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La folie, l'absence d'oeuvre
 Michel Foucault
Dits et Ecrits tome I texte n°25

«La folie, l'absence d'oeuvre», La Table ronde, no 196 : Situation de la psychiatrie, mai 1964, pp. 11-21.

Dits et Ecrits tome I texte n°25


Peut-être, un jour, on ne saura plus bien ce qu'a pu être la folie. Sa figure se sera refermée sur elle-même, ne permettant plus de déchiffrer les traces qu'elle aura laissées. Ces traces elles-mêmes seront-elles autre chose, pour un regard ignorant, que de simples marques noires ? Tout au plus feront-elles partie de configurations que nous autres maintenant ne saurions pas dessiner, mais qui seront dans l'avenir les grilles indispensables par où nous rendre lisibles, nous et notre culture. Artaud appartiendra au sol de notre langage, et non à sa rupture ; les névroses, aux formes constitutives (et pas aux déviations) de notre société. Tout ce que nous éprouvons aujourd'hui sur le mode de la limite, ou de l'étrangeté, ou de l'insupportable, aura rejoint la sérénité du positif. Et ce qui pour nous désigne actuellement cet Extérieur risque bien un jour de nous désigner, nous.

Restera seulement l'énigme de cette Extériorité. Quelle était donc, se demandera-t-on, cette étrange délimitation qui a joué depuis le fond du Moyen Âge jusqu'au XXe siècle et au-delà peut-être ? Pourquoi la culture occidentale a-t-elle rejeté du côté des confins cela même où elle aurait pu aussi bien se reconnaître -où de fait elle s'est elle-même reconnue de manière oblique ? Pourquoi a-t-elle formulé clairement depuis le XIXe siècle, mais aussi dès l'âge classique, que la folie, c'était la vérité dénudée de l'homme, et l'avoir pourtant placée dans un espace neutralisé et pâle où elle était comme annulée ? Pourquoi avoir recueilli les paroles de Nerval ou d'Artaud, pourquoi s'être retrouvée en elles, et pas en eux ?

Ainsi se flétrira la vive image de la raison en feu. Le jeu bien familier de nous mirer à l'autre bout de nous-mêmes dans la folie, et de nous mettre à l'écoute de voix qui, venues de très loin, nous disent au plus près ce que nous sommes, ce jeu, avec ses règles, ses tactiques, ses inventions, ses ruses, ses illégalités tolérées, ne sera plus et pour toujours qu'un rituel complexe dont les significations auront été réduites en cendres. Quelque chose comme les grandes cérémonies d'échange et de rivalité dans les sociétés archaïques. Quelque chose comme l'attention ambiguë que la raison grecque portait à ses oracles. Ou comme l'institution jumelle, depuis le XIVe siècle chrétien, des pratiques et des procès de sorcellerie. Entre les mains des cultures historiennes, il ne restera plus que les mesures codifiées de l'internement, les techniques de la médecine, et, de l'autre côté, l'inclusion soudaine, irruptive, dans notre langage de la parole des exclus.

*

Le support technique de cette mutation, quel sera-t-il ? La possibilité pour la médecine de maîtriser la maladie mentale comme telle autre affection organique ? Le contrôle pharmacologique précis de tous les symptômes psychiques ? Ou une définition assez rigoureuse des déviations de comportement pour que la société ait le loisir de prévoir pour chacune d'elles le mode de neutralisation qui lui convient ? -Ou d'autres modifications encore dont aucune peut-être ne supprimera réellement la maladie mentale, mais qui auront toutes pour sens d'effacer de notre culture le visage de la folie ?

Je sais bien qu'en faisant cette dernière hypothèse je conteste ce qui est admis d'ordinaire : que les progrès de la médecine pourront bien faire disparaître la maladie mentale, comme la lèpre et la tuberculose ; mais qu'une chose demeurera, qui est le rapport de l 'homme à ses fantasmes, à son impossible, à sa douleur sans corps, à sa carcasse de nuit ; que le pathologique une fois mis hors circuit, la sombre appartenance de l'homme à la folie sera la mémoire sans âge d'un mal effacé dans sa forme de maladie, mais s'obstinant comme malheur. À dire vrai, cette idée suppose inaltérable ce qui, sans doute, est le plus précaire, beaucoup plus précaire que les constances du pathologique : le rapport d'une culture à cela même qu'elle exclut, et plus précisément le rapport de la nôtre à cette vérité de soi -même, lointaine et inverse, qu'elle découvre et recouvre dans la folie.

Ce qui ne va pas tarder à mourir, ce qui meurt déjà en nous (et dont la mort justement porte notre actuel langage), c'est l'homo dialecticus -l'être du départ, du retour et du temps, l'animal qui perd sa vérité et la retrouve illuminée, l'étranger à soi qui redevient familier. Cet homme fut le sujet souverain et le serf objet de tous les discours sur l'homme qui ont été tenus depuis bien longtemps, et singulièrement sur l'homme aliéné. Et, par bonheur, il meurt sous leurs bavardages.

Si bien qu'on ne saura plus comment l'homme a pu mettre à distance cette figure de soi-même, comment il a pu faire passer de l'autre côté de la limite cela même qui tenait à lui et en quoi il était tenu. Nulle pensée ne pourra plus penser ce mouvement où tout récemment encore l'homme occidental prenait sa latitude. C'est le rapport à la folie (et non tel savoir sur la maladie mentale ou telle attitude devant l'homme aliéné) qui sera, et pour toujours, perdu. On saura seulement que nous autres, Occidentaux vieux de cinq siècles, nous avons été sur la surface de la Terre ces gens qui, parmi bien d'autres traits fondamentaux, ont eu celui-ci, étrange entre tous : nous avons maintenu avec la maladie mentale un rapport profond, pathétique, difficile peut-être à formuler pour nous-mêmes, mais impénétrable à tout autre, et dans lequel nous avons éprouvé le plus vif de nos dangers, et notre vérité peut-être la plus proche. On dira non pas que nous avons été à distance de la folie, mais dans la distance de la folie. C'est ainsi que les Grecs n'étaient pas éloignés de l'ubris parce qu'ils la condamnaient, ils étaient plutôt dans l'éloignement de cette démesure, au coeur de ce lointain où ils l'entretenaient.

Pour ceux qui ne seront plus nous, il restera à penser cette énigme (un peu à notre façon lorsque nous essayons de saisir aujourd'hui comment Athènes a pu s'éprendre et se déprendre de la déraison d'Alcibiade) : comment des hommes ont-ils pu chercher leur vérité, leur parole essentielle et leurs signes dans le risque qui les faisait trembler, et dont ils ne pouvaient s'empêcher de détourner les yeux dès qu'ils l'avaient aperçu ? Et cela leur paraîtra plus étrange encore que de demander la vérité de l'homme à la mort ; car elle dit ce que tous seront. La folie, en revanche, est le rare danger, une chance qui pèse peu au regard des hantises qu'elle fait naître et des questions qu'on lui pose. Comment, dans une culture, une si mince éventualité peut-elle détenir un pareil pouvoir d'effroi révélateur ?

Pour répondre à cette question, ceux qui nous regarderont pardessus leur épaule n'auront sans doute pas beaucoup d'éléments à leur disposition. Seuls quelques signes carbonisés : la crainte ressassée pendant des siècles de voir l'étiage de la folie monter et submerger le monde ; les rituels d'exclusion et d'inclusion du fou ; l'écoute attentive, depuis le XIXe siècle, pour surprendre dans la folie quelque chose qui puisse dire ce qu'est la vérité de l'homme ; la même impatience avec laquelle sont rejetées et accueillies les paroles de la folie, l'hésitation à reconnaître leur inanité ou leur décision.

Tout le reste : ce mouvement unique par lequel nous venons à la rencontre de la folie dont nous nous éloignons, cette reconnaissance épouvantée, cette volonté de fixer la limite et de la compenser aussitôt par la trame d'un sens unitaire, tout cela sera réduit au silence, comme est muette pour nous, aujourd'hui, la trilogie grecque mania, ubris, alogia, ou muette la posture de la déviation chamanique dans telle société primitive.

Nous sommes en ce point, en ce repli du temps où un certain contrôle technique de la maladie recouvre plus qu'il ne le désigne le mouvement qui referme sur soi l'expérience de la folie. Mais c'est ce pli justement qui nous permet de déployer ce qui pendant des siècles est resté impliqué : la maladie mentale et la folie -deux configurations différentes, qui se sont rejointes et confondues à partir du XVIIe siècle, et qui se dénouent maintenant sous nos yeux ou plutôt dans notre langage.

*

Dire que la folie aujourd'hui disparaît, cela veut dire que se défait cette implication qui la prenait à la fois dans le savoir psychiatrique et dans une réflexion de type anthropologique. Mais ce n'est pas dire que disparaît pour autant la forme générale de transgression dont la folie a été pendant des siècles le visible visage. Ni que cette transgression n'est pas en train, au moment même où nous nous demandons ce qu'est la folie, de donner lieu à une expérience nouvelle.

Il n'y a pas une seule culture au monde où il soit permis de tout faire. Et on sait bien depuis longtemps que l'homme ne commence pas avec la liberté, mais avec la limite et la ligne de l'infranchissable. On connaît les systèmes auxquels obéissent les actes interdits ; on a pu distinguer pour chaque culture le régime des prohibitions de l'inceste. Mais on connaît mal encore l'organisation des interdits de langage. C'est que les deux systèmes de restriction ne se superposent pas, comme si l'un n'était que la version verbale de l'autre : ce qui ne doit pas paraître au niveau de la parole n'est pas de toute nécessité ce qui est proscrit dans l'ordre du geste. Les Zuni, qui l'interdisent, racontent l'inceste du frère et de la soeur ; et les Grecs, la légende d'Oedipe. À l'inverse, le Code de 1808 a aboli les vieilles lois pénales contre la sodomie ; mais le langage du XIXe siècle a été beaucoup plus intolérant à l 'homosexualité (au moins sous sa forme masculine) que ne le furent les époques précédentes. Et il est probable que les concepts psychologiques de compensation, d'expression symbolique, ne peuvent en rien rendre compte d'un pareil phénomène.

Il faudra bien un jour étudier ce domaine des interdits de langage dans son autonomie. Sans doute est-il trop tôt encore pour savoir au juste comment en faire l'analyse. Pourra-t-on utiliser les divisions actuellement admises du langage ? Et reconnaître d'abord, à la limite de l'interdit et de l'impossibilité, les lois qui concernent le code linguistique (ce qu'on appelle, si clairement, les fautes de langue) ; puis, à l'intérieur du code et parmi les mots ou expressions existants, ceux qui sont frappés d'un interdit d'articulation (toute la série religieuse, sexuelle, magique des mots blasphématoires) ; puis les énoncés qui seraient autorisés par le code, permis dans l'acte de parole, mais dont la signification est intolérable, pour la culture en question, à un moment donné : ici, le détour métaphorique n'est plus possible, car c'est le sens lui-même qui est objet de censure. Enfin, il existe aussi une quatrième forme de langage exclu : il consiste à soumettre une parole, apparemment conforme au code reconnu, à un autre code dont la clef est donnée dans cette parole même ; de sorte que celle-ci est dédoublée à l'intérieur de soi : elle dit ce qu'elle dit, mais elle ajoute un surplus muet qui énonce silencieusement ce qu'il dit et le code selon lequel il le dit. Il ne s'agit pas là d'un langage chiffré, mais d'un langage structuralement ésotérique. C'est-à-dire qu'il ne communique pas, en la cachant, une signification interdite ; il s'installe d'entrée de jeu dans un repli essentiel de la parole. Repli qui la creuse de l'intérieur et peut-être jusqu'à l'infini. Peu importent alors ce qui se dit dans un pareil langage et les significations qui y sont délivrées. C'est cette libération obscure et centrale de la parole au coeur d'elle-même, sa fuite incontrôlable vers un foyer toujours sans lumière, qu'aucune culture ne peut accepter immédiatement. Non pas dans son sens, non pas dans sa matière verbale, mais dans son jeu, une telle parole est transgressive.

Il est bien probable que toute culture, quelle qu'elle soit, connaît, pratique et tolère (dans une certaine mesure), mais réprime également et exclut ces quatre formes de paroles interdites.

Dans l'histoire occidentale, l'expérience de la folie s'est déplacée le long de cette échelle. À vrai dire, elle a longtemps occupé une région indécise, difficile pour nous à préciser, entre l'interdit de l'action et celui du langage : de là l'importance exemplaire du couple furor-inanitas qui a pratiquement organisé, selon les registres du geste et de la parole, le monde de la folie jusqu'à la fin de la Renaissance. L'époque du Renfermement (les hôpitaux généraux, Charenton, Saint-Lazare, organisés au XVIIe siècle) marque une migration de la folie vers la région de l'insensé : la folie ne garde guère avec les actes interdits qu'une parenté morale (elle demeure essentiellement attachée aux interdits sexuels), mais elle est incluse dans l'univers des interdits de langage ; l'internement classique, enveloppe, avec la folie, le libertinage de pensée et de parole, l'obstination dans l'impiété ou l'hétérodoxie, le blasphème, la sorcellerie, l'alchimie -bref, tout ce qui caractérise le monde parlé et interdit de la déraison ; la folie, c'est le langage exclu -, celui qui, contre le code de la langue, prononce des paroles sans signification (les «insensés», les «imbéciles», les «déments»), ou celui qui prononce des paroles sacralisées («les violents», les «furieux»), ou celui encore qui fait passer des significations interdites (les «libertins», les «entêtés»). Cette répression de la folie comme parole interdite, la réforme de Pinel en est beaucoup plus un achèvement visible qu'une modification.

Celle-ci ne s'est produite réellement qu'avec Freud, lorsque l'expérience de la folie s'est déplacée vers la dernière forme d'interdit de langage dont nous parlions tout à l 'heure. Elle a cessé alors d'être faute de langage, blasphème proféré, ou signification intolérable (et, en ce sens, la psychanalyse est bien la grande levée des interdits définie par Freud lui-même) ; elle est apparue comme une parole qui s'enveloppe sur elle-même, disant au-dessous de ce qu'elle dit autre chose, dont elle est en même temps le seul code possible : langage ésotérique, si l'on veut, puisqu'il détient sa langue à l'intérieur d'une parole qui ne dit pas autre chose finalement que cette implication.

Il faut donc prendre l'oeuvre de Freud pour ce qu'elle est ; elle ne découvre pas que la folie est prise dans un réseau de significations communes avec le langage de tous les jours, autorisant ainsi à parler d'elle dans la platitude quotidienne du vocabulaire psychologique. Elle décale l'expérience européenne de la folie pour la situer dans cette région périlleuse, transgressive toujours (donc interdite encore, mais sur un mode particulier), qui est celle des langages s'impliquant eux-mêmes, c'est-à-dire énonçant dans leur énoncé la langue dans laquelle ils l'énoncent. Freud n'a pas découvert l'identité perdue d'un sens ; il a cerné la figure irruptive d'un signifiant qui n'est absolument pas comme les autres. Ce qui aurait dû suffire à protéger son oeuvre de toutes les interprétations psychologisantes dont notre demi-siècle l'a recouverte, au nom (dérisoire) des «sciences humaines» et de leur unité asexuée.

Et, par le fait même, la folie est apparue, non pas comme la ruse d'une signification cachée, mais comme une prodigieuse réserve de sens. Encore faut-il entendre comme il convient ce mot de «réserve» : beaucoup plus que d'une provision, il s'agit d'une figure qui retient et suspend le sens, aménage un vide où n'est proposée que la possibilité encore inaccomplie que tel sens vienne s'y loger, ou tel autre, ou encore un troisième, et cela à l'infini peut-être. La folie ouvre une réserve lacunaire qui désigne et fait voir ce creux où langue et parole s'impliquent, se forment l'une à partir de l'autre et ne disent rien d'autre que leur rapport encore muet. Depuis Freud, la folie occidentale est devenue un non-langage, parce qu'elle est devenue un langage double (langue qui n'existe que dans cette parole, parole qui ne dit que sa langue) -, c'est-à-dire une matrice du langage qui, au sens strict, ne dit rien. Pli du parlé qui est une absence d'oeuvre.

Il faudra bien un jour rendre cette justice à Freud qu'il n'a pas fait parler une folie qui, depuis des siècles, était précisément un langage (langage exclu, inanité bavarde, parole courant indéfiniment hors du silence réfléchi de la raison) ; il en a au contraire tari le Logos déraisonnable ; il l'a desséché ; il en a fait remonter les mots jusqu'à leur source -jusqu'à cette région blanche de l'autoimplication où rien n'est dit.

*

Ce qui se passe actuellement est encore dans une lumière incertaine pour nous ; cependant, on peut voir se dessiner, dans notre langage, un étrange mouvement. La littérature (et cela depuis Mallarmé, sans doute) est en train peu à peu de devenir à son tour un langage dont la parole énonce, en même temps que ce qu'elle dit et dans le même mouvement, la langue qui la rend déchiffrable comme parole. Avant Mallarmé, écrire consistait à établir sa parole à l'intérieur d'une langue donnée, de sorte que l'oeuvre de langage était de même nature que tout autre langage, aux signes près (et, certes, ils étaient majestueux) de la Rhétorique, du Sujet ou des Images. À la fin du XIXe siècle (à l'époque de la découverte de la psychanalyse, ou peu s'en faut), elle était devenue une parole qui inscrivait en elle son principe de déchiffrement ; ou, en tout cas, elle supposait, sous chacune de ses phrases, sous chacun de ses mots, le pouvoir de modifier souverainement les valeurs et les significations de la langue à laquelle malgré tout (et de fait) elle appartenait ; elle suspendait le règne de la langue dans un geste actuel d'écriture.

De là la nécessité de ces langages seconds (ce qu'on appelle en somme la critique) : ils ne fonctionnent plus maintenant comme des additions extérieures à la littérature (jugements, médiations, relais qu'on pensait utile d'établir entre une oeuvre renvoyée à l'énigme psychologique de sa création et l'acte consommateur de la lecture) ; désormais, ils font partie, au coeur de la littérature, du vide qu'elle instaure dans son propre langage ; ils sont le mouvement nécessaire, mais nécessairement inachevé par quoi la parole est ramenée à sa langue, et par quoi la langue est établie sur la parole.

De là aussi cet étrange voisinage de la folie et de la littérature, auquel il ne faut pas prêter le sens d'une parenté psychologique enfin mise à nu. Découverte comme un langage se taisant dans sa superposition à lui-même, la folie ne manifeste ni ne raconte la naissance d'une oeuvre (ou de quelque chose qui, avec du génie ou de la chance, aurait pu devenir une oeuvre) ; elle désigne la forme vide d'où vient cette oeuvre, c'est-à-dire le lieu d'où elle ne cesse d'être absente, où jamais on ne la trouvera parce qu'elle ne s'y est jamais trouvée. Là en cette région pâle, sous cette cache essentielle, se dévoile l'incompatibilité gémellaire de l'oeuvre et de la folie ; c'est le point aveugle de leur possibilité à chacune et de leur exclusion mutuelle.

Mais, depuis Raymond Roussel, depuis Artaud, c'est aussi bien le lieu d'où s'approche le langage de la littérature. Mais il ne s'en approche pas comme de quelque chose qu'il aurait la tâche d' énoncer. Il est temps de s'apercevoir que le langage de la littérature ne se définit pas par ce qu'il dit, ni non plus par les structures qui le rendent signifiant. Mais qu'il a un être et que c'est sur cet être qu'il faut l'interroger. Cet être, quel est-il actuellement ? Quelque chose sans doute qui a affaire à l'auto-implication, au double et au vide qui se creuse en lui. En ce sens, l'être de la littérature, tel qu'il se produit depuis Mallarmé et vient jusqu'à nous, gagne la région où se fait depuis Freud l'expérience de la folie.

Aux yeux de je ne sais quelle culture future - et peut-être est-elle déjà très prochaine -, nous serons ceux qui ont approché au plus près ces deux phrases jamais réellement prononcées, ces deux phrases aussi contradictoires et impossibles que le fameux «je mens» et qui désignent toutes deux la même autoréférence vide : «j'écris» et «je délire». Nous figurerons ainsi à côté de mille autres cultures qui ont approché le «je suis fou» d'un «je suis une bête», ou «je suis un dieu», ou «je suis un signe», ou encore d'un «je suis une vérité», comme ce fut le cas pour tout le XIXe siècle, jusqu'à Freud. Et si cette culture a le goût de l'histoire, elle se souviendra en effet que Nietzsche devenant fou a proclamé (c'était en 1887) qu'il était la vérité (pourquoi je suis si sage, pourquoi j'en sais si long, pourquoi j'écris de si bons livres, pourquoi je suis une fatalité) ; et que, moins de cinquante ans plus tard, Roussel, à la veille de son suicide, a écrit, dans Comment j'ai écrit certains de mes livres *, le récit, jumelé systématiquement, de sa folie et de ses procédés d'écriture. Et on s'étonnera sans aucun doute que nous ayons pu reconnaître une si étrange parenté entre ce qui, longtemps, fut redouté comme cri, et ce qui, longtemps, fut attendu comme chant.

* Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1963.

*

Mais peut-être justement cette mutation ne paraîtra-t-elle mériter aucun étonnement. C'est nous aujourd'hui qui nous étonnons de voir communiquer deux langages (celui de la folie et celui de la littérature) dont l'incompatibilité a été bâtie par notre histoire. Depuis le XVIIe siècle, folie et maladie mentale ont occupé le même espace dans le champ des langages exclus (en gros, celui de l'insensé). En entrant dans un autre domaine du langage exclu (dans celui cerné, sacré, redouté, dressé à la verticale au-dessus de lui-même, se rapportant à soi dans un Pli inutile et transgressif, qu'on appelle littérature), la folie dénoue sa parenté, ancienne ou récente selon l'échelle qu'on choisit, avec la maladie mentale.

Celle-ci, il n'y a pas à en douter, va entrer dans un espace technique de mieux en mieux contrôlé : dans les hôpitaux, la pharmacologie a déjà transformé les salles d'agités en grands aquariums tièdes. Mais, au-dessous de ces transformations et pour des raisons qui leur paraissent étrangères (du moins à nos regards actuels), un dénouement est en train de se produire : folie et maladie mentale défont leur appartenance à la même unité anthropologique. Cette unité disparaît elle-même, avec l'homme, postulat passager. La folie, halo lyrique de la maladie, ne cesse de s'éteindre. Et, loin du pathologique, du côté du langage, là où il se replie sans encore rien dire, une expérience est en train de naître où il y va de notre pensée ; son imminence, déjà visible mais vide absolument, ne peut encore être nommée.