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« Trurh, Power, Self » (« Vérité,
pouvoir et soi » ; entretien avec R. Martin, université
du Vermont, 25 octobre 1982 ; trad. F. Durand-Bogaert), in Hutton
(P.H.), Gutman (H.) et Martin (L.H.), éd., Technologies of
the self. A seminar with Michel Foucault, Amherst, the University
of Massachusetts Press, 1988, pp. 9-15.
Dits Ecrits tome IV texte n°362
- Pourquoi avez-vous décidé de venir à l'université
du Vermont ?
- Afin d'expliquer plus précisément à certaines
personnes la nature de mon travail, pour connaître la nature
du leur, et pour établir des liens permanents. Je ne suis
ni un écrivain, ni un philosophe, ni une grande figure de
la vie intellectuelle : je suis un enseignant. Il y a un phénomène
social qui me tracasse : depuis les années soixante, certains
enseignants tendent à devenir des hommes publics, avec les
mêmes obligations. Je ne veux pas jouer au prophète
et dire : « Asseyez-vous, je vous prie, ce que j'ai à
vous dire est très important. »Je suis venu pour que
nous discutions de notre travail commun.
- On vous colle très souvent l'étiquette de «
philosophe », mais aussi d' « historien », de
« structuraliste » et de « marxiste ». Votre
chaire, au Collège de France, s'intitule « Histoire
des systèmes de pensée ». Qu'est-ce que cela
signifie ?
- Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de savoir exactement
qui je suis. Ce qui fait l'intérêt principal de la
vie et du travail est qu'ils vous permettent de devenir quelqu'un
de différent de ce que vous étiez au départ
Si vous saviez, lorsque vous commencez à écrire un
livre, ce que vous allez dire à la fin, croyez-vous que vous
auriez le courage de l'écrire ? Ce qui vaut pour l'écriture
et pour une relation amoureuse vaut aussi pour la vie. Le jeu ne
vaut la chandelle que dans la mesure où l'on ignore comment
il finira.
Mon domaine est l'histoire de la pensée. L'homme est un
être pensant. La manière dont il pense est liée
à la société, à la politique, à
l'économie et à l'histoire ; elle est aussi liée
à des catégories très générales,
voire universelles, et à des structures formelles. Mais la
pensée et les rapports de société sont deux
choses bien différentes. Les catégories universelles
de la logique ne sont pas aptes à rendre compte adéquatement
de la manière dont les gens pensent réellement. Entre
l'histoire sociale et les analyses formelles de la pensée,
il y a une voie, une piste - très étroite, peut-être
-, qui est celle de l'historien de la pensée.
- Dans l'Histoire de la sexualité, vous faites référence
à celui qui « bouscule la loi, anticipe, tant soit
peu, la liberté future ». Est-ce ainsi que vous voyez
votre travail ?
- Non. Pendant assez longtemps, les gens m'ont demandé de
leur expliquer ce qui allait arriver et de leur fournir un programme
pour l'avenir. Nous savons très bien que, même s'ils
sont inspirés par les meilleures intentions, ces programmes
deviennent toujours un outil, un instrument de l'oppression. La
Révolution française s'est servie de Rousseau, qui
aimait tant la liberté, pour élaborer un modèle
d'oppression sociale. Le stalinisme et le léninisme horrifieraient
Marx. Mon rôle - mais c'est un terme trop pompeux - est de montrer
aux gens qu'ils sont beaucoup plus libres qu'ils ne le pensent,
qu'ils tiennent pour vrais, pour évidents certains thèmes
qui ont été fabriqués à un moment particulier
de l'histoire, et que cette prétendue évidence peut
être critiquée et détruite. Changer quelque
chose dans l'esprit des gens, c'est cela, le rôle d'un intellectuel.
- Dans vos écrits, vous semblez fasciné par les figures
qui existent en marge de la société : les fous, les
lépreux, les criminels, les déviants, les hermaphrodites,
les meurtriers, les penseurs obscurs. Pourquoi ?
- On me reproche parfois de choisir des penseurs marginaux plutôt
que de puiser mes exemples dans le fonds de l'histoire traditionnelle.
Je vous ferai une réponse de snob : il est impossible de
considérer comme obscurs des personnages tels que Bopp ou
Ricardo.
- Mais votre intérêt pour ceux que la société
rejette ?
- J'analyse les figures et les processus obscurs pour deux raisons
: les processus politiques et sociaux qui ont permis la mise en
ordre des sociétés de l'Europe de l'Ouest ne sont
pas très apparents, ont été oubliés
ou sont devenus habituels. Ces processus font partie de notre paysage
le plus familier et nous ne les voyons plus. Or, pour la plupart,
ils ont, un jour, scandalisé des gens. L'un de mes buts est
de montrer aux gens que bon nombre des choses qui font partie de
leur paysage familier - qu'ils considèrent comme universelles
- sont le produit de certains changements historiques bien précis.
Toutes mes analyses vont contre l'idée de nécessités
universelles dans l'existence humaine. Elles soulignent le caractère
arbitraire des institutions et nous montrent de quel espace de liberté
nous disposons encore, quels sont les changements qui peuvent encore
s'effectuer.
- Vos écrits sont porteurs de courants émotionnels
profonds qu'on rencontre rarement dans les analyses savantes : l'angoisse,
dans Surveiller et Punir, le mépris et l'espoir, dans Les
Mots et les Choses, l'indignation et la tristesse, dans Histoire
de la folie.
- Chacun de mes livres représente une partie de mon histoire.
Pour une raison ou une autre, il m'a été donné
d'éprouver ou de vivre ces choses. Pour prendre un exemple
simple, j'ai travaillé dans un hôpital psychiatrique
pendant les années cinquante. Après avoir étudié
la philosophie, j'ai voulu voir ce qu'était la folie : j'avais
été assez fou pour étudier la raison, j'ai
été assez raisonnable pour étudier la folie.
Dans cet hôpital, j'étais libre d'aller des patients
au personnel soignant, car je n'avais pas de fonction précise.
C'était l'époque de la floraison de la neurochirurgie,
le début de la psychopharmacologie, le règne de l'institution
traditionnelle. Dans un premier temps, j'ai accepté ces choses
comme nécessaires, mais au bout de trois mois (j'ai un esprit
lent !), j'ai commencé à m'interroger : « Mais
en quoi ces choses sont-elles nécessaires ? » Au bout
de trois ans, j'ai quitté cet emploi et je suis allé
en Suède, avec un sentiment de grand malaise personnel ;
là j'ai commencé à écrire une histoire
de ces pratiques.
L'Histoire de la folie était censé être le
premier de plusieurs tomes. J'aime écrire des premiers tomes,
mais je déteste écrire les seconds. On a vu, dans
mon livre, un geste psychiatricide, alors que c'était une
description de type historique. Vous connaissez la différence
entre une vraie science et une pseudo-science ? Une vraie science
reconnaît et accepte sa propre histoire sans se sentir attaquée.
Quand vous dites à un psychiatre que son institution est
née de la léproserie, il se met en colère.
- Quelle a été la genèse de Surveiller et
Punir ?
- Je dois avouer que je n'ai eu aucun lien direct avec les prisons
ou les prisonniers, bien que j'aie travaillé comme psychologue
dans une prison française. Lorsque j'étais en Tunisie,
j'ai vu des gens être emprisonnés pour des motifs politiques,
et cela m'a influencé.
- L'âge classique est un âge pivot dans tous vos écrits.
Vous sentez-vous nostalgique de la clarté de cette époque,
ou de la « visibilité » de la Renaissance, âge
où tout était unifié et exposé ?
- Toute cette beauté des époques anciennes est un
effet, plutôt qu'une source, de la nostalgie. Je sais très
bien que c'est nous-même qui l'inventons. Mais il est plutôt
bon d'éprouver ce type de nostalgie, tout comme il est bon
d'avoir un rapport satisfaisant à son enfance, si l'on a
soi-même des enfants. Il est bon d'éprouver de la nostalgie
à l'égard de certaines périodes, pourvu que
ce soit une manière d'entretenir un rapport réfléchi
et positif au présent. Mais si la nostalgie devient une raison
de se montrer agressif et incompréhensif à l'égard
du présent, alors il faut la bannir.
- Que lisez-vous pour le plaisir ?
- Les livres et les auteurs qui produisent en moi la plus grande
émotion : Faulkner, Thomas Mann, le roman de Malcolm Lowry
Sous le volcan.
- Qu'est-ce qui, intellectuellement, a influencé votre pensée
?
- J'ai été surpris lorsque deux de mes amis de Berkeley
ont écrit, dans leur livre, que j'avais été
influencé par Heidegger *. C'était vrai, bien sûr,
mais personne en France ne l'avait jamais souligné. Lorsque
j'étais étudiant, dans les années cinquante,
je lisais Husserl, Sartre, Merleau-Ponty. Lorsqu'une influence se
fait sentir avec trop de force, on essaie d'ouvrir une fenêtre.
Heidegger - et c'est assez paradoxal - n'est pas un auteur très
difficile à comprendre pour un Français. Que chaque
mot soit une énigme ne vous met pas en trop mauvaise posture
pour comprendre Heidegger. Être et Temps est un livre difficile,
mais les écrits plus récents sont moins énigmatiques.
* Dreyfus (H.) et Rabinow (P.), Michel Foucault : Beyond Structuralism
and Hermeneutics, Chicago, University of Chicago Press, 1982 (Michel
Foucault, un parcours philosophique, trad, F. Durand-Bogaert, Paris,
Gallimard, 1984).
Nietzsche a été une révélation pour
moi. J'ai eu l'impression de découvrir un auteur bien différent
de celui qu'on m'avait enseigné. Je l'ai lu avec beaucoup
de passion, et j'ai rompu avec ma vie, quitté mon emploi
à l'hôpital psychiatrique, quitté la France
: j'avais le sentiment d'avoir été piégé.
À travers Nietzsche, j'étais devenu étranger
à toutes ces choses. Je ne suis toujours pas bien intégré
à la vie sociale et intellectuelle française. Dès
que j'en ai l'occasion, je quitte la France. Si j'avais été
plus jeune, j'aurais émigré aux États-Unis.
- Pourquoi ?
- J'entrevois des possibilités, ici. Vous n'avez pas une
vie intellectuelle et culturelle homogène. En tant qu'étranger,
je n'ai pas à être intégré. Aucune pression
ne s'exerce sur moi. Il y a ici beaucoup de grandes universités
qui toutes ont des intérêts différents. Mais,
bien sûr, l'Université aurait pu me renvoyer de la
manière la plus indigne.
- Qu'est-ce qui vous fait dire que l'Université aurait pu
vous renvoyer ?
- Je suis très fier que certaines personnes pensent que
je représente un danger pour la santé intellectuelle
des étudiants. Lorsque les gens commencent à raisonner
en termes de santé, dans les activités intellectuelles,
c'est que quelque chose ne tourne plus rond. Pour eux, je suis un
homme dangereux, puisque je suis un crypto-marxiste, un irrationaliste,
un nihiliste.
- On pourrait déduire de la lecture des Mots et les Choses
que les initiatives individuelles de réforme sont impossibles,
parce que les découvertes ont toutes sortes de significations
et d'implications que leurs inventeurs ne peuvent comprendre. Dans
Surveiller et Punir, par exemple, vous montrez que l'on est passé
soudainement de la chaîne de forçats à la voiture
de police fermée, du spectacle du châtiment à
sa prise en charge par les mécanismes disciplinaires et l'institution,
Mais vous soulignez aussi le fait que ce changement, qui, à
l'époque, a fait figure de réforme, n'était,
au fond, que la normalisation des pouvoirs punitifs de la société.
Comment le changement conscient est-il possible ?
- Comment pouvez-vous me prêter l'idée que le changement
est impossible, puisque j'ai toujours rattaché les phénomènes
que j'analysais à l'action politique ? Toute l'entreprise
de Surveiller et Punir est un effort pour répondre à
cette question et pour montrer de quelle manière un nouveau
mode de pensée s'est instauré.
Nous sommes tous des êtres qui vivent et qui pensent. Ce
contre quoi je réagis est cette rupture qui existe entre
l'histoire sociale et l 'histoire des idées. Les historiens
des sociétés sont censés décrire la
manière dont les gens agissent sans penser, et les historiens
des idées, la manière dont des gens pensent sans agir.
Tout le monde pense et agit à la fois. La manière
dont les gens agissent et réagissent est liée à
une manière de penser, et cette manière de penser
est, naturellement, liée à la tradition. Le phénomène
que j'ai essayé d'analyser est celui, très complexe,
par lequel, en un temps relativement bref, les gens se sont mis
à réagir différemment aux crimes et aux criminels.
J'ai écrit deux types de livres. L'un, Les Mots et les Choses,
a exclusivement pour objet la pensée scientifique ; l'autre,
Surveiller et Punir, a pour objet les institutions et les principes
sociaux. L'histoire de la science connaît un développement
différent de celui de la sensibilité.
Afin d'être reconnue comme discours scientifique, la pensée
doit répondre à certains critères. Dans Surveiller
et Punir, des textes, des pratiques et des individus s'affrontent.
Si j'ai vraiment essayé d'analyser les changements, dans
mes livres, ce n'est pas afin d'en trouver les causes matérielles,
mais afin de montrer l'interaction de différents facteurs
et la manière dont les individus réagissent. Je crois
en la liberté des individus. À une même situation,
les gens réagissent de manière très différente.
- Vous concluez Surveiller et Punir en disant : « »
j'interromps ici ce livre qui doit servir d'arrière-plan
historique à diverses études sur le pouvoir de normalisation
et la formation du savoir dans la société moderne.
» Quel lien voyez-vous entre la normalisation et l'idée
que l'homme est au centre du savoir ?
- A travers ces différentes pratiques - psychologiques, médicales,
pénitentiaires, éducatives -, c'est une certaine idée,
un modèle de l'humanité, qui a pris forme ; et cette
idée de l'homme est aujourd'hui devenue normative, évidente,
et passe pour universelle. Or il est possible que l'humanisme ne
soit pas universel, mais corrélatif à une situation
particulière. Ce que nous appelons humanisme, les marxistes,
les libéraux, les nazis et les catholiques l'ont utilisé.
Cela ne signifie pas que nous devons rejeter ce que nous nommons
« droits de l'homme » et « liberté »,
mais cela implique l'impossibilité de dire que la liberté
ou les droits de l'homme doivent être circonscrits à
l'intérieur de certaines frontières. Par exemple,
si vous aviez demandé, il y a quatre-vingts ans, si la vertu
féminine faisait partie de l'humanisme universel, tout le
monde aurait répondu oui.
Ce qui m'effraie, dans l'humanisme, est qu'il présente une
certaine forme de notre éthique comme un modèle universel
valant pour n'importe quel type de liberté. Je pense que
notre avenir comporte plus de secrets, de libertés possibles
et d'inventions que ne nous laisse en imaginer l'humanisme, dans
la représentation dogmatique qu'en donnent les différents
composants du spectre politique : la gauche, le centre et la droite.
- Et c'est ce qu'évoquent les « techniques de soi
» ?
- Oui. Vous avez dit, à l'occasion, que vous pensiez que
j'étais quelqu'un d'imprévisible. C'est vrai. Mais
je me fais parfois l'effet de quelqu'un de trop systématique
et de trop rigide.
Les problèmes que j'ai étudiés sont les trois
problèmes traditionnels.
1) Quels rapports entretenons-nous
avec la vérité à travers le savoir scientifique,
quels sont nos rapports à ces « jeux de vérité
» qui sont si importants dans la civilisation, et dans lesquels
nous sommes à la fois sujets et objets ?
2) Quels rapports
avons-nous aux autres, à travers ces étranges stratégies
et rapports de pouvoir ?
Enfin, 3), quels sont les rapports entre
vérité, pouvoir et soi ?
J'aimerais clore cela par une question : qu'y aurait-il de plus
classique que ces questions et de plus systématique que de
passer de la question un à la question deux et à la
question trois, pour revenir à la question un ? C'est précisément
là que j'en suis.
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