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In Revue d'histoire des sciences et de leurs applications, t. XXIII,
no 1, janvier-mars 1970, pp. 61-62. (Sur l'exposé de F. Dagognet,
« La situation de Cuvier dans l'histoire de la biologie »,
ibid., pp. 49-60, journées Cuvier, Institut d'histoire des
sciences, 30-31 mai 1969.)
Dits Ecrits tome II texte n°76
M. Piveteau : Je vois dans votre exposé * deux parties.
Dans la première, il s'agit spécialement d'une question
scientifique plus que d'histoire des sciences. Je serais très
heureux que nous en parlions ensemble, mais je crains que pour l'auditoire
nous nous engagions sur le terrain un peu difficile des problèmes
de l'homologie des osselets de l'oreille moyenne, des rapports qui
existent entre l'endosquelette et l'exosquelette. Il serait davantage
dans l'esprit de ces réunions d'aborder le problème
d'une manière plus philosophique et je donne immédiatement
la parole à M. Michel Foucault,
* Il s'agit de l'exposé que F. Dagognet vient de prononcer.
M. Foucault : J'aurais deux ou trois points de fait à faire
valoir contre M. Dagognet, par exemple sur la dévalorisation
du tégumentaire. Il y a un texte où Cuvier dit : les
éléments extérieurs de l'organisme doivent
précisément servir de repère pour découvrir
les organisations profondes.
Je voudrais situer le niveau où chacune de ces interventions
peut se situer. Dans cette discipline qu'on pourrait appeler arbitrairement
l'épistémographie, c'est-à-dire la description
de ces discours qui, dans une société, à un
moment donné, ont fonctionné et ont été
institutionnalisés comme discours scientifiques, il me semble
qu'on peut distinguer différents niveaux.
J'appellerai niveau épistémonomique le repérage
des contrôles épistémologiques intérieurs
qu'un discours scientifique exerce sur lui-même. Il me semble
que plusieurs des travaux de Michel Serres définissent ce
champ épistémonomique : il a montré de quelle
manière les mathématiques ont intériorisé
leur propre épistémologie. Cela est vrai des mathématiques,
mais je pense que toute science a son fonctionnement épistémonomique.
On pourrait trouver dans la biologie, par exemple, un contrôle
épistémologique de soi-même.
J'appellerai épistémocritique l'analyse qui se fait
en termes de vérité et d'erreurs ; elle demande à
tout énoncé qui, à une époque donnée,
a fonctionné et a été institutionnalisé
comme scientifique, s'il est vrai ou faux. Elle analyse des procédures
expérimentales qui ont été utilisées
pour valider cet énoncé. Elle jauge les cohérences
qu'on peut détecter entre différentes affirmations
et différentes assertions. C'est en somme ce que M. Dagognet
vient de faire en posant à Cuvier la question de la vérité
de ses affirmations. On a pu en déduire, et Dagognet l'a
montré d'une façon percutante, que Cuvier a commis
des erreurs magistrales.
J'appellerai épistémologiques l'analyse des structures
théoriques d'un discours scientifique, l'analyse du matériau
conceptuel, l'analyse des champs d'application de ces concepts et
des règles d'usage de ces concepts. Il me semble que les
travaux qui ont été faits, par exemple, sur l'histoire
du réflexe relèvent de ce niveau épistémologique.
Il y a enfin un dernier niveau que je ne nommerai pas, où
j'ai l'impression que M. Courtès s'est placé. C'est
à ce niveau-là que je voudrais me placer également.
Il s'agit de l'analyse des transformations des champs de savoir.
Si je veux me démarquer par rapport à M. Dagognet,
je dirai que je souhaite qu'il ait raison. Mais je ne suis pas compétent.
M. Piveteau pourra nous le dire. Mais je souhaite que Dagognet ait
raison et je voudrais qu'il ait encore plus raison que cela. Je
voudrais qu'on puisse dire que pas une seule des propositions de
Cuvier ne peut être considérée comme vraie.
Cela me réjouirait beaucoup et me permettrait de dissocier
deux niveaux d'analyse qu'on peut repérer dans les textes
de Cuvier : système de vérités et d'erreurs
; à la limite, l' « erreur Cuvier », tout ce
par quoi les assertions de Cuvier se distinguent de ce qu'on peut,
aujourd'hui, affirmer comme vrai ; et puis la « transformation
Cuvier », c'est-à-dire l'ensemble des modifications
qu'on pourrait saisir à l'oeuvre dans les textes de Cuvier,
modifications qui ne sont pas tellement des modifications des objets,
des concepts et des théories, mais la modification des règles
selon lesquelles les discours biologiques ont formé leurs
objets, défini leurs concepts, constitué leur théorie.
C'est cette modification des règles de formation des objets,
des concepts, des théories que j'essaie d'isoler dans Cuvier.
Dès lors, on peut admettre une transformation épistémologique
qui serait distincte de la vérité même de l'affirmation
scientifique. Il n'y a pas de transformation épistémologique
qui ne passe par un système d'affirmation scientifique. Mais
je crois qu'une transformation épistémologique doit
pouvoir avoir lieu même à travers un système
d'affirmations qui se trouverait scientifiquement faux. Il faut
distinguer, dans l'épaisseur d'un discours scientifique,
ce qui est de l'ordre de l'affirmation scientifique vraie ou fausse
et ce qui serait de l'ordre de la transformation épistémologique,
Que certaines transformations épistémologiques passent
par, prennent corps dans un ensemble de propositions scientifiquement
fausses, cela me paraît être une constatation historique
parfaitement possible et nécessaire.
Par exemple, pensez-vous réellement qu'un médecin
d'aujourd'hui pourrait trouver dans des textes de Bichat beaucoup
de propositions médicalement vraies ? Je ne dis pas qu'il
n'y en a pas, je dis seulement qu'il n'y en a pas beaucoup. De même
pour Broussais, que pourrait-on reconnaître comme valable
? Or si on s'intéressait à la naissance de la médecine
clinique, on pourrait montrer que la transformation du savoir médical
est effectivement passée par Bichat et par Broussais, y a-t-il
une seule des propositions d'Esquirol qu'on pourrait actuellement
considérer comme exacte ? Et, pourtant, la transformation
de la psychiatrie au XIXe siècle est passée par Esquirol.
Par conséquent, je crois qu'il faut distinguer Vérité
et Erreur scientifiques et transformation épistémologique.
C'est le point de vue auquel je me placerai. C'est la raison pour
laquelle je voudrais que Dagognet ait raison. Je me sentirais tranquille
et pour une fois justifié.
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