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La vie : l'expérience et la science
Michel Foucault
Dits Ecrits tome IV texte n°361

« La vie : l'expérience et la science », Revue de métaphysique et de morale, 90e année, no 1 : Canguilhem, janvier-mars 1985, pp. 3-14.

Dits Ecrits tome IV texte n°361

M. Foucault souhaitait donner un texte nouveau à la Revue de métaphysique et de morale qui consacrait un numéro spécial à son maître, Georges Canguilhem. Épuisé, il ne put que modifier la préface qu'il avait écrite pour la traduction américaine du Normal et Pathologique (voir infra no 219). Il remit ce texte fin avril 1984 ; ce fut donc le dernier auquel il donna son imprimatur.


Tout le monde sait qu'en France il y a peu de logiciens, mais qu'il y a eu un nombre non négligeable d'historiens des sciences. On sait aussi qu'ils ont occupé dans l'institution philosophique - enseignement ou recherche - une place considérable. Mais on sait peut-être moins bien ce qu'a été au juste, pendant ces vingt ou trente dernières années, et jusque sur les frontières de l'institution, un travail comme celui de G. Canguilhem. Il y a eu sans doute des théâtres bien plus bruyants : psychanalyse, marxisme, linguistique, ethnologie. Mais n'oublions pas ce fait qui relève, comme on voudra, de la sociologie des milieux intellectuels français, du fonctionnement de nos institutions universitaires ou de notre système de valeurs culturelles : dans toutes les discussions politiques ou scientifiques de ces étranges années soixante, le rôle de la philosophie - je ne veux pas dire simplement de ceux qui avaient reçu leur formation universitaire dans les départements de philosophie - a été important. Trop important, peut-être, au gré de certains. Or, directement ou indirectement, tous ces philosophes ou presque ont eu affaire à l'enseignement ou aux livres de G. Canguilhem.

De là un paradoxe : cet homme, dont l'oeuvre est austère, volontairement bien délimitée, et soigneusement vouée à un domaine particulier dans une histoire des sciences qui, de toute façon, ne passe pas pour une discipline à grand spectacle, s'est trouvé d'une certaine manière présent dans les débats où lui-même a bien pris garde de jamais figurer. Mais ôtez Canguilhem et vous ne comprenez plus grand-chose à toute une série de discussions qui ont eu lieu chez les marxistes français ; vous ne saisissez pas, non plus, ce qu'il y a de spécifique chez des sociologues comme Bourdieu, Castel, Passeron, et qui les marque si fortement dans le champ de la sociologie ; vous manquez tout un aspect du travail théorique fait chez les psychanalystes et en particulier chez les lacaniens. Plus : dans tout le débat d'idées qui a précédé ou suivi le mouvement de 1968, il est facile de retrouver la place de ceux qui, de près ou de loin, avaient été formés par Canguilhem.

Sans méconnaître les clivages qui ont pu, pendant ces dernières années et depuis la fin de la guerre, opposer marxistes et non-marxistes, freudiens et non-freudiens, spécialistes d'une discipline et philosophes, universitaires et non-universitaires, théoriciens et politiques, il me semble bien qu'on pourrait retrouver une autre ligne de partage qui traverse toutes ces oppositions. C'est celle qui sépare une philosophie de l'expérience, du sens, du sujet et une philosophie du savoir, de la rationalité et du concept. D'un côté, une filiation qui est celle de Sartre et de Merleau-Ponty ; et puis une autre, qui est celle de Cavaillès, de Bachelard, de Koyré et de Canguilhem. Sans doute, ce clivage vient de loin et on pourrait en faire remonter la trace à travers le XIXe siècle : Bergson et Poincaré, Lachelier et Couturat, Maine de Biran et Comte. Et, en tout cas, il était à ce point constitué au XXe siècle que c'est à travers lui que la phénoménologie a été reçue en France. Prononcées en 1929, modifiées, traduites et publiées peu après, les Méditations cartésiennes * ont été très tôt l'enjeu de deux lectures possibles : l'une qui, dans la direction d'une philosophie du sujet, cherchait à radicaliser Husserl et ne devait pas tarder à rencontrer les questions de Sein und Zeit ** : c'est l'article de Sartre sur la « Transcendance de l'ego *** », en 1935 ; l'autre qui remontera vers les problèmes fondateurs de la pensée de Husserl, ceux du formalisme et de l'intuitionnisme ; et ce sera, en 1938, les deux thèses de Cavaillès sur la Méthode axiomatique et sur La Formation de la théorie des ensembles ****.

* Husserl (E.), Cartesianische Meditationen, Eine Einleitung in die Phänomenologie, 1931, in Gesammelte Werke, t. I, La Haye, Macrin Nijhoff, 1950 (Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, trad. G. Peiffer et E. Levinas, Paris, Vrin, 1953).

** Heidegger (M.), Sein und Zeit, Tübingen, Max Niemeyer, 1927 (L'Être et le Temps, trad. R. Boehm et A. de Waelhens, Paris, Gallimard, 1964).

*** Sartre (J.-P.), « La transcendance de l'ego. Esquisse d'une description phénoménologique, Recherches philosophiques, no 6, 1935 ; rééd., Paris, Vrin, 1988.

**** Cavaillès (J .), Méthode axiomatique et formalisme, Essai sur le problème du fondement des mathématiques, Paris, Hermann, 1937 ; Remarques sur la formation de la théorie abstraite des ensembles. Étude historique et critique, Paris, Hermann, 1937,

Quels qu'aient pu être, par la suite, les ramifications, les interférences, les rapprochements mêmes, ces deux formes de pensée ont constitué en France deux trames qui sont demeurées, pendant un temps au moins, assez profondément hétérogènes.

En apparence, la seconde est restée à la fois la plus théoricienne, la plus réglée sur des tâches spéculatives, la plus éloignée aussi des interrogations politiques immédiates. Et pourtant, c'est elle qui, pendant la guerre, a pris part, et de façon très directe, au combat, comme si la question du fondement de la rationalité ne pouvait pas être dissociée de l'interrogation sur les conditions actuelles de son existence. C'est elle aussi qui a joué au cours des années soixante un rôle décisif dans une crise qui n'était pas simplement celle de l'Université, mais celle du statut et du rôle du savoir. On peut se demander pourquoi un tel type de réflexion a pu, en suivant sa logique propre, se trouver ainsi profondément lié au présent.

*

L'une des raisons principales tient sans doute à ceci : l'histoire des sciences doit sa dignité philosophique au fait qu'elle met en oeuvre l'un des thèmes qui s'est introduit de façon sans doute un peu subreptice et comme par accident dans la philosophie du XVIIIe siècle. Pour la première fois, à cette époque, on a posé à la pensée rationnelle la question non seulement de sa nature, de son fondement, de ses pouvoirs et de ses droits, mais celle de son histoire et de sa géographie, celle de son passé immédiat et de ses conditions d'exercice, celle de son moment, de son lieu et de son actualité. De cette question par laquelle la philosophie a fait, de sa forme présente et du lien à son contexte, une interrogation essentielle, on peut prendre pour symbole le débat qui s'est noué dans la Berlinische Monatsschrift et qui avait pour thème : Was ist Aufklärung ? À cette question Mendelssohn puis Kant, chacun de son côté, ont apporté une réponse *.

* Mendelssohn (M,), « Ueber die Frage : Was heisst Aufklären ? », Berlinische Monatsschrift, IV, no 3, septembre 1784, pp. 193-200. Kant (1.), « Beantwortung der Frage : Was ist Aufklärung ? », Berlinische Monatsschrift, IV, no 6, décembre 1784, pp. 491-494 (Réponse à la question : Qu'est-ce que les Lumières ?, trad. S. Piobetta, in Kant [E.], La Philosophie de t'histoire [Opuscules], Paris, Aubier, 1947, pp. 81-92).

Cette question fut sans doute entendue d'abord comme une interrogation relativement accessoire : on y questionnait la philosophie sur la forme qu'elle pouvait revêtir, sur sa figure du moment et sur les effets qu'on devait en attendre. Mais il se révéla vite que la réponse qu'on lui apportait risquait fort d'aller bien au-delà.

On faisait de l'Aufklärung le moment où la philosophie trouvait la possibilité de se constituer comme la figure déterminante d'une époque, et où cette époque devenait la forme d'accomplissement de cette philosophie. La philosophie pouvait être lue aussi bien comme n'étant rien d'autre que la composition des traits particuliers à la période où elle apparaissait, elle en était la figure cohérente, la systématisation et la forme réfléchie ; mais, d'un autre côté, l'époque apparaissait comme n'étant rien d'autre que l'émergence et la manifestation, dans ses traits fondamentaux, de ce qu'était en son essence la philosophie. La philosophie apparaît alors aussi bien comme un élément plus ou moins révélateur des significations d'une époque, ou au contraire comme la loi générale qui fixait pour chaque époque la figure qu'elle devait avoir. La lecture de la philosophie dans le cadre d'une histoire générale et son interprétation comme principe de déchiffrement de toute succession historique sont devenues alors simultanément possibles. Et, du coup, la question du « moment présent » devient pour la philosophie une interrogation dont elle ne peut plus se séparer : dans quelle mesure ce « moment » relève-t-il d'un processus historique général et dans quelle mesure la philosophie est-elle le point où l'histoire elle-même doit se déchiffrer dans ses conditions ?

L'histoire est devenue alors l'un des problèmes majeurs de la philosophie. Il faudrait sans doute chercher pourquoi cette question de l'Aufklärung a eu, sans disparaître jamais, un destin si différent dans les traditions de l'Allemagne, de la France et des pays anglo-saxons ; pourquoi ici et là elle s'est investie dans des domaines si divers et selon des chronologies si variées. Disons en tout cas que la philosophie allemande lui a donné corps surtout dans une réflexion historique et politique sur la société (avec un problème central : l'expérience religieuse dans son rapport avec l'économie et l'État) ; des posthégéliens à l'école de Francfort et à Luckács, en passant par Feuerbach, Marx, Nietzsche et Max Weber, tous en portent témoignage. En France, c'est l'histoire des sciences qui a surtout servi de support à la question philosophique de ce qu'a été l' Aufklärung ; d'une certaine façon, les critiques de Saint-Simon, le positivisme de Comte et de ses successeurs a bien été une manière de reprendre l'interrogation de Mendelssohn et celle de Kant à l'échelle d'une histoire générale des sociétés. Savoir et croyance, forme scientifique de la connaissance et contenus religieux de la représentation, ou passage du préscientifique au scientifique, constitution d'un pouvoir rationnel sur fond d'une expérience traditionnelle, apparition, au milieu d'une histoire des idées et des croyances, d'un type d'histoire propre à la connaissance scientifique, origine et seuil de rationalité : c'est sous cette forme qu'à travers le positivisme - et ceux qui se sont opposés à lui -, à travers les débats tapageurs sur le scientisme et les discussions sur la science médiévale, la question de l' Aufklärung s'est transmise en France. Et si la phénoménologie, après une bien longue période où elle fut tenue en lisière, a fini par pénétrer à son tour, c'est sans doute du jour où Husserl, dans les Méditations cartésiennes et dans la Krisis *, a posé la question des rapports entre le projet occidental d'un déploiement universel de la raison, la positivité des sciences et la radicalité de la philosophie.

Depuis un siècle et demi, l'histoire des sciences porte en soi des enjeux philosophiques qui sont facilement reconnus. Des oeuvres comme celles de Koyré, Bachelard, Cavaillès ou Canguilhem peuvent bien avoir pour centres de référence des domaines précis, « régionaux », chronologiquement bien déterminés de l'histoire des sciences, elles ont fonctionné comme des foyers d'élaboration philosophique importants, dans la mesure où elles faisaient jouer sous différentes facettes cette question de l'Aufklärung essentielle à la philosophie contemporaine.

* Husserl (E.), Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie. Einleitung in die Phänomenologie, Belgrade, Philosophia, t. I, 1936, pp. 77-176 (La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G. Granel, Paris, Gallimard, 1976).

S'il fallait chercher hors de France quelque chose qui corresponde au travail de Koyré, de Bachelard, de Cavaillès et de Canguilhem, c'est sans doute du côté de l'école de Francfort qu'on le trouverait. Et pourtant, les styles sont bien différents comme les manières de faire et les domaines traités. Mais les uns et les autres posent finalement le même genre de questions, même s'ils sont hantés ici par le souvenir de Descartes et, là, par l'ombre de Luther. Ces interrogations, ce sont celles qu'il faut adresser à une rationalité qui prétend à l'universel tout en se développant dans la contingence, qui affirme son unité et qui ne procède pourtant que par modifications partielles ; qui se valide elle-même par sa propre souveraineté mais qui ne peut être dissociée, dans son histoire, des inerties, des pesanteurs ou des coercitions qui l'assujettissent. Dans l'histoire des sciences en France comme dans la théorie critique allemande, ce qu'il s'agit d'examiner au fond, c'est bien une raison dont l'autonomie de structure porte avec soi l'histoire des dogmatismes et des despotismes - une raison, par conséquent, qui n'a d'effet d'affranchissement qu'à la condition qu'elle parvienne à se libérer d'elle-même.

Plusieurs processus qui marquent la seconde moitié du XXe siècle ont ramené au coeur des préoccupations contemporaines la question des Lumières. Le premier, c'est l'importance prise par la rationalité scientifique et technique dans le développement des forces productives et dans le jeu des décisions politiques. Le deuxième, c'est l'histoire même d'une « révolution » dont l'espoir avait été, depuis la fin du XVIIIe siècle, porté par tout un rationalisme auquel on est en droit de demander quelle part il a pu avoir dans les effets de despotisme où cet espoir s'est égaré. Le troisième, enfin, c'est le mouvement par lequel on s'est mis à demander, en Occident et à l'Occident, quels titres sa culture, sa science, son organisation sociale et finalement sa rationalité elle-même pouvaient détenir pour réclamer une validité universelle : est-elle autre chose qu'un mirage lié à une domination et à une hégémonie politique ? Deux siècles après son apparition, l' Aufklärung fait retour : à la fois comme une manière pour l'Occident de prendre conscience de ses possibilités actuelles et des libertés auxquelles il peut avoir accès, mais aussi comme une manière de s'interroger sur ses limites et sur les pouvoirs dont il a usé. La raison à la fois comme despotisme et comme lumière.

Ne nous étonnons pas que l'histoire des sciences, et surtout dans la forme particulière que lui a donnée G. Canguilhem, ait pu occuper en France, dans les débats contemporains, une place si centrale.

*

Pour dire les choses très grossièrement, l'histoire des sciences s'est occupée longtemps (par préférence, sinon exclusivement) de quelques disciplines « nobles » et qui tenaient leur dignité de l'ancienneté de leur fondation, de leur haut degré de formalisation, de leur aptitude à se mathématiser et de la place privilégiée qu'elles occupaient dans la hiérarchie positiviste des sciences. À rester ainsi tout près de ces connaissances, qui, depuis les Grecs jusqu'à Leibniz, avaient en somme fait corps avec la philosophie, l'histoire des sciences esquivait la question qui était pour elle centrale et qui concernait son rapport avec la philosophie. G. Canguilhem a retourné le problème ; il a centré l'essentiel de son travail sur l'histoire de la biologie et sur celle de la médecine, sachant bien que l'importance théorique des problèmes soulevés par le développement d'une science n'est pas forcément en proportion directe du degré de formalisation atteint par elle. Il a donc fait descendre l'histoire des sciences des points sommets (mathématiques, astronomie, mécanique galiléenne, physique de Newton, théorie de la relativité) vers des régions où les connaissances sont beaucoup moins déductives, où elles sont restées liées, pendant beaucoup plus longtemps, aux prestiges de l'imagination, et où elles ont posé une série de questions beaucoup plus étrangères aux habitudes philosophiques.

Mais en opérant ce déplacement, G. Canguilhem a fait bien plus que d'assurer la revalorisation d'un domaine relativement négligé. Il n'a pas simplement élargi le champ de l'histoire des sciences ; il a remanié la discipline elle-même sur un certain nombre de points essentiels.

1) Il a repris d'abord le thème de la « discontinuité ». Vieux thème qui s'est dessiné très tôt, au point d'être contemporain, ou presque, de la naissance d'une histoire des sciences. Ce qui marque une telle histoire, disait déjà Fontenelle, c'est la soudaine formation de certaines sciences « à partir du néant », l'extrême rapidité de certains progrès qu'on n'attendait guère, la distance aussi qui sépare les connaissances scientifiques de l' « usage commun » et des motifs qui ont pu inciter les savants ; c'est encore la forme polémique de cette histoire qui ne cesse de raconter les combats contre les « préjugés », les « résistances » et les « obstacles » 1. Reprenant ce même thème, élaboré par Koyré et par Bachelard, Georges Canguilhem insiste sur le fait que le repérage des discontinuités n'est pour lui ni un postulat ni un résultat ; c'est plutôt une » manière de faire », une procédure qui fait corps avec l'histoire des sciences parce qu'elle est appelée par l'objet même dont celle-ci doit traiter. L'histoire des sciences n'est pas l'histoire du vrai, de sa lente épiphanie ; elle ne saurait prétendre raconter la découverte progressive d'une vérité inscrite de toujours dans les choses ou dans l'intellect, sauf à s'imaginer que le savoir d'aujourd'hui la possède enfin de façon si complète et définitive qu'il peut prendre à partir d'elle la mesure du passé. Et pourtant, l'histoire des sciences n'est pas une pure et simple histoire des idées et des conditions dans lesquelles elles sont apparues avant de s'effacer. On ne peut pas, dans l'histoire des sciences, se donner la vérité comme acquise, mais on ne peut pas non plus faire l'économie d'un rapport au vrai et à l'opposition du vrai et du faux. C'est cette référence à l'ordre du vrai et du faux qui donne à cette histoire sa spécificité et son importance. Sous quelle forme ? En concevant qu'on a à faire l'histoire des « discours véridiques », c'est-à-dire de discours qui se rectifient, se corrigent, et qui opèrent sur eux-mêmes tout un travail d'élaboration finalisée par la tâche de « dire vrai ».

1, Fontenelle (B. Le Bovier de), Préface à l'histoire de t'Académie, in Oeuvres, éd. de 1790, t. VI, pp. 73-74. Georges Canguilhem ôte ce texte dans l'Introduction à t'histoire des sciences, Paris, 1970, t. I. Éléments et Instruments, pp. 7-8.

Les liens historiques que les différents moments d'une science peuvent avoir les uns avec les autres ont, nécessairement, cette forme de discontinuité que constituent les remaniements, les refontes, la mise au jour de nouveaux fondements, les changements d'échelle, le passage à un nouveau type d'objets - » la révision perpétuelle des contenus par approfondissement et rature », comme disait Cavaillès. L'erreur n'est pas éliminée par la force sourde d'une vérité qui peu à peu sortirait de l'ombre, mais par la formation d'une nouvelle façon de « dire vrai » 1. L'une des conditions de possibilité pour que se forme, au début du XVIIIe siècle, une histoire des sciences, ce fut bien, note Georges Canguilhem, la conscience qu'on a eue des récentes « révolutions scientifiques » - celle de la géométrie algébrique et du calcul infinitésimal, celle de la cosmologie copernicienne et newtonienne 2.

2) Qui dit « histoire du discours véridique » dit aussi méthode récurrente. Non pas au sens où l'histoire des sciences dirait : soit la vérité, enfin reconnue aujourd'hui, depuis quel moment l'a-t-on pressentie, quels chemins a-t-il fallu emprunter, quels groupes conjurer pour la découvrir et la démontrer ? Mais au sens où les transformations successives de ce discours véridique produisent sans cesse les refontes dans leur propre histoire ; ce qui était longtemps resté impasse devient un jour issue ; un essai latéral devient un problème central autour duquel tous les autres se mettent à graviter ; une démarche légèrement divergente devient une rupture fondamentale : la découverte de la fermentation non cellulaire -phénomène d'à-côté dans le règne de la micro-biologie pasteurienne - n'a marqué une rupture essentielle que du jour où s'est développée la physiologie des enzymes 3. En somme, l'histoire des discontinuités n'est pas acquise une fois pour toutes ; elle est « impermanente » par elle-même, elle est discontinue ; elle doit sans cesse être reprise à nouveaux frais.

Faut-il en conclure que la science fait et refait à chaque instant, d'une façon spontanée, sa propre histoire, au point que le seul historien autorisé d'une science ne pourrait être que le savant lui-même reconstituant le passé de ce qu'il est en train de faire ? Le problème pour Georges Canguilhem n'est pas de profession : il est de point de vue.

1. Sur ce thème, voir Idéologie et Rationalité dans l'histoire des sciences de la vie, Paris, Vrin, 1977, p. 21.

2. Cf. Études d'histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1968, p. 17.

3. G. Canguilhem reprend l'exemple traité par M. Florkin in A History of Biochemistry, Amsterdam, Elsevier, part. I et Il, 1972, part. III, 1975 ; cf. Idéologie et Rationalité, op. cit. p. 15.

L'histoire des sciences ne peut se contenter de réunir ce que les savants du passé ont pu croire ou démontrer ; on n'écrit pas une histoire de la physiologie végétale en ressassant « tout ce que des gens nommés botanistes, médecins, chimistes, horticulteurs, agronomes, économistes ont pu écrire, touchant leurs conjectures, observations ou expériences quant aux rapports entre structure et fonction sur des objets nommés tantôt herbes, tantôt plantes et tantôt végétaux » 1. Mais on ne fait pas non plus de l'histoire des sciences en refiltrant le passé à travers l'ensemble des énoncés ou des théories actuellement validés, décelant ainsi dans ce qui était « faux » le vrai à venir et dans ce qui était vrai l'erreur ultérieurement manifeste. C'est là l'un des points fondamentaux de la méthode de G. Canguilhem.

L'histoire des sciences ne peut se constituer dans ce qu'elle a de spécifique qu'en prenant en compte, entre le pur historien et le savant lui-même, le point de vue de l'épistémologue. Ce point de vue, c'est celui qui fait apparaître à travers les divers épisodes d'un savoir scientifique « un cheminement ordonné latent » : ce qui veut dire que les processus d'élimination et de sélection des énoncés, des théories, des objets se font à chaque instant en fonction d'une certaine norme ; et celle-ci ne peut pas être identifiée à une structure théorique ou à un paradigme actuel, car la vérité scientifique d'aujourd'hui n'en est elle-même qu'un épisode ; disons tout au plus : le terme provisoire. Ce n'est pas en prenant appui sur une « science normale » qu'on peut retourner vers le passé et en tracer valablement l'histoire ; c'est en retrouvant le processus « normé », dont le savoir actuel n'est qu'un moment sans qu'on puisse, sauf prophétisme, prédire l'avenir. L'histoire des sciences, dit Canguilhem qui cite Suzanne Bachelard, ne saurait construire son objet ailleurs que dans « un espace-temps idéal » *. Et cet espace-temps, il ne lui est donné ni par le temps « réaliste » accumulé par l'érudition historienne ni par l'espace d'idéalité qui découpe autoritairement la science d'aujourd'hui, mais par le point de vue de l'épistémologie. Celle-ci n'est pas la théorie générale de toute science et de tout énoncé scientifique possible ; elle est la recherche de la normativité interne aux différentes activités scientifiques, telles qu'elles ont été effectivement mises en oeuvre.

1. Idéologie et Rationalité dans l'histoire des sciences de la vie, op. cit., p. 14.

* Bachelard (S.), « Épistémologie et Histoire des sciences » (XIIe Congrès international d'histoire des sciences, Paris, 1968), Revue de synthèse, IIIe série, nos 49-52, janvier-décembre 1968, p. 51.

Il s'agit donc d'une réflexion théorique indispensable qui permet à l'histoire des sciences de se constituer sur un autre mode que l'histoire en général ; et, inversement, l'histoire des sciences ouvre le domaine d'analyse indispensable pour que l'épistémologie soit autre chose que la simple reproduction des schémas internes d'une science à un moment donné 1. Dans la méthode mise en oeuvre par Georges Canguilhem, l'élaboration des analyses « discontinuistes » et l'élucidation du rapport historique entre les sciences et l'épistémologie vont de pair.

3) Or, en replaçant dans cette perspective historico-épistémologique les sciences de la vie, Georges Canguilhem fait apparaître un certain nombre de traits essentiels qui en singularisent le développement par rapport à celui des autres sciences et qui posent à leurs historiens des problèmes spécifiques. On avait pu croire, en effet, qu'à la fin du XVIIIe siècle, entre une physiologie étudiant les phénomènes de la vie et une pathologie vouée à l'analyse des maladies, on pourrait trouver l'élément commun qui permettrait de penser comme une unité les processus normaux et ceux qui marquent les modifications morbides. De Bichat à Claude Bernard, de l'analyse des fièvres à la pathologie du foie et de ses fonctions, un immense domaine s'était ouvert qui semblait promettre l'unité d'une physiopathologie et un accès à la compréhension des phénomènes morbides à partir de l'analyse des processus normaux. De l'organisme sain on attendait qu'il donne le cadre général où les phénomènes pathologiques s'enracinaient et prenaient, pour un temps, leur forme propre. Cette pathologie sur fond de normalité a, semble-t-il, caractérisé pendant longtemps toute la pensée médicale.

Mais il y a dans la connaissance de la vie des phénomènes qui la tiennent à distance de toute la connaissance qui peut se référer aux domaines physico-chimiques ; c'est qu'elle n'a pu trouver le principe de son développement que dans l'interrogation sur les phénomènes pathologiques. Il a été impossible de constituer une science du vivant sans que soit prise en compte, comme essentielle à son objet, la possibilité de la maladie, de la mort, de la monstruosité, de l'anomalie et de l'erreur. On peut bien connaître, avec de plus en plus de finesse, les mécanismes physico-chimiques qui les assurent ; ils n'en trouvent pas moins leur place dans une spécificité que les sciences de la vie ont à prendre en compte, sauf à effacer elles-mêmes ce qui constitue justement leur objet et leur domaine propre.

1. Sur le rapport encre épistémologie et histoire, voir en particulier l'Introduction à Idéologie et Rationalité..., op. cit. pp. 11-29.

De là, dans les sciences de la vie, un fait paradoxal. C'est que si le procès de leur constitution s'est bien fait par la mise en lumière des mécanismes physiques et chimiques, par la constitution de domaines comme la chimie des cellules et des molécules, par l'utilisation de modèles mathématiques, etc., en revanche, il n'a pu se dérouler que dans la mesure où était sans cesse relancé comme un défi le problème de la spécificité de la maladie et du seuil qu'elle marque parmi tous les êtres naturels 1. Cela ne veut pas dire que le vitalisme soit vrai, lui qui a fait circuler tant d'images et perpétué tant de mythes. Cela ne veut pas dire non plus qu'il doit constituer l'invincible philosophie des biologistes, lui qui s'est si souvent enraciné dans les philosophies les moins rigoureuses. Mais cela veut dire qu'il a eu et qu'il a encore sans doute dans l'histoire de la biologie un rôle essentiel comme « indicateur ». Et cela de deux façons : indicateur théorique de problèmes à résoudre (à savoir de façon générale, ce qui constitue l'originalité de la vie sans qu'elle constitue en aucune manière un empire indépendant dans la nature) ; indicateur critique des, réductions à éviter (à savoir toutes celles qui tendent à faire méconnaître que les sciences de la vie ne peuvent se passer d'une certaine position de valeur qui marque la conservation, la régulation, l'adaptation, la reproduction, etc.) ; « une exigence plutôt qu'une méthode, une morale plus qu'une théorie » 2.

4) Les sciences de la vie appellent une certaine manière de faire leur histoire. Elles posent aussi, d'une façon singulière, la question philosophique de la connaissance.

La vie et la mort ne sont jamais en elles-mêmes des problèmes de physique, quand bien même le physicien, dans son travail, risque sa propre vie, ou celle des autres ; il s'agit pour lui d'une question de morale, ou de politique, non d'une question scientifique. Comme le dit A. Lwoff, létale ou non, une mutation génétique n'est pour le physicien ni plus ni moins que la substitution d'une base nucléique à une autre. Mais, dans cette différence, le biologiste, lui, reconnaît la marque de son propre objet. Et d'un type d'objet auquel il appartient lui-même, puisqu'il vit et que cette nature du vivant, il la manifeste, il l'exerce, il la développe dans une activité de connaissance qu'il faut comprendre comme « méthode générale pour la résolution directe ou indirecte des tensions entre l'homme et le milieu ». Le biologiste a à saisir ce qui fait de la vie un objet spécifique de connaissance et par là même ce qui fait qu'il y a, au sein des vivants, et parce qu'ils sont vivants, des êtres susceptibles de connaître, et de connaître en fin de compte la vie elle-même.

La phénoménologie a demandé au « vécu » le sens originaire de tout acte de connaissance. Mais ne peut-on pas ou ne faut-il pas le chercher du côté du « vivant » lui-même ?

1. Études d'histoire et de philosophie des sciences, op. cit. , p. 239.

2. La Connaissance de la vie, 1952, 2e éd., Paris, Vrin, 1965, p, 88.

G. Canguilhem veut retrouver, par l'élucidation du savoir sur la vie et des concepts qui articulent ce savoir, ce qu'il en est du concept dans la vie. C'est-à-dire du concept en tant qu'il est l'un des modes de cette information que tout vivant prélève sur son milieu et par laquelle inversement il structure son milieu. Que l'homme vive dans un milieu conceptuellement architecturé ne prouve pas qu'il s'est détourné de la vie par quelque oubli ou qu'un drame historique l'en a séparé ; mais seulement qu'il vit d'une certaine manière, qu'il a, avec son milieu, un rapport tel qu'il n'a pas sur lui un point de vue fixe, qu'il est mobile sur un territoire indéfini ou assez largement défini, qu'il a à se déplacer pour recueillir des informations, qu'il a à mouvoir les choses les unes par rapport aux autres pour les rendre utiles. Former des concepts, c'est une manière de vivre et non de tuer la vie ; c'est une façon de vivre dans une relative mobilité et non pas une tentative pour immobiliser la vie ; c'est manifester, parmi ces milliards de vivants qui informent leur milieu et s'informent à partir de lui, une innovation qu'on jugera comme on voudra, infime ou considérable : un type bien particulier d'information.

De là, l'importance que G. Canguilhem accorde à la rencontre, dans les sciences de la vie, de la vieille question du normal et du pathologique avec l'ensemble des notions que la biologie, au cours des dernières décennies, a empruntées à la théorie de l'information : codes, messages, messagers, etc. De ce point de vue, Le Normal et le Pathologique, écrit pour une part en 1943 et pour une autre dans la période 1963-1966, constitue sans aucun doute l'oeuvre la plus significative de G. Canguilhem. On y voit comment le problème de la spécificité de la vie s'est trouvé récemment infléchi dans une direction où on rencontre quelques-uns des problèmes qu'on croyait appartenir en propre aux formes les plus développées de l'évolution.

Au centre de ces problèmes, il y a celui de l'erreur. Car, au niveau le plus fondamental de la vie, les jeux du code et du décodage laissent place à un aléa qui, avant d'être maladie, déficit ou monstruosité, est quelque chose comme une perturbation dans le système informatif, quelque chose comme une « méprise ». À la limite, la vie -de là son caractère radical -c'est ce qui est capable d'erreur. Et c'est peut-être à cette donnée ou plutôt à cette éventualité fondamentale qu'il faut demander compte du fait que la question de l'anomalie traverse de part en part toute la biologie. À elle aussi qu'il faut demander compte des mutations et des processus évolutifs qu'elles induisent. Elle également qu'il faut interroger sur cette erreur singulière, mais héréditaire, qui fait que la vie a abouti avec l'homme à un vivant qui ne se trouve jamais tout à fait à sa place, à un vivant qui est voué à « errer » et à « se tromper ». Et si on admet que le concept, c'est la réponse que la vie elle même a donnée à cet aléa, il faut convenir que l'erreur est la racine de ce qui fait la pensée humaine et son histoire. L'opposition du vrai et du faux, les valeurs qu'on prête à l'un et à l'autre, les effets de pouvoir que les différentes sociétés et les différentes institutions lient à ce partage, tout cela n'est peut-être que la réponse la plus tardive à cette possibilité d'erreur intrinsèque à la vie. Si l'histoire des sciences est discontinue, c'est-à-dire si on ne peut l'analyser que comme une série de « corrections », comme une distribution nouvelle qui ne libère jamais enfin et pour toujours le moment terminal de la vérité, c'est que là encore l'« erreur » constitue non pas l'oubli ou le retard de l'accomplissement promis, mais la dimension propre à la vie des hommes et indispensable au temps de l'espèce.

Nietzsche disait de la vérité que c'était le plus profond mensonge. Canguilhem dirait peut-être, lui qui est loin et proche à la fois de Nietzsche, qu'elle est, sur l'énorme calendrier de la vie, la plus récente erreur ; ou, plus exactement, il dirait que le partage vrai-faux ainsi que la valeur accordée à la vérité constituent la plus singulière manière de vivre qu'ait pu inventer une vie qui, du fond de son origine, portait en soi l'éventualité de l'erreur. L'erreur est pour Canguilhem l'aléa permanent autour duquel s'enroule l'histoire de la vie et le devenir des hommes. C'est cette notion d'erreur qui lui permet de lier ce qu'il sait de la biologie et la manière dont il en fait l'histoire, sans qu'il ait jamais voulu, comme on le faisait au temps de l'évolutionnisme, déduire celle-ci de celle-là. C'est elle qui lui permet de marquer le rapport entre vie et connaissance de la vie et d'y suivre, comme un fil rouge, la présence de la valeur et de la norme.

Cet historien des rationalités, lui-même si « rationaliste », est un philosophe de l'erreur ; je veux dire que c'est à partir de l'erreur qu'il pose les problèmes philosophiques, disons plus exactement le problème de la vérité et de la vie. On touche là sans doute à l'un des événements fondamentaux dans l'histoire de la philosophie moderne : si la grande rupture cartésienne a posé la question des rapports entre vérité et sujet, le XVIIIe siècle a introduit, quant aux rapports de la vérité et de la vie, une série de questions dont la Critique du jugement * et la Phénoménologie de l'esprit ** ont été les premières grandes formulations.

* Kant (1.), Kritik der Urteitskraft, 1790, Gesammelte Schriften, t. V, Berlin, Königlich Preussichen Akademie der Wissenschaften, 1902, pp. 165-486 (Critique de la faculté de juger, trad. Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 1965).

** Hegel (G. W. F.), Phänomenologie des Geistes, Wurtzbourg, Anton Goebhardr, 1807 (La Phénoménologie de l'esprit, trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier-Montaigne, coll. « Philosophie de l'esprit », t. I, 1939, t. II, 1941).

Et, depuis ce moment, ce fut l'un des enjeux de la discussion philosophique : est-ce que la connaissance de la vie doit être considérée comme rien de plus que l'une des régions qui relèvent de la question générale de la vérité, du sujet et de la connaissance ? Ou est-ce qu'elle oblige à poser autrement cette question ? Est-ce que toute la théorie du sujet, ne doit pas être reformulée, dès lors que la connaissance, plutôt que de s'ouvrir à la vérité du monde, s'enracine dans les « erreurs » de la vie ?

On comprend pourquoi la pensée de G. Canguilhem, son travail d'historien et de philosophe, a pu avoir une importance si décisive en France pour tous ceux qui, à partir de points de vue si différents, ont essayé de repenser la question du sujet. La phénoménologie pouvait bien introduire, dans le champ de l'analyse, le corps, la sexualité, la mort, le monde perçu ; le Cogito y demeurait central ; ni la rationalité de la science, ni la spécificité des sciences de la vie ne pouvaient en compromettre le rôle fondateur. C'est à cette philosophie du sens, du sujet et du vécu que G. Canguilhem a opposé une philosophie de l'erreur, du concept du vivant, comme une autre manière d'approcher la notion de vie.