|
«Ariane s'est pendue», Le Nouvel Observateur, no 229,
31 mars - 6 avril 1969, pp. 36-37.
(Sur G. Deleuze, Différence et Répétition,
Paris, P.U.F., 1969.)
Dits Ecrits tome I texte n°64
J'aurais à «raconter» le livre de Deleuze, voici
à peu près la fable que j'essaierais d'inventer.
Lasse d'attendre que Thésée remonte du Labyrinthe,
lasse de guetter son pas égal et de retrouver son visage
parmi toutes les ombres qui passent, Ariane vient de se pendre.
Au fil amoureusement tressé de l'identité, de la mémoire
et de la reconnaissance, son corps pensif tourne sur soi. Cependant,
Thésée, amarre rompue, ne revient pas. Corridors,
tunnels, caves et cavernes, fourches, abîmes, éclairs
sombres, tonnerres d'en dessous : il s'avance, boîte, danse,
bondit.
Dans la savante géométrie du Labyrinthe habilement
centré ? Non pas, mais tout au long du dissymétrique,
du tortueux, de l'irrégulier, du montagneux et de l'à-pic.
Du moins vers le terme de son épreuve, vers la victoire qui
lui promet le retour ? Non plus ; il va joyeusement vers le monstre
sans identité, vers le disparate sans espèce, vers
celui qui n'appartient à aucun ordre animal, qui est homme
et bête, qui juxtapose en soi le temps vide, répétitif,
du juge infernal et la violence génitale, instantanée,
du taureau. Et il va vers lui, non pour effacer de la terre cette
forme insupportable, mais pour se perdre avec elle dans son extrême
distorsion. Et c'est là, peut-être (non pas à
Naxos), que le dieu bachique est aux aguets : Dionysos masqué,
Dionysos déguisé, indéfiniment répété.
Le fil célèbre a été rompu, lui qu'on
pensait si solide ; Ariane a été abandonnée
un temps plus tôt qu'on ne le croyait : et toute l'histoire
de la pensée occidentale est à récrire.
Mais, je m'en rends compte, ma fable ne rend pas justice au livre
de Deleuze. Il est bien autre chose que le énième
récit du commencement et de la fin de la métaphysique.
Il est le théâtre, la scène, la répétition
d'une philosophie nouvelle : sur le plateau nu de chaque page, Ariane
est étranglée, Thésée danse, le Minotaure
rugit et le cortège du dieu multiple éclate de rire.
Il y a eu (Hegel, Sartre) la philosophie-roman ; il y a eu la philosophie-méditation
(Descartes, Heidegger). Voici, après Zarathoustra, le retour
de la philosophie-théâtre ; non point réflexion
sur le théâtre ; non point théâtre chargé
de significations. Mais philosophie devenue scène, personnages,
signes, répétition d'un événement unique
et qui ne se reproduit Jamais.
Je voudrais que vous ouvriez le livre de Deleuze comme on pousse
les portes d'un théâtre, quand s'allument les feux
d'une rampe, et quand le rideau se lève. Auteurs cités,
références innombrables -ce sont les personnages.
Ils récitent leur texte (le texte qu'ils ont prononcé
ailleurs, dans d'autres livres, sur d'autres scènes, mais
qui, ici, se joue autrement ; c'est la technique, méticuleuse
et rusée, du «collage»). Ils ont leur rôle
(souvent, ils vont par trois, le comique, le tragique, le dramatique :
Péguy, Kierkegaard, Nietzsche ; Aristote - oui, oui, le comique
-, Platon, Duns Scot ; Hegel oui, encore -, Hölderlin et Nietzsche
- toujours).
Ils apparaissent, jamais à la même place, jamais avec
la même identité : tantôt comiquement éloignés
du fond sombre qu'ils portent sans le savoir, tantôt dramatiquement
proches (voici Platon, sage, un peu rengorgé, qui chasse
les grossiers simulacres, dissipe les images mauvaises, écarte
l'apparence qui chatoie et invoque le modèle unique : cette
idée de Bien qui elle-même est bonne ; mais voici l'autre
Platon, presque paniqué, qui ne sait plus, dans l'ombre,
distinguer de Socrate le sophiste ricanant).
Quant au drame -au livre lui-même -, il a, comme l'Oedipe
de Sophocle, trois moments. D'abord, l'insidieuse attente des signes :
des murmures, des oracles qui grincent, des devins aveugles qui
parlent trop. La haute royauté du Sujet (je unique, moi cohérent)
et de la Représentation (idées claires que je traverse
du regard) est minée. Sous la voix monarchique, solennelle,
calculatrice des philosophes occidentaux qui voulaient faire régner
l'unité, l'analogie, la ressemblance, la non-contradiction
et qui voulaient réduire la différence à la
négation (ce qui est autre que A et non-A, on nous l'apprend
depuis l'école), sous cette voix constamment tenue, on peut
entendre le craquement de la disparité. Écoutons les
gouttes d'eau ruisseler dans le marbre de Leibniz. Regardons la
fêlure du temps zébrer le sujet kantien.
Et soudain, au beau milieu du livre (ironie de Deleuze qui présente,
selon l'apparence d'un équilibre académique, la divine
claudication de la différence), soudain la césure.
Le voile se déchire : ce voile, c'est l'image que la pensée
s'était formée d'elle-même et qui lui permettait
de supporter sa propre dureté. On croyait, on disait : la
pensée est bonne (à preuve : le bon sens, dont elle
a droit et devoir de faire usage) ; la pensée est une (à
preuve, le sens commun) ; elle dissipe l'erreur, en entassant grain
par grain la moisson des propositions vraies (la belle pyramide,
finalement, du savoir...).
Mais voilà : libérée de cette image qui la
lie à la souveraineté du sujet (qui l'«assujetti»
au sens strict du mot), la pensée apparaît ou plutôt
s'exerce telle qu'elle est : mauvaise, paradoxale, surgissant involontairement
à la pointe extrême des facultés dispersées ;
devant s'arracher sans cesse à la stupéfiante bêtise ;
soumise, contrainte, forcée par la violence des problèmes ;
sillonnée, comme par autant d'éclairs d'idées
distinctes (parce que aiguës) et obscures (parce que profondes).
Retenons bien chacune de ces transformations, que Deleuze opère
dans la vieille bienséance philosophique : le bon sens en
contre-orthodoxie ; le sens commun en tensions et pointes extrêmes ;
la conjuration de l'erreur en fascination par la bêtise ; le
clair et distinct en distinct-obscur. Retenons bien surtout ce grand
renversement des valeurs de la lumière : la pensée
n'est plus un regard ouvert sur des formes claires et bien fixées
dans leur identité ; elle est geste, saut, danse, écart
extrême, obscurité tendue. C'est la fin de la philosophie
(celle de la représentation). Incipit philosophia (celle
de la différence).
Vient alors le moment d'errer. Non pas comme Oedipe, pauvre roi
sans sceptre, aveugle intérieurement illuminé ; mais
d'errer dans la fête sombre de l'anarchie couronnée.
On peut désormais penser la différence et la répétition.
C'est-à-dire - au lieu de se les représenter - les
faire et les jouer. La pensée au sommet de son intensité
sera elle-même différence et répétition ;
elle fera différer ce que la représentation cherchait
à rassembler ; elle jouera l'indéfinie répétition
dont la métaphysique entêtée cherchait l'origine.
Ne plus se demander : différence entre quoi et quoi ? Différence
délimitant quelles espèces et partageant quelle grande
unité initiale ? Ne plus se demander : répétition
de quoi, de quel événement ou de quel modèle
premier ? Mais penser la ressemblance, l'analogie ou l'identité
comme autant de moyens de recouvrir la différence et la différence
des différences ; penser la répétition, sans
origine de quoi que ce soit et sans réapparition de la même
chose.
Penser des intensités plutôt (et plus tôt) que
des qualités et des quantités ; des profondeurs plutôt
que des longueurs et des largeurs ; des mouvements d'individuation
plutôt que des espèces et des genres ; et mille petits
sujets larvaires, mille petits moi dissous, mille passivités
et fourmillements là où régnait hier le sujet
souverain. On s'est toujours refusé en Occident à
penser l'intensité. La plupart du temps, on l'a rabattue
sur le mesurable et le jeu des égalités ; Bergson,
lui, sur le qualitatif et le continu. Deleuze la libère maintenant
par et dans une pensée qui sera la plus haute, la plus aiguë
et la plus intense.
On ne doit pas s'y tromper. Penser l'intensité - ses différences
libres et ses répétitions -n'est pas une mince révolution
en philosophie. C'est récuser le négatif (qui est
une manière de réduire le différent à
rien, à zéro, au vide, au néant) ; c'est donc
rejeter d'un coup les philosophies de l'identité et celles
de la contradiction, les métaphysiques et les dialectiques,
Aristote avec Hegel. C'est réduire les prestiges du reconnaissable
(qui permet au savoir de retrouver l'identité sous les répétitions
diverses et de faire jaillir de la différence le noyau commun
qui sans cesse apparaît de nouveau) ; c'est rejeter d'un coup
les philosophies de l'évidence et de la conscience, Husserl
non moins que Descartes. C'est récuser enfin la grande figure
du Même qui, de Platon à Heidegger, n'a pas cessé
de boucler dans son cercle la métaphysique occidentale.
C'est se rendre libre pour penser et aimer ce qui, dans notre univers,
gronde depuis Nietzsche ; différences insoumises et répétitions
sans origine qui secouent notre vieux volcan éteint ; qui
ont fait éclater depuis Mallarmé la littérature ;
qui ont fissuré et multiplié l'espace de la peinture
(partages de Rothko, sillons de Noland, répétitions
modifiées de Warhol) ; qui ont définitivement brisé
depuis Webern la ligne solide de la musique ; qui annoncent toutes
les ruptures historiques de notre monde. Possibilité enfin
donnée de penser les différences d'aujourd'hui, de
penser aujourd'hui comme différence des différences.
Le livre de Deleuze, c'est le théâtre merveilleux
où se jouent, toujours nouvelles, ces différences
que nous sommes, ces différences que nous faisons, ces différences
entre lesquelles nous errons. De tous les livres qui sont écrits
depuis bien longtemps, le plus singulier, le plus différent,
et celui qui répète le mieux les différences
qui nous traversent et nous dispersent. Théâtre de
maintenant.
|
|