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« La situation de Cuvier dans l'histoire de la biologie »,
Revue d'histoire des sciences et de leurs applications, t. XXIII,
no 1, janvier-mars 1970, pp. 63-92 (journées Cuvier, Institut
d'histoire des sciences, 30-31 mai 1969)
Dits Ecrits tome II texte n°77
EXPOSÉ DE M. MICHEL FOUCAULT
Je voudrais préciser ce que j'appelle transformation épistémologique,
et j'ai pensé à deux exemples.
Prenons donc le premier. Il s'agit de la biologie, de la position
de l'individu et de la variation individuelle dans le savoir biologique.
On peut dire que, s'il y a quelqu'un qui a cru effectivement à
l'espèce, s'il y a quelqu'un qui ne s'est pas intéressé
à ce qu'il y avait au-dessous de l'espèce, qui a buté
contre le mur de l'espèce, qui n'a jamais pu arriver à
descendre au-dessous de l'espèce et à faire mordre
le savoir biologique sur l'individu, c'est bien Cuvier. Il considérait
que tout a été organisé à partir de
l'espèce pour l'espèce, jusqu'à l'espèce.
En revanche, tout le monde connaît bien ce que Darwin dit
de l'espèce. L'espèce, pour Darwin, n'est pas une
réalité originairement première et analytiquement
ultime, comme pour Cuvier. Pour Darwin, il est difficile de distinguer
l'espèce et la variété. Et il cite de nombreux
exemples dans lesquels on ne peut pas, en bonne botanique ou en
bonne zoologie, dire « ceci est une espèce »
ou « ceci est une variété ». D'autre part,
Darwin admettait le renforcement progressif des variations individuelles.
À l'intérieur même de l'espèce se produisent,
selon lui, de petites variations qui ne cessent de s'accentuer et
qui finalement mordent sur le cadre qu'on a prescrit, a posteriori,
à l'espèce ; et, finalement, les individus, de variations
en variations, s'enchaînent les uns aux autres, bien au-delà,
par-dessus le cadre défini pour l'espèce. En somme,
Darwin admet que tous les cadres taxinomiques que l'on a proposés
pour classer les animaux et les plantes sont, jusqu'à un
certain point, des catégories abstraites. Il y a donc, pour
lui, une réalité qui est l'individu, une seconde réalité
qui est la « variativité » de l'individu, sa
capacité à varier. Tout le reste (que ce soit l'espèce,
ou le genre ou l'ordre, etc.) est une sorte de construction qu'on
bâtit à partir de cette réalité qu'est
l'individu. Dans cette mesure-là, on peut dire que Darwin
s'oppose absolument à Cuvier. Et, curieusement, il semble
revenir à une tendance de la taxinomie classique au XVIIe
et au XVIIIe siècle, lorsque les méthodistes, par
exemple, et Lamarck, en particulier, se sont interrogés sur
la réalité de l'espèce, et qu'ils ont supposé
la continuité de la nature si bien nouée avec elle-même,
si peu interrompue que même l'espèce serait peut-être
une catégorie abstraite. Donc, une sorte de retour de Darwin
à des thèmes que l'on retrouve non seulement chez
Lamarck, mais chez les méthodistes de l'époque lamarckienne.
On peut se demander si, dans l'histoire de la biologie de l'individu,
on n'est pas amené à sauter de plain-pied de Jussieu
ou de Lamarck à Darwin sans passer par Cuvier. On arriverait
ainsi à énucléer entièrement Cuvier
de cette histoire. Je pense qu'une telle analyse ne serait pas tout
à fait justifiée ni suffisante. Comme souvent dans
ces phénomènes de retour, de répétition,
de réactivation, il y a au-dessous un phénomène
complexe, un processus de transformation assez surchargé.
Je voudrais montrer comment l'individu, ou plus exactement la critique
de l'espèce chez Lamarck et chez les contemporains de Lamarck,
n'est absolument pas isomorphe ni superposable à la critique
de l'espèce telle qu'on la trouve chez Darwin. Et que cette
critique de l'espèce telle qu'on la voit fonctionner chez
Darwin n'a pu se faire qu'à partir d'une transformation,
d'une réorganisation, d'une redistribution du savoir biologique,
laquelle se fait à travers l'oeuvre de Cuvier. Qu'est-ce
que cette transformation ?
La taxinomie classique était essentiellement la science
des espèces, c'est-à-dire la définition des
différences qui séparent les espèces les unes
des autres ; la classification de ces différences ; l'établissement
de catégories générales de ces différences
; la hiérarchisation de ces différences, les unes
par rapport aux autres. Autrement dit, tout l'édifice de
la taxinomie classique part de la différence spécifique
et essaie de définir des différences supérieures
à l'échelon de la différence spécifique.
Que la classification biologique choisisse pour élément
minimal la différence spécifique, ou qu'elle ne puisse
pas mordre au-dessous de la différence spécifique,
je crois qu'on en a eu le témoignage ; par exemple, Linné
dit que la connaissance des individus et des variétés
est une connaissance de fleuriste, ce n'est pas une différence
de botaniste. Il dit également que la connaissance des variétés
est importante pour l'économie, pour la médecine et
pour la cuisine. Mais cela ne va pas au-delà. Il ajoute :
la connaissance des variétés est une connaissance
pratique. En revanche, la théorie et la science commencent
au-delà de l'espèce. L'existence de ce seuil entre
l'individu et l'espèce entraîne une série de
conséquences.
D'abord, il y a entre la différence spécifique et
la différence individuelle un décalage, un saut, un
seuil. Ce seuil, c'est le seuil à partir duquel la connaissance
scientifique peut commencer. La différence individuelle n'est
pas pertinente pour la science. On peut dire qu'entre individus
et espèces il y a un seuil épistémologique.
Pas de connaissance scientifique
individus
Espèces
Seuil épistémologique
Genre
Ordre
Classe
Construction du savoir
Connaissance scientifique possible
D'autre part, s'il est vrai que ce qui est donné comme objet
primitif de science, c'est l'espèce et les différences
spécifiques, tout ce qui va être construit à
partir de la différence spécifique, c'est-à-dire
les différences de différences, ou les ressemblances
de différences, les différences plus générales
que les différences spécifiques, et par conséquent
les catégories plus générales que l'espèce,
ces catégories vont être des constructions. Ces constructions
du savoir, qui ne reposeront pas, à la différence
de la définition de l'espèce, sur un donné
effectivement offert à l'expérience, vont être
des hypothèses que l'on pourra plus ou moins vérifier,
des hypothèses qui seront plus ou moins bien fondées,
des hypothèses qui coïncideront peut-être avec
les faits. Et tout ce qui au-dessus de l'espèce n'appartiendra
pas à la même catégorie ontologique que ce qui
relève de l'espèce ou de ce qui relève de l'individu,
au-dessous de l'espèce. On va avoir entre l'espèce
et le genre un nouveau seuil qui ne sera plus épistémologique,
mais, cette fois, ontologique.
Espèces
Seuil épistémologique
Seuil ontologique
Ordre
Classe
De sorte que c'est au-dessus de l'individu qu'on pourra organiser
un savoir. À partir de l'espèce, on entrera dans l'ordre
du savoir, qui sera non pas donné mais construit, et, au-dessous
de l'espèce, on aura un ensemble de réalités
qui sont effectivement données dans l'expérience.
De là, le problème de la taxinomie classique : comment
arriver à bâtir des genres qui soient réels,
ou plutôt, car les genres ne sont jamais réels, des
genres bien fondés ? C'est toute l'antinomie et l'opposition
entre les systématiciens et les méthodistes. Les premiers
disent qu'au-delà de l'espèce, de toute façon,
on ne peut pas atteindre directement la réalité. Il
faut choisir une technique de classement qui sera arbitraire, mais
qui doit être efficace et commode. Les seconds, les méthodistes,
disent, au contraire, que les classements et les constructions classificatoires
que l'on va bâtir doivent s'ajuster jusqu'à un certain
point aux ressemblances globales qui sont données dans l'expérience.
On ne peut pas mettre dans une même catégorie une salade
et un sapin. Mais qu'il s'agisse de la méthode naturelle
ou du système arbitraire, ce sera toujours au-delà
de ce seuil ontologique.
Le problème est de savoir comment cette configuration de
la taxinomie classique va se transformer. Comment on va pouvoir
arriver à retrouver dans les individus qui vont être
désormais connus dans l'espèce et dans le genre une
seule et même trame de réalité (cette trame
va être, pour Darwin, la généalogie). Comment
Darwin va, d'une part, effacer le seuil épistémologique
et montrer que, en fait, ce qu'il faut commencer par connaître,
c'est l'individu avec les variations individuelles ; d'autre part,
il montrera comment, à partir de l'individu, ce qu'on va
pouvoir établir comme son espèce, comme son ordre
ou sa classe sera la réalité de sa généalogie,
c'est-à-dire la suite des individus. On aura alors un tableau
uniforme sans système à double seuil.
Cette transformation a été opérée à
travers l'oeuvre de Cuvier.
L'anatomie comparée, telle que Cuvier l'a pratiquée,
a eu pour premier effet l'introduction de l'anatomie comparée
comme instrument pour la classification et l'organisation taxinomique
des espèces. Elle a eu également pour effet de conférer
le même degré ontologique à l'espèce,
au genre, à l'ordre, à la classe. Le premier effet
de l'anatomie comparée a donc été d'effacer
ce seuil ontologique. Ce que l'anatomie comparée a montré,
c'est que toutes les catégories sur-ordonnées à
l'espèce, supérieures à l'espèce, ne
sont pas simplement, comme dans la taxinomie classique, des sortes
de régions de ressemblances, des groupements d'analogies
qu'on pourrait établir soit arbitrairement sur un système
de signes, soit en gros suivant la configuration générale
des plantes et des animaux, mais qu'elles sont des types d'organisation.
Désormais, appartenir à un genre, à un ordre,
à une classe, ce n'est pas porter en commun avec d'autres
espèces tels caractères moins nombreux que les caractères
spécifiques, ce n'est pas avoir un caractère générique
ou un caractère de classe, ce sera avoir une organisation
précise, c'est-à-dire avoir un poumon et un coeur
doubles ou un appareil digestif placé au-dessus ou au-dessous
du système nerveux. Bref, appartenir à un genre, à
une classe ou à un ordre, appartenir à tout ce qui
est au-dessus de l'espèce, ce sera posséder en soi,
dans son anatomie, dans son fonctionnement, dans sa physiologie,
dans son mode d'existence, une certaine structure parfaitement analysable,
une structure qui a, par conséquent, sa positivité.
On a donc des systèmes positifs de corrélations.
Dans cette mesure, on ne peut pas dire que le genre existe moins
que l'espèce, ou que la classe existe moins que l'espèce.
De l'espèce jusqu'à la catégorie la plus générale,
on va avoir une seule et même réalité qui est
la réalité biologique, c'est-à-dire la réalité
du fonctionnement anatomophysiologique.
Le seuil ontologique espèce-genre se trouve effacé.
L'homogénéité ontologique va, dès lors,
de l'individu jusqu'à l'espèce, au genre, à
l'ordre, à la classe dans une continuité sans interruption.
En outre, l'emboîtement des catégories était
dans la taxinomie classique l'emboîtement propre à
un tableau classificatoire. Mais, chez Cuvier, on va avoir un emboîtement
anatomophysiologique de toutes ces catégories avec leur support
interne. Nous l'avons dans l'individu même, c'est-à-dire
que c'est l'individu, dans son fonctionnement réel, qui va
porter en lui et dans l'épaisseur de son mécanisme
toute la superposition, toutes les déterminations, les commandes,
les régulations, les corrélations qui pourraient exister
entre les différentes instances du tableau. Pour Cuvier,
l'individu va être constitué d'un emboîtement
de structures anatomofonctionnelles qui vont constituer son embranchement,
sa classe, son ordre et son genre. L'ensemble de ces structures
qui sont effectivement présentes en lui, qui s'y organisent
patiemment, qui se commandent physiologiquement en lui, va donc
définir pour une part ses conditions d'existence. Par conditions
d'existence, Cuvier entend l'affrontement de deux ensembles : d'une
part, l'ensemble des corrélations qui sont physiologiquement
compatibles les unes avec les autres, de l'autre, le milieu dans
lequel il vit, c'est-à-dire la nature des molécules
qu'il a à s'assimiler soit par la respiration, soit par l'alimentation.
C'est ainsi que l'on trouve, au début des Révolutions
du globe *, un passage où Cuvier montre de quelle manière
fonctionnent les conditions d'existence, L'individu dans son existence
réelle, dans sa vie, ce n'est pas autre chose que tout un
ensemble de structures à la fois taxinomiques et anatomophysiologiques,
physiologiques, c'est également cet ensemble présent
en quelque sorte dans l'individu, à l'intérieur d'un
milieu donné.
* Cuvier (G.), Discours sur les révolutions de la surface
du globe et sur les changements qu'elles ont produits sur le règne
animal, Paris, 1825 ; rééd. Paris, L. Bourgois, coll.
« Épistémè », 1985.
On a, par conséquent, deux séries, l'une où
l'individu tombe au-dessous du niveau du savoir et où on
a lié ontologiquement les uns aux autres l'espèce,
le genre, l'ordre, etc. ; et une autre, avec la vie réelle
de l'individu, et le milieu à l'intérieur duquel se
trouvent, fonctionnant, ses caractères spécifiques
génériques. Deux types de connaissance peuvent donc
être établis : l'anatomie comparée qui permet
de considérer les caractères les plus généraux
et les structures les plus globales des individus, de repérer
la classe à laquelle ils appartiennent, l'ordre, le genre,
l'espèce ; la paléontologie commencera par l'individu
tel qu'on peut l'observer éventuellement à l'échelle
sous-individuelle quand il ne s'agit que d'un organe, puis, en considérant
cet organe, elle pourra retrouver l'espèce en tenant compte
du milieu dans lequel il vit, ou en s'appuyant à la fois
sur des considérations anatomiques et de milieux. C'est ainsi
qu'on a deux lignes épistémologiques, celle de l'anatomie
comparée et celle de la paléontologie, qui sont deux
systèmes de savoir différents de celui de la taxinomie
classique. Les seuils ontologique et épistémologique
se trouvent alors effacés. On voit également comment
cela a pu rendre possible Darwin. Rendre possible Darwin, cela ne
veut pas dire qu'après Cuvier il n'y a pas eu d'autres transformations
et que Darwin n'a pas eu à ajouter un certain nombre d'autres
transformations. En particulier, ce qui est le propre et la limite
de la transformation Cuvier, c'est que, pour ajuster les deux lignes
l'une sur l'autre, Cuvier a été obligé d'admettre
une finalité qui fait qu'en quelque sorte dans la création
la classe, l'ordre, le genre, l'espèce ont été
calculés de telle manière que l'individu puisse vivre
; on a une sorte de prédétermination des conditions
réelles de vie de l'individu par ce système de la
finalité. D'un autre côté, l'individu, selon
Cuvier, porte en lui des caractères d'espèce, de genre
qui sont, pour lui, des déterminations infranchissables.
De là, le fixisme. Le fixisme et la finalité sont
des conditions théoriques supplémentaires que Cuvier
a été obligé d'apporter pour faire tenir son
système -ce système qui conditionnait l'ensemble de
son savoir. Cette analyse de l'anatomie comparée avec le
fil de finalité qui la conduit définit ce que Cuvier
appelle l'unité de type. En revanche, le mouvement par lequel
Cuvier analyse, à partir d'un individu donné, l'espèce,
le genre, etc" dans les conditions de milieu où il fonctionne,
c'est l'analyse des conditions d'existence. On peut dire que Cuvier
n'a fait tenir l'ensemble de son système qu'en soumettant
les conditions d'existence à l'unité de type. Ce que
Darwin a fait, il le dit précisément dans L'Origine
des espèces *, c'est de libérer les conditions d'existence
par rapport à l'unité de type. L'unité de type
n'est au fond que le résultat d'un travail sur l'individu.
Darwin était obligé de modifier le sens même
des conditions d'existence, alors que, pour Cuvier, les conditions
d'existence dépendaient de l'affrontement de cet équipement
anatomo-physiologique qui caractérise l'individu et qui enveloppe
en lui la taxinomie à laquelle il appartient et le milieu
dans lequel il vit.
A partir de Darwin, les conditions, étant libérées
de l'unité de type, vont devenir les conditions d'existence
données à un individu vivant par son milieu.
On pourrait ainsi donc décrire la transformation par laquelle
on est passé de cette problématique espèce-individu,
à l'époque classique, à cette problématique
espèce-individu chez Darwin. Il me semble que le passage
de l'une à l'autre n'a pu se faire que par un remembrement
entier du champ épistémologique de la biologie qu'on
voit s'opérer dans l'oeuvre de Cuvier. Et quelles que soient
les erreurs faites par Cuvier, on peut dire qu'il y a « transformation
Cuvier ».
DISCUSSION
J. Piveteau : Les paléontologistes, les anatomistes qui
ont suivi de très près l'oeuvre de Cuvier, qui la
lisent au laboratoire, qui l'utilisent, évidemment, ne sont
jamais arrivés à une analyse épistémologique
si poussée. Mais je puis vous dire qu'ils en seraient tous
très satisfaits. C'est très éclairant de voir
une telle présentation.
F. Dagognet : À travers vos remarques perce une attitude
assez négative, je crois, à l'égard de la «
taxinomie ». N'en faites-vous pas un savoir abstrait et coupé
de la nature ?
Pourtant, rien ne me paraît plus extraordinaire. Jussieu,
par exemple, retrouve, mieux que personne, la réalité.
Avec son système et ses repérages, il n'a besoin que
de quelques indices pour tout connaître, tout dériver
ou déduire.
* Darwin (C.), On the Origin of Species by Means of Natural Selection
or the Preservation of Favoured Races in the Struggle for Life,
1859 (De l'origine des espèces au moyen de la sélection
naturelle ou la lutte pour l'existence dans la nature, Paris, La
Découverte, 1985).
M. Foucault : J'avais commencé par vous dire qu'il y a un
retour de Darwin vers Lamarck et vers Jussieu. Il faudrait peut-être
introduire un correctif. Il est vrai, en effet, que, depuis le milieu
du XVIIIe siècle, on a toujours cherché :
1° à faire redescendre le seuil épistémologique
un peu au-dessous de la différence spécifique ;
2° à faire remonter le seuil ontologique un peu au-delà
de l'espèce, Ce fut le cas des méthodistes ; ils reprochaient
au système Linné d'être arbitraire et de mettre
ensemble des êtres qui ont peut-être les mêmes
caractères, à la condition qu'on ne prenne comme caractères
différenciateurs que certains éléments (organes
sexuels, par exemple). Mais si on prend des critères plus
généraux, plus visibles et comme plus immédiats
(la morphologie générale de la plante ou de l'animal),
si on pouvait établir des groupes, des genres, ordres, classes,
des groupes qui tiennent compte de l'ensemble des ressemblances,
on obtiendrait alors un classement fondé. Lorsque je dis
fondé, je ne veux pas dire qu'il se découpe comme
une discontinuité réelle. Autrement dit, je ne pense
pas que Jussieu ou Lamarck imaginent que les genres existent d'une
manière nette et tranchée, et en quelque sorte inscrite
dans l'organisme même de l'individu.
F. Dagognet : Malheureusement si. Pour Jussieu, il y a un caractère...
M, Foucault : Mais, entre fondé et réel, il faut
faire une distinction : une catégorie taxinomique est fondée
:
1° si effectivement, dans le continuum des différences,
elle regroupe des individus qui sont voisins dans ce continuum ;
2° si on peut, entre le dernier élément qui appartient
à cette catégorie et le premier des éléments
de la catégorie suivante, trouver une détermination
qui soit visible, certaine, établissable et reconnaissable
par tout le monde. Ce sont là deux critères de la
catégorie fondée.
A la catégorie fondée, les méthodistes opposent
la catégorie non fondée, type Linné. Ce qu'on
peut reprocher à Linné, c'est d'avoir établi
des catégories prélevées sur des groupes différents
d'individus, d'avoir regroupé des êtres appartenant
à des champs de ressemblances séparés les uns
des autres et, sous prétexte qu'ils avaient les organes sexuels
conformés de la même manière, d'établir
une catégorie qui sautait, en quelque sorte, par-delà
les ressemblances immédiatement données ; il constituait
ainsi des catégories abstraites, c'est-à-dire des
catégories non fondées. Ce que Jussieu, Lamarck, les
méthodistes veulent faire, c'est un genre fondé.
J.-F. Leroy : Je ne comprends pas. Vous avez dit : le donné,
c'est l'espèce pour la taxinomie classique. Le construit,
c'est le genre. Je constate que la première entité
qui soit apparue au naturaliste, c'est le genre, en particulier
chez les botanistes. Car, à la fin du XVIIe siècle,
Tournefort a délimité le genre. Les genres lui sont
apparus, et non les espèces. L'espèce n'était
pas reconnue jusqu'à Tournefort. Lorsqu'on observe la nature,
ce sont les genres et même les familles qui apparaissent.
On est loin de l'espèce. À tel point que la notion
de famille a été découverte très tôt.
Il y avait des familles de plantes, des ombellifères, des
composées. Cela frappait plus que l'espèce. C'étaient
des ensembles. D'autre part, vous parlez de positivité apportée
par Cuvier à propos du genre. Vous ne pensez pas qu'à
la fin du XVIIe siècle il y avait déjà une
positivité. Évidemment, vous me direz que c'était
de l'histoire naturelle. Mais, en 1969, nous faisons encore de l'histoire
naturelle. Je ne vois pas pourquoi vous la faites arrêter
à Cuvier. Quant à la biologie, dont l'existence pour
vous est partie de Cuvier, je la vois se constituer bien avant le
XVIIIe siècle et même au XVIIe siècle. Elle
s'est dégagée progressivement. Les naturalistes faisaient
de l'histoire naturelle. Ils n'avaient pas conscience de faire de
la biologie, mais, petit à petit, ils s'approchaient de la
biologie, qui, à un certain moment, ne pouvait que prendre
conscience d'elle-même et se constituer comme discipline autonome.
M. Foucault : Je souscris à ce que vous venez de dire. Avant
même Linné, on a repéré les grandes familles
comme les ombellifères. Où ai-je dit le contraire
? J'ai essayé de définir la manière dont, de
Tournefort jusqu'à Lamarck, on a établi les tables
taxinomiques. Cela ne veut pas dire que dans l'histoire de la botanique
on a successivement reconnu toutes les espèces, puis qu'on
s'est préoccupé de les ordonner et de les regrouper.
Je cherche quelle a été la loi de construction qu'on
s'est donnée pour constituer quelque chose comme la taxinomie.
Quant à l'histoire naturelle et à la biologie, je
ne sais pas ce que vous entendez par biologie. Pour ma part, d'une
façon peut-être arbitraire, ce que j'ai entendu par
histoire naturelle, c'est l'ensemble des méthodes par lesquelles
on a défini les êtres vivants comme objet pour un classement
possible, et quels rapports d'ordre on a établi entre eux.
De la fin du XVIIe siècle au début du XIXe siècle,
pour définir l'objet à classer, pour établir
des méthodes de classement, pour faire des descriptions qui
permettent de classer, etc., on a mis en oeuvre un certain nombre
de règles qui caractérisent ce que j'ai appelé
histoire naturelle, en reprenant le mot qui était fréquemment
employé à ce moment-là. Il est entendu qu'à
l'époque où on faisait cela on pratiquait bien des
expériences à l'aide du microscope, on faisait de
nombreuses recherches sur la physiologie animale et humaine. Mais
c'est systématiquement que j'ai négligé cela,
et je l'ai dit d'une façon assez claire : mon problème
était de savoir la manière dont effectivement on a
classé, pendant un certain nombre d'années, les êtres
vivants. Par conséquent, ce que vous me dites lorsque vous
signalez que la biologie a commencé avant Cuvier, j'y souscris.
C'est un peu le même problème pour la grammaire. Lorsque
j'ai étudié la grammaire, des philologues m'ont dit
qu'on faisait déjà des études historiques sur
le latin. Ce n'était pas cela mon problème. C'était
d'étudier ce qu'était la grammaire générale,
c'est-à-dire comment on s'est donné la langue en général
comme objet d'analyse possible.
J.-F. Leroy : Lorsque je dis qu'on continue à faire de l'histoire
naturelle, je veux dire qu'on continue à classer de la même
manière ou à peu près.
M. Foucault : Oui, on continue à classer et on recommence
en effet à classer en utilisant un certain nombre de méthodes
qui ne sont pas sans analogie avec celles qui étaient utilisées
au XVIIe siècle. La manière dont Cuvier classait ses
espèces était autre. C'est là que j'ai cru
reconnaître une transformation caractéristique. Je
n'ai jamais prétendu qu'on cessait de classer les êtres
vivants à partir de Cuvier. J'ai appelé histoire naturelle,
conventionnellement peut-être, un mode de classement, mais
aussi un certain mode de définition de l'objet, des concepts
et des méthodes.
J. Piveteau : Le classement actuel est tout à fait différent.
C'est un ordre de genèse que nous essayons de retrouver,
alors que c'était un ordre logique au temps de Cuvier. On
peut transposer très aisément la classification cuviérienne
dans cet ordre de genèse. C'est ce que Daudin avait bien
montré autrefois et que nous faisons tous les jours.
F. Dagognet : L'ordre fondé n'est pas l'ordre préexistant.
Une plante a été définitivement classée,
elle a un caractère unique qui fait qu'elle appartient à
un ensemble et...
M. Foucault : C'est l'ordre fondé.
F. Dagognet : Pourquoi ne serait-il pas réel ?
M. Foucault : Dans la mesure où on admettait à ce
moment-là le continuum naturel...
F. Dagognet : On ne l'admettait pas.
M. Foucault : ...la coupure entre les genres ne peut être
qu'une coupure due à notre connaissance et non pas une coupure
due à la nature elle-même. Elle n'est ni absolue ni
invariable, dit Adanson.
F. Dagognet : Jussieu dit bien que cette coupure est dans la nature
et qu'il en a trouvé la clef.
M. Foucault : Qu'il ait trouvé la clef qui lui permette
dans ce continuum naturel d'utiliser un ensemble de critères
homogènes qui d'un bout à l'autre vont lui permettre
de fixer les groupes, c'est le signe que sa méthode est fondée.
Mais il compare la continuité naturelle soit à une
chaîne, soit à une carte de géographie.
F. Dagognet : Le genre et l'individu sont nettement séparés.
L'individu, c'est le vivant lorsqu'il est développé.
Mais la graine, c'est le résumé de l'individu et du
genre. On peut lire le genre comme on lit l'individu.
M, Foucault : « Fondé » signifie que le genre
n'est pas arbitraire, par opposition au genre arbitraire de Linné.
Le genre fondé sera naturel. Et le mot naturel revient perpétuellement
quand il s'agit de la méthode. Je crois que vous n'avez pas
le droit d'utiliser le mot « réel » là
où les naturalistes emploient le mot fondé ou naturel.
Adanson parle bien de divisions « réelles »,
mais pour dire qu'elles ne sont réelles que par rapport à
nous et non à la nature. Les coupures réelles seront
les coupures dues aux catastrophes chez Buffon ; elles sont dues,
pour Lamarck, aux conditions d'existence.
La grande discussion qui, vers 1830, opposa Cuvier et Geoffroy
Saint-Hilaire portait, pour une part, sur la manière dont
on peut identifier un élément, un organe, un segment
biologique à travers un ensemble d'espèces ou de genres
: dans quelle mesure et au nom de quoi peut-on identifier la main
de l'homme, la griffe du chat, l'aile de la chauve-souris ?
Dans la taxinomie classique, on ne discutait pas de l'identité
des éléments. Elle était immédiatement
donnée, puisque c'était sur elle, précisément,
qu'on prenait appui pour classer les êtres. Là où
un organe présentait, d'un individu à l'autre, d'une
variété à l'autre, des éléments
identiques -et très visiblement identiques, par la taille,
le volume, la configuration -, alors on avait affaire à un
caractère : le problème était alors de savoir
s'il se limitait à l'espèce, s'il valait pour le genre
tout entier, ou même au-delà. Il s'agissait d'établir
les limites d'extension d'une identité immédiatement
reconnue. De plus, la taxinomie linnéenne établissait
les variables qui seules devaient être pertinentes pour définir
une différence et par conséquent une limite dans l'identité
: seules les variations de forme, de grandeur, de disposition et
de nombre pouvaient être retenues (la couleur, en revanche,
n'affectait pas l'identité d'un élément et
n'entrait pas dans le caractère scientifique). En somme,
on peut dire que l'identité, dans cette histoire naturelle,
est immédiatement visible et que ses limites sont systématiquement
construites. Pour Geoffroy Saint-Hilaire, l'identité peut
être cachée. Il n'est pas immédiatement visible
que les pièces de l'opercule qu'on trouve devant les branchies
des poissons peuvent être mises en correspondance avec les
osselets de l'oreille interne chez les vertébrés supérieurs.
Quant aux limites établies par les systématiciens,
il faut les récuser les unes après les autres. Une
différence de nombre ne doit pas empêcher le repérage
d'un élément identique (l'os hyoïde est composé
de cinq osselets chez l'homme, de neuf chez le chat) ; la différence
de taille n'est pas non plus forcément pertinente : il faut
reconnaître un pouce dans le tubercule rudimentaire qu'on
trouve chez certains atèles ; la forme, elle aussi, peut
varier sur un fond d'identité (il faut apprendre à
passer de la patte du chien à la rame du phoque) ; enfin,
la disposition peut changer, sans que l'identité disparaisse
(le céphalopode peut être considéré comme
un vertébré ployé sur le dos de manière
que le bassin et les jambes viennent près de la tête).
Geoffroy Saint-Hilaire ne retient donc aucun des critères
d'identification admis couramment au XVIIIe siècle.
En outre, il récuse de la manière la plus directe
le critère fonctionnel de l'identité : une même
fonction peut être assurée par des éléments
différents (dira-t-on qu'une béquille est une jambe
?) ; un même ensemble d'éléments peut avoir
des fonctions bien différentes chez le petit et chez l'adulte
(les pieds de l'enfant ne servent pas à marcher, et pourtant
ce sont des pieds).
En revanche, Geoffroy Saint-Hilaire admet l'identité d'un
élément biologique à travers tant de diversité,
si on peut établir la situation ou la transformation dans
l'espèce qui permet de la reconnaître. Ainsi, dit-il,
j'appelle pied tout ensemble d'éléments anatomiques
qui succéderont chez un animal au troisième segment
du membre inférieur. Le pied, c'est une certaine situation
anatomique, ou encore, je peux reconnaître l'os hyoïde
de l'homme dans celui du chat, puisque je peux définir les
éléments qui se sont soudés, ceux qui ont disparu,
ceux qui subsistent sous forme de ligaments, etc., ceux qui ont
changé de profil. L'identité n'est pas une donnée
visible : c'est le résultat d'une mise en rapport (d'une
« analogie », dit Geoffroy Saint-Hilaire) et du repérage
d'une transformation.
Comment s'est opéré le passage entre l'identité
« taxinomique » de l'histoire naturelle et cette identité
analogique ? Il faut, là encore, se référer
à Cuvier. Cuvier, comme Geoffroy Saint-Hilaire, admet un
principe général d'analogie : « Le corps de
tous les animaux est formé des mêmes éléments
et composé d'organes analogues. » De plus, pour lui,
comme pour Geoffroy Saint-Hilaire, la correspondance entre deux
organes ne s'établit pas par l'identité des formes
(des vers aux vertébrés supérieurs, elles croissent
en complexité), ni par les proportions (selon les animaux
les quantités de respiration et de mouvement peuvent varier),
ni par la position (dans le règne animal, on a une interversion
spatiale du système nerveux et du système digestif).
Aucun des critères d'identification retenus par les classiques
n'est admis par Cuvier, non plus que par Geoffroy Saint-Hilaire.
La disparition de ces critères est une transformation commune
à Cuvier et à Geoffroy Saint-Hilaire.
Or il me semble que cette transformation était impliquée
par l'usage de l'anatomie comparée, tel qu'on le trouve chez
Cuvier ; et qu'à son tour elle a rendu possibles deux systématisations
différentes - celle de Cuvier et celle de Geoffroy Saint-Hilaire.
1° L'anatomie comparée a permis la confrontation des
espèces non pas de proche en proche, mais d'un extrême
à l'autre. Elle a permis de retenir ce qu'il y avait de commun
à tous les êtres vivants, quels que soient leur complexité
et leur degré d'organisation. Elle a permis de saisir chaque
ensemble d'éléments dans sa transformation maximale.
Et, du coup, les critères d'identification (forme, taille,
disposition, nombre) qui pouvaient valoir pour établir des
différences proches doivent être mis hors jeu. L'espace
de différenciation a changé d'échelle.
2° Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire ont donc à résoudre
le même problème : repérer une identité
organique en suivant une constante qui n'est pas immédiatement
donnée à la perception. Cette constante, Cuvier la
demande à la fonction, qui demeure la même à
travers la diversité des instruments qui l'assurent, la respiration,
le mouvement, la sensibilité, la digestion, la circulation.
Cette constante, Geoffroy Saint-Hilaire la refuse, pour les raisons
que j'ai dites tout à l'heure ; et il lui substitue le principe
de la position et de la transformation dans l'espace.
On a deux solutions : la solution fonctionnaliste et la solution
topologique, pour résoudre le même problème
qui est né de la même transformation, c'est-à-dire
de l'effacement des critères visibles d'identification des
segments biologiques. Deux solutions qui ont eu dans l'histoire
de la science deux destins différents. D'un côté,
Cuvier, en cherchant du côté de la fonction le facteur
d'individualisation de l'organe, a permis de doubler l'anatomie
d'une physiologie qui allait devenir de plus en plus indépendante.
Cuvier fait sortir en quelque sorte par cette opération la
physiologie de l'anatomie. D'un autre côté, Geoffroy
Saint-Hilaire, en découvrant des critères topologiques,
a introduit une certaine analyse de l'espace intérieur à
l'individu. Geoffroy Saint-Hilaire a enrichi l'anatomie, Cuvier
a libéré la physiologie.
De sorte que les deux solutions apportées à un même
problème issu d'une même transformation ont leur fonction
dans l'histoire de la biologie : l'une pour le développement
de la physiologie, l'autre pour l'insertion de la topologie dans
l'anatomie.
Il est évident que la libération de la physiologie
a été dans l'immédiat plus enrichissante, car
la physiologie à cette époque, de Magendie à
Claude Bernard, avait atteint un niveau épistémologique
qui en permettait l'utilisation directe dans la biologie. En revanche,
Geoffroy Saint-Hilaire, en insérant l'analyse topologique
dans le rapport anatomique, faisait une opération plus risquée
qui, à l'époque, pouvait paraître chimérique.
Cuvier, en effet, n'a pas compris cette opération de Geoffroy
Saint-Hilaire. Il y a vu la réapparition du thème
de la Naturphilosophie. En réalité, c'était
aussi autre chose. La topologie comme science applicable n'a été
utilisable que bien longtemps après 1830. Il était
normal que Cuvier soit efficace et fécond sur le moment même.
Au contraire, Geoffroy Saint-Hilaire, resté en quelque sorte
dans les limbes de l'histoire des sciences, n'a pu effectivement
reprendre sa fécondité qu'à partir du moment
où on a retrouvé dans l'anatomie normale, comme dans
la tératologie, le problème de la topologie.
J. Piveteau : En suivant le destin des deux grands principes de
Cuvier et de Geoffroy Saint-Hilaire, le principe des corrélations
et le principe des connexions, nous avons de plus en plus conscience
que ces principes, pour nous, dans la recherche, sont des principes
complémentaires. Le principe des corrélations donne
l'unité dans l'animal, le principe des connexions donne l'unité
dans la série animale. Nous avons besoin des deux principes.
Le principe de corrélation est ce qui permet les reconstitutions
avec Cuvier. Le principe des connexions permet de suivre tout au
long d'une série génétique ces transformations.
Nous ne voyons pas actuellement la nécessité de les
opposer l'un à l'autre. Suivant les moments de la recherche,
on peut faire de l'un ou de l'autre deux principes complémentaires
n'agissant pas au même niveau.
Y. Conry : 1° N'y a-t-il pas dans les travaux de Cuvier une
condition d'impossibilité pour une pensée de l'évolution,
spécifiée comme théorie de l'évolution
darwinienne ? Cette condition d'impossibilité peut s'énoncer
ainsi : est-ce que, dans le « champ discursif » de Cuvier,
la représentation de l'organisme, sous la modalité
des corrélations strictes, n'est pas un obstacle, voire l'obstacle
majeur, à une théorie de l'évolution ? -autrement
dit, je m'inscris là dans le contexte de la conférence
de M. Limoges de ce matin.
2° M. Foucault a dit que les transformations apportées
par Darwin se faisaient à travers les textes de Cuvier.
a) Si on accepte cette affirmation, j'aimerais savoir comment il
se fait que le fondement de la pensée darwinienne se soit
trouvé ailleurs que dans le champ discursif de Cuvier. Je
fais allusion au contexte écologique et biogéographique,
qui est le lieu de la détermination de la pensée de
Darwin. Il me semble que si on admet que Darwin s'est formé
ailleurs que dans le champ de Cuvier, ce dernier ne peut même
pas être un relais par rapport à une théorie
de l'évolution ultérieure.
b) Comment expliquer les résistances au darwinisme au nom
de l'école de Cuvier (celle de Flourens, par exemple, disciple
de Cuvier) ?
c) Le schéma de disparition des seuils proposé par
M. Foucault a fini de me convaincre que Cuvier est effectivement
un moment de rupture par rapport au XVIIIe siècle. Mais est-ce
que ce schéma ne reste pas indifférent pour un problème
d'évolution ?
B. Balan : 1° La première question porte sur la nature
du lien interne 1. Vous avez dit dans Les Mots et les Choses (p.
276) :
1. Un texte ronéotypé, distribué avant la
séance, énonçait la question comme suit :
« Est-ce réellement Cuvier plutôt que Lavoisier
qui est le moment de la rupture entre l'histoire naturelle et la
biologie (s'il y a eu rupture) ?
» Les Mots et les Choses (p. 276) : " Le lien interne
qui fait dépendre les structures les unes des autres n'est
plus situé au seul niveau des fréquences, il devient
le fondement même des corrélations. "
» Ce lien interne semble renvoyer au " calcul"
de la nature des êtres. Cf. Histoire des progrès des
sciences naturelles, 1826, t. I, p. 249. Ce calcul lui-même
semble fondé sur la respiration. Cf. Leçons d'anatomie
comparée, 1805, t. IV, 24e leçon, p. 168 : importance
de la circulation fondée sur celle du sang, véhicule
de l'oxygène. Cette perspective de l'oxygénation permet
l'introduction du point de vue quantitatif Cf. op. cit., p. 172
et déductions suivantes.
» Cette problématique semble homologue de celle de
Fourcroy. Cf. Système des connaissances chimiques, brumaire
an IX, section VIII, ordre IV, art. 2, § 7 (t. X, p. 373 sq.),
art. Il et 12 (pp. 405-413).
» Enfin, la théorie de la combustion est appréciée
par Cuvier comme la plus importante des révolutions que les
sciences naturelles aient approuvée dès le XVIIIe
siècle. Cf. Histoire des progrès des sciences naturelles.
1826, t. I, p. 62 sq
» Conséquences : les ruptures ne peuvent-elles pas
être comprises comme le résultat d'un jeu de déplacements
qui produit des articulations nouvelles à l'intérieur
d'un système notionnel préalable ?
» L'existence d'un tel jeu de déplacements ne rend-il
pas impossible la prise en considération d'un domaine ou
d'une pluralité de domaines sans tenir compte en même
temps de l'articulation du ou des objets d'étude choisis
par rapport au réseau général de concepts scientifiques
disponibles en un moment déterminé ? »
« Le lien interne qui fait dépendre les structures
les unes des autres n'est plus situé au seul niveau des fréquences,
il devient le fondement même des corrélations. »
Je suis convaincu que le passage de la problématique des
classificateurs du XVIIIe siècle au problème de l'espèce
chez Darwin passe par une nouvelle conception du lien interne, une
analyse de la structure interne de l'organisme. Sur ce point, le
principe de corrélation chez Cuvier joue un rôle capital,
et il peut avoir une importance qui dépasse Cuvier. Mais,
alors, je pose le problème de la nature de ce lien interne
qui, compte tenu du développement du paragraphe « Cuvier
», dans Les Mots et les Choses, conduit à l'adoption
par Cuvier d'une conception finaliste, vitaliste et fixiste.
D'où le problème : l'idée de lien interne
exige-t-elle un principe des corrélations de la manière
dont Cuvier l'a proposé ? Je reprends l'argumentation que
je faisais à partir de l'élaboration de la théorie
chimique. Dans les lettres à Pfaff, Cuvier s'est montré
d'une manière précoce intéressé par
la chimie, celle de Lavoisier. Dans ces lettres, il recommande la
lecture de Lavoisier et la lecture des Annales de chimie. Je me
souviens d'une lettre où il est question des six premiers
volumes des Annales de chimie dont il recommande la lecture à
Pfaff 1 et, dans le septième volume, il recommande les analyses
qu'il fait des problèmes de chimie à l'égard
de Pfaff. Cuvier se démarque par rapport à Aristote,
qui a ignoré, et pour cause, les lois de la physique et de
la chimie. Cela me permet de comprendre comme très important
le rôle joué par la chimie dans les Leçons d'anatomie
comparée (la 1re leçon et la 24e, t. IV) et la lettre
à Lacépède. Il y a chez Cuvier une possibilité
d'interprétation de la physiologie à partir de la
chimie, celle de Lavoisier. Cela renvoie au texte de Fourcroy 2.
Il y a des textes qui se trouvent présents dans l' Histoire
des progrès des sciences naturelles où on voit que
le principe des corrélations des formes a été
précédé par le problème des corrélations
des fonctions. Ce problème est celui des rapports circulation-respiration.
Finalement, la respiration a pris le premier pas à cause
d'une théorie de l'oxygénation qui a introduit un
point de vue quantitatif ; mais ce point de vue a été
ensuite éliminé. Quant à la physiologie scientifique
moderne, Cuvier a pu contribuer à la fonder par l'importance
qu'il donnait à la chimie dans sa problématique, Mais
j'ai eu l'impression que, après avoir parlé de la
physiologie dans toute son oeuvre, en fait, il l'a esquivée.
1. Lettre du 31 décembre 1790.
2. Système des connaissances chimiques, an IX, t. X, p.
363 sq.
À partir du moment où la corrélation des fonctions
se transforme en corrélation des formes, alors, à
ce moment-là, je pense qu'on ne peut plus dire que Cuvier
introduit directement à la physiologie. Il semble que la
physiologie expérimentale va passer à côté.
Avec Cuvier, on peut concevoir, avec beaucoup de nuances -chez Dareste
et chez Milne-Edwards, ce sera différent -, qu'il y a une
physiologie comparée qui se fonde. Mais cette physiologie
tend à s'orienter vers des pseudo-explications de type métaphorique
qui n'ont pas grand-chose à voir avec l'expérimentation
telle que son statut sera fixé par Claude Bernard. Mais il
s'agit d'une expérimentation physiologique dont les principes
remontent beaucoup plus haut.
Même si on considère le principe des corrélations
comme nécessaire pour passer d'une théorie de l'espèce
précuviérienne à une théorie postcuviérienne,
on peut se demander si ce principe lui-même justifie le finalisme
et le fixisme. En fait, j'ai trouvé un texte des rapports
de Geoffroy Saint-Hilaire et Latreille sur le Mémoire de
Laurence ! et Meyran ; dans ce rapport, Geoffroy Saint-Hilaire et
Latreille reprennent le principe des corrélations contre
Cuvier lui-même (in Procès-Verbaux de l'Académie
des sciences, 15 février 1830, t. IX, 1828-1831, p. 406).
Le problème consiste à savoir si, chez les vertébrés
et chez les invertébrés, on a affaire à un
ensemble autrement entrelacé ou autrement combiné.
« Pour prouver cette proposition, il faut y trouver le sujet
d'un texte en faveur de la plus surprenante des anomalies. Il y
aurait plus à faire que pour soutenir la thèse contraire,
car il faudrait admettre que ces organes ne peuvent exister qu'engendrés
les uns par les autres et, à cause de la convenance réciproque
des actions nerveuses circulatoires, renonceraient à s'appartenir,
à être ensemble d'accord. Or une telle hypothèse
n'est point admissible, car, dès qu'il n'y a point d'harmonie
entre les organes, la vie cesse. Alors, plus d'animal, point d'animal...
Mais si, au contraire, la vie persiste, c'est que tous ces organes
sont restés dans leurs habituelles et inévitables
relations, et qu'ils jouent entre eux comme à l'ordinaire,
puis de conséquence en conséquence ; c'est qu'ils
sont enchaînés par le même ordre de formation,
assujettis à la même règle et que, comme tout
ce qui est composition animale, ils ne sauraient échapper
aux conséquences de l'universelle loi de la Nature : l'unité
de composition. »
En outre, l'unité de composition est un modèle transformationnel
qui permet de poser les problèmes de tératologie spécialement
expérimentale. Par conséquent, la corrélation
entre les organes est justifiée fonctionnellement par la
nécessité de la survie, elle peut aussi fonctionner
indépendamment de la théorie fixiste, dans le cadre
de règles de développement.
Est-ce que le problème des corrélations des fonctions
était nécessaire ? Est-ce qu'en fait le principe des
connexions de Geoffroy Saint-Hilaire ne pouvait pas remplir la même
fonction ?
Je justifierai ce point de vue, compte tenu des élèves
de Cuvier, de Richard Owen, de Milne-Edwards. Du point de vue des
spécialistes de morphologie, anatomie comparée, embryologie,
etc., il semble qu'ils n'aient pas pu conserver le principe des
corrélations tel que Cuvier l'avait développé,
sauf en paléontologie. Je pense spécialement à
Richard Owen. Là, on a affaire à un abandon du principe
de corrélations fonctionnelles au profit d'une utilisation
systématique des principes de connexions considérés
comme principes heuristiques en anatomie comparée. C'est
d'ailleurs la manière dont j'ai lu les Leçons d'anatomie
comparée de Richard Owen, et son ouvrage sur l'archétype
et les homologies du squelette vertébré. Il existe
une transformation de la problématique à partir de
la taxinomie du XVIIIe siècle. Cette transformation, quelles
en sont les conditions et quelle est la philosophie qui va être
impliquée par ces conditions ? Je pense que les remaniements
des principes qui datent du début du siècle ont rendu
possibles plus de choses qu'une théorie de la vie définie
par une intériorité. Car on ne peut pas parler d'intériorité
quand on lit des textes comme ceux de Virchow ou de Haeckel et son
école.
2° La seconde question concerne l'échelle des êtres
1.
1 Un texe ronéotypé, distribué avant la séance,
énonçait la question comme suit :
« Le fractionnement de l'échelle des êtres par
Cuvier est-il un fait capital ? Les Mots et les Choses, pp. 284-285.
Cf. Mémoire concernant l'animal de l'hyale, un nouveau genre
de mollusques mais intermédiaire entre l'hyale et le clio,
et l'établissement d'un nouvel ordre dans la classe des mollusques,
1817, où se trouve développée l'idée
que les vides apparents ne tiennent souvent qu'à ce que nous
ne connaissons point tous les êtres. Cf p. 10 : Le pneumoderme
: ni céphalopodes, ni gastéropodes, ni acéphales
: tendance de la nature à utiliser toutes les combinaisons
possibles. Cf. Coleman, G, Cuvier, Zoologist, pp. 172-173.
»Il y a substitution du faisceau à l'échelle
dans un contexte de plénitude. Cette plénitude apparaît
comme une constante de la pensée de Cuvier. Cf Daudin, Les
Classes zoologiques et l'Idée de série animale, 1926,
t. II, p. 249 sq.
» Conséquences : l'introduction de la différence
n'est-elle pas due en fait à un antagonisme entre, d'une
part, l'échelle des êtres et, d'autre part, le renouvellement
de la combinatoire vivante grâce aux perspectives ouvertes
par la chimie ?
» D'autre part, si la différence ainsi introduite
constitue une possibilité de penser la vie, cette possibilité
nouvelle n'appartient-elle pas à un réseau qui la
confronte avec le thème de l'échelle des êtres
et la conception du plan que se font les morphologues à partir
de Goethe'
» Autrement dit, avons-nous un espace fondateur de nouvelles
oppositions ou une opposition nouvelle qui apparaît à
l'intérieur d'un réseau préalable qui, d'une
part, est devenu insuffisant, mais, d'autre part, constitue toujours
et pour longtemps un système de repères efficace ?
»
Je reste non convaincu concernant le problème de l'échelle
des êtres, car il faut distinguer entre ce qu'un certain nombre
d'auteurs affirment sur un plan théorique, d'une part, et,
de l'autre, les éléments qu'ils refusent de prendre
en considération, dont ils refusent de parler, mais qui semblent
jouer en profondeur, et qui les obligent à introduire des
décalages, des complications du schéma. Ces complications
du schéma peuvent être considérées, en
quelque sorte, comme des éléments d'anticipation de
ruptures ultérieures. En fait, je pense que, par exemple
dans le domaine de la neurologie, vous avez eu une période
caractérisée par le principe des localisations qui
s'est développé d'une manière parfaitement
cohérente et systématique. Mais il semble que l'augmentation
du matériel clinique a conduit à des complications
de la théorie, et c'est à partir du moment où
la théorie est devenue tellement compliquée que, justement,
une rupture s'est produite et qu'un certain nombre d'auteurs ont
été d'accord pour chercher à envisager ce problème
d'une tout autre manière.
Pendant le XVIIIe siècle, un matériel d'observation
s'est trouvé accumulé. Ce matériel a abouti
à un point de rupture, et ce point, Cuvier en a été
le premier bénéficiaire. Car l'ensemble des données
apportées par les spécialistes de zoologie, de paléontologie
ne permettait plus de penser le monde vivant dans le cadre de l'échelle
des êtres. Il fallait donc remanier. D'où cette question
: quel va être ce système de concepts qui aboutira
au remaniement le plus important et le plus efficace sur le plan
épistémologique ? Il y a un problème d'ouverture
d'un champ épistémologique nouveau. Il y a le problème
du comment va se faire cette ouverture du champ épistémologique,
Chez Cuvier, il y a des éléments idéologiques.
Quel est le rôle de ces éléments ? Dans quelle
mesure ces éléments ont-ils sous-tendu la recherche
scientifique ? Ont-ils servi d'obstacle à cette recherche
scientifique ?
M. Foucault : Il m'a semblé qu'il y avait trois questions
techniques dont on pouvait débattre.
1° L'une concerne la possibilité ou l'impossibilité,
à partir de Cuvier et de sa biologie, de penser l'histoire
des êtres vivants.
2° Le problème de la continuité des êtres,
et de la manière dont Cuvier a conçu, exorcisé,
chassé, réutilisé, fragmenté, comme
on voudra, l'échelle des êtres.
3° Le rapport de la biologie de Cuvier avec certaines sciences
connexes et en particulier avec la chimie.
Il y a également deux séries de questions générales,
questions méthodologiques.
1° Le problème de méthode concernant le fonctionnement
même de l'histoire des sciences. Et d'abord la notion d'obstacle.
Qu'est-ce qu'on veut dire lorsqu'on dit Cuvier a été
obstacle à... ou que la chaîne des êtres a été
un obstacle à... ?
2° Le problème de l'individu ou de l'individualité.
Nous avons passé notre temps à dire : « Cuvier
», « Geoffroy Saint-Hilaire », ou « Cela
passe par Cuvier » ou « Cela se trouve dans les oeuvres
de Cuvier ». Qu'est-ce que cette curieuse individualisation
? Comment manipule-t-on les concepts d'auteurs, d'oeuvres, d'individus
quand on fait de l'histoire des sciences ?
A) Examinons d'abord le problème de la chimie.
Cuvier dit lui-même que Lavoisier a été un
moment très important dans les sciences naturelles.
M. Balan, à partir de là, pose les problèmes
de calcul et de quantification : il se demande s'il n'y a pas eu,
à un moment donné, chez Cuvier, la tentation, la possibilité
ouverte de se servir de la chimie à l'intérieur de
la biologie, d'introduire des méthodes expérimentales
et des analyses quantitatives.
Je ferai quelques remarques. Dans le texte cité, Cuvier
parle de Lavoisier et de son importance ; il parle de l'importance
de Lavoisier dans les « sciences naturelles ». C'est
tout autre chose que l'« histoire naturelle ». Les sciences
naturelles sont une catégorie supérieure à
l'histoire naturelle qui comporte la physique, la chimie, la géographie,
etc. Lamarck fait d'ailleurs cette distinction. Les sciences naturelles
sont tout ce qui n'est pas mathématique. Donc Cuvier pense
à Lavoisier et à la chimie dans leur rapport non pas
avec l'histoire naturelle, mais avec les sciences expérimentales,
Je rapprocherai ce texte d'un autre où Cuvier parle de quelqu'un
qui a été aussi important que Lavoisier dans la chimie
: c'est Jussieu, dans l'histoire naturelle. Cuvier place dans le
ciel des sciences naturelles en général Lavoisier
et Jussieu, Lavoisier, pour la chimie, et Jussieu, pour l'histoire
naturelle. Mais l'analyse de M. Balan ne saurait davantage être
acceptée lorsqu'elle concerne le calcul de la quantification
chez Cuvier.
Il y a là un problème fort important. En effet, le
terme de calcul est très souvent employé par Cuvier.
Or qu'entend-il par là ? Dans des textes de la période
1789-1808, il dit que la taxinomie calcule la nature de chaque espèce,
d'après le nombre des organes, leur étendue, leur
figure, leurs connexions, leurs directions. Le calcul chez lui est
non un calcul de quantité, mais en quelque sorte un calcul
logique d'éléments structuraux variables. C'est un
calcul structural, et non un calcul quantitatif. D'autre part, lorsque
Cuvier emploie le vocabulaire de la quantité, il en parle
dans un contexte différent de celui de calcul. Il en parle
à propos des processus physiologiques ou chimiques de la
respiration. Mais pour dire quoi ? Que la force des mouvements des
vertébrés dépend de la quantité de leur
respiration ; que la quantité de respiration dépend
de la quantité de sang qui arrive aux organes ; et que cette
quantité de sang arrivant aux organes dépend de la
disposition des organes de la respiration et de ceux de la circulation.
Ces organes de la circulation peuvent être doubles. La quantité
de sang est alors importante. Ils peuvent être simples, et
la quantité de sang est moins grande. De sorte que la quantité
est de pure appréciation. Il s'agit de degrés. Il
y a plus ou moins de mouvement, il y a plus ou moins de sang. Jamais
Cuvier n'a utilisé de mesures pour calculer la quantité.
Par conséquent, ces trois notions : calcul, quantité,
mesure, pour nous associées, sont, chez Cuvier, très
curieusement distinctes. Nous avons :
1° un calcul qui est le calcul structural des variables organiques
;
2° la considération de la quantité qui est en
quelque sorte une quantité appréciative ;
3° une absence de mesure.
On ne peut pas définir, sans extrême confusion, que
la prise en considération de la chimie par Cuvier ait jamais
ouvert pour lui la possibilité d'une certaine biologie quantitative
et mesurable.
Je voudrais à ce sujet introduire une remarque. Il faut
faire dans l'histoire des sciences une distinction très nette
entre deux processus différents.
On constate parfois l'introduction effective d'un champ épistémologique
par ailleurs constitué dans un autre champ épistémologique.
Cela s'est produit, par exemple, lorsque le champ épistémologique
relativement clos et autonome, dont j'ai essayé de définir
les principes de clôture et d'autonomie et qu'on peut appeler
la taxinomie, a été, vers la fin du XVIIIe siècle,
traversé, pénétré par un autre champ
épistémologique constitué par ailleurs, celui
de l'anatomie. L'entrecroisement de ces deux trames épistémologiques
différentes détermine un nouveau discours qu'on peut
caractériser comme biologie. Je ne veux pas dire que cela
soit la seule interférence qui se soit alors produite. Que
le champ physiologique, dans la mesure où il existait à
ce moment-là, se soit introduit, c'est un autre fait. De
cela doit être distinguée la possibilité (donnée
par la constitution, l'organisation, la distribution d'un champ
épistémologique) d'utiliser, soit généralement,
soit régionalement, soit au niveau des méthodes, soit
au niveau des concepts, des éléments épistémologiques
qui fonctionnent ailleurs. Ainsi, il me semble que la biologie de
Cuvier, telle qu'elle s'est constituée et dans la mesure
où elle posait le problème de la respiration, posait
un problème qui ne pouvait pas ne pas en appeler, à
un moment donné, à la théorie chimique. Et,
dans cette mesure-là, la biologie de Cuvier rendait possible,
à échéance, la constitution d'une biochimie.
Mais elle ne l'a pas effectuée.
B) Examinons maintenant le problème de l'échelle
des êtres.
Dans certains textes théoriques, Cuvier dit que le règne
de la chaîne des êtres est terminé. Ces propositions
réflexives traduisent-elles bien la pratique effective de
Cuvier ? Ne sont-elles pas une sorte de revendication idéale
? La pratique scientifique de Cuvier ne continue-t-elle pas à
se servir d'une manière ou d'une autre du thème de
la chaîne des êtres comme fil directeur ?
Cuvier critique la chaîne des êtres, et non la continuité.
De toute façon, jamais personne n'a admis, même dans
le cadre de la taxinomie classique, une continuité effective
des êtres les uns à côté des autres. D'une
manière ou d'une autre, soit par le biais des catastrophes,
soit par le biais d'un brouillage dû au milieu, on admettait
toujours une sorte de discontinuité. Ce que Cuvier critique,
c'est l'affirmation que tout être, quel qu'il soit - pourvu
qu'il ne soit ni le premier, ou le plus simple, ni le plus complexe,
ou l'homme -, est un passage ; l'affirmation, en d'autres termes,
qu'on peut lui trouver de part et d'autre deux voisinages, à
la fois immédiats et symétriques. Cuvier refuse également
l'idée d'une gradation progressive -l'idée qu'il y
a entre les êtres qui se suivent une différence constante
et que tous les degrés de cette échelle sont occupés,
ont été occupés ou pourront être occupés.
Enfin, en dernier lieu, Cuvier refuse l'idée d'une seule
série sur laquelle tous les êtres, quels que soient
les critères de classement qu'on utilise, pourraient être
uniformément disposés.
Il y a donc chez Cuvier une critique de trois thèmes : celui
du passage, celui de la gradation, celui de l'unité de série.
En revanche, le concept dont Cuvier fait constamment usage, c'est
celui de hiatus. Qu'entend-il par là ? Il n'entend (et il
le dit expressément) ni la disparition catastrophique de
certaines espèces qui auraient assuré la continuité
d'une chaîne biologique unitaire ni la « dissémination
au hasard » des différences. Par hiatus, Cuvier désigne
:
1° L'effet premier du principe des corrélations ; si
tel organe est présent (ou absent), tels autres doivent être
nécessairement présents (ou absents) ; on n'aura donc
pas une gradation d'espèces présentant le tableau
entier de toutes les présences ou absences possibles, mais
des « paquets » indissociables de présences ou
d'absences. De là des hiatus de la réalité
biologique par rapport au calcul abstrait des possibilités.
2° L'effet du principe de l'unité de plan : chaque grande
catégorie obéit à un certain plan anatomique
et fonctionnel. Une autre catégorie suivra un autre plan.
De l'un à l'autre, il y a toute une réorganisation,
toute une redistribution. Ces divers plans ne constituent pas une
série linéaire de transformations ponctuelles. Les
céphalopodes, dit Cuvier, ne sont le passage de rien à
rien. On ne peut pas dire qu'ils sont plus ou moins parfaits que
ceci ou cela. Ils ne résultent pas du développement
d'autres animaux et ils ne se développeront pas en animaux
plus perfectionnés.
3° L'effet du principe des gradations hétérogènes
: s'il est vrai qu'on ne peut établir une échelle
unique et globale, on peut cependant établir des gradations
diverses : suivre, par exemple, à travers les espèces
l'augmentation de la circulation et de la quantité d'oxygène
absorbée ; ou encore, la complexité croissante du
système digestif. On peut ainsi obtenir plusieurs séries,
dont certaines sont parallèles, dont d'autres se croisent.
Il n'est en tout cas pas possible de les placer toutes sur une ligne
unique et d'en former une série ininterrompue. On ne peut
pas les parcourir toutes, sans discontinuité. On n'a pas
une échelle mais un réseau.
Il n'y aurait pas de sens à dire : tout est continu avant
Cuvier, tout est discontinu après lui. Car la taxinomie classique
a admis certaines formes de discontinuité ; et Cuvier, des
formes de continuité. Mais ce qui est important et doit être
déterminé, c'est la manière très particulière
et nouvelle dont Cuvier fait jouer le continu et le discontinu.
En voici un exemple précis : la manière dont Cuvier
est arrivé à définir deux genres à côté
du genre Clio (hyale et pneumoderme). M. Balan voit dans cette découverte
une mise en application du vieux principe « chaîne des
êtres ». Le genre Clio étant isolé et
situé vaguement entre les céphalopodes et les gastéropodes,
Cuvier aurait cherché les indispensables intermédiaires
: et il aurait essayé de reconstituer les degrés qui
permettent de combler la lacune.
Or c'est là méconnaître entièrement
le travail de Cuvier. Qu'a fait Cuvier en réalité
?
D'abord, une déclaration de principe. « Il semble
que la nature ait été trop féconde pour n'avoir
créé aucune forme principale sans la revêtir
successivement de tous les détails accessoires dont elle
est susceptible. » Ce texte, malgré son apparence,
ne se réfère pas à une chaîne continue
des êtres. Cuvier n'affirme pas qu'il doit y avoir nécessairement
un intermédiaire entre le gastéropode et le céphalopode.
Ce qu'il dit, c'est qu'il existe une forme, celle du clio, cette
forme est seule, isolée. Or, d'après le principe de
la richesse de la nature, on peut affirmer que lorsque la nature
a une forme, elle en profite pour la varier et donner un certain
nombre de sous-modèles à ce modèle général.
Il ne s'agit pas de la continuité de la chaîne, d'un
passage d'une extrémité à une autre, d'un pont
jeté entre une rive de la nature et une autre. Il s'agit
simplement d'un principe de remplissage par la nature de la forme
qu'elle s'est donnée. C'est la saturation d'un ordre en genres.
On trouve un animal comme le clio, dont le genre n'entre tout à
fait ni chez les céphalopodes ni chez les gastéropodes.
En fonction du principe que la nature est avare et généreuse
(avare en nombre de formes, généreuse dans la manière
dont elle remplit chacune de ces formes), il doit bien y avoir d'autres
genres qui doivent remplir cette espèce de forme qu'on voit
apparaître chez le clio. C'est là le principe heuristique
de Cuvier. Il ne va pas chercher d'autres genres à côté
du clio, pour remplir cette famille qui est encore vide, ou occupée
par un genre. Il cherche le caractère propre du clio et,
ce faisant, il trouve deux autres animaux, l'hyale et le pneumoderme,
qui obéissent à la même forme. Ils peuvent constituer
une famille caractérisée ainsi : corps libre et nageant
; tête distincte et sans autre membre que les nageoires. Donc,
le mouvement de recherche pour constituer cette famille nouvelle
n'était pas destiné à remplir une lacune de
l'échelle des êtres ; il était destiné
à montrer comment la nature remplit une forme à partir
du moment où elle se l'est donnée. Il ne peut pas
y avoir un genre unique dans un ordre, voilà le postulat,
et non pas : il doit y avoir un intermédiaire entre deux
genres différents. Il faut saturer l'ordre, arriver à
constituer une multiplicité de genres qui disent effectivement
en quoi consiste la pleine réalité de l'ordre.
G. Canguilhem : Je voudrais ajouter un mot sur l'échelle
des êtres en rappelant l'existence de l'article « Nature
» dans le Dictionnaire des sciences naturelles 1, où
Cuvier utilise les trois concepts scolastiques de saut, hiatus,
vide, c'est-à-dire ces trois concepts qui figurent dans les
axiomes que Kant commente dans la Méthodologie transcendantale.
C'est là qu'il dit : il n'y a pas de saut, il y a des hiatus
- malgré ceux qui, se référant à l'échelle
des êtres, disent, lorsqu'ils découvrent un manque,
qu'un intermédiaire doit se trouver.
1. T. XXXIV, 1825, p. 261.
Cependant, en multipliant par cent les nombres d'espèces
connues, ces vides continuent à subsister. Et c'est là
ce qui est étrange, c'est qu'on ait pu faire à Cuvier,
à travers son aristotélisme supposé, le reproche
de penser d'une manière scolastique, alors que, précisément,
sa réfutation et ses critiques portent sur les trois concepts
fondamentaux que la philosophie scolastique utilisait lorsqu'il
s'agissait de montrer la continuité des formes.
J. Piveteau : Je remercie M. Foucault et tous ceux qui ont pris
part à ces débats.
G. Canguilhem : Nous remercions M. Piveteau, au nom des enseignants
et des chercheurs de cet institut, d'avoir accepté de présider
ces débats 1.
S. Delorme : Je demande à Mlle Conry d'exposer ses objections.
Y. Conry : 1° Admettre que la critique du darwinisme n'a pu
se faire qu'à travers les textes de Cuvier, c'est-à-dire
que les conditions de possibilité du darwinisme soient le
discours de Cuvier, laisse inexpliqués, voire inintelligibles,
deux faits :
a) le fait que le champ discursif de Darwin soit étranger
à celui de Cuvier, c'est-à-dire se soit instauré
et développé à partir d'une problématique
écologique et biogéographique ;
b) le fait qu'une partie des résistances au darwinisme ait
été développée dans le cadre de l'école
même de Cuvier, si largement qu'on entende cette école.
2° Le schéma de désarticulation des seuils épistémologique
et ontologique, s'il est vraiment moment et lieu de rupture dans
la pensée classique, n'est-il pas indifférent à
une théorie de l'évolution ? En d'autres termes, l'étude
des transformations épistémologiques autorise-t-elle
à penser Cuvier relais de Darwin ?
M. Foucault : Votre seconde question : « Comment expliquer
les résistances au darwinisme, par des disciples de Cuvier,
comme Flourens, par exemple, s'il est vrai que Cuvier a été
condition de possibilité du darwinisme ? » touche un
problème de méthode. Je ne pense pas qu'on puisse
donner le même statut ni faire fonctionner de la même
manière, dans le champ historique, des résistances
qui peuvent être de niveau conceptuel et des résistances
« archéologiques » qui se situent au niveau des
formations discursives.
1) Un concept comme celui de fixité des espèces s'oppose
terme à terme à celui d'évolution des espèces
et, par conséquent, peut lui faire obstacle.
1. Ici se terminent les exposés et discussions du vendredi
30 mai après-midi. La discussion est renvoyée au lendemain
matin.
2) Une théorie comme celle d'une nature en évolution
historique est opposée à celle d'une nature créée
une fois pour toutes par une main toute-puissante, et, de ce fait,
elles font résistance l'une à l'autre. Déjà,
ces deux ordres de résistance ne sont pas les mêmes
et ne fonctionnent pas de la même façon. À un
troisième niveau qui est celui des formations discursives,
on peut parler également de phénomènes de résistance.
Mais ils sont d'un tout autre ordre ; ils se déroulent selon
des processus très différents (ainsi la résistance
d'une histoire naturelle fondée sur l'analyse des caractères
à une biologie fondée sur l'analyse des fonctions
physiologiques et des structures anatomiques). Or, d'une part, cette
dernière forme de résistance a beau être plus
importante et plus massive, elle n'entraîne pas forcément
les polémiques les plus longues ou les plus bruyantes ; et,
d'autre part, les deux premières formes de résistance
peuvent très bien se produire à l'intérieur
d'une seule et même formation discursive, J'ai essayé
de montrer, bien à propos de Cuvier et de Geoffroy Saint-Hilaire,
comment leur opposition sur les critères d'identification
des segments organiques avait une certaine condition de possibilité
dans cette biologie dont ils ont été les cofondateurs.
Nous pouvons aborder maintenant l'opposition Darwin-Cuvier et la
fonction de relais qu'on peut reconnaître à la biologie
de Cuvier dans la constitution du darwinisme.
Le concept de condition d'existence est sans doute l'un des concepts
fondamentaux de la biologie au début du XIXe siècle.
Il ne me paraît pas isomorphe ni superposable aux concepts
d'influences ou de milieux tels qu'on peut les rencontrer dans l'histoire
naturelle au XVIIIe siècle. Ces notions, en effet, étaient
destinées à rendre compte d'un supplément de
variété ; elles concernaient des facteurs de diversification
additionnelle ; elles servaient à rendre compte du fait qu'un
type pouvait devenir autre. En revanche, la notion de condition
d'existence concerne l'impossibilité éventuelle où
se trouverait un organisme de continuer à vivre s'il n'était
pas tel qu'il est et là où il est : elle se réfère
à ce qui constitue la limite entre la vie et la mort. D'une
façon très générale, l'objet de l'histoire
naturelle à l'époque classique, c'est un ensemble
de différences qu'il s'agit d'observer ; au XIXe siècle,
l'objet de la biologie est ce qui est capable de vivre et susceptible
de mourir. Cette idée que le vivant est lié à
la possibilité de mourir renvoie à deux systèmes
possibles de conditions d'existence :
- conditions d'existence entendues comme un système interne,
c'est-à-dire les corrélations. Si vous en retirez
les griffes, ou si vous ne lui mettez pas de dents broyeuses, il
mourra nécessairement. C'est la condition d'existence interne,
et cela implique une biologie qui s'articule directement sur l'anatomo-physiologie
;
- conditions d'existence entendues comme menace venant du milieu
ou menace pour l'individu de ne plus pouvoir vivre si ce milieu
change. On articule la biologie sur l'analyse des rapports qu'il
y a entre le milieu et le vivant, c'est-à-dire sur l'écologie.
La double articulation de la biologie sur la physiologie, d'une
part, et sur l'écologie, de l'autre, est contenue dans les
conditions de possibilité à partir du moment où
on définit le vivant par ses conditions d'existence et ses
possibilités de mort.
Dès lors, nous voyons que l'écologie, comme science
intégrable à la biologie, a les mêmes conditions
de possibilités que la physiologie comme science intégrable
à la taxinomie, L'intégration de l'anatomo-physiologie
à la taxinomie est réalisée par Cuvier. L'intégration
de l'écologie à la biologie est réalisée
par Darwin. Cela à partir des mêmes conditions épistémologiques.
C. Limoges : Il n'y a rien qui contrarie ce que Mlle Conry et moi
pensons. Je suis très satisfait de cette seconde réponse,
S. Delorme : La seconde question, posée par M. Saint-Sernin,
porte sur la différence faite par M. Foucault entre fondé,
naturel et réel.
M. Foucault : À partir du moment où on admet un continuum
de variations d'un individu à l'autre, les genres ne peuvent
pas être tranchés et exister avec des seuils parfaitement
délimités. La nature n'isole pas les genres, elle
permet simplement, en établissant des régions de ressemblances,
de rétablir des genres qui seront bien fondés, s'ils
suivent la nappe de ressemblances des individus de morphologie différente.
Lorsque Linné prend un critère simple, constant pour
tous les végétaux, il classe à l'intérieur
de son système tous les végétaux. Mais, dans
la mesure où il n'a pris comme variable qu'un petit secteur
de l'être végétal, il classe dans la même
catégorie, parce qu'ils ont des organes sexuels semblables,
des êtres vivants qui auront une allure générale
différente. Par conséquent, il aura pris un critère
de ressemblance localisée en ne tenant pas compte de la série
naturelle des ressemblances globales. C'est en ce sens que les catégories
de Linné sont arbitraires et abstraites. Le problème
pour les successeurs de Linné, les méthodistes, Jussieu,
par exemple, était d'arriver à avoir des classifications
telles qu'on ne trouve dans le même genre, dans la même
classe que des végétaux qui se ressemblent effectivement
par tous les aspects. C'est le genre fondé par opposition
au genre abstrait de Linné.
B. Saint-Sernin : J'avais cru comprendre que « fondé"
était ce qui permettait d'opérer une répartition
convenable, naturelle, une répartition qui s'accorderait
avec l'observation et l'expérience.
M. Foucault : ...avec l'observation totale des espèces.
Le réel donné à l'intuition est repérable
comme tel par un certain nombre de procédures qui peuvent
être soit méthodiques, soit systématiques.
M,-D. Grmek : Le schéma que nous propose M. Foucault, et
sa distinction de deux seuils principaux, est une construction logique,
La question se pose alors : quel est son contenu historique ? Et,
dans le cadre de ce débat, l'oeuvre de Cuvier représente-t-elle
vraiment une coupure fondamentale dans le processus de l'explication
historique de ce schéma ?
Il est certain que les deux seuils proposés, à savoir
le passage de l'espèce au genre et de l'individu à
l'espèce, ont une réalité historique, c'est-à-dire
représentent depuis longtemps un problème qu'on essaie
de résoudre. Entre parenthèses, je m'étonne
que vous ayez appelé le premier seuil « ontologique
» et le second « épistémologique »
; je me serais attendu à l'inverse, car le premier seuil
pose le problème de classification et le second celui de
l'existence, de l'être. Pour dépasser les deux seuils,
une série de solutions a été proposée
dans l'histoire de la biologie. Très tôt, on a envisagé
presque toutes les possibilités logiques et je ne vois pas
ce que l'oeuvre de Cuvier, au point de vue épistémologique,
apporte de vraiment nouveau.
Bien sûr, elle apporte du nouveau au point de vue de la classification
concrète, des détails taxonomiques, mais il n'y a
pas un véritable dépassement des seuils dont vous
avez parlé. Pour la science actuelle, les deux seuils sont
franchis : pour le premier seuil, la solution est dans les affiliations
phylogénétiques, c'est-à-dire dans la théorie
de l'évolution, et, pour le second, dans la génétique
moderne. Pour trouver la rupture historique, il faudrait rechercher
l'origine de ces deux solutions et, dans le problème qui
nous intéresse ici, voir si l'oeuvre de Cuvier fait partie
de ce processus de changement radical.
M. Foucault : Je ne pense pas qu'on puisse dans l'histoire des
sciences parler de changement en termes absolus. Selon la manière
dont on classe les discours, selon le niveau auquel on les aborde,
ou la grille d'analyse qu'on leur impose, on verra apparaître
soit des continuités, soit des discontinuités, soit
des constances, soit des modifications. Si vous suivez l'histoire
du concept d'espèce, ou celle de la théorie de l'évolution,
Cuvier, évidemment, ne constitue pas un changement. Mais
le niveau auquel je me place n'est pas celui des conceptions, des
théories : c'est celui des opérations à partir
desquelles, dans un discours scientifique, des objets peuvent apparaître,
des concepts peuvent être mis en oeuvre et des théories
peuvent être construites. À ce niveau, on peut repérer
des coupures : mais, d'une part, elles ne coïncident pas forcément
avec celles qu'on peut repérer ailleurs (par exemple au niveau
des concepts eux-mêmes ou des théories) ; et, d'autre
part, elles ne se donnent pas toujours, d'une manière visible,
à la surface du discours. Il faut les détecter à
partir d'un certain nombre de signes.
On peut trouver un premier indice de coupure dans un brusque changement
affectant l'ensemble des objets, des concepts, des théories
qui apparaissent un moment donné. (Ainsi, on peut dire en
gros que les objets, les concepts, les théories médicales
depuis Hippocrate jusqu'à la fin du XVIIIe siècle
ont eu un indice de modification relativement faible. En revanche,
si vous prenez Boissier de Sauvages et Bichat, vous voyez qu'en
quarante ans, en vingt-cinq ans tout a changé et beaucoup
plus qu'en plusieurs siècles.) On peut trouver un autre indice
de coupure dans un phénomène exactement inverse :
le retour et la répétition ; brusquement, un état
de savoir mime en quelque sorte un état antérieur.
Ce sont là des signes de coupure qui peuvent servir de premier
repérage. Mais le but dernier de l'analyse ne consiste pas
pour moi à dire où il y a coupure ; il consiste, à
partir de ces phénomènes curieux -soit de brusques
changements, soit de chevauchements -, à se demander à
quel niveau se sitUe cette transformation qui les a rendus possibles.
L'analyse en fin de compte ne doit pas assigner, puis révérer
indéfiniment une coupure ; elle doit décrire une transformation.
Il me semble qu'il existe une transformation Cuvier, et qu'elle
était nécessaire pour aller de cet état de
savoir caractéristique de l'époque classique (j'ai
essayé de le définir abstraitement par le schéma
des seuils) à cet autre état de savoir qu'on peut
trouver chez Darwin. En effet, ce passage implique une homogénéisation
de toutes les catégories supra-individuelles, de la variété
jusqu'à l'ordre, la classe, la famille (on trouve cette homogénéisation
effectuée chez Cuvier à l'exception de la variété)
; il impliquait aussi que l'individu soit porteur, au niveau de
ses structures anatomophysiologiques et de ses conditions internes
d'existence, de ce qui le fait appartenir à l'ensemble de
son espèce, de son genre, de sa famille (or c'est bien ainsi
que Cuvier conçoit l'espèce, le genre, etc.). Pour
passer de l'état Linné à l'état Darwin
du savoir biologique, la transformation Cuvier était nécessaire.
M.-D. Grmek : Ceux qui font une histoire des sciences « historiographique
» ont besoin de la raccrocher à l'histoire «
épistémologique ». Un lien doit exister entre
les deux modes de présentation historique. Vous avez laissé
de côté la question qui touche le plus l'historiographe,
c'est-à-dire, si un changement dans la solution d'un problème
se produit, il faut préciser en quoi consiste ce changement,
quand et par qui il se produit, Dans le cas que nous analysons ici,
est-ce Cuvier qui en est le point de départ ? Pour moi, il
ne l'est pas.
M. Foucault : Le schéma proposé n'est pas destiné
à enfermer à l'intérieur d'une certaine condition
d'existence interne et indépassable tous les concepts ou
les théories qui ont pu être formés à
l'époque donnée ; par exemple, entre Linné
et Jussieu, il y a une différence de méthodes, de
concepts et presque de théories qui est au moins aussi grande
que la différence qu'il y a entre Jussieu et Cuvier. D'ailleurs,
Cuvier a dit sans cesse que celui qui a tout découvert était
Jussieu. Au niveau des distances conceptuelles ou théoriques,
Jussieu est plus proche de Cuvier que de Linné. L 'histoire
des théories ou des concepts pourrait établir les
enchaînements et les distances et montrer Jussieu tout proche
de Cuvier.
Mais mon problème n'est pas celui-là. Il est de voir
comment ils ont été formés, à partir
de quoi et selon quelles règles de constitution. On arrive
à des choses paradoxales : on peut avoir des concepts analogues
les uns aux autres, des théories isomorphes les unes aux
autres et qui pourtant obéissent à des systèmes,
à des règles de formation différentes. Il me
semble que la taxinomie de Jussieu est formée selon le même
schéma que celle de Linné, bien que et dans la mesure
même où il essaie de le dépasser, En revanche,
la biologie de Cuvier me paraît obéir à d'autres
règles de formation. Une continuité conceptuelle ou
un isomorphisme théorique peut parfaitement recouvrir une
coupure archéologique au niveau des règles de formation
des objets, des concepts et des théories.
M.-D. Grmek : Dans l'histoire de la biologie, Cuvier représenterait
donc une transformation, non une révolution.
M. Foucault :J'ai toujours à ce sujet fait l'économie
du mot révolution. Je lui ai préféré
celui de transformation.
On rencontre, en outre, un problème méthodologique
important : celui de l'attribution.
Ce problème ne se pose pas de la même façon
à tous les niveaux. Supposons qu'on appelle doxologie l'étude
des opinions qui ont été celles d'un ou de plusieurs
individus : l'individu est alors pris comme un invariant ; la question
est alors de savoir si on peut lui attribuer valablement telle pensée,
telle formulation, tel texte. Problème d'authenticité.
La faute majeure est alors de lui attribuer ce qui ne lui appartient
pas, ou au contraire de laisser dans l'ombre une part de ce qu'il
a dit, cru ou affirmé. On ne se pose pas (au moins en première
instance) la question de ce qu'est un individu, mais de ce qui peut
lui être attribué.
Si on fait l'analyse épistémologique d'un concept
ou d'une théorie, il y a toutes chances qu'on ait affaire
à un phénomène méta-individuel ; et,
en même temps, c'est un phénomène qui traverse
et découpe le domaine de ce qu'on peut attribuer à
un individu. On est amené à laisser de côté
dans l'oeuvre d'un auteur des textes qui ne sont pas pertinents
(des oeuvres de jeunesse, des écrits personnels, des opinions
un instant avancées puis vite abandonnées). Que signifie
dès lors l'auteur ? Quel usage fait-on exactement du nom
propre ? Que désigne-t-on lorsque, dans ces conditions, on
dit Darwin ou Cuvier ?
Mais quand il s'agit d'étudier des nappes discursives, ou
des champs épistémologiques qui comprennent une pluralité
de concepts et de théories (pluralité simultanée
ou successive), il est évident que l'attribution à
l'individu devient pratiquement impossible. De même, l'analyse
de ces transformations peut difficilement être référée
à un individu précis. Cela parce que la transformation,
en général, passe par des oeuvres de différents
individus et que cette transformation, n'est pas quelque chose comme
une découverte, une proposition, une pensée clairement
formulée, explicitement donnée à l'intérieur
d'une oeuvre, mais la transformation est constatée par celui
qui la cherche comme étant mise en oeuvre à l'intérieur
de différents textes. De sorte que la description que j'essaie
de faire devrait se passer au fond de toute référence
à une individualité, ou plutôt reprendre, de
fond en comble, le problème de l'auteur.
Je dois avouer que j'ai été mal à l'aise (et
d'un malaise que je n'ai pas pu surmonter) lorsque, dans Les Mots
et les Choses, j'ai mis en avant des noms. J'ai dit « Cuvier
», « Bopp », « Ricardo », alors qu'en
fait j'essayais par là d'utiliser le nom, non pas pour désigner
la totalité d'une oeuvre qui répondrait à une
certaine délimitation, mais pour désigner une certaine
transformation qui a lieu à une époque donnée
et qu'on peut voir mise en oeuvre, à tel moment et en particulier
dans les textes en question. L'usage que j'ai fait du nom propre
dans Les Mots et les Choses doit être réformé,
et il faudrait comprendre Ricardo ou Bopp non pas comme le nom qui
permet de classer un certain nombre d'oeuvres, un certain ensemble
d'opinions, mais comme le sigle d'une transformation, et il faudrait
dire la « transformation Ricardo » comme on dit l'«
effet Ramsay ». Cette « transformation Ricardo »
que vous retrouvez chez Ricardo, quand bien même vous la retrouveriez
ailleurs, avant ou après, cela n'a pas d'importance. Car
mon problème est de repérer la transformation. Autrement
dit, l'auteur n'existe pas.
J.-F. Leroy : Au point de vue historique, le nom est quelque peu
gênant.
M. Foucault : Je le reconnais volontiers. Et je crois que tout
comme les logiciens et les linguistes posent le problème
du nom propre, il faudrait, à propos de l'histoire des sciences
et de l'épistémologie, essayer de réfléchir
sur l'usage des noms propres. Que veut-on dire quand on dit Cuvier,
Newton ? Au fond, ce n'est pas clair. Même en histoire littéraire,
une théorie du nom propre serait à faire.
F. Dagognet : Le mot de « conditions de possibilité
» auquel vous vous référez prend un sens «
théorique ». Mais ne peut-il pas recevoir une signification,
un contenu plus matériel ?
Pourquoi s'est-on mis subitement à répertorier ou
à classer les animaux ? Ce n'est pas du tout afin de les
appréhender dans leur diversité ou pour pouvoir les
représenter. Ni une question d'ordre ou de divertissement
ou de théorisation.
Des pressions politico-économiques sourdes s'exercent. Tout
l'atelier, au XVIIIe siècle, et, à travers lui, la
vie de la nation dépendent d'eux, végétaux
ou animaux. On va chercher à échapper à certaines
sujétions. On deviendra vite capable de remplacer les «
semblables » par d'autres, proches de nous éventuellement
et susceptibles des mêmes « emplois » ou usages.
Une avantageuse substitution. C'est elle qui enthousiasme et pousse
à l'examen des similitudes et à la création
des familles. On a en effet découvert l'axiome prometteur,
selon lequel, au dire de Linné et de Jussieu, un «
individu » ne peut pas entrer dans une catégorie (dont
il possède, par ailleurs, le signe caractéristique,
qui autorise immédiatement l'identification) sans en posséder
toutes les qualités fondamentales. Et si on ne les découvre
pas, c'est qu'on ne les a pas assez recherchées ou qu'on
n'a pas su les exprimer. Qu'on scrute à nouveau.
Ainsi, telle plante est une légumineuse : dans ces conditions,
on doit apprendre à s'en servir. Elle doit, d'une façon
ou d'une autre, nourrir. On doit donc développer sa production.
A partir de là, on saura échapper à des importations
ruineuses ou à des influences coûteuses. Bref, les
conditions de possibilité, les agents des transformations
renvoient à des exigences nationales et industrielles, à
des situations effectives plus qu'à des soucis théoriques
ou à des examens documentaires ou scripturaux. Les modifications
dans l'écriture ou le rangement répondent à
des nécessités souvent technologiques ou agronomiques,
à la contingence ou à la nécessité des
choses.
M. Foucault : Si vous parlez des conditions matérielles,
sociales, économiques, techniques de possiblités,
alors je ne pense pas les avoir ignorées. Il m'est arrivé,
à deux reprises -à propos de la psychiatrie et de
la médecine clinique -, de chercher quelles ont été
les conditions de constitution et de transformation de ces deux
ordres de savoir. Dire que je me suis occupé des mots aux
dépens des choses, c'est parler à la légère,
C. Salomon : Est-il légitime à propos de Cuvier d'employer
le terme de biologie dans la mesure où la biologie s'intéresse
à quelque chose qui est commun au liège, à
l'éléphant, à l'homme ?
M. Foucault : La formulation est plaisante. Peut-être pris
par le plaisir que j'éprouve à l'entendre, je perçois
malle point de la questIon.
C. Salomon.. ...Vous parlez de la « biologie » de Cuvier.
Qui dit « biologie » tient pour opéré
le passage, ou la rupture, d'une taxinomie classique (la classification
des vivants) à une physiologie qui se préoccupe de
la vie, d'un élément commun au liège, à
l'éléphant et à l'homme, objet d'une physiologie
cellulaire ou d'une microbiologie,
Pour Cuvier, il s'agit de similitudes de rapports, non d'objet
commun. Ce sont les corrélations qui sont l'objet même
de la taxinomie, non l'unité vitale : ce qui signifierait
qu'il n'y a que des vivants chez Cuvier, qu'il n'y a pas encore
la vie, partant qu'il n'y a pas à proprement parler de «
biologie cuviérienne ».
M. Foucault : Nous arrivons là aux conditions d'existence.
B. Balan : Les implications philosophiques du principe des corrélations,
Ce principe impliquant finalité, est-ce qu'il n'est pas un
principe d'où va se détacher le concept de finalité
?
M. Foucault : Bien entendu. Les déterminations, les rapports
que j'essaie d'établir entre les théories, les concepts,
etc., et leurs systèmes de formation n'empêchent pas,
au contraire, qu'un concept et une théorie puissent être
détachés de ce système. Le concept d'organisation
qui a été formé à l'intérieur
de la taxinomie classique, puisque c'est essentiellement autour
de Daubenton, de Jussieu qu'il a pris ses dimensions, a été
réutilisé par la biologie.
Il me semble que, dans cet ensemble d'analyses et de recherches
qui portaient essentiellement sur les classes, parentés et
ressemblances des êtres vivants, ce qui caractérisait
le vivant en propre était finalement la croissance. Ce qui
vit, c'est ce qui croît et qui peut croître selon différentes
directions.
1° Croître par la taille. Le vivant c'est ce qui est
susceptible d'augmenter de taille. Le thème était
assez important pour qu'on ait admis longtemps, dans l'histoire
naturelle, que les minéraux croissaient et donc qu'ils étaient
vivants,
2° Croître selon la variable du nombre. Cette croissance
par la variable du nombre, c'est la reproduction. Il est intéressant
de le noter, pendant longtemps, on a cru que la reproduction, par
bouture ou par sexualité, était de toute façon
un phénomène de croissance. On n'accordait pas à
la sexualité, dans son fonctionnement physiologique, une
indépendance réelle. Se reproduire était s'augmenter,
mais non plus à l'intérieur du cadre individuel et
par la simple croissance de la taille. Se reproduire était
s'augmenter au-delà de sa propre taille, par une procréation
d'individus nouveaux. « Croissez et multipliez. »
3° La croissance dans l'ordre de l'être vivant se repère
dans une troisième dimension qui est celle, non plus de l'individu,
ni même de la génération, mais cette fois de
l'ensemble des espèces. La croissance se fait comme croissance
de la complexité. Croissance de la forme qui devient de plus
en plus complexe.
Autrement dit, le vivant est celui qui croît selon la variable
de la taille, du nombre et la variabilité de la forme, c'est-à-dire
les trois variables qui servent précisément à
classer les individus, à caractériser les espèces
et à repérer les genres.
On peut même reconnaître chez les naturalistes de l'époque
classique une quatrième variable de croissance ; c'est celle
de la position dans l'espace. À mesure que les individus
se multiplient et que se déroulent les révolutions
du globe, l'enchevêtrement des espèces augmente ; des
individus appartenant à des groupes très différents
et autrefois séparés se mélangent, et ainsi
ont lieu ces hybridations auxquelles Linné à la fin
de sa vie attachait une telle importance ; ainsi peuvent naître
des types qui à leur tour se répondent, etc.
Or on peut voir que ces quatre variables selon lesquelles croissent
les individus et les espèces d'après l'histoire naturelle
sont aussi les quatre variables selon lesquelles on peut les caractériser
et les classer. Tout cela fait de l'histoire naturelle un édifice
solide et cohérent. Cela implique :
a) que la vie ne se définit pas alors par sa relation à
la mort, mais par sa possibilité d'extension. La vie est
ce qui continue et se continue ;
b) que cette continuité n'est pas simplement spatiale, mais
temporelle ;
c) que la sexualité n'est pas reconnue dans sa spécificité,
mais comme un phénomène de croissance ;
d) que l'histoire naturelle rencontre comme problème épistémologique
majeur le problème continuité-augmentation qui est
aussi l'un des problèmes de la physique et de la mécanique.
La biologie, à partir du XIXe siècle, se caractérise
par un certain nombre de rnodifications essentielles.
1° L'individu n'est plus défini tellement par une possibilité
de croissance à l'intérieur d'une forme donnée,
mais comme une forme qui ne peut se maintenir que sous des conditions
rigoureuses et dont l'effacement n'est pas seulement disparition
mais mort (selon un processus qui est lui-même d'ordre biologique).
2° La sexualité apparaît comme fonction biologique
autonome. Jusqu'alors, la sexualité était plutôt
considérée comme une sorte d'appareil supplémentaire
grâce auquel l'individu, parvenu à un certain stade,
passait à un autre mode de croissance : non plus l'augmentation
de taille, mais la multiplication. La sexualité, c'était
une sorte d'alternateur de croissance. À partir du XIXe siècle,
on va chercher ce qu'elle peut avoir de spécifique par rapport
à la croissance. Recherche qui conduira, d'une part, à
la découverte de la fusion des gamètes et de la réduction
chromosomique (en un sens, le contraire d'une croissance), et, d'autre
part, à l'idée -développée par Nussbaum
et Weissmann -que l'individu n'est lui-même qu'une sorte d'excroissance
sur la continuité de la souche germinative. La sexualité,
au lieu d'apparaître à la pointe de l'individu comme
le moment où sa croissance devient prolifération,
devient une fonction sous-jacente par rapport à cet épisode
qu'est l'individu.
3° Apparaît aussi le thème d'une histoire qui
n'est plus liée à la continuité : à
partir du moment où s'affrontent dans le temps une vie qui
ne veut pas mourir et une mort qui menace la vie, il va y avoir
discontinuité. Discontinuité des conditions de cette
lutte, de ses issues, de ses phases. C'est le principe des conditions
anatomophysiologiques ; c'est le thème des transformations
et des mutations.
Le fait qu'on voit apparaître dans la pensée du XIXe
siècle les thèmes de la mort, de la sexualité
et de l'histoire me paraît être la sanction philosophique
de la transformation qui s'était produite dans le champ des
sciences de la vie. C'est trois notions de : Mort, Sexualité,
Histoire, qui étaient des notions faibles, dérivées,
secondes aux XVIIe et XVIIIe siècles, font irruption dans
le champ de la pensée au XIXe siècle comme des notions
majeures et autonomes, et provoquent dans le domaine de la philosophie
un certain nombre de « réactions » au sens fort
du terme, c'est-à-dire au sens nietzschéen. Et le
problème de toute une philosophie aux XIXe et XXe siècles
a été de rattraper les notions qui venaient d'apparaître
ainsi. Et à l'irruption de la notion de mort la philosophie
a réagi par le thème qu'après tout il est normal
que la mort et la vie s'affrontent, puisque la mort est l'accomplissement
de la vie, puisque c'est dans la mort que la vie prend son sens
et que la mort transforme la vie en destin. Au thème de la
sexualité comme fonction autonome par rapport à l'individu
ou à la croissance individuelle, la philosophie a réagi
par le thème que la sexualité n'était pas en
réalité si indépendante de l'individu, puisque,
par la sexualité, l'individu peut, en quelque sorte, se développer
lui-même, déborder au-delà de lui-même,
entrer en communication avec les autres, par l'amour, avec le temps,
par sa descendance. Quant à l'histoire et à la discontinuité
qui lui est liée, il est inutile de dire comment et de quelle
manière l'usage d'une certaine forme de dialectique y a réagi
pour lui donner l'unité d'un sens et y retrouver l'unité
fondamentale d'une conscience libre et de son projet.
J'appelle philosophie humaniste toute philosophie qui prétend
que la mort est le sens dernier et ultime de la vie.
Philosophie humaniste, toute philosophie qui pense que la sexualité
est faite pour aimer et proliférer.
Philosophie humaniste, toute philosophie qui croit que l'histoire
est liée à la continuité de la conscience.
M.-D. Grmek : J'admire le tableau philosophico-historique que vous
venez de brosser du grand thème de la vie, mais je suis gêné
par le fait que, d'Aristote au XIXe siècle, les définitions
de la vie, formulées par les savants les plus influents,
ne tiennent pas compte de la croissance ni de la sexualité,
mais font appel à d'autres caractéristiques considérées
comme le quid proprium du phénomène vital.
M. Foucault : Je ne me place pas au niveau des théories
et des concepts, mais de la manière dont est pratiqué
le discours scientifique. Regardez comment effectivement on distingue
le vivant de ce qui n'est pas vivant. Regardez ce qu'on analyse
dans le vivant, ce qu'on prélève dans le vivant pour
en faire un problème d'histoire naturelle : il s'agit toujours
de croissance.
J.-F. Leroy : Aux XVIIe et XVIIIe siècles, c'est la croissance
qui est fondamentale et qui permet d'arriver à cette notion
de biologie, c'est-à-dire la croissance sous la forme d'augmentation
de taille, de multiplication, de différenciation.
Cela va se prolonger très longtemps, car cela se retrouve
dans la théorie de la pangenèse chez Darwin. Nous
le trouvons déjà chez Buffon, et, tout au long du
XVIIIe siècle, on essaie d'expliquer l'évolution par
l'alimentation et par l'accroissement de taille. On compare l'évolution
des espèces à l'évolution des individus. Il
n'est pas douteux que c'est ce que j'appelle le point de vue historique
de la biologie avant le XVIIIe siècle.
L'exposé de M. Foucault a été éclairant.
Je ne m'expliquais pas pourquoi il partait de la biologie à
partir de Cuvier. Maintenant, je comprends qu'il donne un certain
sens au mot biologie que nous, biologistes, nous élargissons.
Pour nous, la biologie est quelque chose de plus large, et cette
première partie de la biologie au cours de laquelle il est
question de passage fait encore partie de la biologie. C'est comme
cela que la biologie en un sens se définit au XVIIIe siècle,
et, en botanique, par exemple, c'est à partir de la fin du
XVIIe siècle que la question de la sexualité devient
essentielle.
S. Delorme : Je remercie l'Institut d'histoire des sciences de
nous avoir permis de nous réunir afin de mieux connaître
la philosophie de Cuvier... mais aussi et surtout la philosophie
de M. Foucault.
G. Ganguilhem : Les chercheurs et enseignants de l'Institut d'histoire
des sciences remercient bien entendu tous les auditeurs, les indigènes,
et les visiteurs illustres qui ont répondu à notre
invitation, avec, pour notre part, le regret que nous aient manqué
d'autres visiteurs illustres, comme MM. Jacob et Vuillemin, du Collège
de France, que nous espérions voir ici, et qui se sont excusés,
pour des raisons de fait. Je veux remercier les orateurs. Et pour
que mes remerciements n'aient pas l'air d'un discours de distribution
des prix, je les remercierai dans l'ordre de distance croissante
qu'ils ont eu à franchir pour venir jusqu'à nous :
M. Michel Foucault, de Vincennes ; M. François Dagognet,
de Lyon ; M. Francis Courtès, de Montpellier ; M. Camille
Limoges, de Montréal.
Enfin, vous me permettrez d'avoir une dernière pensée
pour celui au nom duquel nous nous sommes réunis pour écouter
MM. Foucault, Dagognet, Courtès, Limoges, c'est-à-dire
l'homme qui, le 23 août 1769, a reçu pour toujours
comme « pancarte » le nom de son père, c'est-à-dire
Cuvier.
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