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« Sur l'archéologie des sciences. Réponse au
Cercle d'épistémologie », Cahiers pour l'analyse,
no 9 : Généalogie des sciences, été
1968, pp 9-40.
Dits Ecrits tome I texte n°59
On n'aura eu d'autre dessein dans les questions qui sont ici posées
à l'auteur de Histoire de la folie, de Naissance de la clinique
et de Les Mots et les Choses que de lui demander d'énoncer
sur sa théorie et sur les implications de sa méthode
des propositions critiques qui en fondent la possibilité.
L'intérêt du Cercle est allé à le prier
de définir ses réponses par rapport au statut de la
science, de son histoire et de son concept.
De l'épistémè et de la rupture épistémologique
La notion de rupture épistémologique sert, depuis
l'oeuvre de Bachelard, à nommer la discontinuité que
la philosophie et l'histoire des sciences croient marquer entre
la naissance de toute science et le « tissu d'erreurs positives,
tenaces, solidaires » rétrospectivement reconnu comme
la précédant. Les exemples topiques de Galilée,
de Newton, de Lavoisier, mais aussi d'Einstein et de Mendeleïev
illustrent la perpétuation horizontale de cette rupture.
L'auteur de Les Mots et les Choses marque une discontinuité
verticale entre la configuration épistémique d'une
époque et la suivante.
On lui demande quels rapports entretiennent entre elles cette horizontalité
et cette verticalité 1.
La périodisation archéologique délimite dans
le continu des ensembles synchroniques, rassemblant les savoirs
dans la figure de systèmes unitaires.
Accepterait-il qu'une alternative lui fût proposée
entre un historicisme radical (l'archéologie pourrait prédire
sa propre réinscription dans un nouveau discours) et une
sorte de savoir absolu (dont quelques auteurs auraient pu avoir
le pressentiment indépendamment des contraintes épistémiques)
?
Le Cercle d'épistémologie.
L 'HISTOIRE ET LA DISCONTINUITÉ
1. On essaie de reprendre dans cette question le passage suivant
de l’article de G. Canguilhem consacré au livre de
M. Foucault (Critique, no 242, pp. 612-613) : « S'agissant
d'un savoir théorique, est-il possible de le penser dans
la spécificité de son concept sans référence
à quelque norme ? Parmi les discours théoriques tenus
conformément au système épistémique
du XVII' et du XVIIIe siècle, certains, comme l'histoire
naturelle, ont été relégués par l'épistémé
du XIXe, mais certains autres ont été intégrés.
Bien qu’elle ait servi de modèle aux physiologistes
de l'économie animale durant le XVIIIe siècle, la
physique de Newton n'a pas coulé avec elle. Buffon est réfuté
par Darwin, s'il ne l'est pas par Étienne Geoffroy Saint-Hilaire.
Mais Newton n'est pas plus réfuté par Einstein que
par Maxwell. Darwin n'est pas réfuté par Mendel et
Morgan. La succession Galilée, Newton, Einstein ne présente
pas des ruptures semblables à celles qu'on relève
dans la succession Tournefort, Linné, Engler en systématique
botanique. »
Un curieux entrecroisement. Voilà des dizaines d'années
maintenant que l'attention des historiens s'est portée de
préférence sur les longues périodes. Comme
si, en dessous des péripéties politiques et de leurs
épisodes, ils entreprenaient de mettre au jour les équilibres
stables et difficiles à rompre, les processus insensibles,
les régulations constantes, les phénomènes
tendanciels qui culminent et s'inversent après des continuités
séculaires, les mouvements d'accumulation et les saturations
lentes, les grands socles immobiles et muets que l'enchevêtrement
des récits traditionnels avait recouverts de toute une épaisseur
d'événements. Pour mener cette analyse, les historiens
disposent d'instruments qu'ils ont, pour une part façonnés,
et pour une part reçus : modèles de la croissance
économique, analyse quantitative des flux d'échanges,
profils des développements et des régressions démographiques,
étude des oscillations du climat. Ces instruments leur ont
permis de distinguer, dans le champ de l'histoire, des couches sédimentaires
diverses ; aux successions linéaires qui avaient fait jusque-là
l'objet de la recherche, s'est substitué un jeu de décrochages
en profondeur. De la mobilité politique aux lenteurs propres
à la « civilisation matérielle », les
niveaux d'analyse se sont multipliés ; chacun a ses ruptures
spécifiques ; chacun comporte un découpage qui n'appartient
qu'à lui ; et à mesure qu'on descend vers les couches
les plus profondes, les scansions se font de plus en plus larges.
La vieille question de l'histoire (quel lien établir entre
des événements discontinus ?) est remplacée
désormais par un jeu d'interrogations difficiles : quelles
strates faut-il isoler les unes des autres ? Quel type et quel critère
de périodisation faut-il adopter pour chacune d'elles ? Quel
système de relations (hiérarchie, dominance, étagement,
détermination univoque, causalité circulaire) peut-on
décrire de l'une à l'autre ?
Or, à peu près à la même époque,
dans ces disciplines qu'on appelle histoire des idées, des
sciences, de la philosophie, de la pensée, de la littérature
aussi (leur spécificité peut être négligée
pour un instant), dans ces disciplines qui, malgré leur titre,
échappent en grande partie au travail de l'historien et à
ses méthodes, l'attention s'est déplacée, au
contraire, des vastes unités formant « époque
» ou « siècle », vers les phénomènes
de rupture. Sous les grandes continuités de la pensée,
sous les manifestations massives et homogènes de l'esprit,
sous le devenir têtu d'une science s'acharnant à exister
et à s'achever dès son commencement, on cherche maintenant
à détecter l'incidence des interruptions. G. Bachelard
a repéré des seuils épistémologiques
qui rompent le cumul indéfini des connaissances ; M. Gueroult
a décrit des systèmes clos, des architectures conceptuelles
fermées qui scandent l'espace du discours philosophique ;
G. Canguilhem a analysé les mutations, les déplacements,
les transformations dans le champ de validité et les règles
d'usage des concepts. Quant à l'analyse littéraire,
c'est la structure interne de l'oeuvre - moins encore : du texte
- qu'elle interroge.
Mais que cet entrecroisement pourtant ne fasse pas illusion. Ne
pas s'imaginer, sur la foi de l'apparence, que certaines des disciplines
historiques sont allées du continu au discontinu, tandis
que les autres - à vrai dire l'histoire tout court - allaient
du fourmillement des discontinuités aux grandes unités
ininterrompues. En fait, c'est la notion de discontinuité
qui a changé de statut. Pour l'histoire, sous sa forme classique,
le discontinu était à la fois le donné et l'impensable
: ce qui s'offrait sous l'espèce des événements,
des institutions, des idées, ou des pratiques dispersées
; et ce qui devait être, par le discours de l'historien, contourné,
réduit, effacé pour qu'apparaisse la continuité
des enchaînements. La discontinuité, c'était
ce stigmate de l'éparpillement temporel que l'historien avait
à charge de supprimer de l'histoire. Elle est devenue maintenant
un des éléments fondamentaux de l'analyse historique.
Elle y apparaît sous un triple rôle. Elle constitue
d'abord une opération délibérée de l'historien
(et non plus ce qu'il reçoit malgré lui du matériau
qu'il a à traiter) : car il doit, au moins à titre
d'hypothèse systématique, distinguer les niveaux possibles
de son analyse, et fixer les périodisations qui leur conviennent.
Elle est aussi le résultat de sa description (et non plus
ce qui doit s'éliminer sous l'effet de son analyse) : car
ce qu'il entreprend de découvrir, ce sont les limites d'un
processus, le point d'inflexion d'une courbe, l'inversion d'un mouvement
régulateur, les bornes d'une oscillation, le seuil d'un fonctionnement,
l'émergence d'un mécanisme, l'instant de dérèglement
d'une causalité circulaire. Elle est enfin un concept que
le travail ne cesse de spécifier : elle n'est plus ce vide
pur et uniforme qui sépare d'un seul et même blanc
deux figures positives ; elle prend une forme et une fonction différentes
selon le domaine et le niveau auxquels on l'assigne. Notion qui
ne manque pas d'être assez paradoxale : puisqu'elle est à
la fois instrument et objet de recherche, puisqu'elle délimite
le champ d'une analyse dont elle est l'effet ; puisqu'elle permet
d'individualiser les domaines, mais qu'on ne peut l'établir
que par leur comparaison ; puisqu'elle ne rompt des unités
que pour en établir de nouvelles ; puisqu'elle scande des
séries et dédouble des niveaux ; et puisque, en fin
de compte, elle n'est pas simplement un concept présent dans
le discours de l'historien, mais que celui-ci, en secret, la suppose
: d'où pourrait-il parler, en effet, sinon à partir
de cette rupture qui lui offre comme objet l'histoire - et sa propre
histoire ?
On pourrait dire, sur un mode schématique, que l'histoire
et, d'une façon générale, les disciplines historiques
ont cessé d'être la reconstitution des enchaînements
au-delà des successions apparentes ; elles pratiquent désormais
la mise en jeu systématique du discontinu. La grande mutation
qui les a marquées à notre époque, ce n'est
pas l'extension de leur domaine vers des mécanismes économiques
qu'elles connaissaient depuis longtemps ; ce n'est pas non plus
l'intégration des phénomènes idéologiques,
des formes de pensée, des types de mentalité : le
XIXe siècle les avait déjà analysés.
C'est plutôt la transformation du discontinu : son passage
de l'obstacle à la pratique ; cette intériorisation
sur le discours de l'historien qui lui a permis de n'être
plus la fatalité extérieure qu'il faut réduire,
mais le concept opératoire qu'on utilise ; cette inversion
de signes grâce à laquelle il n'est plus le négatif
de la lecture historique (son envers, son échec, la limite
de son pouvoir), mais l'élément positif qui détermine
son objet et valide son analyse. Il faut accepter de comprendre
ce qu'est devenue l'histoire dans le travail réel des historiens
: un certain usage réglé de la discontinuité
pour l'analyse des séries temporelles.
On comprend que beaucoup soient restés aveugles à
ce fait qui nous est contemporain et dont le savoir historique porte
cependant témoignage depuis un demi-siècle bientôt.
Si l'histoire, en effet, pouvait demeurer le lien des continuités
ininterrompues, si elle nouait sans cesse des enchaînements
que nulle analyse ne saurait défaire sans abstraction, si
elle tramait, tout autour des hommes, de leurs paroles et de leurs
gestes, d'obscures synthèses toujours en instance de se reconstituter,
alors elle serait pour la conscience un abri privilégié
: ce qu'elle lui retire en mettant au jour des déterminations
matérielles, des pratiques inertes, des processus inconscients,
des intentions oubliées dans le mutisme des institutions
et des choses, elle le lui restituerait sous forme d'une synthèse
spontanée ; ou plutôt elle lui permettrait de s'en
ressaisir, de s'emparer à nouveau de tous les fils qui lui
avaient échappé, de ranimer toutes ces activités
mortes, et d'en redevenir, dans une lumière nouvelle ou revenue,
le sujet souverain. L'histoire continue, c'est le corrélat
de la conscience : la garantie que ce qui lui échappe pourra
lui être rendu ; la promesse que toutes ces choses qui l'entourent
et la surplombent, il lui sera donné un jour de se les approprier
derechef, d'y restaurer sa maîtrise, et d'y trouver ce qu'il
faut bien appeler - en laissant au mot tout ce qu'il a de surcharge
- sa demeure. Vouloir faire de l'analyse historique le discours du
continu, et faire de la conscience humaine le sujet originaire de
tout savoir et de toute pratique, ce sont les deux faces d'un même
système de pensée. Le temps y est conçu en
termes de totalisation, et la révolution n'y est jamais qu'une
prise de conscience.
Lorsque, depuis le début de ce siècle, les recherches
psychanalytiques, linguistiques, puis ethnologiques ont dépossédé
le sujet des lois de son désir, des formes de sa parole,
des règles de son action, et des systèmes de ses discours
mythiques, ceux qui, chez nous, sont préposés à
toute sauvegarde n'ont cessé de répondre : oui, mais
l'histoire... L'histoire qui n'est pas structure, mais devenir ;
qui n'est pas simultanéité, mais succession ; qui
n'est pas système, mais pratique ; qui n'est pas forme, mais
effort incessant d'une conscience se reprenant elle-même,
et essayant de se ressaisir jusqu'au plus profond de ses conditions
; l'histoire qui n'est pas discontinuité, mais longue patience
ininterrompue. Mais pour chanter cette litanie de la contestation,
il fallait détourner les regards du travail des historiens
: refuser de voir ce qui se passe actuellement dans leur pratique
et dans leur discours ; fermer les yeux sur la grande mutation de
leur discipline ; rester obstinément aveugle au fait que
l'histoire n'est peut-être pas, pour la souveraineté
de la conscience, un lieu mieux abrité, moins périlleux
que les mythes, le langage ou la sexualité ; bref, il fallait
reconstituer, à des fins de salut, une histoire comme on
n'en fait plus. Et dans le cas où cette histoire n'offrirait
pas assez de sécurité, c'est au devenir de la pensée,
des connaissances, du savoir, c'est au devenir d'une conscience
toujours proche d'elle-même, indéfiniment liée
à son passé, et présente à tous ses
moments, qu'on demandait de sauver ce qui devait être sauvé
: de sa proche histoire, qui oserait dépouiller le sujet
? On criera donc à l'histoire assassinée chaque fois
que, dans une analyse historique (et surtout s'il s'agit de la connaissance),
l'usage de la discontinuité devient trop visible. Mais il
ne faut pas s'y tromper : ce qu'on pleure si fort, ce n'est point
l'effacement de l'histoire, c'est la disparition de cette forme
d'histoire qui était secrètement, mais tout entière,
référée à l'activité synthétique
du sujet. On avait entassé tous les trésors d'autrefois
dans la vieille citadelle de cette histoire : on la croyait solide
parce qu'on l'avait sacralisée, et qu'elle était le
lieu dernier de la pensée anthropologique. Mais il y a beau
temps que les historiens sont partis travailler ailleurs. Il ne
faut plus compter sur eux pour garder les privilèges, ni
réaffirmer une fois de plus - alors qu'on en aurait si grand
besoin dans la détresse d'aujourd'hui - que l'histoire, elle
au moins, est vivante et continue.
LE CHAMP DES ÉVÉNEMENTS DISCURSIFS
Si on veut appliquer systématiquement (c'est-à-dire
définir, utiliser d'une manière aussi générale
que possible et valider) le concept de discontinuité à
ces domaines, si incertains sur leurs frontières, si indécis
dans leur contenu, qu'on appelle histoire des idées, ou de
la pensée, ou de la science, ou des connaissances, on rencontre
un certain nombre de problèmes.
Tout d'abord, des tâches négatives. Il faut s'affranchir
de tout un jeu de notions qui sont liées au postulat de continuité.
Elles n'ont pas sans doute une structure conceptuelle très
rigoureuse ; mais leur fonction est très précise.
Telle la notion de tradition, qui permet à la fois de repérer
toute nouveauté à partir d'un système de coordonnées
permanentes, et de donner un statut à un ensemble de phénomènes
constants. Telle la notion d'influence, qui donne un support - plus
magique que substantiel - aux faits de transmission et de communication.
Telle la notion de développement, qui permet de décrire
une succession d'événements comme la manifestation
d'un seul et même principe organisateur. Telle la notion,
symétrique et inverse, de téléologie ou d'évolution
vers un stade normatif. Telles aussi les notions de mentalité
ou d'esprit d'une époque qui permettent d'établir
entre des phénomènes simultanés ou successifs
une communauté des sens, des liens symboliques, un jeu de
ressemblances et de miroirs. Il faut abandonner ces synthèses
toutes faites, ces groupements qu'on admet avant tout examen, ces
liens dont la validité est admise d'entrée de jeu
; chasser les formes et les forces obscures par lesquelles on a
l'habitude de lier entre elles les pensées des hommes et
leur discours ; accepter de n'avoir affaire en première instance
qu'à une population d'événements dispersés.
Il ne faut pas non plus tenir pour valables les découpages
ou groupements dont nous avons acquis la familiarité. On
ne peut admettre telles quelles ni la distinction des grands types
de discours ni celle des formes ou des genres (science, littérature,
philosophie, religion, histoire, fictions, etc.). Les raisons sautent
aux yeux. Nous ne sommes pas sûrs nous-mêmes de l'usage
de ces distinctions dans le monde de discours qui est le nôtre.
À plus forte raison lorsqu'il s'agit d'analyser des ensembles
d'énoncés qui étaient distribués, répartis
et caractérisés d'une tout autre manière :
après tout, la « littérature » et la «
politique » sont des catégories récentes qu'on
ne peut appliquer à la culture médiévale, ou
même encore à la culture classique, que par une hypothèse
rétrospective, et par un jeu d'analogies nouvelles ou de
ressemblances sémantiques :
mais ni la littérature, ni la politique, ni par conséquent
la philosophie et les sciences n'articulaient le champ du discours,
au XVIIe ou au XVIIIe siècle, comme elles l'ont articulé
au XIXe siècle. De toute façon, il faut bien prendre
conscience que ces découpages qu'il s'agisse de ceux que
nous admettons, ou de ceux qui sont contemporains des discours étudiés
- sont toujours eux-mêmes des catégories réflexives,
des principes de classement, des règles normatives, des types
institutionnalisés : ce sont à leur tour des faits
de discours qui méritent d'être analysés à
côté des autres, qui ont, à coup sûr,
avec eux des rapports complexes, mais qui n'en ont pas les caractères
intrinsèques autochtones et universellement reconnaissables.
Mais surtout les unités qu'il faut mettre en suspens sont
celles qui s'imposent de la façon la plus immédiate
: celles du livre et de l'oeuvre. En apparence, on ne peut les effacer
sans un extrême artifice : elles sont données de la
façon la plus certaine, soit par une individualisation matérielle
(un livre est une chose qui occupe un espace déterminé,
qui a sa valeur économique, et qui marque de lui-même
par un certain nombre les limites de son commencement et de sa fin),
soit par un rapport assignable (même si, dans certains cas,
il est assez problématique) entre les discours et l'individu
qui les a proférés. Et pourtant, dès qu'on
y regarde d'un peu plus près, les difficultés commencent.
Elles ne sont pas moindres que celles que rencontre le linguiste
lorsqu'il veut définir l'unité de la phrase, ou par
l'historien lorsqu'il veut définir l'unité de la littérature
ou de la science. L'unité du livre, d'abord, n'est pas une
unité homogène : le rapport qui existe entre différents
traités de mathématiques n'est pas le même que
celui qui existe entre différents textes philosophiques ;
la différence entre un roman de Stendhal et un roman de Dostoïevski
n'est pas superposable à celle qui sépare deux romans
de La Comédie humaine ; et celle-ci à son tour n'est
pas superposable à celle qui sépare Ulysse * de Dedalus
**.
* Joyce (J), Ulysses, Paris, Shakespeare and Company, 1922 (Ulysse,
trad. A. Morel, revue par S. Gilbert, V. Larbaud et l'auteur, Paris,
Gallimard, coll. « Du monde entier », 1937).
** Joyce (J.), Dedalus. A Portrait of the Artist as a Young Man,
New York, Ben W. Huebsch, 1916 (Dedalus Portrait de l'artiste jeune
par lui-même, trad. L. Savitzky, Paris, Gallimard, coll. «
Du monde entier », 1943).
Mais de plus, les marges d'un livre ne sont jamais nettes ni rigoureusement
tranchées : aucun livre ne peut exister par lui-même
; il est toujours dans un rapport d'appui et de dépendance
à l'égard des autres ; il est un point dans un réseau
; il comporte un système d'indications qui renvoient explicitement
ou non - à d'autres livres, ou à d'autres textes, ou
à d'autres phrases ; et selon qu'on a affaire à un
livre de physique, à un recueil de discours politiques ou
à un roman d'anticipation, la structure de renvoi, et par
conséquent le système complexe d'autonomie et d'hétéronomie,
ne sera pas le même. Le livre a beau se donner comme objet
qu'on a sous la main ; il a beau se recroqueviller en ce petit parallélépipède
qui l'enferme, son unité est variable et relative : elle
ne se construit, elle ne s'indique, et par conséquent elle
ne peut se décrire, qu'à partir d'un champ de discours.
Quant à l'oeuvre, les problèmes qu'elle soulève
sont plus difficiles encore. En apparence, il s'agit de la somme
des textes qui peuvent être dénotés par le signe
d'un nom propre. Or cette dénotation (même si on laisse
de côté les problèmes de l'attribution) n'est
pas une fonction homogène : un nom d'auteur ne dénote
pas de la même façon un texte qu'il a lui-même
publié sous son nom, un autre qu'il a présenté
sous un pseudonyme, un autre qu'on aura retrouvé après
sa mort à l'état d'ébauche, un autre encore
qui n'est qu'un griffonnage, un carnet de notes, un « papier
». La constitution d'une oeuvre complète ou d'un opus
suppose un certain nombre de choix théoriques qu'il n'est
pas facile de justifier ni même de formuler : suffit-il d'ajouter
aux textes publiés par l'auteur ceux qu'il projetait de donner
à l'impression, et qui ne sont restés inachevés
que par le fait de la mort ? Faut-il intégrer aussi tout
ce qui est brouillon, premier dessein, corrections et ratures des
oeuvres ? Faut-il ajouter les esquisses abandonnées ? Et
quel statut donner aux lettres, aux notes, aux conversations rapportées,
aux propos transcrits par les auditeurs, bref, à cet immense
fourmillement de traces verbales qu'un individu laisse autour de
lui au moment de mourir, qui parlent dans un entrecroisement indéfini
tant de langages différents, et mettront des siècles,
des millénaires peut-être avant de s'effacer ? En tout
cas, la dénotation d'un texte par le nom Mallarmé
n'est sans doute pas du même type s'il s'agit des thèmes
anglais, des traductions d'Edgar Poe, des poèmes, ou des
réponses à des enquêtes : de même, ce
n'est pas le même rapport qui existe entre le nom de Nietzsche,
d'une part, et, d'autre part, les autobiographies de jeunesse, les
dissertations scolaires, les articles philologiques, Zarathoustra,
Ecce homo, les lettres, les dernières cartes postales signées
par Dionysos ou Kaiser Nietzsche, les innombrables carnets où
s'enchevêtrent les notes de blanchisserie et les projets d'aphorismes.
En fait, la seule unité qu'on puisse reconnaître à
l' « oeuvre » d'un auteur, c'est une certaine fonction
d'expression. On suppose qu'il doit y avoir un niveau (aussi profond
qu'il est nécessaire de le supposer) auquel l'oeuvre se révèle,
en tous ses fragments, même les plus minuscules et les plus
inessentiels, comme l'expression de la pensée, ou de l'expérience,
ou de l'imagination, ou de l'inconscient de l'auteur, ou des déterminations
historiques dans lesquelles il était pris. Mais on voit aussitôt
que cette unité de l'opus, loin d'être donnée
immédiatement, est constituée par une opération
; que cette opération est interprétative (en ce sens
qu'elle déchiffre, dans le texte, l'expression ou la transcription
de quelque chose qu'il cache et qu'il manifeste à la fois)
; qu'enfin l'opération qui détermine l'opus, en son
unité, et par conséquent l'oeuvre elle-même
comme résultat de cette opération ne seront pas les
mêmes s'il s'agit de l'auteur du Théâtre et son
double * ou de l'auteur du Tractatus **. L'oeuvre ne peut être
considérée ni comme une unité immédiate,
ni comme une unité certaine, ni comme une unité homogène.
Enfin, dernière mesure pour mettre hors circuit les continuités
irréfléchies par lesquelles on organise, par avance,
et dans un demi-secret, le discours qu'on entend analyser : renoncer
à deux postulats qui sont liés l'un à l'autre
et qui se font face. L'un suppose qu'il n'est jamais possible d'assigner,
dans l'ordre du discours, l'irruption d'un événement
véritable ; qu'au-delà de tout commencement apparent
il y a toujours une origine secrète - si secrète et
si originaire qu'on ne peut jamais la ressaisir tout à fait
en elle-même. Si bien qu'on serait fatalement reconduit, à
travers la naïveté des chronologies, vers un point indéfiniment
reculé, jamais présent dans aucune histoire ; lui-même
ne serait que son propre vide ; et, à partir de lui, tous
les commencements ne pourraient jamais être que recommencement
ou occultation (à vrai dire, en un seul et même geste,
ceci et cela). À ce thème est lié celui que
tout discours manifeste repose secrètement sur un déjà
dit ; mais que ce déjà dit n'est pas simplement une
phrase déjà prononcée, un texte déjà
écrit, mais un « jamais dit », un discours sans
corps, une voix aussi silencieuse qu'un souffle, une écriture
qui n'est que le creux de sa propre trace. On suppose ainsi que
tout ce qu'il arrive au discours de formuler se trouve déjà
articulé dans ce demi-silence qui lui est préalable,
qui continue à courir obstinément au-dessous de lui,
mais qu'il recouvre et fait taire.
* Artaud (A.), Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard,
coll. « Métamorphoses », 1938 (repris in Oeuvres
complètes, Paris, Gallimard, « Collection blanche »,
t. IV, 1978).
** Wittgenstein (L.), Tractatus logico-philosophicus, Londres,
Routledge & Kegan Paul, 1922 (Tractatus logico-philosophicus.
Suivi de Investigations philosophiques, Introduction de B. Russell,
trad. Pierre Klossowski, Paris, Gallimard, coll. « Tel »,
no 109, 1990).
Le discours manifeste ne serait en fin de compte que la présence
dépressive de ce qu'il ne dit pas ; et ce non-dit serait
un creux qui anime de l'intérieur tout ce qui se dit. Le
premier motif voue l'analyse historique du discours à être
quête et répétition d'une origine qui échappe
à toute détermination d'origine ; l'autre la voue
à être interprétation ou écoute d'un
déjà dit qui serait en même temps un non-dit.
Il faut renoncer à tous ces thèmes qui ont pour fonction
de garantir l'infinie continuité du discours et sa secrète
présence à soi dans le jeu d'une absence toujours
reconduite. Il faut accueillir chaque moment du discours dans son
irruption d'événement ; dans cette ponctualité
où il apparaît, et dans cette dispersion temporelle
qui lui permet d'être répété, su, oublié,
transformé, effacé jusque dans ses moindres traces,
enfoui, bien loin de tout regard, dans la poussière des livres.
Il ne faut pas renvoyer le discours à la lointaine présence
de l'origine ; il faut le traiter dans le jeu de son instance.
Une fois écartées ces formes préalables de
continuité, ces synthèses mal maîtrisées
du discours, tout un domaine se trouve libéré. Un
domaine immense, mais qu'on peut définir : il est constitué
par l'ensemble de tous les énoncés effectifs (qu'ils
aient été parlés et écrits), dans leur
dispersion d'événements et dans l'instance qui est
propre à chacun. Avant d'avoir affaire à une science,
ou à des romans, ou à des discours politiques, ou
à l'oeuvre d'un auteur ou même à un livre, le
matériau qu'on a à traiter dans sa neutralité
première, c'est une population d'événements
dans l'espace du discours en général. Ainsi apparaît
le projet d'une description pure des faits du discours. Cette description
se distingue facilement de l'analyse de la langue. Certes, on ne
peut établir un système linguistique (si on ne le
construit pas artificiellement) qu'en utilisant un corpus d'énoncés,
ou une collection de faits de discours ; mais il s'agit alors de
définir, à partir de cet ensemble qui a valeur d'échantillon,
des règles qui permettent de construire éventuellement
d'autres énoncés que ceux-là : même si
elle a disparu depuis longtemps, même si personne ne la parle
plus et qu'on l'a restaurée sur de rares fragments, une langue
constitue toujours un système pour des énoncés
possibles : c'est un ensemble fini de règles qui autorise
un nombre infini de performances. Le discours, en revanche, est
l'ensemble toujours fini et actuellement limité des seules
séquences linguistiques qui ont été formulées
; elles peuvent bien être innombrables, elles peuvent bien,
par leur masse, dépasser toute capacité d'enregistrement,
de mémoire ou de lecture : elles constituent cependant un
ensemble fini. La question que pose l'analyse de la langue, à
propos d'un fait de discours quelconque, est toujours : selon quelles
règles tel énoncé a-t-il été
construit, et par conséquent selon quelles règles
d'autres énoncés semblables pourraient-ils être
construits ? La description du discours pose une tout autre question
: comment se fait-il que tel énoncé soit apparu, et
nul autre à sa place ?
On voit également que cette description du discours s'oppose
à l'analyse de la pensée. Là encore, on ne
peut reconstituer un système de pensée qu'à
partir d'un ensemble défini de discours. Mais cet ensemble
est traité de telle manière qu'on essaie de retrouver,
Par-delà les énoncés eux-mêmes, l'intention
du sujet parlant, son activité consciente, ce qu'il a voulu
dire, ou encore le jeu inconscient qui s'est fait jour malgré
lui dans ce qu'il a dit ou dans la presque imperceptible cassure
de ses paroles manifestes ; de toute façon, il s'agit de
reconstituer un autre discours, de retrouver la parole muette, murmurante,
intarissable qui anime de l'intérieur la voix qu'on entend,
de rétablir le texte menu et invisible qui parcourt l'interstice
des lignes écrites et parfois les bouscule. L'analyse de
la pensée est toujours allégorique par rapport au
discours qu'elle utilise. Sa question est infailliblement : qu'est-ce
qui se disait donc dans ce qui était dit ? Mais l'analyse
du discours est orientée tout autrement ; il s'agit de saisir
l'énoncé dans l'étroitesse et la singularité
de son événement ; de déterminer les conditions
de son existence, d'en fixer au plus juste les limites, d'établir
ses corrélations aux autres énoncés avec lesquels
il peut être lié, de montrer quelles autres formes
d'énonciation il exclut. On ne cherche point au-dessous de
ce qui est manifeste, le bavardage à demi silencieux d'un
autre discours ; on doit montrer pourquoi il ne pouvait être
autre qu'il n'était, en quoi il est exclusif de tout autre,
comment il prend au milieu des autres et par rapport à eux
une place que nul autre ne pourrait occuper. La question propre
à l'analyse du discours, on pourrait la formuler ainsi :
quelle est donc cette irrégulière existence, qui vient
au jour dans ce qui se dit - et nulle part ailleurs ?
On peut se demander à quoi peut servir finalement cette
mise en suspens de toutes les unités admises, cette poursuite
obstinée de la discontinuité, s'il s'agit, au total,
de libérer une poussière d'événements
discursifs, de les accueillir et de les conserver dans leur pure
dispersion. En fait, l'effacement systématique des unités
toutes données permet d'abord de restituer à l'énoncé
sa singularité d'événement : il n'est plus
simplement considéré comme la mise en jeu d'une structure
linguistique, ni comme la manifestation épisodique d'une
signification plus profonde que lui ; on le traite dans son irruption
historique ; ce qu'on essaie de mettre sous le regard, c'est cette
incision qu'il constitue, cette irréductible - et bien souvent
minuscule - émergence. Aussi banal qu'il soit, aussi peu important
qu'on l'imagine dans ses conséquences, aussi vite oublié
qu'il puisse être après son apparition, aussi peu entendu
ou mal déchiffré qu'on le suppose, aussi vite qu'il
puisse être dévoré par la nuit, un énoncé
est toujours un événement que ni la langue ni le sens
ne peuvent tout à fait épuiser. Événement
étrange, à coup sûr : d'abord, puisqu'il est
lié d'un côté à un geste d'écriture
ou à l'articulation d'une parole, mais que, d'un autre côté,
il s'ouvre à lui-même une existence rémanente
dans le champ d'une mémoire, ou dans la matérialité
des manuscrits, des livres, et de n'importe quelle forme d'enregistrement
; ensuite, puisqu'il est unique comme tout événement,
mais qu'il est offert à la répétition, à
la transformation, à la réactivation ; enfin, parce
qu'il est lié à la fois à des situations qui
le provoquent et à des conséquences qu'il incite,
mais qu'il est lié en même temps et selon une modalité
toute différente, à des énoncés qui
le précèdent et qui le suivent.
Mais si on isole, par rapport à la langue et à la
pensée, l'instance de l'événement énonciatif,
ce n'est pas pour la traiter en elle-même comme si elle était
indépendante, solitaire et souveraine. C'est, au contraire,
pour saisir comment ces énoncés, en tant qu'événements
et dans leur spécificité si étrange, peuvent
s'articuler sur des événements qui ne sont pas de
nature discursive, mais qui peuvent être d'ordre technique,
pratique, économique, social, politique, etc. Faire apparaître
dans sa pureté l'espace où se dispersent les événements
discursifs, ce n'est pas entreprendre de l'établir dans une
coupure que rien ne saurait surmonter ; ce n'est pas le refermer
sur lui-même, ni, à plus forte raison, l'ouvrir à
une transcendance ; c'est au contraire se rendre libre de décrire
entre lui et d'autres systèmes qui lui sont extérieurs
un jeu de relations. Relations qui doivent s'établir - sans
passer par la forme générale de la langue, ni la conscience
singulière des sujets parlants - dans le champ des événements.
Le troisième intérêt d'une telle description
des faits de discours, c'est qu'en les libérant de tous les
groupements qui se donnent pour des unités naturelles, immédiates
et universelles, on se donne la possibilité de décrire,
mais cette fois par un ensemble de décisions maîtrisées,
d'autres unités. Pourvu qu'on en définisse clairement
les conditions, il pourrait être légitime de constituer,
à partir de relations correctement décrites, des ensembles
discursifs qui ne seraient pas nouveaux, mais seraient cependant
demeurés invisibles. Ces ensembles ne seraient point nouveaux,
parce qu'ils seraient formés d'énoncés déjà
formulés, entre lesquels on pourrait reconnaître un
certain nombre de relations bien déterminées. Mais
ces relations n'auraient jamais été formulées
pour elles-mêmes dans les énoncés en question
(à la différence, par exemple, de ces relations explicites
qui sont posées et dites par le discours lui-même,
lorsqu'il se donne la forme du roman, ou qu'il s'inscrit dans une
série de théorèmes mathématiques). Mais
ces relations invisibles ne constitueraient en aucune manière
une sorte de discours secret, animant de l'intérieur les
discours manifestes ; ce n'est donc pas une interprétation
qui pourrait les faire venir à la lumière, mais bien
l'analyse de leur coexistence, de leur succession, de leur fonctionnement
mutuel, de leur détermination réciproque, de leur
transformation indépendante ou corrélative. À
elles toutes (bien qu'on ne puisse jamais les analyser de façon
exhaustive), elles forment ce qu'on pourrait appeler, un peu par
un jeu de mots, car la conscience n'est jamais présente dans
une telle description, l'inconscient, non du sujet parlant, mais
de la chose dite.
Enfin, à l'horizon de toutes ces recherches, s'esquisserait
peut-être un thème plus général : celui
du mode d'existence des événements discursifs dans
une culture. Ce qu'il s'agirait de faire apparaître, c'est
l'ensemble des conditions qui régissent, à un moment
donné et dans une société déterminée,
l'apparition des énoncés, leur conservation, les liens
qui sont établis entre eux, la manière dont on les
groupe en ensembles statutaires, le rôle qu'ils exercent,
le jeu des valeurs ou des sacralisations dont ils sont affectés,
la façon dont ils sont investis dans des pratiques ou dans
des conduites, les principes selon lesquels ils circulent, ils sont
refoulés, ils sont oubliés, détruits ou réactivés.
Bref, il s'agirait du discours dans le système de son institutionnalisation.
J'appellerai archive, non pas la totalité des textes qui
ont été conservés par une civilisation, ni
l'ensemble des traces qu'on a pu sauver de son désastre,
mais le jeu des règles qui déterminent dans une culture
l'apparition et la disparition des énoncés, leur rémanence
et leur effacement, leur existence paradoxale d' événements
et de choses. Analyser les faits de discours dans l'élément
général de l'archive, c'est les considérer
non point comme documents (d'une signification cachée, ou
d'une règle de construction), mais comme monuments 1 ; c'est - en dehors de toute métaphore géologique, sans aucune
assignation d'origine, sans le moindre geste vers le commencement
d'une archè - faire ce qu'on pourrait appeler, selon les droits
ludiques de l'étymologie, quelque chose comme une archéologie.
1. Je dois à M. Canguilhem l'idée d'utiliser le mot
en ce sens.
Telle est, à peu près, la problématique d'Histoire
de la folie, de Naissance de la clinique, des Mots et les Choses.
Aucun de ces textes n'est autonome ni suffisant par lui-même
; ils prennent appui les uns sur les autres, dans la mesure où
il s'agit chaque fois de l'exploration très partielle d'une
région limitée. Ils doivent être lus comme un
ensemble encore à peine esquissé d'expérimentations
descriptives. Cependant, s'il n'est pas nécessaire de les
justifier d'être aussi partiels et lacunaires, il faut expliquer
le choix auquel ils obéissent. Car si le champ général
des événements discursifs ne permet aucune découpe
a priori, il est exclu cependant qu'on puisse décrire d'un
bloc toutes les relations caractéristiques de l'archive.
Il faut donc en première approximation accepter un découpage
provisoire : une région initiale, que l'analyse bouleversera
et réorganisera quand elle aura pu y définir un ensemble
de relations. Cette région, comment la circonscrire ? D'un
côté, il faut, empiriquement, choisir un domaine où
les relations risquent d'être nombreuses, denses, et relativement
faciles à décrire : et en quelle autre région
les événements discursifs semblent-ils être
le mieux liés les uns aux autres, et selon des relations
mieux déchiffrables, que dans celle qu'on désigne
en général du terme de science ? Mais, d'un autre
côté, comment se donner le plus de chances de ressaisir
dans un énoncé, non pas le moment de sa structure
formelle et de ses lois de construction, mais celui de son existence
et des règles de son apparition, sinon en s'adressant à
des groupes de discours peu formalisés et où les énoncés
ne paraissent pas s'engendrer selon des règles de pure syntaxe
? Enfin, comment être sûr qu'on ne se laissera pas prendre
à toutes ces unités ou synthèses irréfléchies
qui se réfèrent à l'individu parlant, au sujet
du discours, à l'auteur du texte, bref, à toutes ces
catégories anthropologiques ? Sinon peut-être en considérant
justement l'ensemble des énoncés à travers
lesquels ces catégories se sont constituées - l'ensemble
des énoncés qui ont choisi pour « objet »
le sujet des discours (leur propre sujet) et ont entrepris de le
déployer comme champ de connaissances ?
Ainsi s'explique le privilège de fait accordé à
ce jeu de discours dont on peut dire, très schématiquement,
qu'il définit les « sciences de l'homme ». Mais
ce n'est là qu'un privilège de départ. Il faut
garder bien présents à l'esprit deux faits : que l'analyse
des événements discursifs et la description de l'archive
ne sont en aucune manière limitées à un pareil
domaine ; et que, d'autre part, la découpe de ce domaine
lui-même ne peut pas être considérée comme
définitive, ni comme valable absolument ; il s'agit d'une
approximation première qui doit permettre de faire apparaître
des relations qui risquent d'effacer les limites de cette première
esquisse. Or je dois bien reconnaître que ce projet de description,
tel que j'essaie maintenant de le cerner, se trouve lui-même
pris dans la région que j'essaie, en première approche,
d'analyser. Et qui risque de se dissocier sous l'effet de l'analyse.
J'interroge cette étrange et bien problématique configuration
des sciences humaines à laquelle mon discours se trouve lié.
J'analyse l'espace où je parle. Je m'expose à défaire
et à recomposer ce lieu qui m'indique les repères
premiers de mon discours ; j'entreprends d'en dissocier les coordonnées
visibles et de secouer son immobilité de surface ; je risque
donc de susciter à chaque instant, sous chacun de mes propos,
la question de savoir d'où il peut naître : car tout
ce que je dis pourrait bien avoir pour effet de déplacer
le lieu d'où je le dis. Si bien qu'à la question :
d'où prétendez-vous donc parler, vous qui voulez décrire
- de si haut et de si loin - le discours des autres ? je répondrai
seulement : j'ai cru que je parlais du même lieu que ces discours,
et qu'en définissant leur espace je situerais mon propos
; mais je dois maintenant le reconnaître : d'où j'ai
montré qu'ils parlaient sans le dire, je ne peux plus moi-même
parler, mais à partir seulement de cette différence,
de cette infime discontinuité que déjà derrière
lui a laissée mon discours.
LES FORMATIONS DISCURSIVES ET LES POSITIVITÉS
J'ai donc entrepris de décrire des relations de coexistence
entre des énoncés. J'ai pris soin de ne tenir compte
d'aucune de ces unités qui pouvaient en être proposées,
et que la tradition mettait à ma disposition : que ce soit
l'oeuvre d'un auteur, la cohésion d'une époque, l'évolution
d'une science. Je m'en suis tenu à la seule présence
des événements voisins de mon propre discours - certain
d'avoir affaire à un ensemble cohérent désormais
si je parvenais à décrire entre eux un système
de relations.
Il m'a semblé d'abord que certains énoncés
pouvaient former un ensemble dans la mesure où ils se réfèrent
à un seul et même objet. Après tout, les énoncés
qui concernent la folie, par exemple, n'ont certainement pas tous
le même niveau formel (ils sont loin d'obéir tous aux
critères requis pour un énoncé scientifique)
; ils n'appartiennent pas tous au même champ sémantique
(les uns relèvent de la sémantique médicale,
les autres de la sémantique juridique ou administrative ;
les autres utilisent un lexique littéraire), mais ils se
rapportent tous à cet objet qui se profile de différentes
manières dans l'expérience individuelle ou sociale
et qu'on peut désigner comme la folie. Or on s'aperçoit
vite que l'unité de l'objet ne permet pas d'individualiser
un ensemble d'énoncés, et d'établir entre eux
une relation à la fois descriptive et constante. Et cela
pour deux raisons. C'est que l'objet, loin d'être ce par rapport
à quoi on peut définir un ensemble d'énoncés,
est bien plutôt constitué par l'ensemble de ces formulations
; on aurait tort de chercher du côté de la «
maladie mentale » l'unité du discours psychopathologique
ou psychiatrique ; on se tromperait à coup sûr si on
demandait à l'être même de cette maladie, à
son contenu secret, à sa vérité muette et refermée
sur soi ce qu'on a pu en dire à un moment donné ;
la maladie mentale a été constituée par l'ensemble
de ce qui a pu être dit dans le groupe de tous les énoncés
qui la nommaient, la découpaient, la décrivaient,
l'expliquaient, racontaient ses développements, indiquaient
ses diverses corrélations, la jugeaient, et éventuellement
lui prêtaient la parole en articulant, en son nom, des discours
qui devaient passer pour être les siens. Mais il y a plus
: cet ensemble d'énoncés qui concernent la folie,
et à vrai dire la constituent, est loin de se rapporter à
un seul objet, de l'avoir formé une fois pour toutes et de
le conserver indéfiniment comme son horizon d'idéalité
inépuisable ; l'objet qui est posé comme leur corrélat
par les énoncés médicaux du XVIIe ou du XVIIIe
siècle n'est pas identique à l'objet qui se dessine
à travers les sentences juridiques ou les mesures policières
; de même, tous les objets du discours psychopathologique
ont été modifiés de Pinel ou d'Esquirol à
Bleuler : ce ne sont point des mêmes maladies qu'il est question
ici et là - à la fois parce que le code perceptif et
les techniques de description ont changé, parce que la désignation
de la folie et sa découpe générale n'obéissent
plus aux mêmes critères, parce que la fonction du discours
médical, son rôle, les pratiques dans lesquelles il
est investi et qui le sanctionnent, la distance à laquelle
il se tient du malade ont été profondément
modifiés.
On pourrait, on devrait peut-être conclure de cette multiplicité
des objets qu'il n'est pas possible d'admettre, comme une unité
valable pour constituer un ensemble d'énoncés, le
« discours concernant la folie ». Peut-être faudrait-il
s'en tenir aux seuls groupes d'énoncés qui ont un
seul et même objet : les discours sur la mélancolie,
ou sur la névrose. Mais on se rendrait vite compte que, à
son tour, chacun de ces discours a constitué son objet et
l'a travaillé jusqu'à le transformer entièrement.
De sorte que le problème se pose de savoir si l'unité
d'un discours n'est pas faite, plutôt que par la permanence
et la singularité d'un objet, par l'espace commun où
divers objets se profilent et continûment se transforment.
La relation caractéristique qui permet d'individualiser un
ensemble d'énoncés concernant la folie, ce serait
alors : la règle d'apparition simultanée ou successive
des divers objets qui y sont nommés, décrits, analysés,
appréciés ou jugés ; la loi de leur exclusion
ou de leur implication réciproque ; le système qui
régit leur transformation. L'unité des discours sur
la folie n'est pas fondée sur l'existence de l'objet «
folie », ou la constitution d'un horizon unique d'objectivité
; c'est le jeu des règles qui rendent possibles, pendant
une époque donnée, l'apparition de descriptions médicales
(avec leur objet), l'apparition d'une série de mesures discriminatoires
et répressives (avec leur objet propre), l'apparition d'un
ensemble de pratiques codifiées en recettes ou en médications
(avec leur objet spécifique) ; c'est donc l'ensemble des
règles qui rendent compte, moins de l'objet lui-même
en son identité, que de sa non-coïncidence avec soi,
de sa perpétuelle différence, de son écart,
et de sa dispersion. En outre, l'unité des discours sur la
folie, c'est le jeu des règles qui définissent les
transformations de ces différents objets, leur non-identité
à travers le temps, la rupture qui se produit en eux, la
discontinuité interne qui suspend leur permanence. D'une
façon paradoxale, définir un ensemble d'énoncés
dans ce qu'il a d'individuel ne consiste pas à individualiser
son objet, à fixer son identité, à décrire
les caractères qu'il conserve en permanence ; c'est tout
au contraire décrire la dispersion de ces objets, saisir
tous les interstices qui les séparent, mesurer les distances
qui règnent entre eux - en d'autres termes, formuler leur
loi de répartition. Ce système, je ne l'appellerai
pas « domaine » d'objets (car le mot implique l'unité,
la clôture, le proche voisinage plutôt que l'éparpillement
et la dispersion) ; je lui donnerai, un peu arbitrairement, le nom
de référentiel ; et je dirai par exemple que la «
folie » n'est pas l'objet (ou référent) commun
à un groupe de propositions, mais le référentiel,
ou loi de dispersion de différents objets ou référents
mis en jeu par un ensemble d'énoncés, dont l'unité
se trouve précisément définie par cette loi.
Le deuxième critère qu'on pourrait utiliser pour
constituer des ensembles discursifs, ce serait le type d'énonciation
utilisé. Il m'avait semblé, par exemple, que la science
médicale à partir du XIXe siècle se caractérisait
moins par ses objets ou ses concepts (dont les uns sont demeurés
identiques et dont les autres ont été entièrement
transformés) que par un certain style, une certaine forme
constante de l'énonciation : on assisterait à l'instauration
d'une science descriptive. Pour la première fois, la médecine
n'est plus constituée par un ensemble de traditions, d'observations,
de recettes hétérogènes, mais par un corpus
de connaissances qui suppose un même regard posé sur
les mêmes choses, un même quadrillage du champ perceptif,
une même analyse du fait pathologique selon l'espace visible
du corps, un même système de transcription de ce qu'on
perçoit dans ce qu'on dit (même vocabulaire, même
jeu de métaphores) ; bref, il m'avait semblé que la
médecine se formalisait, si on peut dire, comme une série
d'énoncés descriptifs. Mais, là encore, il
a fallu abandonner cette hypothèse de départ. Reconnaître
que la médecine clinique était tout autant un ensemble
de prescriptions politiques, de décisions économiques,
de règlements institutionnels, de modèles d'enseignement
qu'un ensemble de descriptions ; que celui-ci en tout cas ne pouvait
pas être abstrait de celui-là, et que l'énonciation
descriptive n'était que l'une des formulations présentes
dans le grand discours clinique. Reconnaître que cette description
n'a cessé de se déplacer : soit parce que, de Bichat
à la pathologie cellulaire, on a cessé de décrire
les mêmes choses ; soit parce que, de l'inspection visuelle,
de l'auscultation et de la palpation à l'usage du microscope
et des tests biologiques, le système de l'information a été
modifié ; soit encore parce que, de la corrélation
anatomo-clinique simple à l'analyse fine des processus physiopathologiques,
le lexique des signes et leur déchiffrement ont été
entièrement reconstitués ; soit enfin parce que le
médecin a peu à peu cessé d'être lui-même
le lieu d'enregistrement et d'interprétation de l'information,
et parce qu'à côté de lui, en dehors de lui,
se sont constitués des masses documentaires, des instruments
de corrélation, et des techniques d'analyse, qu'il a, certes,
à utiliser, mais qui modifient, à l'égard du
malade, sa position de sujet regardant.
Toutes ces altérations qui nous font peut-être sortir,
aujourd'hui, de la médecine clinique, se sont déposées
lentement, au cours du XIXe siècle, à l'intérieur
du discours clinique et dans l'espace qu'il dessinait. Si on voulait
définir ce discours par une forme codifiée d'énonciation
(par exemple, description d'un certain nombre d'éléments
déterminés sur la surface du corps, et inspectés
par l'oeil, l'oreille et les doigts du médecin ; identification
des unités signalétiques et des signes complexes ;
estimation de leur signification probable ; prescription de la thérapeutique
correspondante), il faudrait reconnaître que la médecine
clinique s'est défaite aussitôt qu'elle est apparue
et qu'elle n'a guère trouvé à se formuler que
chez Bichat et Laennec. En fait, l'unité du discours clinique,
ce n'est pas une forme déterminée d'énoncés,
mais l'ensemble des règles qui ont rendu simultanément
ou successivement possibles des descriptions purement perceptives,
mais aussi des observations médiatisées par des instruments,
des protocoles d'expériences de laboratoires, des calculs
statistiques, des constatations épidémiologiques ou
démographiques, des règlements institutionnels, des
décisions politiques. Tout cet ensemble ne peut pas obéir
à un modèle unique d'enchaînement linéaire
: il s'agit d'un groupe d'énonciations diverses qui sont
loin d'obéir aux mêmes règles formelles, loin
d'avoir les mêmes exigences de validation, loin de maintenir
un rapport constant à la vérité, loin d'avoir
la même fonction opératoire. Ce qu'on doit caractériser
comme médecine clinique, c'est la coexistence de ces énoncés
dispersés et hétérogènes ; c'est le
système qui régit leur répartition, l'appui
qu'ils prennent les uns sur les autres, la manière dont ils
s'impliquent ou s'excluent, la transformation qu'ils subissent,
le jeu de leur relève, de leur disposition et de leur remplacement.
On peut bien faire coïncider dans le temps l'apparition du
discours avec l'introduction en médecine d'un type privilégié
d'énonciation. Mais celui-ci n'a pas un rôle constituant
ou normatif. En deçà de ce phénomène
et tout autour de lui se déploie un ensemble de formes énonciatives
diverses : et c'est la règle générale de ce
déploiement qui constitue, dans son individualité,
le discours clinique. La règle de formation de ces énoncés
dans leur hétérogénéité, dans
leur impossibilité même à s'intégrer
en une seule chaîne syntactique, c'est ce que j'appellerai
l'écart énonciatif Et je dirai que la médecine
clinique se caractérise, comme ensemble discursif individualisé,
par l'écart ou la loi de dispersion qui régit la diversité
de ses énoncés.
Le troisième critère selon lequel on pourrait établir
des groupes unitaires d'énoncés, c'est l'existence
d'un jeu de concepts permanents et cohérents entre eux. On
peut supposer par exemple que l'analyse du langage et des faits
grammaticaux reposait chez les classiques (depuis Lancelot jusqu'à
la fin du XVIIIe siècle) sur un nombre défini de concepts
dont le contenu et l'usage étaient établis une fois
pour toutes : le concept du jugement défini comme la forme
générale et normative de toute phrase, les concepts
de sujet et d'attribut regroupés sous la catégorie
plus générale de nom, le concept de verbe utilisé
comme équivalent de celui de copule logique, le concept de
mot qu'on définit comme signe d'une représentation.
On pourrait ainsi reconstituer l'architecture conceptuelle de la
grammaire classique. Mais, là encore, on aurait tôt
fait de rencontrer des limites : à peine sans doute pourrait-on
décrire avec de tels éléments les analyses
faites par les auteurs de Port-Royal. Et vite on serait obligé
de constater l'apparition de nouveaux concepts ; certains d'entre
eux sont peut-être dérivés des premiers, mais
les autres leur sont hétérogènes et quelques-uns
même sont incompatibles avec eux. Les notions d'ordre syntaxique
naturel ou inversé, celle de complément (introduite
au début du XVIIIe siècle par Beauzée) peuvent
sans doute encore s'intégrer au système conceptuel
de la grammaire de Port-Royal. Mais ni l'idée d'une valeur
originairement expressive des sons, ni celle d'un savoir primitif
enveloppé dans les mots et transmis obscurément par
eux, ni celle d'une régularité dans l'évolution
historique des consonnes ne peuvent être déduites du
jeu de concepts utilisé par les grammairiens du XVIIIe siècle.
Bien plus, la conception du verbe comme simple nom permettant de
désigner une action ou une opération, la définition
de la phrase non plus comme proposition attributive, mais comme
une série d'éléments désignatifs dont
l'ensemble reproduit une représentation, tout cela est rigoureusement
incompatible avec l'ensemble des concepts dont Lancelot ou Beauzée
pouvaient faire usage. Faut-il admettre dans ces conditions que
la grammaire ne constitue qu'en apparence un ensemble cohérent
; et que c'est une fausse unité que cet ensemble d'énoncés,
d'analyses, de descriptions, de principes et de conséquences,
de déductions, qui s'est perpétué sous ce nom
pendant plus d'un siècle ?
En fait, il est possible en deçà de tous les concepts
plus ou moins hétérogènes de la grammaire classique,
de définir un système commun qui rend compte non seulement
de leur émergence, mais de leur dispersion et éventuellement
de leur incompatibilité. Ce système n'est pas constitué
de concepts plus généraux et plus abstraits que ceux
qui apparaissent en surface et sont manipulés en pleine lumière
; il est constitué plutôt par un ensemble de règles
de formation des concepts. Cet ensemble se subdivise lui-même
en quatre groupes subordonnés. Il y a le groupe qui régit
la formation des concepts qui permettent de décrire et d'analyser
la phrase comme une unité où les éléments
(les mots) ne sont pas simplement juxtaposés, mais rapportés
les uns aux autres ; cet ensemble de règles, c'est ce qu'on
peut appeler la théorie de l'attribution ; et sans qu'elle
soit elle-même modifiée, cette théorie de l'attribution
a pu donner lieu aux concepts de verbe-copule, ou de verbe-nom spécifique
de l'action, ou de verbe-lien des éléments de la représentation.
Il y a aussi le groupe qui régit la formation des concepts
qui permettent de décrire les rapports entre les différents
éléments signifiants de la phrase et les différents
éléments de ce qui est représenté par
ces signes ; c'est la théorie de l'articulation, qui peut,
dans son unité spécifique, rendre compte de concepts
aussi différents que celui du mot comme résultat d'une
analyse de pensée, et celui du mot comme instrument par lequel
peut se faire une semblable analyse. La théorie de la désignation
régit l'émergence de concepts comme celui de signe
arbitraire et conventionnel (permettant par conséquent la
construction d'une langue artificielle), mais aussi bien comme celui
de signe spontané, naturel, immédiatement chargé
de valeur expressive (permettant ainsi de réintroduire l'instance
de la langue dans le devenir, réel ou idéal, de l'humanité).
Enfin, la théorie de la dérivation rend compte de
la formation d'un jeu de notions très dispersées et
très hétérogènes : l'idée d'une
immobilité de la langue qui n'est soumise au changement que
par l'effet d'accidents extérieurs ; l'idée d'une
corrélation historique entre le devenir de la langue, et
les capacités d'analyse, de réflexion, de connaissance
des individus ; l'idée d'un rapport réciproque entre
les institutions politiques, et la complexité de la grammaire
; l'idée d'une détermination circulaire entre les
formes de la langue, celles de l'écriture, celles du savoir
et de la science, celles de l'organisation sociale, et celles enfin
du progrès historique ; l'idée de la poésie
conçue non point comme une certaine utilisation du vocabulaire
et de la grammaire, mais comme le mouvement spontané de la
langue se déplaçant dans l'espace de l'imagination
humaine, qui est par nature métaphorique. Ces quatre «
théories » - qui sont comme autant de schèmes
formateurs de concepts - ont entre elles des rapports descriptibles
(elles se supposent entre elles ; elles s'opposent deux à
deux ; elles dérivent l'une de l'autre et en s'enchaînant
lient en une seule figure des discours qui ne peuvent être
ni unifiés ni superposés). Elles constituent ce qu'on
pourrait appeler un réseau théorique. Par ce mot,
il ne faut pas entendre un groupe de concepts fondamentaux qui regrouperaient
tous les autres et permettraient de les replacer dans l'unité
d'une architecture déductive : mais plutôt la loi générale
de leur dispersion, de leur hétérogénéité,
de leur incompatibilité (qu'elle soit simultanée ou
successive) : la règle de leur insurmontable pluralité.
Et s'il est loisible de reconnaître dans la grammaire générale
un ensemble individualisable d'énoncés, c'est dans
la mesure où tous les concepts qui y figurent, qui s'enchaînent,
s'entrecroisent, interfèrent, se chassent les uns les autres,
se masquent, s'éparpillent sont formés à partir
d'un seul et même réseau théorique.
Enfin, on pourrait essayer de constituer des unités de discours
à partir d'une identité d'opinion. Dans les «
sciences humaines », vouées à la polémique,
offertes au jeu des préférences ou des intérêts,
si perméables à des thèmes philosophiques ou
moraux, si prêtes dans certains cas à l'utilisation
politique, si voisines également de certains dogmes religieux,
il est légitime en première instance de supposer qu'une
certaine thématique est capable de lier, et d'arrimer comme
un organisme qui a ses besoins, sa force interne et ses capacités
de survie, un ensemble de discours. Est-ce qu'on ne pourrait par
exemple constituer comme unité tout ce qui de Buffon à
Darwin a constitué le discours évolutionniste ? Thème
d'abord plus philosophique que scientifique, plus proche de la cosmologie
que de la biologie ; thème qui a plutôt dirigé
de loin des recherches que nommé, recouvert et expliqué
des résultats ; thème qui supposait toujours plus
qu'on ne savait, mais contraignait à partir de ce choix fondamental
à transformer en savoir discursif ce qui était esquissé
comme hypothèse ou comme exigence. Est-ce qu'on ne pourrait
pas de la même façon parler de l'idée physiocratique
? Idée qui postulait, au-delà de toute démonstration
et avant toute analyse, le caractère naturel des trois rentes
foncières ; qui supposait par conséquent le primat
économique et politique de la propriété agraire
; qui excluait toute analyse des mécanismes de la production
industrielle ; qui impliquait en revanche la description du circuit
de l'argent à l'intérieur d'un État, de sa
distribution entre les différentes catégories sociales,
et des canaux par lesquels il revenait à la production ;
qui a finalement conduit Ricardo à s'interroger sur les cas
où cette triple rente n'apparaissait pas, sur les conditions
dans lesquelles elle pourrait se former, et à dénoncer
par conséquent l'arbitraire du thème physiocratique.
Mais, à partir d'une pareille tentative, on est amené
à faire deux constatations inverses et complémentaires.
Dans un cas, le même fait d'opinion, la même thématique,
le même choix s'articule à partir de deux jeux de concepts,
de deux types de discours, de deux champs d'objets parfaitement
différents : l'idée évolutionniste, dans sa
formulation la plus générale, est peut-être
la même chez Benoît de Maillet, Bordeu ou Diderot, et
chez Darwin ; mais, en fait, ce qui la rend possible et cohérente
n'est pas du tout du même ordre ici et là. Au XVIIIe
siècle, l'idée évolutionniste est un choix
opéré à partir de deux possibilités
bien déterminées : ou bien on admet que la parenté
des espèces forme une continuité toute donnée
au départ, et que seules les catastrophes de la nature, seule
l'histoire dramatique de la Terre, seuls les bouleversements d'un
temps extrinsèque l'ont interrompue et comme déchirée
(c'est alors ce temps qui crée la discontinuité, ce
qui exclut l'évolutionnisme) ; ou bien on admet que c'est
le temps qui crée la continuité, les changements de
la nature qui contraignent les espèces à prendre des
caractères différents de ceux qui leur étaient
donnés au départ : de sorte que le tableau à
peu près continu des espèces est comme l'affleurement,
sous les yeux du naturaliste, de toute une épaisseur de temps.
Au XIXe siècle, l'idée évolutionniste est un
choix qui ne porte plus sur la constitution du tableau des espèces,
mais sur les modalités d'interaction entre un organisme dont
tous les éléments sont solidaires et un milieu qui
lui offre ses conditions réelles de vie. Une seule «
idée », mais à partir de deux systèmes
de choix.
Dans le cas de la physiocratie, au contraire, on peut dire que
le choix de Quesnay repose exactement sur le même système
de concepts que l'opinion inverse soutenue par ceux qu'on peut appeler
les utilitaristes. À cette époque l'analyse des richesses
comportait un jeu de concepts relativement limité et qui
était admis par tous (on donnait la même définition
de la monnaie, qui était un signe et qui n'avait de valeur
que par la matérialité pratiquement nécessaire
de ce signe ; on donnait la même explication d'un prix par
le mécanisme du troc et par la quantité de travail
nécessaire pour l'obtention de la marchandise ; on fixait
de la même façon le prix d'un travail : ce que coûtait
l'entretien d'un ouvrier et de sa famille pendant le temps de l'ouvrage).
Or, à partir de ce jeu conceptuel unique, il y avait deux
façons d'expliquer la formation de la valeur, selon qu'on
l'analysait à partir de l'échange, ou de la rétribution
de la journée de travail. Ces deux possibilités inscrites
dans la théorie économique, et dans les règles
de son jeu conceptuel, ont donné lieu, à partir des
mêmes éléments, à deux opinions différentes.
On aurait donc tort sans doute de chercher dans ces faits d'opinion
des principes d'individualisation d'un discours. Ce qui définit
l'unité de l'histoire naturelle, ce n'est pas la permanence
de certaines idées comme celle d'évolution ; ce qui
définit l'unité du discours économique au XVIIIe
siècle, ce n'est pas le conflit entre les physiocrates et
les utilitaristes, ou les tenants de la propriété
foncière et les partisans du commerce et de l'industrie.
Ce qui permet d'individualiser un discours et de lui accorder une
existence indépendante, c'est le système des points
de choix qu'il laisse libre à partir d'un champ d'objets
donnés, à partir d'une gamme énonciative déterminée,
à partir d'un jeu de concepts définis dans leur contenu
et dans leur usage. Il serait donc insuffisant de chercher dans
une option théorique le fondement général d'un
discours et la forme globale de son identité historique :
car une même option peut réapparaître dans deux
types de discours ; et un seul discours peut donner lieu à
plusieurs options différentes. Ni la permanence des opinions
à travers le temps ni la dialectique de leurs conflits ne
suffisent à individualiser un ensemble d'énoncés.
Il faut pour cela qu'on puisse repérer la répartition
des points de choix et qu'on définisse, en deçà
de toute option, un champ de possibilités stratégiques.
Si l'analyse des physiocrates fait partie des mêmes discours
que celle des utilitaristes, ce n'est point parce qu'ils vivaient
à la même époque, ce n'est point parce qu'ils
s'affrontaient à l'intérieur d'une même société,
ce n'est point parce que leurs intérêts s'enchevêtraient
dans une même économie, c'est parce que leurs deux
options relevaient d'une seule et même répartition
des points de choix, d'un seul et même champ stratégique.
Ce champ, ce n'est pas le total de tous les éléments
en conflit, ce n'est pas non plus une obscure unité divisée
contre elle-même et refusant de se reconnaître sous
le masque de chaque adversaire, c'est la loi de formation et de
dispersion de toutes les options possibles.
En résumé, nous voici en présence de quatre
critères qui permettent de reconnaître des unités
discursives qui ne sont point les unités traditionnelles
(que ce soit le « texte », l'« oeuvre »,
la « science » ; ou que ce soit le domaine ou la forme
du discours, les concepts qu'il utilise ou les choix qu'il manifeste).
Non seulement ces quatre critères ne sont pas incompatibles,
mais ils s'appellent les uns les autres : le premier définit
l'unité d'un discours par la règle de formation de
tous ses objets ; l'autre par la règle de formation de tous
ses types syntaxiques ; le troisième par la règle
de formation de tous ses éléments sémantiques
; le quatrième par la règle de formation de toutes
ses éventualités opératoires. Tous les aspects
du discours sont ainsi couverts. Et lorsque, dans un groupe d'énoncés,
on peut repérer et décrire un référentiel,
un type d'écart énonciatif, un réseau théorique,
un champ de possibilités stratégiques, alors on peut
être sûr qu'ils appartiennent à ce qu'on pourrait
appeler une formation discursive. Cette formation groupe toute une
population d'événements énonciatifs. Elle ne
coïncide évidemment pas, ni dans ses critères,
ni dans ses limites, ni dans ses relations internes, avec les unités
immédiates et visibles, sous lesquelles on a l'habitude de
regrouper les énoncés. Elle met au jour, parmi les
phénomènes de l'énonciation, des rapports qui
étaient jusqu'ici restés dans l'ombre, et ne se trouvaient
pas immédiatement transcrits à la surface des discours.
Mais ce qu'elle met au jour, ce n'est pas un secret, l'unité
d'un sens caché, ni une forme générale et unique
; c'est un système réglé de différences
et de dispersions. Ce système à quatre niveaux, qui
régit une formation discursive et doit rendre compte non
de ses éléments communs mais du jeu de ses écarts,
de ses interstices, de ses distances - en quelque sorte de ses blancs,
plutôt que de ses surfaces pleines -, c'est cela que je me
proposerai d'appeler sa positivité.
LE SAVOIR
Au point de départ, le problème était de définir,
sous les formes hâtivement admises de synthèse, des
unités qu'il serait légitime d'instaurer dans le champ
si démesuré des événements énonciatifs.
À cette question, je m'étais efforcé de donner
une réponse qui fût empirique (et articulée
sur des enquêtes précises) et critique (puisqu'elle
concernait le lieu d'où je posais la question, la région
qui la situait, l'unité spontanée à l'intérieur
de laquelle je pouvais croire que je parlais). De là, ces
investigations dans le domaine des discours qui instauraient ou
prétendaient instaurer une connaissance « scientifique
» de l'homme vivant, parlant et travaillant. Ces investigations
ont mis au jour des ensembles d'énoncés que j'ai appelés
« formations discursives », et des systèmes qui
sous le nom de « positivités » doivent rendre
compte de ces ensembles. Mais au total n'ai-je pas fait purement
et simplement une histoire des « sciences » humaines
- ou, si l'on veut, de ces connaissances inexactes dont le cumul
n'a pas pu encore constituer une science ? Est-ce que je ne suis
pas resté pris dans leur découpage apparent et dans
le système qu'elles prétendent se donner à
elles-mêmes ? Est-ce que je n'ai pas fait une sorte d'épistémologie
critique de ces figures dont il n'est pas certain qu'elles méritent
véritablement le nom de sciences ?
En fait, les formations discursives qui ont été découpées
ou décrites ne coïncident pas exactement avec la délimitation
de ces sciences (ou de ces pseudo-sciences). Sans doute est-ce à
partir de l'existence à l'heure actuelle d'un discours qui
se dit psychopathologique (et qui peut avoir aux yeux de certains
la prétention d'être scientifique) que j'ai ouvert
l'enquête sur l'histoire de la folie ; sans doute également
est-ce à partir de l'existence d'une économie politique
et d'une linguistique (auxquelles certains peuvent bien contester
les critères de la rigoureuse scientificité) que j'ai
entrepris d'analyser ce que, au XVIIe et au XVIIIe siècle,
on avait pu dire sur les richesses, la monnaie, l'échange,
sur les signes linguistiques, et le fonctionnement des mots. Mais
les positivités obtenues au terme de l'analyse et les formations
discursives qu'elles regroupent ne couvrent pas le même espace
que ces disciplines, et ne s'articulent pas comme elles ; bien plus,
elles ne se superposent pas à ce qui pouvait être considéré
comme science, ou comme forme autonome de discours à l'époque
étudiée. Ainsi, le système de positivité
analysé dans Histoire de la folie ne rend pas compte exclusivement,
ni même d'une façon privilégiée, de ce
que les médecins ont pu dire, à cette époque,
sur la maladie mentale ; il définit plutôt le référentiel,
la gamme énonciative, le réseau théorique,
les points de choix qui ont rendu possibles dans leur dispersion
même les énoncés médicaux, les règlements
institutionnels, les mesures administratives, les textes juridiques,
les expressions littéraires, les formulations philosophiques.
La formation discursive, constituée et décrite par
l'analyse, déborde largement ce qu'on pourrait raconter comme
la préhistoire de la psychopathologie, ou comme la genèse
de ses concepts.
Dans Les Mots et les Choses, la situation est inverse. Les positivités
obtenues par la description isolent des formations discursives qui
sont moins larges que les domaines scientifiques reconnus en première
instance. Le système de l'histoire naturelle permet de rendre
compte d'un certain nombre d'énoncés concernant la
ressemblance et la différence entre les êtres, les
constitutions des caractères spécifiques ou génériques,
la répartition des parentés dans l'espace général
du tableau ; mais il ne régit pas les analyses du mouvement
involontaire, ni la théorie des genres, ni les explications
chimiques de la croissance. L'existence, l'autonomie, la consistance
interne, la limitation de cette formation discursive sont précisément
une des raisons pour lesquelles une science générale
de la vie ne s'est pas constituée à l'âge classique.
De même la positivité qui, à la même époque,
a régi l'analyse des richesses ne déterminait pas
tous les énoncés concernant les échanges, les
circuits commerciaux et les prix : elle laissait de côté
les « arithmétiques politiques » qui ne sont
entrées dans le champ de la théorie économique
que beaucoup plus tard, lorsqu'un nouveau système de positivité
eut rendu possible et nécessaire l'introduction de ce type
de discours dans l'analyse économique. La grammaire générale
ne rend pas compte non plus de tout ce qui a pu être dit sur
le langage à l'époque classique (que ce soit par les
exégètes de textes religieux, les philosophes, ou
les théoriciens de l'oeuvre littéraire). Dans aucun
de ces trois cas, il ne s'agissait de retrouver ce que les hommes
ont pu penser du langage, des richesses ou de la vie à une
époque où se constituaient lentement et à bas
bruit une biologie, une économie et une philologie ; il ne
s'agissait pas non plus de découvrir ce qui se mêlait
encore d'erreurs, de préjugés, de confusions, de fantasmes
peut-être à des concepts en voie de formation : il
ne s'agissait pas de savoir au prix de quelles coupures ou de quels
refoulements une science ou du moins une discipline à prétention
scientifique allait enfin se constituer sur un sol si impur. Il
s'agissait de faire apparaître le système de cette
« impureté » - ou plutôt, car le mot ne
peut pas avoir de signification dans cette analyse, de rendre compte
de l'apparition simultanée d'un certain nombre d'énoncés
dont le niveau de scientificité, dont la forme, dont le degré
d'élaboration peuvent bien, rétrospectivement, nous
paraître hétérogènes.
La formation discursive analysée dans Naissance de la clinique
représente un troisième cas. Elle est bien plus large
que le discours médical au sens strict du terme (la théorie
scientifique de la maladie, de ses formes, de ses déterminations,
et des instruments thérapeutiques) ; elle englobe toute une
série de réflexions politiques, de programmes de réforme,
de mesures législatives, de règlements administratifs,
de considérations morales, mais, d'un autre côté,
elle n'intègre pas tout ce qui, à l'époque
étudiée, pouvait être connu au sujet du corps
humain, de son fonctionnement, de ses corrélations anatomophysiologiques,
et des perturbations dont il pouvait être le siège.
L'unité du discours clinique n'est en aucune manière
l'unité d'une science ou d'un ensemble de connaissances essayant
de se donner un statut scientifique. C'est une unité complexe
: on ne peut lui appliquer les critères par lesquels nous
pouvons - ou du moins nous estimons pouvoir - distinguer une science
d'une autre (par exemple, la physiologie de la pathologie), une
science plus élaborée d'une science qui l'est moins
(par exemple, la biochimie de la neurologie), un discours vraiment
scientifique (comme l'hormonologie) d'une simple codification de
l'expérience (comme la sémiologie), une vraie science
(comme la microbiologie) d'une science qui n'en était pas
une (comme la phrénologie). La clinique ne constitue ni une
vraie science ni une fausse science, bien qu'au nom de nos critères
contemporains nous puissions nous donner le droit de reconnaître
comme vrais certains de ses énoncés, et comme faux
certains autres. Elle est un ensemble énonciatif à
la fois théorique et pratique, descriptif et institutionnel,
analytique et réglementaire, composé aussi bien d'inférences
que de décisions, d'affirmations que de décrets.
Les formations discursives ne sont donc ni des sciences actuelles
en voie de gestation ni des sciences autrefois reconnues comme telles,
puis tombées en désuétude et abandonnées
en fonction des exigences nouvelles de nos critères. Ce sont
des unités d'une nature et d'un niveau différents
de ce qu'on appelle aujourd'hui (ou de ce qu'on a pu appeler autrefois)
une science. Pour les caractériser, la distinction du scientifique
et du non-scientifique n'est pas pertinente : elles sont épistémologiquement
neutres. Quant aux systèmes de positivité qui en assurent
le groupement unitaire, ce ne sont point des structures rationnelles,
ce ne sont point non plus des jeux, des équilibres, des oppositions
ou des dialectiques entre les formes de rationalité et des
contraintes irrationnelles ; la distinction du rationnel et de son
contraire n'est pas pertinente pour les décrire : car ce
ne sont pas des lois d'intelligibilité, ce sont des lois
de formation de tout un ensemble d'objets, de types de formulation,
de concepts, d'options théoriques qui sont investis dans
des institutions, dans des techniques, dans des conduites individuelles
ou collectives, dans des opérations politiques, dans des
activités scientifiques, dans des fictions littéraires,
dans des spéculations théoriques. L'ensemble ainsi
formé à partir du système de positivité
et manifesté dans l'unité d'une formation discursive,
c'est ce qu'on pourrait appeler un savoir. Le savoir n'est pas une
somme de connaissances - car de celles-ci on doit toujours pouvoir
dire si elles sont vraies au fausses, exactes ou non, approchées
ou définies, contradictoires ou cohérentes ; aucune
de ces distinctions n'est pertinente pour décrire le savoir,
qui est l'ensemble des éléments (objets, types de
formulation, concepts et choix théoriques) formés,
à partir d'une seule et même positivité, dans
le champ d'une formation discursive unitaire.
Nous voici maintenant en présence d'une figure complexe.
Elle peut et elle doit être analysée à la fois
comme une formation d'énoncés (quand on considère
la population des événements discursifs qui en font
partie) ; comme une positivité (quand on considère
le système qui régit dans leur dispersion les objets,
les types de formulation, les concepts et les opinions qui sont
mis en jeu dans ces énoncés) ; comme un savoir (quand
on considère ces objets, types de formulation, concepts et
opinions, tels qu'ils sont investis dans une science, dans une recette
technique, dans une institution, dans un récit romanesque,
dans une pratique juridique ou politique, etc.). Le savoir ne s'analyse
pas en termes de connaissances ; ni la positivité en termes
de rationalité ; ni la formation discursive en termes de
science. Et on ne peut demander à leur description d'être
équivalente à une histoire des connaissances, ou à
une genèse de la rationalité, ou à l'épistémologie
d'une science.
Il n'en demeure pas moins qu'on peut décrire entre les sciences
(avec leurs structures de rationalité et la somme de leurs
connaissances) et les formations discursives (avec leur système
de positivité et le champ de leur savoir) un certain nombre
de rapports. Car il est vrai que seuls des critères formels
peuvent décider de la scientificité d'une science,
c'est-à-dire définir les conditions qui la rendent
possible comme science ; ils ne peuvent jamais rendre compte de
son existence de fait, c'est-à-dire de son apparition historique,
des événements, épisodes, obstacles, dissensions,
attentes, retards, facilitations qui ont pu marquer son destin effectif.
S'il a fallu par exemple attendre la fin du XVIIIe siècle
pour que le concept de vie devienne fondamental dans l'analyse des
êtres vivants, ou si le repérage des ressemblances
entre le latin et le sanscrit n'a pas pu donner naissance avant
Bopp à une grammaire historique et comparée, ou encore
si le constat des lésions intestinales dans les affections
« fiévreuses » n'a pu donner lieu avant le début
du XIXe siècle à une médecine anatomopathologique,
la raison n'est à chercher ni dans la structure épistémologique
de la science biologique en général, ou de la science
grammaticale, ou de la science médicale ; ni non plus dans
l'erreur où se serait obstiné longtemps l'aveuglement
des hommes ; elle réside dans la morphologie du savoir, dans
le système des positivités, dans la disposition interne
des formations discursives. Bien plus, c'est dans l'élément
du savoir que se déterminent les conditions d'apparition
d'une science, ou du moins d'un ensemble de discours qui accueillent
ou revendiquent les modèles de scientificité : si,
vers le début du XIXe siècle, on voit se former sous
le nom d'économie politique un ensemble de discours qui se
donnent à eux-mêmes des signes de scientificité,
et s'imposent un certain nombre de règles formelles ; si,
à peu près à la même époque, certains
discours s'organisent sur le modèle des discours médicaux,
cliniques et sémiologiques, pour se constituer comme psychopathologie,
on ne peut pas en demander rétrospectivement raison à
ces « sciences » elles-mêmes - que ce soit à
leur équilibre actuel, ou à la forme idéale
vers laquelle on suppose qu'elles s'acheminent ; on ne peut pas
non plus en demander raison à un pur et simple projet de
rationalisation qui se serait formé alors dans l'esprit des
hommes, mais qui ne pourrait prendre en charge ce que ces discours
ont de spécifique. L'analyse de ces conditions d'apparition,
c'est dans le champ du savoir qu'il faut la mener - au niveau des
ensembles discursifs et du jeu des positivités.
Sous le terme général de « conditions de possibilité
» d'une science, il faut donc distinguer deux systèmes
hétéromorphes. L'un définit les conditions
de la science comme science : il est relatif à son domaine
d'objets, au type de langage qu'elle utilise, aux concepts dont
elle dispose ou qu'elle cherche à établir ; il définit
les règles formelles et sémantiques qui sont requises
pour qu'un énoncé puisse appartenir à cette
science ; il est institué soit par la science en question
dans la mesure où elle se pose à elle-même ses
propres normes, soit par une autre science dans la mesure où
elle s'impose à la première comme modèle de
formalisation : de toute façon, ces conditions de scientificité
sont intérieures au discours scientifique en général
et ne peuvent être définies que par lui. L'autre système
concerne la possibilité d'une science dans son existence
historique. Il lui est extérieur, et non superposable. Il
est constitué par un champ d'ensembles discursifs qui n'ont
ni le même statut, ni la même découpe, ni la
même organisation, ni le même fonctionnement que les
sciences auxquelles ils donnent lieu. Il ne faudrait pas voir dans
ces ensembles discursifs une rhapsodie de fausses connaissances,
de thèmes archaïques, de figures irrationnelles, que
les sciences en leur souveraineté repousseraient définitivement
dans la nuit d'une préhistoire. Il ne faudrait pas non plus
les imaginer comme l'esquisse de futures sciences qui seraient encore
confusément repliées sur leur avenir et qui végéteraient,
un temps, dans le demi-sommeil des germinations silencieuses. Il
ne faudrait pas enfin les concevoir comme le seul système
épistémologique dont soient susceptibles ces fausses,
ou quasi-, ou pseudo-sciences que seraient les sciences humaines.
En fait, il s'agit de figures qui ont leur consistance propre, leurs
lois de formation et leur disposition autonome. Analyser des formations
discursives, les positivités et le savoir qui leur correspond,
ce n'est pas assigner des formes de scientificité, c'est
parcourir un champ de détermination historique, qui doit
rendre compte, dans leur apparition, leur rémanence, leur
transformation et, le cas échéant, dans leur effacement,
de discours dont quelques-uns sont encore reconnus aujourd'hui comme
scientifiques, dont les autres ont perdu ce statut, dont certains
ne l'ont jamais acquis, dont d'autres enfin n'ont jamais prétendu
l'acquérir. D'un mot, le savoir n'est pas la science dans
le déplacement successif de ses structures internes, c'est
le champ de son histoire effective.
PLUSIEURS REMARQUES
L'analyse des formations discursives et de leur système
de positivité dans l'élément du savoir ne concerne
que certaines déterminations des événements
discursifs. Il ne s'agit pas de constituer une discipline unitaire
qui se substituerait à toutes ces autres descriptions des
discours, et les invaliderait d'un bloc. Il s'agit plutôt
de donner leur place à différents types d'analyses
déjà connus, et pratiqués souvent depuis longtemps
; de déterminer leur niveau de fonctionnement et d'efficacité
; de définir leurs points d'application ; et d'éviter
finalement les illusions auxquelles elles peuvent donner lieu. Faire
surgir la dimension du savoir comme dimension spécifique,
ce n'est pas récuser les diverses analyses de la science,
c'est déployer, le plus largement possible, l'espace où
elles peuvent se loger. C'est avant tout donner congé à
deux formes d'extrapolation qui ont chacune un rôle réducteur
symétrique et inverse : l'extrapolation épistémologique
et l'extrapolation génétique.
L'extrapolation épistémologique ne se confond pas
avec l'analyse (toujours légitime et possible) des structures
formelles qui peuvent caractériser un discours scientifique.
Mais elle laisse supposer que ces structures suffisent à
définir pour une science la loi historique de son apparition
et de son déploiement. L'extrapolation génétique
ne se confond pas avec la description (toujours légitime
et possible) du contexte - qu'il soit discursif, technique, économique,
institutionnel - dans lequel une science est apparue ; mais elle
laisse supposer que l'organisation interne d'une science et ses
normes formelles peuvent être décrites à partir
de ses conditions externes. Dans un cas, on fait porter à
la science la charge de rendre compte de son historicité
; dans l'autre, on charge des déterminations historiques
de rendre compte d'une scientificité. Or c'est méconnaître
que le lieu d'apparition et de déploiement d'une science
n'est ni cette science elle-même répartie selon une
succession téléologique, ni un ensemble de pratiques
muettes, ou de déterminations extrinsèques, mais le
champ du savoir, avec l'ensemble des relations qui le traversent.
Cette méconnaissance s'explique en fait par le privilège
accordé à deux types de sciences, qui servent en général
de modèles alors qu'ils sont sans doute des cas limites.
Il y a en effet des sciences qui sont telles qu'elles peuvent reprendre
chacun des épisodes de leur devenir historique à l'intérieur
de leur système déductif ; leur histoire peut se décrire
comme un mouvement d'extension latérale, puis de reprise
et de généralisation à un niveau plus élevé,
de sorte que chaque moment apparaît soit comme une région
particulière, soit comme un degré défini de
formalisation ; les suites s'abolissent au profit de voisinages
qui ne les reproduisent pas ; et les datations s'effacent pour faire
apparaître des synchronies qui ignorent le calendrier. C'est
le cas, évidemment, des mathématiques où l'algèbre
cartésienne définit une région particulière
dans un champ qui fut généralisé par Lagrange,
Abel et Galois ; où la méthode grecque de l'exhaustion
paraît contemporaine du calcul des intégrales définies.
En revanche, il existe des sciences qui ne peuvent assurer leur
unité à travers le temps que par le récit ou
la reprise critique de leur propre histoire : s'il y a une psychologie
depuis Fechner et une seule, s'il y a depuis Comte ou même
depuis Durkheim une seule sociologie, ce n'est pas dans la mesure
où on peut assigner, à tant de discours divers, une
seule structure épistémologique (si légère
qu'on puisse l'imaginer) ; c'est dans la mesure où la sociologie,
où la psychologie ont placé à chaque instant
leur discours dans un champ historique qu'elles parcouraient elles-mêmes
sur le mode critique de la confirmation ou de l'invalidation.
L'histoire des mathématiques est toujours sur le point de
passer la limite de la description épistémologique
; l'épistémologie de « sciences », comme
la psychologie ou la sociologie, est toujours à la limite
d'une description génétique.
C'est pourquoi, loin de constituer des exemples privilégiés
pour l'analyse de tous les autres domaines scientifiques, ces deux
cas extrêmes risquent plutôt d'induire en erreur ; de
ne pas laisser voir, à la fois dans leur spécificité
et dans leurs rapports, le niveau des structures épistémologiques
et celui des déterminations du savoir ; que toute science
(même aussi hautement formalisée que les mathématiques)
suppose un espace d'historicité qui ne coïncide pas
avec le jeu de ses formes ; mais que toute science (fût-elle
aussi lourde d'empiricité que la psychologie, et aussi éloignée
des normes requises pour constituer une science) existe dans le
champ d'un savoir qui ne prescrit pas simplement la succession de
ses épisodes, mais qui détermine, selon un système
qu'on peut décrire, ses lois de formation. En revanche, ce
sont des sciences « intermédiaires » - comme la
biologie, la physiologie, l'économie politique, la linguistique,
la philologie, la pathologie - qui doivent servir de modèles
: car, avec elles, il n'est pas possible de confondre en une fausse
unité l'instance du savoir et la forme de la science, ni
d'élider le moment du savoir.
À partir de là, il est possible de situer dans leur
possibilité, mais aussi de définir dans leurs limites,
un certain nombre de descriptions légitimes du discours scientifique.
Descriptions qui ne s'adressent pas au savoir en tant qu'instance
de formation, mais aux objets, aux formes d'énonciation,
aux concepts, aux opinions enfin auxquelles il donne lieu. Descriptions
qui cependant ne resteront légitimes qu'à la condition
de ne pas prétendre découvrir les conditions d'existence
de quelque chose comme un discours scientifique. Ainsi, il est parfaitement
légitime de décrire le jeu des opinions ou des options
théoriques qui se font jour dans une science et à
propos d'une science ; on doit pouvoir définir, pour une
époque ou un domaine déterminé, quels sont
les principes de choix, de quelle manière (par quelle rhétorique
ou quelle dialectique) ils sont manifestés, cachés
ou justifiés, comment s'organise et s'institutionnalise le
champ de la polémique, quelles sont les motivations qui peuvent
déterminer les individus ; bref, il y a place pour une doxologie
qui serait la description (sociologique ou linguistique, statistique
ou interprétative) des faits d'opinion. Mais il y a illusion
doxologique chaque fois qu'on fait valoir la description comme analyse
des conditions d'existence d'une science. Cette illusion prend deux
aspects : elle admet que le fait des opinions, au lieu d'être
déterminé par les possibilités stratégiques
des jeux conceptuels, renvoie directement aux divergences d'intérêts
ou d'habitudes mentales chez les individus ; l'opinion, ce serait
l'irruption du non-scientifique (du psychologique, du politique,
du social, du religieux) dans le domaine spécifique de la
science. Mais, d'un autre côté, elle suppose que l'opinion
constitue le noyau central, le foyer à partir duquel se déploie
tout l'ensemble des énoncés scientifiques ; l'opinion
manifesterait l'instance des choix fondamentaux (métaphysiques,
religieux, politiques) dont les divers concepts de la biologie,
ou de l'économie, ou de la linguistique, ne seraient que
la version superficielle et positive, la transcription dans un vocabulaire
déterminé, le masque aveugle à lui-même.
L'illusion doxologique est une manière d'élider le
champ d'un savoir comme lieu et loi de formation des options théoriques.
De même, il est parfaitement légitime de décrire,
pour une science donnée, tel de ses concepts ou de ses ensembles
conceptuels ; la définition qui en est donnée, l'utilisation
qu'on en fait, le champ dans lequel on essaie de le valider, les
transformations qu'on lui fait subir, la manière dont on
le généralise ou dont on le transfère d'un
domaine dans un autre. Il est également légitime de
décrire à propos d'une science les formes de propositions
qu'elle reconnaît comme valables, les types d'inférence
auxquels elle a recours, les règles qu'elle se donne pour
lier les énoncés les uns aux autres ou pour les rendre
équivalents, les lois qu'elle pose pour régir leurs
transformations ou leurs substitutions. Bref, on peut toujours établir
la sémantique et la syntaxe d'un discours scientifique. Mais
il faut se garder de ce qu'on pourrait appeler l'illusion formalisatrice
: c'est-à-dire s'imaginer que ces lois de construction sont
en même temps et de plein droit des conditions d'existence
; que les concepts et les propositions valables ne sont rien de
plus que la mise en forme d'une expérience sauvage, ou le
résultat d'un travail sur des propositions et des concepts
déjà instaurés : que la science se met à
exister à partir d'un certain degré de conceptualisation,
et d'une certaine forme dans la construction et l'enchaînement
des propositions ; qu'il suffit, pour décrire son émergence
dans le champ des discours, de repérer le niveau linguistique
qui la caractérise. L'illusion formalisatrice élide
le savoir (le réseau théorique et la répartition
énonciative) comme lieu et loi de formation des concepts
et des propositions.
Enfin, il est possible et légitime de définir, par
une analyse régionale, le domaine d'objets auxquels une science
s'adresse. Et de l'analyser soit sur l'horizon d'idéalité
que la science constitue (par un code d'abstraction, par des règles
de manipulation, par un système de présentation et
d'éventuelle représentation), soit dans le monde de
choses auquel ces objets se réfèrent : car s'il est
vrai que l'objet de la biologie ou celui de l'économie politique
se définit bien par une certaine structure d'idéalité
propre à ces deux sciences, s'ils ne sont pas purement et
simplement la vie à laquelle participent les individus humains
ou l'industrialisation dont ils ont été les artisans,
c'est tout de même à l'expérience, ou à
une phase déterminée de l'évolution capitaliste,
que ces objets se réfèrent. Mais on aurait tort de
croire (par une illusion de l'expérience) qu'il y a des régions
ou des domaines de choses qui s'offrent spontanément à
une activité d'idéalisation et au travail du langage
scientifique ; qu'ils se déploient par eux-mêmes, dans
l'ordre où l'histoire, la technique, les découvertes,
les institutions, les instruments humains ont pu les avoir constitués
ou mis en lumière ; que toute l'élaboration scientifique
n'est qu'une certaine manière de lire, de déchiffrer,
d'abstraire, de décomposer et de recomposer ce qui est donné
soit dans une expérience naturelle (et par conséquent
à valeur générale), soit dans une expérience
culturelle (et par conséquent relative et historique). Il
y a une illusion qui consiste à supposer que la science s'enracine
dans la plénitude d'une expérience concrète
et vécue : que la géométrie élabore
un espace perçu, que la biologie donne forme à l'intime
expérience de la vie, ou que l'économie politique
traduit au niveau du discours théorique les processus de
l'industrialisation ; donc que le référent détient
en lui-même la loi de l'objet scientifique. Mais il y a également
illusion à s'imaginer que la science s'établit par
un geste de rupture et de décision, qu'elle s'affranchit
d'un coup du champ qualitatif et de tous les murmures de l'imaginaire,
par la violence (sereine ou polémique) d'une raison qui se
fonde elle-même dans ses propres assertions : donc que l'objet
scientifique se met à exister de lui-même dans sa propre
identité.
S'il y a à la fois rapport et coupure entre l'analyse de
la vie et la familiarité du corps, de la souffrance, de la
maladie et de la mort ; s'il y a entre l'économie politique
et une certaine forme de production à la fois lien et distance,
si d'une façon générale la science se réfère
à l'expérience et pourtant s'en détache, ce
n'est point le fait d'une détermination univoque, ni d'une
coupure souveraine, constante et définitive. En fait, ces
rapports de référence et de distance sont spécifiques
pour chaque discours scientifique, et leur forme varie à
travers l'histoire. C'est qu'ils sont eux-mêmes déterminés
par l'instance spécifique du savoir. Celle-ci définit
les lois de formation des objets scientifiques, et spécifie
par le fait même les liens ou oppositions de la science et
de l'expérience. Leur extrême proximité, leur
infranchissable distance ne sont pas données au départ
; elles ont leur principe dans la morphologie du référentiel
; c'est celui-ci qui définit la disposition réciproque
- le face à face, l'opposition, leur système de communication
- du référent et de l'objet. Entre la science et l'expérience,
il y a le savoir : non point à titre de médiation
invisible, d'intermédiaire secret et complice, entre deux
distances si difficiles à la fois à réconcilier
et à démêler ; en fait, le savoir détermine
l'espace où peuvent se séparer et se situer l'une
par rapport à l'autre la science et l'expérience.
Ce que l'archéologie du savoir met hors circuit, ce n'est
donc pas la possibilité des descriptions diverses auxquelles
peut donner lieu le discours scientifique ; c'est plutôt le
thème général de la « connaissance ».
La connaissance, c'est la continuité de la science et de
l'expérience, leur indissociable enchevêtrement, leur
réversibilité indéfinie ; c'est un jeu de formes
qui anticipent sur tous les contenus dans la mesure où déjà
elles les rendent possibles ; c'est un champ de contenus originaires
qui esquissent silencieusement les formes à travers lesquelles
on pourra les lire ; c'est l'étrange instauration du formel
dans un ordre successif qui est celui des genèses psychologiques
ou historiques ; mais c'est l'ordonnancement de l'empirique par
une forme qui lui impose sa téléologie. La connaissance
confie à l'expérience la charge de rendre compte de
l'existence effective de la science ; et elle confie à la
scientificité la charge de rendre compte de l'émergence
historique des formes et du système auxquels elle obéit.
Le thème de la connaissance équivaut à une
dénégation du savoir.
Or, à ce thème majeur, plusieurs autres sont liés.
Celui d'une activité constituante qui assurerait, par une
série d'opérations fondamentales, antérieures
à tous les gestes explicites, à toutes les manipulations
concrètes, à tous les contenus donnés, l'unité
entre une science définie par un système de réquisits
formels et un monde défini comme horizon de toutes les expériences
possibles. Celui d'un sujet qui assure, dans son unité réflexive,
la synthèse entre la diversité successive du donné,
et l' idéalité qui se profile, dans son identité,
à travers le temps. Enfin et surtout le grand thème
historico-transcendantal qui a traversé le XIXe siècle
et s'épuise à peine encore aujourd'hui dans la répétition
inlassable de ces deux questions : quelle doit être l'histoire,
de quel projet absolument archaïque faut-il qu'elle soit traversée,
quel telos fondamental l'a établie dès son premier
moment (ou plutôt, dès ce qui a ouvert la possibilité
de ce premier moment) et la dirige, dans l'ombre, vers une fin déjà
détenue, pour que la vérité s'y fasse jour,
ou qu'elle reconnaisse, dans cette clarté toujours reculée,
le retour de ce que l'origine, déjà, avait occulté
? Et aussitôt l'autre question se formule : quelle doit être
cette vérité ou peut-être cette ouverture plus
qu'originaire pour que l'histoire s'y déploie, non sans la
recouvrir, la cacher, l'enfoncer dans un oubli dont cette histoire
toutefois porte la répétition, le rappel, donc la
mémoire jamais accomplie ? On peut bien faire tout ce qu'on
voudra pour rendre ces questions aussi radicales que possible :
elles demeurent liées, malgré toutes les tentatives
pour l'en arracher, à une analytique du sujet et à
une problématique de la connaissance.
Par opposition à tous ces thèmes, on peut dire que
le savoir, comme champ d'historicité où apparaissent
les sciences, est libre de toute activité constituante, affranchi
de toute référence à une origine ou à
une téléologie historico-transcendantale, détaché
de tout appui sur une subjectivité fondatrice. De toutes
les formes de synthèse préalables par lesquelles on
voulait unifier les événements discontinus du discours,
il est probable que celles-ci ont été pendant plus
d'un siècle les plus insistantes et les plus redoutables
; ce sont elles sans doute qui animaient le thème d'une histoire
continue, perpétuellement liée à elle-même,
et indéfiniment offerte aux tâches de la reprise et
de la totalisation. Il fallait que l'histoire soit continue pour
que la souveraineté du sujet soit sauvegardée ; mais
il fallait réciproquement qu'une subjectivité constituante
et une téléologie transcendantale traversent l'histoire
pour que celle-ci puisse être pensée dans son unité.
Ainsi était exclue du discours et rejetée dans l'impensable
la discontinuité anonyme du savoir.
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