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«Alexandre Koyré : La Révolution astronomique, Copernic, Kepler, Borelli»
Michel Foucault
Dits Ecrits tome I texte n°6

«Alexandre Koyré La Révolution astronomique, Copernic, Kepler, Borelli», La Nouvelle Revue française, 9e année, no 108, 1er décembre 1961, pp. 1123-1124. (Sur A. Koyré, op. cit., Paris, Hermann, coll. «Histoire de la pensée», 1961.)

Dits Ecrits tome I texte n°6


Il y a des histoires tristes de la vérité : celles qu'endeuille le récit de tant d'erreurs féeriques et mortes ; tout au plus nous font-elles parfois la grâce d'un réconfort : les âmes rectrices dont Kepler guidait ses planètes définitivement elliptiques nous consolent de savoir qu'elles ne tourneront plus en rond ; l'orgueil de Copernic qui nous fit étoile rachète bien l'ennui de n'être plus au centre du monde.

Le livre de M. Koyré est tout ce qu'il y a de moins triste ; il raconte, d'une voix grave d'érudit, les noces merveilleuses et ininterrompues du vrai et du faux. Mais c'est encore nous qui, du fond de notre langage usé, parlons de vérité ou d'erreur et admirons leur alliance. L'autorité de ce travail patient et profond vient de plus loin : la rigueur dans la présentation de textes si peu connus et leur juste exégèse tiennent à un double propos d'historien et de philosophe : ne prendre les idées qu'en ce moment de leur turbulence où le vrai et le faux n'y sont point encore séparés ; ce qui est raconté, c'est un indissociable travail, en dessous des partages que fait ensuite l'histoire. Les ellipses de Kepler ne faisaient qu'une chose avec la sourde musique des nombres épars dans l'univers.

M. Koyré montre comment cette astronomie qui, pour nous, devient scientifique de Copernic à Kepler était soutenue par un grand projet pythagoricien. Freud veut que Copernic, Darwin et la psychanalyse aient été les trois grandes frustrations imposées par le savoir européen au narcissisme de l'homme. Pour Copernic au moins, erreur. Quand le centre du monde quitte notre sol, il n'abandonne pas l'animal humain à un destin planétaire anonyme : il lui fait décrire un cercle rigoureux, image sensible de la perfection, autour d'un centre qui est le luminaire du monde, le dieu visible de Trismégiste, la grande prunelle cosmique. Dans cette clarté, la Terre est affranchie de la lourdeur sublunaire. Il faut rappeler l'hymne de Marsile Ficin au Soleil, et toute cette théorie de la lumière qui fut celle des peintres, des physiciens, des architectes. La philosophie de l'homme, c'était celle d'Aristote ; l'humanisme, lui, est lié à un grand retour de la culture de l'Occident vers la pensée solaire. Le classicisme s'établira dans ce monde clair, mais la jeune violence du Soleil une fois dominée ; le grand trône de feu dont s'enchantait la cosmologie de Copernic deviendra l'espace homogène et pur des formes intelligibles.

Kepler, lui aussi, est hanté de souvenirs qui remontent au-delà d'Aristote. Il lui fallut dix ans de calculs, c'est-à-dire de scrupules, pour arracher les planètes à la perfection des cercles, et dix ans encore pour reconstituer autour de ces ellipses un monde entièrement harmonieux ; il lui fallut ces vingt années pour faire entrer le problème physique du mouvement des planètes et de sa cause dans la vieille voûte lisse où la seule géométrie des sphères mouvait les choses célestes. Pas à pas, M. Koyré a restitué cette recherche, fidèle deux fois à celui qu'il a suivi : Kepler n'énonçait pas une vérité nouvelle sans indiquer lui-même par quel sentier d'erreur il venait de passer : ainsi était-elle sa vérité. Montaigne perdait les pistes et savait qu'il les perdait. Descartes, d'un geste, regroupe toutes les erreurs possibles, en fait une grosse liasse essentielle, la traite impatiemment comme le fonds diabolique de tous les dangers éventuels ; puis se considère quitte. Entre les deux, Kepler -qui ne dit pas la vérité sans raconter l'erreur. La vérité se profère à la rencontre d'un énoncé et d'un récit. Chose capitale dans l'histoire de notre langage : d'un côté, le récit va abandonner sa vocation simplement historique ou fantastique, pour transmettre quelque chose qui est de l'ordre du définitif et de l'essentiel ; quant à l'énonciation du vrai, elle va pouvoir se charger de toutes les modulations individuelles, des aventures et des vaines rêveries. En ce début de XVIIe siècle, le lieu de naissance de la vérité s'est déplacé : il n'est plus du côté des figures du monde, mais dans les formes intérieures et croisées du langage. La vérité s'écrit dans la courbe d'une pensée qui se trompe et le dit. C'est ce petit cercle, à hauteur d'homme, que Kepler a tracé en effaçant du ciel les grands cercles imaginaires où s'inscrivait la perfection des planètes.

Ce nouveau monde lumineux, dont la géométrie est de plein droit physicienne et qui, soudain, s'incurve dans le cercle minuscule mais décisif d'une pensée qui toujours reprend sa parole, on comprend qu'il ait été le paysage naturel d'une philosophie, d'un langage et d'une culture plus occupés de la vérité des choses que de leur être.