'échange et de
rivalité dans les sociétés archaïques.
Quelque chose comme l'attention ambiguë que la raison grecque
portait à ses oracles. Ou comme l'institution jumelle, depuis
le XIVe siècle chrétien, des pratiques et des procès
de sorcellerie. Entre les mains des cultures historiennes, il ne
restera plus que les mesures codifiées de l'internement,
les techniques de la médecine, et, de l'autre côté,
l'inclusion soudaine, irruptive, dans notre langage de la parole
des exclus.
*
Le support technique de cette mutation, quel sera-t-il ? La possibilité
pour la médecine de maîtriser la maladie mentale comme
telle autre affection organique ? Le contrôle pharmacologique
précis de tous les symptômes psychiques ? Ou une définition
assez rigoureuse des déviations de comportement pour que
la société ait le loisir de prévoir pour chacune
d'elles le mode de neutralisation qui lui convient ? -Ou d'autres
modifications encore dont aucune peut-être ne supprimera réellement
la maladie mentale, mais qui auront toutes pour sens d'effacer de
notre culture le visage de la folie ?
Je sais bien qu'en faisant cette dernière hypothèse
je conteste ce qui est admis d'ordinaire : que les progrès
de la médecine pourront bien faire disparaître la maladie
mentale, comme la lèpre et la tuberculose ; mais qu'une chose
demeurera, qui est le rapport de l 'homme à ses fantasmes,
à son impossible, à sa douleur sans corps, à
sa carcasse de nuit ; que le pathologique une fois mis hors circuit,
la sombre appartenance de l'homme à la folie sera la mémoire
sans âge d'un mal effacé dans sa forme de maladie,
mais s'obstinant comme malheur. À dire vrai, cette idée
suppose inaltérable ce qui, sans doute, est le plus précaire,
beaucoup plus précaire que les constances du pathologique
: le rapport d'une culture à cela même qu'elle exclut,
et plus précisément le rapport de la nôtre à
cette vérité de soi -même, lointaine et inverse,
qu'elle découvre et recouvre dans la folie.
Ce qui ne va pas tarder à mourir, ce qui meurt déjà
en nous (et dont la mort justement porte notre actuel langage),
c'est l'homo dialecticus -l'être du départ, du retour
et du temps, l'animal qui perd sa vérité et la retrouve
illuminée, l'étranger à soi qui redevient familier.
Cet homme fut le sujet souverain et le serf objet de tous les discours
sur l'homme qui ont été tenus depuis bien longtemps,
et singulièrement sur l'homme aliéné. Et, par
bonheur, il meurt sous leurs bavardages.
Si bien qu'on ne saura plus comment l'homme a pu mettre à
distance cette figure de soi-même, comment il a pu faire passer
de l'autre côté de la limite cela même qui tenait
à lui et en quoi il était tenu. Nulle pensée
ne pourra plus penser ce mouvement où tout récemment
encore l'homme occidental prenait sa latitude. C'est le rapport
à la folie (et non tel savoir sur la maladie mentale ou telle
attitude devant l'homme aliéné) qui sera, et pour
toujours, perdu. On saura seulement que nous autres, Occidentaux
vieux de cinq siècles, nous avons été sur la
surface de la Terre ces gens qui, parmi bien d'autres traits fondamentaux,
ont eu celui-ci, étrange entre tous : nous avons maintenu
avec la maladie mentale un rapport profond, pathétique, difficile
peut-être à formuler pour nous-mêmes, mais impénétrable
à tout autre, et dans lequel nous avons éprouvé
le plus vif de nos dangers, et notre vérité peut-être
la plus proche. On dira non pas que nous avons été
à distance de la folie, mais dans la distance de la folie.
C'est ainsi que les Grecs n'étaient pas éloignés
de l'ubris parce qu'ils la condamnaient, ils étaient plutôt
dans l'éloignement de cette démesure, au coeur de
ce lointain où ils l'entretenaient.
Pour ceux qui ne seront plus nous, il restera à penser cette
énigme (un peu à notre façon lorsque nous essayons
de saisir aujourd'hui comment Athènes a pu s'éprendre
et se déprendre de la déraison d'Alcibiade) : comment
des hommes ont-ils pu chercher leur vérité, leur parole
essentielle et leurs signes dans le risque qui les faisait trembler,
et dont ils ne pouvaient s'empêcher de détourner les
yeux dès qu'ils l'avaient aperçu ? Et cela leur paraîtra
plus étrange encore que de demander la vérité
de l'homme à la mort ; car elle dit ce que tous seront. La
folie, en revanche, est le rare danger, une chance qui pèse
peu au regard des hantises qu'elle fait naître et des questions
qu'on lui pose. Comment, dans une culture, une si mince éventualité
peut-elle détenir un pareil pouvoir d'effroi révélateur
?
Pour répondre à cette question, ceux qui nous regarderont
pardessus leur épaule n'auront sans doute pas beaucoup d'éléments
à leur disposition. Seuls quelques signes carbonisés
: la crainte ressassée pendant des siècles de voir
l'étiage de la folie monter et submerger le monde ; les rituels
d'exclusion et d'inclusion du fou ; l'écoute attentive, depuis
le XIXe siècle, pour surprendre dans la folie quelque chose
qui puisse dire ce qu'est la vérité de l'homme ; la
même impatience avec laquelle sont rejetées et accueillies
les paroles de la folie, l'hésitation à reconnaître
leur inanité ou leur décision.
Tout le reste : ce mouvement unique par lequel nous venons à
la rencontre de la folie dont nous nous éloignons, cette
reconnaissance épouvantée, cette volonté de
fixer la limite et de la compenser aussitôt par la trame d'un
sens unitaire, tout cela sera réduit au silence, comme est
muette pour nous, aujourd'hui, la trilogie grecque mania, ubris,
alogia, ou muette la posture de la déviation chamanique dans
telle société primitive.
Nous sommes en ce point, en ce repli du temps où un certain
contrôle technique de la maladie recouvre plus qu'il ne le
désigne le mouvement qui referme sur soi l'expérience
de la folie. Mais c'est ce pli justement qui nous permet de déployer
ce qui pendant des siècles est resté impliqué
: la maladie mentale et la folie -deux configurations différentes,
qui se sont rejointes et confondues à partir du XVIIe siècle,
et qui se dénouent maintenant sous nos yeux ou plutôt
dans notre langage.
*
Dire que la folie aujourd'hui disparaît, cela veut dire que
se défait cette implication qui la prenait à la fois
dans le savoir psychiatrique et dans une réflexion de type
anthropologique. Mais ce n'est pas dire que disparaît pour
autant la forme générale de transgression dont la
folie a été pendant des siècles le visible
visage. Ni que cette transgression n'est pas en train, au moment
même où nous nous demandons ce qu'est la folie, de
donner lieu à une expérience nouvelle.
Il n'y a pas une seule culture au monde où il soit permis
de tout faire. Et on sait bien depuis longtemps que l'homme ne commence
pas avec la liberté, mais avec la limite et la ligne de l'infranchissable.
On connaît les systèmes auxquels obéissent les
actes interdits ; on a pu distinguer pour chaque culture le régime
des prohibitions de l'inceste. Mais on connaît mal encore
l'organisation des interdits de langage. C'est que les deux systèmes
de restriction ne se superposent pas, comme si l'un n'était
que la version verbale de l'autre : ce qui ne doit pas paraître
au niveau de la parole n'est pas de toute nécessité
ce qui est proscrit dans l'ordre du geste. Les Zuni, qui l'interdisent,
racontent l'inceste du frère et de la soeur ; et les Grecs,
la légende d'Oedipe. À l'inverse, le Code de 1808
a aboli les vieilles lois pénales contre la sodomie ; mais
le langage du XIXe siècle a été beaucoup plus
intolérant à l 'homosexualité (au moins sous
sa forme masculine) que ne le furent les époques précédentes.
Et il est probable que les concepts psychologiques de compensation,
d'expression symbolique, ne peuvent en rien rendre compte d'un pareil
phénomène.
Il faudra bien un jour étudier ce domaine des interdits
de langage dans son autonomie. Sans doute est-il trop tôt
encore pour savoir au juste comment en faire l'analyse. Pourra-t-on
utiliser les divisions actuellement admises du langage ? Et reconnaître
d'abord, à la limite de l'interdit et de l'impossibilité,
les lois qui concernent le code linguistique (ce qu'on appelle,
si clairement, les fautes de langue) ; puis, à l'intérieur
du code et parmi les mots ou expressions existants, ceux qui sont
frappés d'un interdit d'articulation (toute la série
religieuse, sexuelle, magique des mots blasphématoires) ;
puis les énoncés qui seraient autorisés par
le code, permis dans l'acte de parole, mais dont la signification
est intolérable, pour la culture en question, à un
moment donné : ici, le détour métaphorique
n'est plus possible, car c'est le sens lui-même qui est objet
de censure. Enfin, il existe aussi une quatrième forme de
langage exclu : il consiste à soumettre une parole, apparemment
conforme au code reconnu, à un autre code dont la clef est
donnée dans cette parole même ; de sorte que celle-ci
est dédoublée à l'intérieur de soi :
elle dit ce qu'elle dit, mais elle ajoute un surplus muet qui énonce
silencieusement ce qu'il dit et le code selon lequel il le dit.
Il ne s'agit pas là d'un langage chiffré, mais d'un
langage structuralement ésotérique. C'est-à-dire
qu'il ne communique pas, en la cachant, une signification interdite
; il s'installe d'entrée de jeu dans un repli essentiel de
la parole. Repli qui la creuse de l'intérieur et peut-être
jusqu'à l'infini. Peu importent alors ce qui se dit dans
un pareil langage et les significations qui y sont délivrées.
C'est cette libération obscure et centrale de la parole au
coeur d'elle-même, sa fuite incontrôlable vers un foyer
toujours sans lumière, qu'aucune culture ne peut accepter
immédiatement. Non pas dans son sens, non pas dans sa matière
verbale, mais dans son jeu, une telle parole est transgressive.
Il est bien probable que toute culture, quelle qu'elle soit, connaît,
pratique et tolère (dans une certaine mesure), mais réprime
également et exclut ces quatre formes de paroles interdites.
Dans l'histoire occidentale, l'expérience de la folie s'est
déplacée le long de cette échelle. À
vrai dire, elle a longtemps occupé une région indécise,
difficile pour nous à préciser, entre l'interdit de
l'action et celui du langage : de là l'importance exemplaire
du couple furor-inanitas qui a pratiquement organisé, selon
les registres du geste et de la parole, le monde de la folie jusqu'à
la fin de la Renaissance. L'époque du Renfermement (les hôpitaux
généraux, Charenton, Saint-Lazare, organisés
au XVIIe siècle) marque une migration de la folie vers la
région de l'insensé : la folie ne garde guère
avec les actes interdits qu'une parenté morale (elle demeure
essentiellement attachée aux interdits sexuels), mais elle
est incluse dans l'univers des interdits de langage ; l'internement
classique, enveloppe, avec la folie, le libertinage de pensée
et de parole, l'obstination dans l'impiété ou l'hétérodoxie,
le blasphème, la sorcellerie, l'alchimie -bref, tout ce qui
caractérise le monde parlé et interdit de la déraison
; la folie, c'est le langage exclu -, celui qui, contre le code
de la langue, prononce des paroles sans signification (les «insensés»,
les «imbéciles», les «déments»),
ou celui qui prononce des paroles sacralisées («les
violents», les «furieux»), ou celui encore qui
fait passer des significations interdites (les «libertins»,
les «entêtés»). Cette répression
de la folie comme parole interdite, la réforme de Pinel en
est beaucoup plus un achèvement visible qu'une modification.
Celle-ci ne s'est produite réellement qu'avec Freud, lorsque
l'expérience de la folie s'est déplacée vers
la dernière forme d'interdit de langage dont nous parlions
tout à l 'heure. Elle a cessé alors d'être faute
de langage, blasphème proféré, ou signification
intolérable (et, en ce sens, la psychanalyse est bien la
grande levée des interdits définie par Freud lui-même)
; elle est apparue comme une parole qui s'enveloppe sur elle-même,
disant au-dessous de ce qu'elle dit autre chose, dont elle est en
même temps le seul code possible : langage ésotérique,
si l'on veut, puisqu'il détient sa langue à l'intérieur
d'une parole qui ne dit pas autre chose finalement que cette implication.
Il faut donc prendre l'oeuvre de Freud pour ce qu'elle est ; elle
ne découvre pas que la folie est prise dans un réseau
de significations communes avec le langage de tous les jours, autorisant
ainsi à parler d'elle dans la platitude quotidienne du vocabulaire
psychologique. Elle décale l'expérience européenne
de la folie pour la situer dans cette région périlleuse,
transgressive toujours (donc interdite encore, mais sur un mode
particulier), qui est celle des langages s'impliquant eux-mêmes,
c'est-à-dire énonçant dans leur énoncé
la langue dans laquelle ils l'énoncent. Freud n'a pas découvert
l'identité perdue d'un sens ; il a cerné la figure
irruptive d'un signifiant qui n'est absolument pas comme les autres.
Ce qui aurait dû suffire à protéger son oeuvre
de toutes les interprétations psychologisantes dont notre
demi-siècle l'a recouverte, au nom (dérisoire) des
«sciences humaines» et de leur unité asexuée.
Et, par le fait même, la folie est apparue, non pas comme
la ruse d'une signification cachée, mais comme une prodigieuse
réserve de sens. Encore faut-il entendre comme il convient
ce mot de «réserve» : beaucoup plus que d'une
provision, il s'agit d'une figure qui retient et suspend le sens,
aménage un vide où n'est proposée que la possibilité
encore inaccomplie que tel sens vienne s'y loger, ou tel autre,
ou encore un troisième, et cela à l'infini peut-être.
La folie ouvre une réserve lacunaire qui désigne et
fait voir ce creux où langue et parole s'impliquent, se forment
l'une à partir de l'autre et ne disent rien d'autre que leur
rapport encore muet. Depuis Freud, la folie occidentale est devenue
un non-langage, parce qu'elle est devenue un langage double (langue
qui n'existe que dans cette parole, parole qui ne dit que sa langue)
-, c'est-à-dire une matrice du langage qui, au sens strict,
ne dit rien. Pli du parlé qui est une absence d'oeuvre.
Il faudra bien un jour rendre cette justice à Freud qu'il
n'a pas fait parler une folie qui, depuis des siècles, était
précisément un langage (langage exclu, inanité
bavarde, parole courant indéfiniment hors du silence réfléchi
de la raison) ; il en a au contraire tari le Logos déraisonnable
; il l'a desséché ; il en a fait remonter les mots
jusqu'à leur source -jusqu'à cette région blanche
de l'autoimplication où rien n'est dit.
*
Ce qui se passe actuellement est encore dans une lumière
incertaine pour nous ; cependant, on peut voir se dessiner, dans
notre langage, un étrange mouvement. La littérature
(et cela depuis Mallarmé, sans doute) est en train peu à
peu de devenir à son tour un langage dont la parole énonce,
en même temps que ce qu'elle dit et dans le même mouvement,
la langue qui la rend déchiffrable comme parole. Avant Mallarmé,
écrire consistait à établir sa parole à
l'intérieur d'une langue donnée, de sorte que l'oeuvre
de langage était de même nature que tout autre langage,
aux signes près (et, certes, ils étaient majestueux)
de la Rhétorique, du Sujet ou des Images. À la fin
du XIXe siècle (à l'époque de la découverte
de la psychanalyse, ou peu s'en faut), elle était devenue
une parole qui inscrivait en elle son principe de déchiffrement
; ou, en tout cas, elle supposait, sous chacune de ses phrases,
sous chacun de ses mots, le pouvoir de modifier souverainement les
valeurs et les significations de la langue à laquelle malgré
tout (et de fait) elle appartenait ; elle suspendait le règne
de la langue dans un geste actuel d'écriture.
De là la nécessité de ces langages seconds
(ce qu'on appelle en somme la critique) : ils ne fonctionnent plus
maintenant comme des additions extérieures à la littérature
(jugements, médiations, relais qu'on pensait utile d'établir
entre une oeuvre renvoyée à l'énigme psychologique
de sa création et l'acte consommateur de la lecture) ; désormais,
ils font partie, au coeur de la littérature, du vide qu'elle
instaure dans son propre langage ; ils sont le mouvement nécessaire,
mais nécessairement inachevé par quoi la parole est
ramenée à sa langue, et par quoi la langue est établie
sur la parole.
De là aussi cet étrange voisinage de la folie et
de la littérature, auquel il ne faut pas prêter le
sens d'une parenté psychologique enfin mise à nu.
Découverte comme un langage se taisant dans sa superposition
à lui-même, la folie ne manifeste ni ne raconte la
naissance d'une oeuvre (ou de quelque chose qui, avec du génie
ou de la chance, aurait pu devenir une oeuvre) ; elle désigne
la forme vide d'où vient cette oeuvre, c'est-à-dire
le lieu d'où elle ne cesse d'être absente, où
jamais on ne la trouvera parce qu'elle ne s'y est jamais trouvée.
Là en cette région pâle, sous cette cache essentielle,
se dévoile l'incompatibilité gémellaire de
l'oeuvre et de la folie ; c'est le point aveugle de leur possibilité
à chacune et de leur exclusion mutuelle.
Mais, depuis Raymond Roussel, depuis Artaud, c'est aussi bien le
lieu d'où s'approche le langage de la littérature.
Mais il ne s'en approche pas comme de quelque chose qu'il aurait
la tâche d' énoncer. Il est temps de s'apercevoir que
le langage de la littérature ne se définit pas par
ce qu'il dit, ni non plus par les structures qui le rendent signifiant.
Mais qu'il a un être et que c'est sur cet être qu'il
faut l'interroger. Cet être, quel est-il actuellement ? Quelque
chose sans doute qui a affaire à l'auto-implication, au double
et au vide qui se creuse en lui. En ce sens, l'être de la
littérature, tel qu'il se produit depuis Mallarmé
et vient jusqu'à nous, gagne la région où se
fait depuis Freud l'expérience de la folie.
Aux yeux de je ne sais quelle culture future - et peut-être
est-elle déjà très prochaine -, nous serons
ceux qui ont approché au plus près ces deux phrases
jamais réellement prononcées, ces deux phrases aussi
contradictoires et impossibles que le fameux «je mens»
et qui désignent toutes deux la même autoréférence
vide : «j'écris» et «je délire».
Nous figurerons ainsi à côté de mille autres
cultures qui ont approché le «je suis fou» d'un
«je suis une bête», ou «je suis un dieu»,
ou «je suis un signe», ou encore d'un «je suis
une vérité», comme ce fut le cas pour tout le
XIXe siècle, jusqu'à Freud. Et si cette culture a
le goût de l'histoire, elle se souviendra en effet que Nietzsche
devenant fou a proclamé (c'était en 1887) qu'il était
la vérité (pourquoi je suis si sage, pourquoi j'en
sais si long, pourquoi j'écris de si bons livres, pourquoi
je suis une fatalité) ; et que, moins de cinquante ans plus
tard, Roussel, à la veille de son suicide, a écrit,
dans Comment j'ai écrit certains de mes livres *, le récit,
jumelé systématiquement, de sa folie et de ses procédés
d'écriture. Et on s'étonnera sans aucun doute que
nous ayons pu reconnaître une si étrange parenté
entre ce qui, longtemps, fut redouté comme cri, et ce qui,
longtemps, fut attendu comme chant.
* Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1963.
*
Mais peut-être justement cette mutation ne paraîtra-t-elle
mériter aucun étonnement. C'est nous aujourd'hui qui
nous étonnons de voir communiquer deux langages (celui de
la folie et celui de la littérature) dont l'incompatibilité
a été bâtie par notre histoire. Depuis le XVIIe
siècle, folie et maladie mentale ont occupé le même
espace dans le champ des langages exclus (en gros, celui de l'insensé).
En entrant dans un autre domaine du langage exclu (dans celui cerné,
sacré, redouté, dressé à la verticale
au-dessus de lui-même, se rapportant à soi dans un
Pli inutile et transgressif, qu'on appelle littérature),
la folie dénoue sa parenté, ancienne ou récente
selon l'échelle qu'on choisit, avec la maladie mentale.
Celle-ci, il n'y a pas à en douter, va entrer dans un espace
technique de mieux en mieux contrôlé : dans les hôpitaux,
la pharmacologie a déjà transformé les salles
d'agités en grands aquariums tièdes. Mais, au-dessous
de ces transformations et pour des raisons qui leur paraissent étrangères
(du moins à nos regards actuels), un dénouement est
en train de se produire : folie et maladie mentale défont
leur appartenance à la même unité anthropologique.
Cette unité disparaît elle-même, avec l'homme,
postulat passager. La folie, halo lyrique de la maladie, ne cesse
de s'éteindre. Et, loin du pathologique, du côté
du langage, là où il se replie sans encore rien dire,
une expérience est en train de naître où il
y va de notre pensée ; son imminence, déjà
visible mais vide absolument, ne peut encore être nommée.
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