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La situation de Cuvier dans l'histoire de la biologie
(Conférence)
Michel Foucault
Dits Ecrits tome II texte n°77

« La situation de Cuvier dans l'histoire de la biologie », Revue d'histoire des sciences et de leurs applications, t. XXIII, no 1, janvier-mars 1970, pp. 63-92 (journées Cuvier, Institut d'histoire des sciences, 30-31 mai 1969)

Dits Ecrits tome II texte n°77


EXPOSÉ DE M. MICHEL FOUCAULT

Je voudrais préciser ce que j'appelle transformation épistémologique, et j'ai pensé à deux exemples.

Prenons donc le premier. Il s'agit de la biologie, de la position de l'individu et de la variation individuelle dans le savoir biologique.

On peut dire que, s'il y a quelqu'un qui a cru effectivement à l'espèce, s'il y a quelqu'un qui ne s'est pas intéressé à ce qu'il y avait au-dessous de l'espèce, qui a buté contre le mur de l'espèce, qui n'a jamais pu arriver à descendre au-dessous de l'espèce et à faire mordre le savoir biologique sur l'individu, c'est bien Cuvier. Il considérait que tout a été organisé à partir de l'espèce pour l'espèce, jusqu'à l'espèce. En revanche, tout le monde connaît bien ce que Darwin dit de l'espèce. L'espèce, pour Darwin, n'est pas une réalité originairement première et analytiquement ultime, comme pour Cuvier. Pour Darwin, il est difficile de distinguer l'espèce et la variété. Et il cite de nombreux exemples dans lesquels on ne peut pas, en bonne botanique ou en bonne zoologie, dire « ceci est une espèce » ou « ceci est une variété ». D'autre part, Darwin admettait le renforcement progressif des variations individuelles. À l'intérieur même de l'espèce se produisent, selon lui, de petites variations qui ne cessent de s'accentuer et qui finalement mordent sur le cadre qu'on a prescrit, a posteriori, à l'espèce ; et, finalement, les individus, de variations en variations, s'enchaînent les uns aux autres, bien au-delà, par-dessus le cadre défini pour l'espèce. En somme, Darwin admet que tous les cadres taxinomiques que l'on a proposés pour classer les animaux et les plantes sont, jusqu'à un certain point, des catégories abstraites. Il y a donc, pour lui, une réalité qui est l'individu, une seconde réalité qui est la « variativité » de l'individu, sa capacité à varier. Tout le reste (que ce soit l'espèce, ou le genre ou l'ordre, etc.) est une sorte de construction qu'on bâtit à partir de cette réalité qu'est l'individu. Dans cette mesure-là, on peut dire que Darwin s'oppose absolument à Cuvier. Et, curieusement, il semble revenir à une tendance de la taxinomie classique au XVIIe et au XVIIIe siècle, lorsque les méthodistes, par exemple, et Lamarck, en particulier, se sont interrogés sur la réalité de l'espèce, et qu'ils ont supposé la continuité de la nature si bien nouée avec elle-même, si peu interrompue que même l'espèce serait peut-être une catégorie abstraite. Donc, une sorte de retour de Darwin à des thèmes que l'on retrouve non seulement chez Lamarck, mais chez les méthodistes de l'époque lamarckienne. On peut se demander si, dans l'histoire de la biologie de l'individu, on n'est pas amené à sauter de plain-pied de Jussieu ou de Lamarck à Darwin sans passer par Cuvier. On arriverait ainsi à énucléer entièrement Cuvier de cette histoire. Je pense qu'une telle analyse ne serait pas tout à fait justifiée ni suffisante. Comme souvent dans ces phénomènes de retour, de répétition, de réactivation, il y a au-dessous un phénomène complexe, un processus de transformation assez surchargé.

Je voudrais montrer comment l'individu, ou plus exactement la critique de l'espèce chez Lamarck et chez les contemporains de Lamarck, n'est absolument pas isomorphe ni superposable à la critique de l'espèce telle qu'on la trouve chez Darwin. Et que cette critique de l'espèce telle qu'on la voit fonctionner chez Darwin n'a pu se faire qu'à partir d'une transformation, d'une réorganisation, d'une redistribution du savoir biologique, laquelle se fait à travers l'oeuvre de Cuvier. Qu'est-ce que cette transformation ?

La taxinomie classique était essentiellement la science des espèces, c'est-à-dire la définition des différences qui séparent les espèces les unes des autres ; la classification de ces différences ; l'établissement de catégories générales de ces différences ; la hiérarchisation de ces différences, les unes par rapport aux autres. Autrement dit, tout l'édifice de la taxinomie classique part de la différence spécifique et essaie de définir des différences supérieures à l'échelon de la différence spécifique.

Que la classification biologique choisisse pour élément minimal la différence spécifique, ou qu'elle ne puisse pas mordre au-dessous de la différence spécifique, je crois qu'on en a eu le témoignage ; par exemple, Linné dit que la connaissance des individus et des variétés est une connaissance de fleuriste, ce n'est pas une différence de botaniste. Il dit également que la connaissance des variétés est importante pour l'économie, pour la médecine et pour la cuisine. Mais cela ne va pas au-delà. Il ajoute : la connaissance des variétés est une connaissance pratique. En revanche, la théorie et la science commencent au-delà de l'espèce. L'existence de ce seuil entre l'individu et l'espèce entraîne une série de conséquences.

D'abord, il y a entre la différence spécifique et la différence individuelle un décalage, un saut, un seuil. Ce seuil, c'est le seuil à partir duquel la connaissance scientifique peut commencer. La différence individuelle n'est pas pertinente pour la science. On peut dire qu'entre individus et espèces il y a un seuil épistémologique.

Pas de connaissance scientifique

individus

Espèces

Seuil épistémologique

Genre

Ordre

Classe

Construction du savoir

Connaissance scientifique possible

D'autre part, s'il est vrai que ce qui est donné comme objet primitif de science, c'est l'espèce et les différences spécifiques, tout ce qui va être construit à partir de la différence spécifique, c'est-à-dire les différences de différences, ou les ressemblances de différences, les différences plus générales que les différences spécifiques, et par conséquent les catégories plus générales que l'espèce, ces catégories vont être des constructions. Ces constructions du savoir, qui ne reposeront pas, à la différence de la définition de l'espèce, sur un donné effectivement offert à l'expérience, vont être des hypothèses que l'on pourra plus ou moins vérifier, des hypothèses qui seront plus ou moins bien fondées, des hypothèses qui coïncideront peut-être avec les faits. Et tout ce qui au-dessus de l'espèce n'appartiendra pas à la même catégorie ontologique que ce qui relève de l'espèce ou de ce qui relève de l'individu, au-dessous de l'espèce. On va avoir entre l'espèce et le genre un nouveau seuil qui ne sera plus épistémologique, mais, cette fois, ontologique.

Espèces

Seuil épistémologique

Seuil ontologique

Ordre Classe




De sorte que c'est au-dessus de l'individu qu'on pourra organiser un savoir. À partir de l'espèce, on entrera dans l'ordre du savoir, qui sera non pas donné mais construit, et, au-dessous de l'espèce, on aura un ensemble de réalités qui sont effectivement données dans l'expérience.

De là, le problème de la taxinomie classique : comment arriver à bâtir des genres qui soient réels, ou plutôt, car les genres ne sont jamais réels, des genres bien fondés ? C'est toute l'antinomie et l'opposition entre les systématiciens et les méthodistes. Les premiers disent qu'au-delà de l'espèce, de toute façon, on ne peut pas atteindre directement la réalité. Il faut choisir une technique de classement qui sera arbitraire, mais qui doit être efficace et commode. Les seconds, les méthodistes, disent, au contraire, que les classements et les constructions classificatoires que l'on va bâtir doivent s'ajuster jusqu'à un certain point aux ressemblances globales qui sont données dans l'expérience. On ne peut pas mettre dans une même catégorie une salade et un sapin. Mais qu'il s'agisse de la méthode naturelle ou du système arbitraire, ce sera toujours au-delà de ce seuil ontologique.

Le problème est de savoir comment cette configuration de la taxinomie classique va se transformer. Comment on va pouvoir arriver à retrouver dans les individus qui vont être désormais connus dans l'espèce et dans le genre une seule et même trame de réalité (cette trame va être, pour Darwin, la généalogie). Comment Darwin va, d'une part, effacer le seuil épistémologique et montrer que, en fait, ce qu'il faut commencer par connaître, c'est l'individu avec les variations individuelles ; d'autre part, il montrera comment, à partir de l'individu, ce qu'on va pouvoir établir comme son espèce, comme son ordre ou sa classe sera la réalité de sa généalogie, c'est-à-dire la suite des individus. On aura alors un tableau uniforme sans système à double seuil.

Cette transformation a été opérée à travers l'oeuvre de Cuvier.

L'anatomie comparée, telle que Cuvier l'a pratiquée, a eu pour premier effet l'introduction de l'anatomie comparée comme instrument pour la classification et l'organisation taxinomique des espèces. Elle a eu également pour effet de conférer le même degré ontologique à l'espèce, au genre, à l'ordre, à la classe. Le premier effet de l'anatomie comparée a donc été d'effacer ce seuil ontologique. Ce que l'anatomie comparée a montré, c'est que toutes les catégories sur-ordonnées à l'espèce, supérieures à l'espèce, ne sont pas simplement, comme dans la taxinomie classique, des sortes de régions de ressemblances, des groupements d'analogies qu'on pourrait établir soit arbitrairement sur un système de signes, soit en gros suivant la configuration générale des plantes et des animaux, mais qu'elles sont des types d'organisation. Désormais, appartenir à un genre, à un ordre, à une classe, ce n'est pas porter en commun avec d'autres espèces tels caractères moins nombreux que les caractères spécifiques, ce n'est pas avoir un caractère générique ou un caractère de classe, ce sera avoir une organisation précise, c'est-à-dire avoir un poumon et un coeur doubles ou un appareil digestif placé au-dessus ou au-dessous du système nerveux. Bref, appartenir à un genre, à une classe ou à un ordre, appartenir à tout ce qui est au-dessus de l'espèce, ce sera posséder en soi, dans son anatomie, dans son fonctionnement, dans sa physiologie, dans son mode d'existence, une certaine structure parfaitement analysable, une structure qui a, par conséquent, sa positivité.

On a donc des systèmes positifs de corrélations. Dans cette mesure, on ne peut pas dire que le genre existe moins que l'espèce, ou que la classe existe moins que l'espèce. De l'espèce jusqu'à la catégorie la plus générale, on va avoir une seule et même réalité qui est la réalité biologique, c'est-à-dire la réalité du fonctionnement anatomophysiologique.

Le seuil ontologique espèce-genre se trouve effacé. L'homogénéité ontologique va, dès lors, de l'individu jusqu'à l'espèce, au genre, à l'ordre, à la classe dans une continuité sans interruption. En outre, l'emboîtement des catégories était dans la taxinomie classique l'emboîtement propre à un tableau classificatoire. Mais, chez Cuvier, on va avoir un emboîtement anatomophysiologique de toutes ces catégories avec leur support interne. Nous l'avons dans l'individu même, c'est-à-dire que c'est l'individu, dans son fonctionnement réel, qui va porter en lui et dans l'épaisseur de son mécanisme toute la superposition, toutes les déterminations, les commandes, les régulations, les corrélations qui pourraient exister entre les différentes instances du tableau. Pour Cuvier, l'individu va être constitué d'un emboîtement de structures anatomofonctionnelles qui vont constituer son embranchement, sa classe, son ordre et son genre. L'ensemble de ces structures qui sont effectivement présentes en lui, qui s'y organisent patiemment, qui se commandent physiologiquement en lui, va donc définir pour une part ses conditions d'existence. Par conditions d'existence, Cuvier entend l'affrontement de deux ensembles : d'une part, l'ensemble des corrélations qui sont physiologiquement compatibles les unes avec les autres, de l'autre, le milieu dans lequel il vit, c'est-à-dire la nature des molécules qu'il a à s'assimiler soit par la respiration, soit par l'alimentation. C'est ainsi que l'on trouve, au début des Révolutions du globe *, un passage où Cuvier montre de quelle manière fonctionnent les conditions d'existence, L'individu dans son existence réelle, dans sa vie, ce n'est pas autre chose que tout un ensemble de structures à la fois taxinomiques et anatomophysiologiques, physiologiques, c'est également cet ensemble présent en quelque sorte dans l'individu, à l'intérieur d'un milieu donné.

* Cuvier (G.), Discours sur les révolutions de la surface du globe et sur les changements qu'elles ont produits sur le règne animal, Paris, 1825 ; rééd. Paris, L. Bourgois, coll. « Épistémè », 1985.

On a, par conséquent, deux séries, l'une où l'individu tombe au-dessous du niveau du savoir et où on a lié ontologiquement les uns aux autres l'espèce, le genre, l'ordre, etc. ; et une autre, avec la vie réelle de l'individu, et le milieu à l'intérieur duquel se trouvent, fonctionnant, ses caractères spécifiques génériques. Deux types de connaissance peuvent donc être établis : l'anatomie comparée qui permet de considérer les caractères les plus généraux et les structures les plus globales des individus, de repérer la classe à laquelle ils appartiennent, l'ordre, le genre, l'espèce ; la paléontologie commencera par l'individu tel qu'on peut l'observer éventuellement à l'échelle sous-individuelle quand il ne s'agit que d'un organe, puis, en considérant cet organe, elle pourra retrouver l'espèce en tenant compte du milieu dans lequel il vit, ou en s'appuyant à la fois sur des considérations anatomiques et de milieux. C'est ainsi qu'on a deux lignes épistémologiques, celle de l'anatomie comparée et celle de la paléontologie, qui sont deux systèmes de savoir différents de celui de la taxinomie classique. Les seuils ontologique et épistémologique se trouvent alors effacés. On voit également comment cela a pu rendre possible Darwin. Rendre possible Darwin, cela ne veut pas dire qu'après Cuvier il n'y a pas eu d'autres transformations et que Darwin n'a pas eu à ajouter un certain nombre d'autres transformations. En particulier, ce qui est le propre et la limite de la transformation Cuvier, c'est que, pour ajuster les deux lignes l'une sur l'autre, Cuvier a été obligé d'admettre une finalité qui fait qu'en quelque sorte dans la création la classe, l'ordre, le genre, l'espèce ont été calculés de telle manière que l'individu puisse vivre ; on a une sorte de prédétermination des conditions réelles de vie de l'individu par ce système de la finalité. D'un autre côté, l'individu, selon Cuvier, porte en lui des caractères d'espèce, de genre qui sont, pour lui, des déterminations infranchissables. De là, le fixisme. Le fixisme et la finalité sont des conditions théoriques supplémentaires que Cuvier a été obligé d'apporter pour faire tenir son système -ce système qui conditionnait l'ensemble de son savoir. Cette analyse de l'anatomie comparée avec le fil de finalité qui la conduit définit ce que Cuvier appelle l'unité de type. En revanche, le mouvement par lequel Cuvier analyse, à partir d'un individu donné, l'espèce, le genre, etc" dans les conditions de milieu où il fonctionne, c'est l'analyse des conditions d'existence. On peut dire que Cuvier n'a fait tenir l'ensemble de son système qu'en soumettant les conditions d'existence à l'unité de type. Ce que Darwin a fait, il le dit précisément dans L'Origine des espèces *, c'est de libérer les conditions d'existence par rapport à l'unité de type. L'unité de type n'est au fond que le résultat d'un travail sur l'individu. Darwin était obligé de modifier le sens même des conditions d'existence, alors que, pour Cuvier, les conditions d'existence dépendaient de l'affrontement de cet équipement anatomo-physiologique qui caractérise l'individu et qui enveloppe en lui la taxinomie à laquelle il appartient et le milieu dans lequel il vit.

A partir de Darwin, les conditions, étant libérées de l'unité de type, vont devenir les conditions d'existence données à un individu vivant par son milieu.

On pourrait ainsi donc décrire la transformation par laquelle on est passé de cette problématique espèce-individu, à l'époque classique, à cette problématique espèce-individu chez Darwin. Il me semble que le passage de l'une à l'autre n'a pu se faire que par un remembrement entier du champ épistémologique de la biologie qu'on voit s'opérer dans l'oeuvre de Cuvier. Et quelles que soient les erreurs faites par Cuvier, on peut dire qu'il y a « transformation Cuvier ».

DISCUSSION

J. Piveteau : Les paléontologistes, les anatomistes qui ont suivi de très près l'oeuvre de Cuvier, qui la lisent au laboratoire, qui l'utilisent, évidemment, ne sont jamais arrivés à une analyse épistémologique si poussée. Mais je puis vous dire qu'ils en seraient tous très satisfaits. C'est très éclairant de voir une telle présentation.

F. Dagognet : À travers vos remarques perce une attitude assez négative, je crois, à l'égard de la « taxinomie ». N'en faites-vous pas un savoir abstrait et coupé de la nature ?

Pourtant, rien ne me paraît plus extraordinaire. Jussieu, par exemple, retrouve, mieux que personne, la réalité. Avec son système et ses repérages, il n'a besoin que de quelques indices pour tout connaître, tout dériver ou déduire.

* Darwin (C.), On the Origin of Species by Means of Natural Selection or the Preservation of Favoured Races in the Struggle for Life, 1859 (De l'origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la lutte pour l'existence dans la nature, Paris, La Découverte, 1985).

M. Foucault : J'avais commencé par vous dire qu'il y a un retour de Darwin vers Lamarck et vers Jussieu. Il faudrait peut-être introduire un correctif. Il est vrai, en effet, que, depuis le milieu du XVIIIe siècle, on a toujours cherché :

1° à faire redescendre le seuil épistémologique un peu au-dessous de la différence spécifique ;

2° à faire remonter le seuil ontologique un peu au-delà de l'espèce, Ce fut le cas des méthodistes ; ils reprochaient au système Linné d'être arbitraire et de mettre ensemble des êtres qui ont peut-être les mêmes caractères, à la condition qu'on ne prenne comme caractères différenciateurs que certains éléments (organes sexuels, par exemple). Mais si on prend des critères plus généraux, plus visibles et comme plus immédiats (la morphologie générale de la plante ou de l'animal), si on pouvait établir des groupes, des genres, ordres, classes, des groupes qui tiennent compte de l'ensemble des ressemblances, on obtiendrait alors un classement fondé. Lorsque je dis fondé, je ne veux pas dire qu'il se découpe comme une discontinuité réelle. Autrement dit, je ne pense pas que Jussieu ou Lamarck imaginent que les genres existent d'une manière nette et tranchée, et en quelque sorte inscrite dans l'organisme même de l'individu.

F. Dagognet : Malheureusement si. Pour Jussieu, il y a un caractère...

M, Foucault : Mais, entre fondé et réel, il faut faire une distinction : une catégorie taxinomique est fondée :

1° si effectivement, dans le continuum des différences, elle regroupe des individus qui sont voisins dans ce continuum ;

2° si on peut, entre le dernier élément qui appartient à cette catégorie et le premier des éléments de la catégorie suivante, trouver une détermination qui soit visible, certaine, établissable et reconnaissable par tout le monde. Ce sont là deux critères de la catégorie fondée.

A la catégorie fondée, les méthodistes opposent la catégorie non fondée, type Linné. Ce qu'on peut reprocher à Linné, c'est d'avoir établi des catégories prélevées sur des groupes différents d'individus, d'avoir regroupé des êtres appartenant à des champs de ressemblances séparés les uns des autres et, sous prétexte qu'ils avaient les organes sexuels conformés de la même manière, d'établir une catégorie qui sautait, en quelque sorte, par-delà les ressemblances immédiatement données ; il constituait ainsi des catégories abstraites, c'est-à-dire des catégories non fondées. Ce que Jussieu, Lamarck, les méthodistes veulent faire, c'est un genre fondé.

J.-F. Leroy : Je ne comprends pas. Vous avez dit : le donné, c'est l'espèce pour la taxinomie classique. Le construit, c'est le genre. Je constate que la première entité qui soit apparue au naturaliste, c'est le genre, en particulier chez les botanistes. Car, à la fin du XVIIe siècle, Tournefort a délimité le genre. Les genres lui sont apparus, et non les espèces. L'espèce n'était pas reconnue jusqu'à Tournefort. Lorsqu'on observe la nature, ce sont les genres et même les familles qui apparaissent. On est loin de l'espèce. À tel point que la notion de famille a été découverte très tôt. Il y avait des familles de plantes, des ombellifères, des composées. Cela frappait plus que l'espèce. C'étaient des ensembles. D'autre part, vous parlez de positivité apportée par Cuvier à propos du genre. Vous ne pensez pas qu'à la fin du XVIIe siècle il y avait déjà une positivité. Évidemment, vous me direz que c'était de l'histoire naturelle. Mais, en 1969, nous faisons encore de l'histoire naturelle. Je ne vois pas pourquoi vous la faites arrêter à Cuvier. Quant à la biologie, dont l'existence pour vous est partie de Cuvier, je la vois se constituer bien avant le XVIIIe siècle et même au XVIIe siècle. Elle s'est dégagée progressivement. Les naturalistes faisaient de l'histoire naturelle. Ils n'avaient pas conscience de faire de la biologie, mais, petit à petit, ils s'approchaient de la biologie, qui, à un certain moment, ne pouvait que prendre conscience d'elle-même et se constituer comme discipline autonome.

M. Foucault : Je souscris à ce que vous venez de dire. Avant même Linné, on a repéré les grandes familles comme les ombellifères. Où ai-je dit le contraire ? J'ai essayé de définir la manière dont, de Tournefort jusqu'à Lamarck, on a établi les tables taxinomiques. Cela ne veut pas dire que dans l'histoire de la botanique on a successivement reconnu toutes les espèces, puis qu'on s'est préoccupé de les ordonner et de les regrouper. Je cherche quelle a été la loi de construction qu'on s'est donnée pour constituer quelque chose comme la taxinomie. Quant à l'histoire naturelle et à la biologie, je ne sais pas ce que vous entendez par biologie. Pour ma part, d'une façon peut-être arbitraire, ce que j'ai entendu par histoire naturelle, c'est l'ensemble des méthodes par lesquelles on a défini les êtres vivants comme objet pour un classement possible, et quels rapports d'ordre on a établi entre eux. De la fin du XVIIe siècle au début du XIXe siècle, pour définir l'objet à classer, pour établir des méthodes de classement, pour faire des descriptions qui permettent de classer, etc., on a mis en oeuvre un certain nombre de règles qui caractérisent ce que j'ai appelé histoire naturelle, en reprenant le mot qui était fréquemment employé à ce moment-là. Il est entendu qu'à l'époque où on faisait cela on pratiquait bien des expériences à l'aide du microscope, on faisait de nombreuses recherches sur la physiologie animale et humaine. Mais c'est systématiquement que j'ai négligé cela, et je l'ai dit d'une façon assez claire : mon problème était de savoir la manière dont effectivement on a classé, pendant un certain nombre d'années, les êtres vivants. Par conséquent, ce que vous me dites lorsque vous signalez que la biologie a commencé avant Cuvier, j'y souscris. C'est un peu le même problème pour la grammaire. Lorsque j'ai étudié la grammaire, des philologues m'ont dit qu'on faisait déjà des études historiques sur le latin. Ce n'était pas cela mon problème. C'était d'étudier ce qu'était la grammaire générale, c'est-à-dire comment on s'est donné la langue en général comme objet d'analyse possible.

J.-F. Leroy : Lorsque je dis qu'on continue à faire de l'histoire naturelle, je veux dire qu'on continue à classer de la même manière ou à peu près.

M. Foucault : Oui, on continue à classer et on recommence en effet à classer en utilisant un certain nombre de méthodes qui ne sont pas sans analogie avec celles qui étaient utilisées au XVIIe siècle. La manière dont Cuvier classait ses espèces était autre. C'est là que j'ai cru reconnaître une transformation caractéristique. Je n'ai jamais prétendu qu'on cessait de classer les êtres vivants à partir de Cuvier. J'ai appelé histoire naturelle, conventionnellement peut-être, un mode de classement, mais aussi un certain mode de définition de l'objet, des concepts et des méthodes.

J. Piveteau : Le classement actuel est tout à fait différent. C'est un ordre de genèse que nous essayons de retrouver, alors que c'était un ordre logique au temps de Cuvier. On peut transposer très aisément la classification cuviérienne dans cet ordre de genèse. C'est ce que Daudin avait bien montré autrefois et que nous faisons tous les jours.

F. Dagognet : L'ordre fondé n'est pas l'ordre préexistant. Une plante a été définitivement classée, elle a un caractère unique qui fait qu'elle appartient à un ensemble et...

M. Foucault : C'est l'ordre fondé.

F. Dagognet : Pourquoi ne serait-il pas réel ?

M. Foucault : Dans la mesure où on admettait à ce moment-là le continuum naturel...

F. Dagognet : On ne l'admettait pas.

M. Foucault : ...la coupure entre les genres ne peut être qu'une coupure due à notre connaissance et non pas une coupure due à la nature elle-même. Elle n'est ni absolue ni invariable, dit Adanson.

F. Dagognet : Jussieu dit bien que cette coupure est dans la nature et qu'il en a trouvé la clef.

M. Foucault : Qu'il ait trouvé la clef qui lui permette dans ce continuum naturel d'utiliser un ensemble de critères homogènes qui d'un bout à l'autre vont lui permettre de fixer les groupes, c'est le signe que sa méthode est fondée. Mais il compare la continuité naturelle soit à une chaîne, soit à une carte de géographie.

F. Dagognet : Le genre et l'individu sont nettement séparés. L'individu, c'est le vivant lorsqu'il est développé. Mais la graine, c'est le résumé de l'individu et du genre. On peut lire le genre comme on lit l'individu.

M, Foucault : « Fondé » signifie que le genre n'est pas arbitraire, par opposition au genre arbitraire de Linné. Le genre fondé sera naturel. Et le mot naturel revient perpétuellement quand il s'agit de la méthode. Je crois que vous n'avez pas le droit d'utiliser le mot « réel » là où les naturalistes emploient le mot fondé ou naturel. Adanson parle bien de divisions « réelles », mais pour dire qu'elles ne sont réelles que par rapport à nous et non à la nature. Les coupures réelles seront les coupures dues aux catastrophes chez Buffon ; elles sont dues, pour Lamarck, aux conditions d'existence.

La grande discussion qui, vers 1830, opposa Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire portait, pour une part, sur la manière dont on peut identifier un élément, un organe, un segment biologique à travers un ensemble d'espèces ou de genres : dans quelle mesure et au nom de quoi peut-on identifier la main de l'homme, la griffe du chat, l'aile de la chauve-souris ?

Dans la taxinomie classique, on ne discutait pas de l'identité des éléments. Elle était immédiatement donnée, puisque c'était sur elle, précisément, qu'on prenait appui pour classer les êtres. Là où un organe présentait, d'un individu à l'autre, d'une variété à l'autre, des éléments identiques -et très visiblement identiques, par la taille, le volume, la configuration -, alors on avait affaire à un caractère : le problème était alors de savoir s'il se limitait à l'espèce, s'il valait pour le genre tout entier, ou même au-delà. Il s'agissait d'établir les limites d'extension d'une identité immédiatement reconnue. De plus, la taxinomie linnéenne établissait les variables qui seules devaient être pertinentes pour définir une différence et par conséquent une limite dans l'identité : seules les variations de forme, de grandeur, de disposition et de nombre pouvaient être retenues (la couleur, en revanche, n'affectait pas l'identité d'un élément et n'entrait pas dans le caractère scientifique). En somme, on peut dire que l'identité, dans cette histoire naturelle, est immédiatement visible et que ses limites sont systématiquement construites. Pour Geoffroy Saint-Hilaire, l'identité peut être cachée. Il n'est pas immédiatement visible que les pièces de l'opercule qu'on trouve devant les branchies des poissons peuvent être mises en correspondance avec les osselets de l'oreille interne chez les vertébrés supérieurs. Quant aux limites établies par les systématiciens, il faut les récuser les unes après les autres. Une différence de nombre ne doit pas empêcher le repérage d'un élément identique (l'os hyoïde est composé de cinq osselets chez l'homme, de neuf chez le chat) ; la différence de taille n'est pas non plus forcément pertinente : il faut reconnaître un pouce dans le tubercule rudimentaire qu'on trouve chez certains atèles ; la forme, elle aussi, peut varier sur un fond d'identité (il faut apprendre à passer de la patte du chien à la rame du phoque) ; enfin, la disposition peut changer, sans que l'identité disparaisse (le céphalopode peut être considéré comme un vertébré ployé sur le dos de manière que le bassin et les jambes viennent près de la tête). Geoffroy Saint-Hilaire ne retient donc aucun des critères d'identification admis couramment au XVIIIe siècle.

En outre, il récuse de la manière la plus directe le critère fonctionnel de l'identité : une même fonction peut être assurée par des éléments différents (dira-t-on qu'une béquille est une jambe ?) ; un même ensemble d'éléments peut avoir des fonctions bien différentes chez le petit et chez l'adulte (les pieds de l'enfant ne servent pas à marcher, et pourtant ce sont des pieds).

En revanche, Geoffroy Saint-Hilaire admet l'identité d'un élément biologique à travers tant de diversité, si on peut établir la situation ou la transformation dans l'espèce qui permet de la reconnaître. Ainsi, dit-il, j'appelle pied tout ensemble d'éléments anatomiques qui succéderont chez un animal au troisième segment du membre inférieur. Le pied, c'est une certaine situation anatomique, ou encore, je peux reconnaître l'os hyoïde de l'homme dans celui du chat, puisque je peux définir les éléments qui se sont soudés, ceux qui ont disparu, ceux qui subsistent sous forme de ligaments, etc., ceux qui ont changé de profil. L'identité n'est pas une donnée visible : c'est le résultat d'une mise en rapport (d'une « analogie », dit Geoffroy Saint-Hilaire) et du repérage d'une transformation.

Comment s'est opéré le passage entre l'identité « taxinomique » de l'histoire naturelle et cette identité analogique ? Il faut, là encore, se référer à Cuvier. Cuvier, comme Geoffroy Saint-Hilaire, admet un principe général d'analogie : « Le corps de tous les animaux est formé des mêmes éléments et composé d'organes analogues. » De plus, pour lui, comme pour Geoffroy Saint-Hilaire, la correspondance entre deux organes ne s'établit pas par l'identité des formes (des vers aux vertébrés supérieurs, elles croissent en complexité), ni par les proportions (selon les animaux les quantités de respiration et de mouvement peuvent varier), ni par la position (dans le règne animal, on a une interversion spatiale du système nerveux et du système digestif). Aucun des critères d'identification retenus par les classiques n'est admis par Cuvier, non plus que par Geoffroy Saint-Hilaire. La disparition de ces critères est une transformation commune à Cuvier et à Geoffroy Saint-Hilaire.

Or il me semble que cette transformation était impliquée par l'usage de l'anatomie comparée, tel qu'on le trouve chez Cuvier ; et qu'à son tour elle a rendu possibles deux systématisations différentes - celle de Cuvier et celle de Geoffroy Saint-Hilaire.

1° L'anatomie comparée a permis la confrontation des espèces non pas de proche en proche, mais d'un extrême à l'autre. Elle a permis de retenir ce qu'il y avait de commun à tous les êtres vivants, quels que soient leur complexité et leur degré d'organisation. Elle a permis de saisir chaque ensemble d'éléments dans sa transformation maximale. Et, du coup, les critères d'identification (forme, taille, disposition, nombre) qui pouvaient valoir pour établir des différences proches doivent être mis hors jeu. L'espace de différenciation a changé d'échelle.

2° Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire ont donc à résoudre le même problème : repérer une identité organique en suivant une constante qui n'est pas immédiatement donnée à la perception. Cette constante, Cuvier la demande à la fonction, qui demeure la même à travers la diversité des instruments qui l'assurent, la respiration, le mouvement, la sensibilité, la digestion, la circulation. Cette constante, Geoffroy Saint-Hilaire la refuse, pour les raisons que j'ai dites tout à l'heure ; et il lui substitue le principe de la position et de la transformation dans l'espace.

On a deux solutions : la solution fonctionnaliste et la solution topologique, pour résoudre le même problème qui est né de la même transformation, c'est-à-dire de l'effacement des critères visibles d'identification des segments biologiques. Deux solutions qui ont eu dans l'histoire de la science deux destins différents. D'un côté, Cuvier, en cherchant du côté de la fonction le facteur d'individualisation de l'organe, a permis de doubler l'anatomie d'une physiologie qui allait devenir de plus en plus indépendante. Cuvier fait sortir en quelque sorte par cette opération la physiologie de l'anatomie. D'un autre côté, Geoffroy Saint-Hilaire, en découvrant des critères topologiques, a introduit une certaine analyse de l'espace intérieur à l'individu. Geoffroy Saint-Hilaire a enrichi l'anatomie, Cuvier a libéré la physiologie.

De sorte que les deux solutions apportées à un même problème issu d'une même transformation ont leur fonction dans l'histoire de la biologie : l'une pour le développement de la physiologie, l'autre pour l'insertion de la topologie dans l'anatomie.

Il est évident que la libération de la physiologie a été dans l'immédiat plus enrichissante, car la physiologie à cette époque, de Magendie à Claude Bernard, avait atteint un niveau épistémologique qui en permettait l'utilisation directe dans la biologie. En revanche, Geoffroy Saint-Hilaire, en insérant l'analyse topologique dans le rapport anatomique, faisait une opération plus risquée qui, à l'époque, pouvait paraître chimérique. Cuvier, en effet, n'a pas compris cette opération de Geoffroy Saint-Hilaire. Il y a vu la réapparition du thème de la Naturphilosophie. En réalité, c'était aussi autre chose. La topologie comme science applicable n'a été utilisable que bien longtemps après 1830. Il était normal que Cuvier soit efficace et fécond sur le moment même. Au contraire, Geoffroy Saint-Hilaire, resté en quelque sorte dans les limbes de l'histoire des sciences, n'a pu effectivement reprendre sa fécondité qu'à partir du moment où on a retrouvé dans l'anatomie normale, comme dans la tératologie, le problème de la topologie.

J. Piveteau : En suivant le destin des deux grands principes de Cuvier et de Geoffroy Saint-Hilaire, le principe des corrélations et le principe des connexions, nous avons de plus en plus conscience que ces principes, pour nous, dans la recherche, sont des principes complémentaires. Le principe des corrélations donne l'unité dans l'animal, le principe des connexions donne l'unité dans la série animale. Nous avons besoin des deux principes. Le principe de corrélation est ce qui permet les reconstitutions avec Cuvier. Le principe des connexions permet de suivre tout au long d'une série génétique ces transformations. Nous ne voyons pas actuellement la nécessité de les opposer l'un à l'autre. Suivant les moments de la recherche, on peut faire de l'un ou de l'autre deux principes complémentaires n'agissant pas au même niveau.

Y. Conry : 1° N'y a-t-il pas dans les travaux de Cuvier une condition d'impossibilité pour une pensée de l'évolution, spécifiée comme théorie de l'évolution darwinienne ? Cette condition d'impossibilité peut s'énoncer ainsi : est-ce que, dans le « champ discursif » de Cuvier, la représentation de l'organisme, sous la modalité des corrélations strictes, n'est pas un obstacle, voire l'obstacle majeur, à une théorie de l'évolution ? -autrement dit, je m'inscris là dans le contexte de la conférence de M. Limoges de ce matin.

2° M. Foucault a dit que les transformations apportées par Darwin se faisaient à travers les textes de Cuvier.

a) Si on accepte cette affirmation, j'aimerais savoir comment il se fait que le fondement de la pensée darwinienne se soit trouvé ailleurs que dans le champ discursif de Cuvier. Je fais allusion au contexte écologique et biogéographique, qui est le lieu de la détermination de la pensée de Darwin. Il me semble que si on admet que Darwin s'est formé ailleurs que dans le champ de Cuvier, ce dernier ne peut même pas être un relais par rapport à une théorie de l'évolution ultérieure.

b) Comment expliquer les résistances au darwinisme au nom de l'école de Cuvier (celle de Flourens, par exemple, disciple de Cuvier) ?

c) Le schéma de disparition des seuils proposé par M. Foucault a fini de me convaincre que Cuvier est effectivement un moment de rupture par rapport au XVIIIe siècle. Mais est-ce que ce schéma ne reste pas indifférent pour un problème d'évolution ?

B. Balan : 1° La première question porte sur la nature du lien interne 1. Vous avez dit dans Les Mots et les Choses (p. 276) :

1. Un texte ronéotypé, distribué avant la séance, énonçait la question comme suit :

« Est-ce réellement Cuvier plutôt que Lavoisier qui est le moment de la rupture entre l'histoire naturelle et la biologie (s'il y a eu rupture) ?

» Les Mots et les Choses (p. 276) : " Le lien interne qui fait dépendre les structures les unes des autres n'est plus situé au seul niveau des fréquences, il devient le fondement même des corrélations. "

» Ce lien interne semble renvoyer au " calcul" de la nature des êtres. Cf. Histoire des progrès des sciences naturelles, 1826, t. I, p. 249. Ce calcul lui-même semble fondé sur la respiration. Cf. Leçons d'anatomie comparée, 1805, t. IV, 24e leçon, p. 168 : importance de la circulation fondée sur celle du sang, véhicule de l'oxygène. Cette perspective de l'oxygénation permet l'introduction du point de vue quantitatif Cf. op. cit., p. 172 et déductions suivantes.

» Cette problématique semble homologue de celle de Fourcroy. Cf. Système des connaissances chimiques, brumaire an IX, section VIII, ordre IV, art. 2, § 7 (t. X, p. 373 sq.), art. Il et 12 (pp. 405-413).

» Enfin, la théorie de la combustion est appréciée par Cuvier comme la plus importante des révolutions que les sciences naturelles aient approuvée dès le XVIIIe siècle. Cf. Histoire des progrès des sciences naturelles. 1826, t. I, p. 62 sq

» Conséquences : les ruptures ne peuvent-elles pas être comprises comme le résultat d'un jeu de déplacements qui produit des articulations nouvelles à l'intérieur d'un système notionnel préalable ?

» L'existence d'un tel jeu de déplacements ne rend-il pas impossible la prise en considération d'un domaine ou d'une pluralité de domaines sans tenir compte en même temps de l'articulation du ou des objets d'étude choisis par rapport au réseau général de concepts scientifiques disponibles en un moment déterminé ? »

« Le lien interne qui fait dépendre les structures les unes des autres n'est plus situé au seul niveau des fréquences, il devient le fondement même des corrélations. »

Je suis convaincu que le passage de la problématique des classificateurs du XVIIIe siècle au problème de l'espèce chez Darwin passe par une nouvelle conception du lien interne, une analyse de la structure interne de l'organisme. Sur ce point, le principe de corrélation chez Cuvier joue un rôle capital, et il peut avoir une importance qui dépasse Cuvier. Mais, alors, je pose le problème de la nature de ce lien interne qui, compte tenu du développement du paragraphe « Cuvier », dans Les Mots et les Choses, conduit à l'adoption par Cuvier d'une conception finaliste, vitaliste et fixiste.

D'où le problème : l'idée de lien interne exige-t-elle un principe des corrélations de la manière dont Cuvier l'a proposé ? Je reprends l'argumentation que je faisais à partir de l'élaboration de la théorie chimique. Dans les lettres à Pfaff, Cuvier s'est montré d'une manière précoce intéressé par la chimie, celle de Lavoisier. Dans ces lettres, il recommande la lecture de Lavoisier et la lecture des Annales de chimie. Je me souviens d'une lettre où il est question des six premiers volumes des Annales de chimie dont il recommande la lecture à Pfaff 1 et, dans le septième volume, il recommande les analyses qu'il fait des problèmes de chimie à l'égard de Pfaff. Cuvier se démarque par rapport à Aristote, qui a ignoré, et pour cause, les lois de la physique et de la chimie. Cela me permet de comprendre comme très important le rôle joué par la chimie dans les Leçons d'anatomie comparée (la 1re leçon et la 24e, t. IV) et la lettre à Lacépède. Il y a chez Cuvier une possibilité d'interprétation de la physiologie à partir de la chimie, celle de Lavoisier. Cela renvoie au texte de Fourcroy 2.

Il y a des textes qui se trouvent présents dans l' Histoire des progrès des sciences naturelles où on voit que le principe des corrélations des formes a été précédé par le problème des corrélations des fonctions. Ce problème est celui des rapports circulation-respiration. Finalement, la respiration a pris le premier pas à cause d'une théorie de l'oxygénation qui a introduit un point de vue quantitatif ; mais ce point de vue a été ensuite éliminé. Quant à la physiologie scientifique moderne, Cuvier a pu contribuer à la fonder par l'importance qu'il donnait à la chimie dans sa problématique, Mais j'ai eu l'impression que, après avoir parlé de la physiologie dans toute son oeuvre, en fait, il l'a esquivée.

1. Lettre du 31 décembre 1790.

2. Système des connaissances chimiques, an IX, t. X, p. 363 sq.

À partir du moment où la corrélation des fonctions se transforme en corrélation des formes, alors, à ce moment-là, je pense qu'on ne peut plus dire que Cuvier introduit directement à la physiologie. Il semble que la physiologie expérimentale va passer à côté. Avec Cuvier, on peut concevoir, avec beaucoup de nuances -chez Dareste et chez Milne-Edwards, ce sera différent -, qu'il y a une physiologie comparée qui se fonde. Mais cette physiologie tend à s'orienter vers des pseudo-explications de type métaphorique qui n'ont pas grand-chose à voir avec l'expérimentation telle que son statut sera fixé par Claude Bernard. Mais il s'agit d'une expérimentation physiologique dont les principes remontent beaucoup plus haut.

Même si on considère le principe des corrélations comme nécessaire pour passer d'une théorie de l'espèce précuviérienne à une théorie postcuviérienne, on peut se demander si ce principe lui-même justifie le finalisme et le fixisme. En fait, j'ai trouvé un texte des rapports de Geoffroy Saint-Hilaire et Latreille sur le Mémoire de Laurence ! et Meyran ; dans ce rapport, Geoffroy Saint-Hilaire et Latreille reprennent le principe des corrélations contre Cuvier lui-même (in Procès-Verbaux de l'Académie des sciences, 15 février 1830, t. IX, 1828-1831, p. 406). Le problème consiste à savoir si, chez les vertébrés et chez les invertébrés, on a affaire à un ensemble autrement entrelacé ou autrement combiné. « Pour prouver cette proposition, il faut y trouver le sujet d'un texte en faveur de la plus surprenante des anomalies. Il y aurait plus à faire que pour soutenir la thèse contraire, car il faudrait admettre que ces organes ne peuvent exister qu'engendrés les uns par les autres et, à cause de la convenance réciproque des actions nerveuses circulatoires, renonceraient à s'appartenir, à être ensemble d'accord. Or une telle hypothèse n'est point admissible, car, dès qu'il n'y a point d'harmonie entre les organes, la vie cesse. Alors, plus d'animal, point d'animal... Mais si, au contraire, la vie persiste, c'est que tous ces organes sont restés dans leurs habituelles et inévitables relations, et qu'ils jouent entre eux comme à l'ordinaire, puis de conséquence en conséquence ; c'est qu'ils sont enchaînés par le même ordre de formation, assujettis à la même règle et que, comme tout ce qui est composition animale, ils ne sauraient échapper aux conséquences de l'universelle loi de la Nature : l'unité de composition. »

En outre, l'unité de composition est un modèle transformationnel qui permet de poser les problèmes de tératologie spécialement expérimentale. Par conséquent, la corrélation entre les organes est justifiée fonctionnellement par la nécessité de la survie, elle peut aussi fonctionner indépendamment de la théorie fixiste, dans le cadre de règles de développement.

Est-ce que le problème des corrélations des fonctions était nécessaire ? Est-ce qu'en fait le principe des connexions de Geoffroy Saint-Hilaire ne pouvait pas remplir la même fonction ?

Je justifierai ce point de vue, compte tenu des élèves de Cuvier, de Richard Owen, de Milne-Edwards. Du point de vue des spécialistes de morphologie, anatomie comparée, embryologie, etc., il semble qu'ils n'aient pas pu conserver le principe des corrélations tel que Cuvier l'avait développé, sauf en paléontologie. Je pense spécialement à Richard Owen. Là, on a affaire à un abandon du principe de corrélations fonctionnelles au profit d'une utilisation systématique des principes de connexions considérés comme principes heuristiques en anatomie comparée. C'est d'ailleurs la manière dont j'ai lu les Leçons d'anatomie comparée de Richard Owen, et son ouvrage sur l'archétype et les homologies du squelette vertébré. Il existe une transformation de la problématique à partir de la taxinomie du XVIIIe siècle. Cette transformation, quelles en sont les conditions et quelle est la philosophie qui va être impliquée par ces conditions ? Je pense que les remaniements des principes qui datent du début du siècle ont rendu possibles plus de choses qu'une théorie de la vie définie par une intériorité. Car on ne peut pas parler d'intériorité quand on lit des textes comme ceux de Virchow ou de Haeckel et son école.

2° La seconde question concerne l'échelle des êtres 1.

1 Un texe ronéotypé, distribué avant la séance, énonçait la question comme suit :

« Le fractionnement de l'échelle des êtres par Cuvier est-il un fait capital ? Les Mots et les Choses, pp. 284-285. Cf. Mémoire concernant l'animal de l'hyale, un nouveau genre de mollusques mais intermédiaire entre l'hyale et le clio, et l'établissement d'un nouvel ordre dans la classe des mollusques, 1817, où se trouve développée l'idée que les vides apparents ne tiennent souvent qu'à ce que nous ne connaissons point tous les êtres. Cf p. 10 : Le pneumoderme : ni céphalopodes, ni gastéropodes, ni acéphales : tendance de la nature à utiliser toutes les combinaisons possibles. Cf. Coleman, G, Cuvier, Zoologist, pp. 172-173.

»Il y a substitution du faisceau à l'échelle dans un contexte de plénitude. Cette plénitude apparaît comme une constante de la pensée de Cuvier. Cf Daudin, Les Classes zoologiques et l'Idée de série animale, 1926, t. II, p. 249 sq.

» Conséquences : l'introduction de la différence n'est-elle pas due en fait à un antagonisme entre, d'une part, l'échelle des êtres et, d'autre part, le renouvellement de la combinatoire vivante grâce aux perspectives ouvertes par la chimie ?

» D'autre part, si la différence ainsi introduite constitue une possibilité de penser la vie, cette possibilité nouvelle n'appartient-elle pas à un réseau qui la confronte avec le thème de l'échelle des êtres et la conception du plan que se font les morphologues à partir de Goethe'

» Autrement dit, avons-nous un espace fondateur de nouvelles oppositions ou une opposition nouvelle qui apparaît à l'intérieur d'un réseau préalable qui, d'une part, est devenu insuffisant, mais, d'autre part, constitue toujours et pour longtemps un système de repères efficace ? »

Je reste non convaincu concernant le problème de l'échelle des êtres, car il faut distinguer entre ce qu'un certain nombre d'auteurs affirment sur un plan théorique, d'une part, et, de l'autre, les éléments qu'ils refusent de prendre en considération, dont ils refusent de parler, mais qui semblent jouer en profondeur, et qui les obligent à introduire des décalages, des complications du schéma. Ces complications du schéma peuvent être considérées, en quelque sorte, comme des éléments d'anticipation de ruptures ultérieures. En fait, je pense que, par exemple dans le domaine de la neurologie, vous avez eu une période caractérisée par le principe des localisations qui s'est développé d'une manière parfaitement cohérente et systématique. Mais il semble que l'augmentation du matériel clinique a conduit à des complications de la théorie, et c'est à partir du moment où la théorie est devenue tellement compliquée que, justement, une rupture s'est produite et qu'un certain nombre d'auteurs ont été d'accord pour chercher à envisager ce problème d'une tout autre manière.

Pendant le XVIIIe siècle, un matériel d'observation s'est trouvé accumulé. Ce matériel a abouti à un point de rupture, et ce point, Cuvier en a été le premier bénéficiaire. Car l'ensemble des données apportées par les spécialistes de zoologie, de paléontologie ne permettait plus de penser le monde vivant dans le cadre de l'échelle des êtres. Il fallait donc remanier. D'où cette question : quel va être ce système de concepts qui aboutira au remaniement le plus important et le plus efficace sur le plan épistémologique ? Il y a un problème d'ouverture d'un champ épistémologique nouveau. Il y a le problème du comment va se faire cette ouverture du champ épistémologique, Chez Cuvier, il y a des éléments idéologiques. Quel est le rôle de ces éléments ? Dans quelle mesure ces éléments ont-ils sous-tendu la recherche scientifique ? Ont-ils servi d'obstacle à cette recherche scientifique ?

M. Foucault : Il m'a semblé qu'il y avait trois questions techniques dont on pouvait débattre.

1° L'une concerne la possibilité ou l'impossibilité, à partir de Cuvier et de sa biologie, de penser l'histoire des êtres vivants.

2° Le problème de la continuité des êtres, et de la manière dont Cuvier a conçu, exorcisé, chassé, réutilisé, fragmenté, comme on voudra, l'échelle des êtres.

3° Le rapport de la biologie de Cuvier avec certaines sciences connexes et en particulier avec la chimie.

Il y a également deux séries de questions générales, questions méthodologiques.

1° Le problème de méthode concernant le fonctionnement même de l'histoire des sciences. Et d'abord la notion d'obstacle. Qu'est-ce qu'on veut dire lorsqu'on dit Cuvier a été obstacle à... ou que la chaîne des êtres a été un obstacle à... ?

2° Le problème de l'individu ou de l'individualité. Nous avons passé notre temps à dire : « Cuvier », « Geoffroy Saint-Hilaire », ou « Cela passe par Cuvier » ou « Cela se trouve dans les oeuvres de Cuvier ». Qu'est-ce que cette curieuse individualisation ? Comment manipule-t-on les concepts d'auteurs, d'oeuvres, d'individus quand on fait de l'histoire des sciences ?

A) Examinons d'abord le problème de la chimie.

Cuvier dit lui-même que Lavoisier a été un moment très important dans les sciences naturelles.

M. Balan, à partir de là, pose les problèmes de calcul et de quantification : il se demande s'il n'y a pas eu, à un moment donné, chez Cuvier, la tentation, la possibilité ouverte de se servir de la chimie à l'intérieur de la biologie, d'introduire des méthodes expérimentales et des analyses quantitatives.

Je ferai quelques remarques. Dans le texte cité, Cuvier parle de Lavoisier et de son importance ; il parle de l'importance de Lavoisier dans les « sciences naturelles ». C'est tout autre chose que l'« histoire naturelle ». Les sciences naturelles sont une catégorie supérieure à l'histoire naturelle qui comporte la physique, la chimie, la géographie, etc. Lamarck fait d'ailleurs cette distinction. Les sciences naturelles sont tout ce qui n'est pas mathématique. Donc Cuvier pense à Lavoisier et à la chimie dans leur rapport non pas avec l'histoire naturelle, mais avec les sciences expérimentales, Je rapprocherai ce texte d'un autre où Cuvier parle de quelqu'un qui a été aussi important que Lavoisier dans la chimie : c'est Jussieu, dans l'histoire naturelle. Cuvier place dans le ciel des sciences naturelles en général Lavoisier et Jussieu, Lavoisier, pour la chimie, et Jussieu, pour l'histoire naturelle. Mais l'analyse de M. Balan ne saurait davantage être acceptée lorsqu'elle concerne le calcul de la quantification chez Cuvier.

Il y a là un problème fort important. En effet, le terme de calcul est très souvent employé par Cuvier. Or qu'entend-il par là ? Dans des textes de la période 1789-1808, il dit que la taxinomie calcule la nature de chaque espèce, d'après le nombre des organes, leur étendue, leur figure, leurs connexions, leurs directions. Le calcul chez lui est non un calcul de quantité, mais en quelque sorte un calcul logique d'éléments structuraux variables. C'est un calcul structural, et non un calcul quantitatif. D'autre part, lorsque Cuvier emploie le vocabulaire de la quantité, il en parle dans un contexte différent de celui de calcul. Il en parle à propos des processus physiologiques ou chimiques de la respiration. Mais pour dire quoi ? Que la force des mouvements des vertébrés dépend de la quantité de leur respiration ; que la quantité de respiration dépend de la quantité de sang qui arrive aux organes ; et que cette quantité de sang arrivant aux organes dépend de la disposition des organes de la respiration et de ceux de la circulation. Ces organes de la circulation peuvent être doubles. La quantité de sang est alors importante. Ils peuvent être simples, et la quantité de sang est moins grande. De sorte que la quantité est de pure appréciation. Il s'agit de degrés. Il y a plus ou moins de mouvement, il y a plus ou moins de sang. Jamais Cuvier n'a utilisé de mesures pour calculer la quantité. Par conséquent, ces trois notions : calcul, quantité, mesure, pour nous associées, sont, chez Cuvier, très curieusement distinctes. Nous avons :

1° un calcul qui est le calcul structural des variables organiques ;

2° la considération de la quantité qui est en quelque sorte une quantité appréciative ;

3° une absence de mesure.

On ne peut pas définir, sans extrême confusion, que la prise en considération de la chimie par Cuvier ait jamais ouvert pour lui la possibilité d'une certaine biologie quantitative et mesurable.

Je voudrais à ce sujet introduire une remarque. Il faut faire dans l'histoire des sciences une distinction très nette entre deux processus différents.

On constate parfois l'introduction effective d'un champ épistémologique par ailleurs constitué dans un autre champ épistémologique. Cela s'est produit, par exemple, lorsque le champ épistémologique relativement clos et autonome, dont j'ai essayé de définir les principes de clôture et d'autonomie et qu'on peut appeler la taxinomie, a été, vers la fin du XVIIIe siècle, traversé, pénétré par un autre champ épistémologique constitué par ailleurs, celui de l'anatomie. L'entrecroisement de ces deux trames épistémologiques différentes détermine un nouveau discours qu'on peut caractériser comme biologie. Je ne veux pas dire que cela soit la seule interférence qui se soit alors produite. Que le champ physiologique, dans la mesure où il existait à ce moment-là, se soit introduit, c'est un autre fait. De cela doit être distinguée la possibilité (donnée par la constitution, l'organisation, la distribution d'un champ épistémologique) d'utiliser, soit généralement, soit régionalement, soit au niveau des méthodes, soit au niveau des concepts, des éléments épistémologiques qui fonctionnent ailleurs. Ainsi, il me semble que la biologie de Cuvier, telle qu'elle s'est constituée et dans la mesure où elle posait le problème de la respiration, posait un problème qui ne pouvait pas ne pas en appeler, à un moment donné, à la théorie chimique. Et, dans cette mesure-là, la biologie de Cuvier rendait possible, à échéance, la constitution d'une biochimie. Mais elle ne l'a pas effectuée.

B) Examinons maintenant le problème de l'échelle des êtres.

Dans certains textes théoriques, Cuvier dit que le règne de la chaîne des êtres est terminé. Ces propositions réflexives traduisent-elles bien la pratique effective de Cuvier ? Ne sont-elles pas une sorte de revendication idéale ? La pratique scientifique de Cuvier ne continue-t-elle pas à se servir d'une manière ou d'une autre du thème de la chaîne des êtres comme fil directeur ?

Cuvier critique la chaîne des êtres, et non la continuité. De toute façon, jamais personne n'a admis, même dans le cadre de la taxinomie classique, une continuité effective des êtres les uns à côté des autres. D'une manière ou d'une autre, soit par le biais des catastrophes, soit par le biais d'un brouillage dû au milieu, on admettait toujours une sorte de discontinuité. Ce que Cuvier critique, c'est l'affirmation que tout être, quel qu'il soit - pourvu qu'il ne soit ni le premier, ou le plus simple, ni le plus complexe, ou l'homme -, est un passage ; l'affirmation, en d'autres termes, qu'on peut lui trouver de part et d'autre deux voisinages, à la fois immédiats et symétriques. Cuvier refuse également l'idée d'une gradation progressive -l'idée qu'il y a entre les êtres qui se suivent une différence constante et que tous les degrés de cette échelle sont occupés, ont été occupés ou pourront être occupés. Enfin, en dernier lieu, Cuvier refuse l'idée d'une seule série sur laquelle tous les êtres, quels que soient les critères de classement qu'on utilise, pourraient être uniformément disposés.

Il y a donc chez Cuvier une critique de trois thèmes : celui du passage, celui de la gradation, celui de l'unité de série.

En revanche, le concept dont Cuvier fait constamment usage, c'est celui de hiatus. Qu'entend-il par là ? Il n'entend (et il le dit expressément) ni la disparition catastrophique de certaines espèces qui auraient assuré la continuité d'une chaîne biologique unitaire ni la « dissémination au hasard » des différences. Par hiatus, Cuvier désigne :

1° L'effet premier du principe des corrélations ; si tel organe est présent (ou absent), tels autres doivent être nécessairement présents (ou absents) ; on n'aura donc pas une gradation d'espèces présentant le tableau entier de toutes les présences ou absences possibles, mais des « paquets » indissociables de présences ou d'absences. De là des hiatus de la réalité biologique par rapport au calcul abstrait des possibilités.

2° L'effet du principe de l'unité de plan : chaque grande catégorie obéit à un certain plan anatomique et fonctionnel. Une autre catégorie suivra un autre plan. De l'un à l'autre, il y a toute une réorganisation, toute une redistribution. Ces divers plans ne constituent pas une série linéaire de transformations ponctuelles. Les céphalopodes, dit Cuvier, ne sont le passage de rien à rien. On ne peut pas dire qu'ils sont plus ou moins parfaits que ceci ou cela. Ils ne résultent pas du développement d'autres animaux et ils ne se développeront pas en animaux plus perfectionnés.

3° L'effet du principe des gradations hétérogènes : s'il est vrai qu'on ne peut établir une échelle unique et globale, on peut cependant établir des gradations diverses : suivre, par exemple, à travers les espèces l'augmentation de la circulation et de la quantité d'oxygène absorbée ; ou encore, la complexité croissante du système digestif. On peut ainsi obtenir plusieurs séries, dont certaines sont parallèles, dont d'autres se croisent. Il n'est en tout cas pas possible de les placer toutes sur une ligne unique et d'en former une série ininterrompue. On ne peut pas les parcourir toutes, sans discontinuité. On n'a pas une échelle mais un réseau.

Il n'y aurait pas de sens à dire : tout est continu avant Cuvier, tout est discontinu après lui. Car la taxinomie classique a admis certaines formes de discontinuité ; et Cuvier, des formes de continuité. Mais ce qui est important et doit être déterminé, c'est la manière très particulière et nouvelle dont Cuvier fait jouer le continu et le discontinu.

En voici un exemple précis : la manière dont Cuvier est arrivé à définir deux genres à côté du genre Clio (hyale et pneumoderme). M. Balan voit dans cette découverte une mise en application du vieux principe « chaîne des êtres ». Le genre Clio étant isolé et situé vaguement entre les céphalopodes et les gastéropodes, Cuvier aurait cherché les indispensables intermédiaires : et il aurait essayé de reconstituer les degrés qui permettent de combler la lacune.

Or c'est là méconnaître entièrement le travail de Cuvier. Qu'a fait Cuvier en réalité ?

D'abord, une déclaration de principe. « Il semble que la nature ait été trop féconde pour n'avoir créé aucune forme principale sans la revêtir successivement de tous les détails accessoires dont elle est susceptible. » Ce texte, malgré son apparence, ne se réfère pas à une chaîne continue des êtres. Cuvier n'affirme pas qu'il doit y avoir nécessairement un intermédiaire entre le gastéropode et le céphalopode. Ce qu'il dit, c'est qu'il existe une forme, celle du clio, cette forme est seule, isolée. Or, d'après le principe de la richesse de la nature, on peut affirmer que lorsque la nature a une forme, elle en profite pour la varier et donner un certain nombre de sous-modèles à ce modèle général. Il ne s'agit pas de la continuité de la chaîne, d'un passage d'une extrémité à une autre, d'un pont jeté entre une rive de la nature et une autre. Il s'agit simplement d'un principe de remplissage par la nature de la forme qu'elle s'est donnée. C'est la saturation d'un ordre en genres. On trouve un animal comme le clio, dont le genre n'entre tout à fait ni chez les céphalopodes ni chez les gastéropodes. En fonction du principe que la nature est avare et généreuse (avare en nombre de formes, généreuse dans la manière dont elle remplit chacune de ces formes), il doit bien y avoir d'autres genres qui doivent remplir cette espèce de forme qu'on voit apparaître chez le clio. C'est là le principe heuristique de Cuvier. Il ne va pas chercher d'autres genres à côté du clio, pour remplir cette famille qui est encore vide, ou occupée par un genre. Il cherche le caractère propre du clio et, ce faisant, il trouve deux autres animaux, l'hyale et le pneumoderme, qui obéissent à la même forme. Ils peuvent constituer une famille caractérisée ainsi : corps libre et nageant ; tête distincte et sans autre membre que les nageoires. Donc, le mouvement de recherche pour constituer cette famille nouvelle n'était pas destiné à remplir une lacune de l'échelle des êtres ; il était destiné à montrer comment la nature remplit une forme à partir du moment où elle se l'est donnée. Il ne peut pas y avoir un genre unique dans un ordre, voilà le postulat, et non pas : il doit y avoir un intermédiaire entre deux genres différents. Il faut saturer l'ordre, arriver à constituer une multiplicité de genres qui disent effectivement en quoi consiste la pleine réalité de l'ordre.

G. Canguilhem : Je voudrais ajouter un mot sur l'échelle des êtres en rappelant l'existence de l'article « Nature » dans le Dictionnaire des sciences naturelles 1, où Cuvier utilise les trois concepts scolastiques de saut, hiatus, vide, c'est-à-dire ces trois concepts qui figurent dans les axiomes que Kant commente dans la Méthodologie transcendantale. C'est là qu'il dit : il n'y a pas de saut, il y a des hiatus - malgré ceux qui, se référant à l'échelle des êtres, disent, lorsqu'ils découvrent un manque, qu'un intermédiaire doit se trouver.

1. T. XXXIV, 1825, p. 261.

Cependant, en multipliant par cent les nombres d'espèces connues, ces vides continuent à subsister. Et c'est là ce qui est étrange, c'est qu'on ait pu faire à Cuvier, à travers son aristotélisme supposé, le reproche de penser d'une manière scolastique, alors que, précisément, sa réfutation et ses critiques portent sur les trois concepts fondamentaux que la philosophie scolastique utilisait lorsqu'il s'agissait de montrer la continuité des formes.

J. Piveteau : Je remercie M. Foucault et tous ceux qui ont pris part à ces débats.

G. Canguilhem : Nous remercions M. Piveteau, au nom des enseignants et des chercheurs de cet institut, d'avoir accepté de présider ces débats 1.

S. Delorme : Je demande à Mlle Conry d'exposer ses objections.

Y. Conry : 1° Admettre que la critique du darwinisme n'a pu se faire qu'à travers les textes de Cuvier, c'est-à-dire que les conditions de possibilité du darwinisme soient le discours de Cuvier, laisse inexpliqués, voire inintelligibles, deux faits :

a) le fait que le champ discursif de Darwin soit étranger à celui de Cuvier, c'est-à-dire se soit instauré et développé à partir d'une problématique écologique et biogéographique ;

b) le fait qu'une partie des résistances au darwinisme ait été développée dans le cadre de l'école même de Cuvier, si largement qu'on entende cette école.

2° Le schéma de désarticulation des seuils épistémologique et ontologique, s'il est vraiment moment et lieu de rupture dans la pensée classique, n'est-il pas indifférent à une théorie de l'évolution ? En d'autres termes, l'étude des transformations épistémologiques autorise-t-elle à penser Cuvier relais de Darwin ?

M. Foucault : Votre seconde question : « Comment expliquer les résistances au darwinisme, par des disciples de Cuvier, comme Flourens, par exemple, s'il est vrai que Cuvier a été condition de possibilité du darwinisme ? » touche un problème de méthode. Je ne pense pas qu'on puisse donner le même statut ni faire fonctionner de la même manière, dans le champ historique, des résistances qui peuvent être de niveau conceptuel et des résistances « archéologiques » qui se situent au niveau des formations discursives.

1) Un concept comme celui de fixité des espèces s'oppose terme à terme à celui d'évolution des espèces et, par conséquent, peut lui faire obstacle.

1. Ici se terminent les exposés et discussions du vendredi 30 mai après-midi. La discussion est renvoyée au lendemain matin.

2) Une théorie comme celle d'une nature en évolution historique est opposée à celle d'une nature créée une fois pour toutes par une main toute-puissante, et, de ce fait, elles font résistance l'une à l'autre. Déjà, ces deux ordres de résistance ne sont pas les mêmes et ne fonctionnent pas de la même façon. À un troisième niveau qui est celui des formations discursives, on peut parler également de phénomènes de résistance. Mais ils sont d'un tout autre ordre ; ils se déroulent selon des processus très différents (ainsi la résistance d'une histoire naturelle fondée sur l'analyse des caractères à une biologie fondée sur l'analyse des fonctions physiologiques et des structures anatomiques). Or, d'une part, cette dernière forme de résistance a beau être plus importante et plus massive, elle n'entraîne pas forcément les polémiques les plus longues ou les plus bruyantes ; et, d'autre part, les deux premières formes de résistance peuvent très bien se produire à l'intérieur d'une seule et même formation discursive, J'ai essayé de montrer, bien à propos de Cuvier et de Geoffroy Saint-Hilaire, comment leur opposition sur les critères d'identification des segments organiques avait une certaine condition de possibilité dans cette biologie dont ils ont été les cofondateurs.

Nous pouvons aborder maintenant l'opposition Darwin-Cuvier et la fonction de relais qu'on peut reconnaître à la biologie de Cuvier dans la constitution du darwinisme.

Le concept de condition d'existence est sans doute l'un des concepts fondamentaux de la biologie au début du XIXe siècle. Il ne me paraît pas isomorphe ni superposable aux concepts d'influences ou de milieux tels qu'on peut les rencontrer dans l'histoire naturelle au XVIIIe siècle. Ces notions, en effet, étaient destinées à rendre compte d'un supplément de variété ; elles concernaient des facteurs de diversification additionnelle ; elles servaient à rendre compte du fait qu'un type pouvait devenir autre. En revanche, la notion de condition d'existence concerne l'impossibilité éventuelle où se trouverait un organisme de continuer à vivre s'il n'était pas tel qu'il est et là où il est : elle se réfère à ce qui constitue la limite entre la vie et la mort. D'une façon très générale, l'objet de l'histoire naturelle à l'époque classique, c'est un ensemble de différences qu'il s'agit d'observer ; au XIXe siècle, l'objet de la biologie est ce qui est capable de vivre et susceptible de mourir. Cette idée que le vivant est lié à la possibilité de mourir renvoie à deux systèmes possibles de conditions d'existence :

- conditions d'existence entendues comme un système interne, c'est-à-dire les corrélations. Si vous en retirez les griffes, ou si vous ne lui mettez pas de dents broyeuses, il mourra nécessairement. C'est la condition d'existence interne, et cela implique une biologie qui s'articule directement sur l'anatomo-physiologie ;

- conditions d'existence entendues comme menace venant du milieu ou menace pour l'individu de ne plus pouvoir vivre si ce milieu change. On articule la biologie sur l'analyse des rapports qu'il y a entre le milieu et le vivant, c'est-à-dire sur l'écologie.

La double articulation de la biologie sur la physiologie, d'une part, et sur l'écologie, de l'autre, est contenue dans les conditions de possibilité à partir du moment où on définit le vivant par ses conditions d'existence et ses possibilités de mort.

Dès lors, nous voyons que l'écologie, comme science intégrable à la biologie, a les mêmes conditions de possibilités que la physiologie comme science intégrable à la taxinomie, L'intégration de l'anatomo-physiologie à la taxinomie est réalisée par Cuvier. L'intégration de l'écologie à la biologie est réalisée par Darwin. Cela à partir des mêmes conditions épistémologiques.

C. Limoges : Il n'y a rien qui contrarie ce que Mlle Conry et moi pensons. Je suis très satisfait de cette seconde réponse,

S. Delorme : La seconde question, posée par M. Saint-Sernin, porte sur la différence faite par M. Foucault entre fondé, naturel et réel.

M. Foucault : À partir du moment où on admet un continuum de variations d'un individu à l'autre, les genres ne peuvent pas être tranchés et exister avec des seuils parfaitement délimités. La nature n'isole pas les genres, elle permet simplement, en établissant des régions de ressemblances, de rétablir des genres qui seront bien fondés, s'ils suivent la nappe de ressemblances des individus de morphologie différente. Lorsque Linné prend un critère simple, constant pour tous les végétaux, il classe à l'intérieur de son système tous les végétaux. Mais, dans la mesure où il n'a pris comme variable qu'un petit secteur de l'être végétal, il classe dans la même catégorie, parce qu'ils ont des organes sexuels semblables, des êtres vivants qui auront une allure générale différente. Par conséquent, il aura pris un critère de ressemblance localisée en ne tenant pas compte de la série naturelle des ressemblances globales. C'est en ce sens que les catégories de Linné sont arbitraires et abstraites. Le problème pour les successeurs de Linné, les méthodistes, Jussieu, par exemple, était d'arriver à avoir des classifications telles qu'on ne trouve dans le même genre, dans la même classe que des végétaux qui se ressemblent effectivement par tous les aspects. C'est le genre fondé par opposition au genre abstrait de Linné.

B. Saint-Sernin : J'avais cru comprendre que « fondé" était ce qui permettait d'opérer une répartition convenable, naturelle, une répartition qui s'accorderait avec l'observation et l'expérience.

M. Foucault : ...avec l'observation totale des espèces. Le réel donné à l'intuition est repérable comme tel par un certain nombre de procédures qui peuvent être soit méthodiques, soit systématiques.

M,-D. Grmek : Le schéma que nous propose M. Foucault, et sa distinction de deux seuils principaux, est une construction logique, La question se pose alors : quel est son contenu historique ? Et, dans le cadre de ce débat, l'oeuvre de Cuvier représente-t-elle vraiment une coupure fondamentale dans le processus de l'explication historique de ce schéma ?

Il est certain que les deux seuils proposés, à savoir le passage de l'espèce au genre et de l'individu à l'espèce, ont une réalité historique, c'est-à-dire représentent depuis longtemps un problème qu'on essaie de résoudre. Entre parenthèses, je m'étonne que vous ayez appelé le premier seuil « ontologique » et le second « épistémologique » ; je me serais attendu à l'inverse, car le premier seuil pose le problème de classification et le second celui de l'existence, de l'être. Pour dépasser les deux seuils, une série de solutions a été proposée dans l'histoire de la biologie. Très tôt, on a envisagé presque toutes les possibilités logiques et je ne vois pas ce que l'oeuvre de Cuvier, au point de vue épistémologique, apporte de vraiment nouveau.

Bien sûr, elle apporte du nouveau au point de vue de la classification concrète, des détails taxonomiques, mais il n'y a pas un véritable dépassement des seuils dont vous avez parlé. Pour la science actuelle, les deux seuils sont franchis : pour le premier seuil, la solution est dans les affiliations phylogénétiques, c'est-à-dire dans la théorie de l'évolution, et, pour le second, dans la génétique moderne. Pour trouver la rupture historique, il faudrait rechercher l'origine de ces deux solutions et, dans le problème qui nous intéresse ici, voir si l'oeuvre de Cuvier fait partie de ce processus de changement radical.

M. Foucault : Je ne pense pas qu'on puisse dans l'histoire des sciences parler de changement en termes absolus. Selon la manière dont on classe les discours, selon le niveau auquel on les aborde, ou la grille d'analyse qu'on leur impose, on verra apparaître soit des continuités, soit des discontinuités, soit des constances, soit des modifications. Si vous suivez l'histoire du concept d'espèce, ou celle de la théorie de l'évolution, Cuvier, évidemment, ne constitue pas un changement. Mais le niveau auquel je me place n'est pas celui des conceptions, des théories : c'est celui des opérations à partir desquelles, dans un discours scientifique, des objets peuvent apparaître, des concepts peuvent être mis en oeuvre et des théories peuvent être construites. À ce niveau, on peut repérer des coupures : mais, d'une part, elles ne coïncident pas forcément avec celles qu'on peut repérer ailleurs (par exemple au niveau des concepts eux-mêmes ou des théories) ; et, d'autre part, elles ne se donnent pas toujours, d'une manière visible, à la surface du discours. Il faut les détecter à partir d'un certain nombre de signes.

On peut trouver un premier indice de coupure dans un brusque changement affectant l'ensemble des objets, des concepts, des théories qui apparaissent un moment donné. (Ainsi, on peut dire en gros que les objets, les concepts, les théories médicales depuis Hippocrate jusqu'à la fin du XVIIIe siècle ont eu un indice de modification relativement faible. En revanche, si vous prenez Boissier de Sauvages et Bichat, vous voyez qu'en quarante ans, en vingt-cinq ans tout a changé et beaucoup plus qu'en plusieurs siècles.) On peut trouver un autre indice de coupure dans un phénomène exactement inverse : le retour et la répétition ; brusquement, un état de savoir mime en quelque sorte un état antérieur. Ce sont là des signes de coupure qui peuvent servir de premier repérage. Mais le but dernier de l'analyse ne consiste pas pour moi à dire où il y a coupure ; il consiste, à partir de ces phénomènes curieux -soit de brusques changements, soit de chevauchements -, à se demander à quel niveau se sitUe cette transformation qui les a rendus possibles. L'analyse en fin de compte ne doit pas assigner, puis révérer indéfiniment une coupure ; elle doit décrire une transformation.

Il me semble qu'il existe une transformation Cuvier, et qu'elle était nécessaire pour aller de cet état de savoir caractéristique de l'époque classique (j'ai essayé de le définir abstraitement par le schéma des seuils) à cet autre état de savoir qu'on peut trouver chez Darwin. En effet, ce passage implique une homogénéisation de toutes les catégories supra-individuelles, de la variété jusqu'à l'ordre, la classe, la famille (on trouve cette homogénéisation effectuée chez Cuvier à l'exception de la variété) ; il impliquait aussi que l'individu soit porteur, au niveau de ses structures anatomophysiologiques et de ses conditions internes d'existence, de ce qui le fait appartenir à l'ensemble de son espèce, de son genre, de sa famille (or c'est bien ainsi que Cuvier conçoit l'espèce, le genre, etc.). Pour passer de l'état Linné à l'état Darwin du savoir biologique, la transformation Cuvier était nécessaire.

M.-D. Grmek : Ceux qui font une histoire des sciences « historiographique » ont besoin de la raccrocher à l'histoire « épistémologique ». Un lien doit exister entre les deux modes de présentation historique. Vous avez laissé de côté la question qui touche le plus l'historiographe, c'est-à-dire, si un changement dans la solution d'un problème se produit, il faut préciser en quoi consiste ce changement, quand et par qui il se produit, Dans le cas que nous analysons ici, est-ce Cuvier qui en est le point de départ ? Pour moi, il ne l'est pas.

M. Foucault : Le schéma proposé n'est pas destiné à enfermer à l'intérieur d'une certaine condition d'existence interne et indépassable tous les concepts ou les théories qui ont pu être formés à l'époque donnée ; par exemple, entre Linné et Jussieu, il y a une différence de méthodes, de concepts et presque de théories qui est au moins aussi grande que la différence qu'il y a entre Jussieu et Cuvier. D'ailleurs, Cuvier a dit sans cesse que celui qui a tout découvert était Jussieu. Au niveau des distances conceptuelles ou théoriques, Jussieu est plus proche de Cuvier que de Linné. L 'histoire des théories ou des concepts pourrait établir les enchaînements et les distances et montrer Jussieu tout proche de Cuvier.

Mais mon problème n'est pas celui-là. Il est de voir comment ils ont été formés, à partir de quoi et selon quelles règles de constitution. On arrive à des choses paradoxales : on peut avoir des concepts analogues les uns aux autres, des théories isomorphes les unes aux autres et qui pourtant obéissent à des systèmes, à des règles de formation différentes. Il me semble que la taxinomie de Jussieu est formée selon le même schéma que celle de Linné, bien que et dans la mesure même où il essaie de le dépasser, En revanche, la biologie de Cuvier me paraît obéir à d'autres règles de formation. Une continuité conceptuelle ou un isomorphisme théorique peut parfaitement recouvrir une coupure archéologique au niveau des règles de formation des objets, des concepts et des théories.

M.-D. Grmek : Dans l'histoire de la biologie, Cuvier représenterait donc une transformation, non une révolution.

M. Foucault :J'ai toujours à ce sujet fait l'économie du mot révolution. Je lui ai préféré celui de transformation.

On rencontre, en outre, un problème méthodologique important : celui de l'attribution.

Ce problème ne se pose pas de la même façon à tous les niveaux. Supposons qu'on appelle doxologie l'étude des opinions qui ont été celles d'un ou de plusieurs individus : l'individu est alors pris comme un invariant ; la question est alors de savoir si on peut lui attribuer valablement telle pensée, telle formulation, tel texte. Problème d'authenticité. La faute majeure est alors de lui attribuer ce qui ne lui appartient pas, ou au contraire de laisser dans l'ombre une part de ce qu'il a dit, cru ou affirmé. On ne se pose pas (au moins en première instance) la question de ce qu'est un individu, mais de ce qui peut lui être attribué.

Si on fait l'analyse épistémologique d'un concept ou d'une théorie, il y a toutes chances qu'on ait affaire à un phénomène méta-individuel ; et, en même temps, c'est un phénomène qui traverse et découpe le domaine de ce qu'on peut attribuer à un individu. On est amené à laisser de côté dans l'oeuvre d'un auteur des textes qui ne sont pas pertinents (des oeuvres de jeunesse, des écrits personnels, des opinions un instant avancées puis vite abandonnées). Que signifie dès lors l'auteur ? Quel usage fait-on exactement du nom propre ? Que désigne-t-on lorsque, dans ces conditions, on dit Darwin ou Cuvier ?

Mais quand il s'agit d'étudier des nappes discursives, ou des champs épistémologiques qui comprennent une pluralité de concepts et de théories (pluralité simultanée ou successive), il est évident que l'attribution à l'individu devient pratiquement impossible. De même, l'analyse de ces transformations peut difficilement être référée à un individu précis. Cela parce que la transformation, en général, passe par des oeuvres de différents individus et que cette transformation, n'est pas quelque chose comme une découverte, une proposition, une pensée clairement formulée, explicitement donnée à l'intérieur d'une oeuvre, mais la transformation est constatée par celui qui la cherche comme étant mise en oeuvre à l'intérieur de différents textes. De sorte que la description que j'essaie de faire devrait se passer au fond de toute référence à une individualité, ou plutôt reprendre, de fond en comble, le problème de l'auteur.

Je dois avouer que j'ai été mal à l'aise (et d'un malaise que je n'ai pas pu surmonter) lorsque, dans Les Mots et les Choses, j'ai mis en avant des noms. J'ai dit « Cuvier », « Bopp », « Ricardo », alors qu'en fait j'essayais par là d'utiliser le nom, non pas pour désigner la totalité d'une oeuvre qui répondrait à une certaine délimitation, mais pour désigner une certaine transformation qui a lieu à une époque donnée et qu'on peut voir mise en oeuvre, à tel moment et en particulier dans les textes en question. L'usage que j'ai fait du nom propre dans Les Mots et les Choses doit être réformé, et il faudrait comprendre Ricardo ou Bopp non pas comme le nom qui permet de classer un certain nombre d'oeuvres, un certain ensemble d'opinions, mais comme le sigle d'une transformation, et il faudrait dire la « transformation Ricardo » comme on dit l'« effet Ramsay ». Cette « transformation Ricardo » que vous retrouvez chez Ricardo, quand bien même vous la retrouveriez ailleurs, avant ou après, cela n'a pas d'importance. Car mon problème est de repérer la transformation. Autrement dit, l'auteur n'existe pas.

J.-F. Leroy : Au point de vue historique, le nom est quelque peu gênant.

M. Foucault : Je le reconnais volontiers. Et je crois que tout comme les logiciens et les linguistes posent le problème du nom propre, il faudrait, à propos de l'histoire des sciences et de l'épistémologie, essayer de réfléchir sur l'usage des noms propres. Que veut-on dire quand on dit Cuvier, Newton ? Au fond, ce n'est pas clair. Même en histoire littéraire, une théorie du nom propre serait à faire.

F. Dagognet : Le mot de « conditions de possibilité » auquel vous vous référez prend un sens « théorique ». Mais ne peut-il pas recevoir une signification, un contenu plus matériel ?

Pourquoi s'est-on mis subitement à répertorier ou à classer les animaux ? Ce n'est pas du tout afin de les appréhender dans leur diversité ou pour pouvoir les représenter. Ni une question d'ordre ou de divertissement ou de théorisation.

Des pressions politico-économiques sourdes s'exercent. Tout l'atelier, au XVIIIe siècle, et, à travers lui, la vie de la nation dépendent d'eux, végétaux ou animaux. On va chercher à échapper à certaines sujétions. On deviendra vite capable de remplacer les « semblables » par d'autres, proches de nous éventuellement et susceptibles des mêmes « emplois » ou usages. Une avantageuse substitution. C'est elle qui enthousiasme et pousse à l'examen des similitudes et à la création des familles. On a en effet découvert l'axiome prometteur, selon lequel, au dire de Linné et de Jussieu, un « individu » ne peut pas entrer dans une catégorie (dont il possède, par ailleurs, le signe caractéristique, qui autorise immédiatement l'identification) sans en posséder toutes les qualités fondamentales. Et si on ne les découvre pas, c'est qu'on ne les a pas assez recherchées ou qu'on n'a pas su les exprimer. Qu'on scrute à nouveau.

Ainsi, telle plante est une légumineuse : dans ces conditions, on doit apprendre à s'en servir. Elle doit, d'une façon ou d'une autre, nourrir. On doit donc développer sa production.

A partir de là, on saura échapper à des importations ruineuses ou à des influences coûteuses. Bref, les conditions de possibilité, les agents des transformations renvoient à des exigences nationales et industrielles, à des situations effectives plus qu'à des soucis théoriques ou à des examens documentaires ou scripturaux. Les modifications dans l'écriture ou le rangement répondent à des nécessités souvent technologiques ou agronomiques, à la contingence ou à la nécessité des choses.

M. Foucault : Si vous parlez des conditions matérielles, sociales, économiques, techniques de possiblités, alors je ne pense pas les avoir ignorées. Il m'est arrivé, à deux reprises -à propos de la psychiatrie et de la médecine clinique -, de chercher quelles ont été les conditions de constitution et de transformation de ces deux ordres de savoir. Dire que je me suis occupé des mots aux dépens des choses, c'est parler à la légère,

C. Salomon : Est-il légitime à propos de Cuvier d'employer le terme de biologie dans la mesure où la biologie s'intéresse à quelque chose qui est commun au liège, à l'éléphant, à l'homme ?

M. Foucault : La formulation est plaisante. Peut-être pris par le plaisir que j'éprouve à l'entendre, je perçois malle point de la questIon.

C. Salomon.. ...Vous parlez de la « biologie » de Cuvier. Qui dit « biologie » tient pour opéré le passage, ou la rupture, d'une taxinomie classique (la classification des vivants) à une physiologie qui se préoccupe de la vie, d'un élément commun au liège, à l'éléphant et à l'homme, objet d'une physiologie cellulaire ou d'une microbiologie,

Pour Cuvier, il s'agit de similitudes de rapports, non d'objet commun. Ce sont les corrélations qui sont l'objet même de la taxinomie, non l'unité vitale : ce qui signifierait qu'il n'y a que des vivants chez Cuvier, qu'il n'y a pas encore la vie, partant qu'il n'y a pas à proprement parler de « biologie cuviérienne ».

M. Foucault : Nous arrivons là aux conditions d'existence.

B. Balan : Les implications philosophiques du principe des corrélations, Ce principe impliquant finalité, est-ce qu'il n'est pas un principe d'où va se détacher le concept de finalité ?

M. Foucault : Bien entendu. Les déterminations, les rapports que j'essaie d'établir entre les théories, les concepts, etc., et leurs systèmes de formation n'empêchent pas, au contraire, qu'un concept et une théorie puissent être détachés de ce système. Le concept d'organisation qui a été formé à l'intérieur de la taxinomie classique, puisque c'est essentiellement autour de Daubenton, de Jussieu qu'il a pris ses dimensions, a été réutilisé par la biologie.

Il me semble que, dans cet ensemble d'analyses et de recherches qui portaient essentiellement sur les classes, parentés et ressemblances des êtres vivants, ce qui caractérisait le vivant en propre était finalement la croissance. Ce qui vit, c'est ce qui croît et qui peut croître selon différentes directions.

1° Croître par la taille. Le vivant c'est ce qui est susceptible d'augmenter de taille. Le thème était assez important pour qu'on ait admis longtemps, dans l'histoire naturelle, que les minéraux croissaient et donc qu'ils étaient vivants,

2° Croître selon la variable du nombre. Cette croissance par la variable du nombre, c'est la reproduction. Il est intéressant de le noter, pendant longtemps, on a cru que la reproduction, par bouture ou par sexualité, était de toute façon un phénomène de croissance. On n'accordait pas à la sexualité, dans son fonctionnement physiologique, une indépendance réelle. Se reproduire était s'augmenter, mais non plus à l'intérieur du cadre individuel et par la simple croissance de la taille. Se reproduire était s'augmenter au-delà de sa propre taille, par une procréation d'individus nouveaux. « Croissez et multipliez. »

3° La croissance dans l'ordre de l'être vivant se repère dans une troisième dimension qui est celle, non plus de l'individu, ni même de la génération, mais cette fois de l'ensemble des espèces. La croissance se fait comme croissance de la complexité. Croissance de la forme qui devient de plus en plus complexe.

Autrement dit, le vivant est celui qui croît selon la variable de la taille, du nombre et la variabilité de la forme, c'est-à-dire les trois variables qui servent précisément à classer les individus, à caractériser les espèces et à repérer les genres.

On peut même reconnaître chez les naturalistes de l'époque classique une quatrième variable de croissance ; c'est celle de la position dans l'espace. À mesure que les individus se multiplient et que se déroulent les révolutions du globe, l'enchevêtrement des espèces augmente ; des individus appartenant à des groupes très différents et autrefois séparés se mélangent, et ainsi ont lieu ces hybridations auxquelles Linné à la fin de sa vie attachait une telle importance ; ainsi peuvent naître des types qui à leur tour se répondent, etc.

Or on peut voir que ces quatre variables selon lesquelles croissent les individus et les espèces d'après l'histoire naturelle sont aussi les quatre variables selon lesquelles on peut les caractériser et les classer. Tout cela fait de l'histoire naturelle un édifice solide et cohérent. Cela implique :

a) que la vie ne se définit pas alors par sa relation à la mort, mais par sa possibilité d'extension. La vie est ce qui continue et se continue ;

b) que cette continuité n'est pas simplement spatiale, mais temporelle ;

c) que la sexualité n'est pas reconnue dans sa spécificité, mais comme un phénomène de croissance ;

d) que l'histoire naturelle rencontre comme problème épistémologique majeur le problème continuité-augmentation qui est aussi l'un des problèmes de la physique et de la mécanique.

La biologie, à partir du XIXe siècle, se caractérise par un certain nombre de rnodifications essentielles.

1° L'individu n'est plus défini tellement par une possibilité de croissance à l'intérieur d'une forme donnée, mais comme une forme qui ne peut se maintenir que sous des conditions rigoureuses et dont l'effacement n'est pas seulement disparition mais mort (selon un processus qui est lui-même d'ordre biologique).

2° La sexualité apparaît comme fonction biologique autonome. Jusqu'alors, la sexualité était plutôt considérée comme une sorte d'appareil supplémentaire grâce auquel l'individu, parvenu à un certain stade, passait à un autre mode de croissance : non plus l'augmentation de taille, mais la multiplication. La sexualité, c'était une sorte d'alternateur de croissance. À partir du XIXe siècle, on va chercher ce qu'elle peut avoir de spécifique par rapport à la croissance. Recherche qui conduira, d'une part, à la découverte de la fusion des gamètes et de la réduction chromosomique (en un sens, le contraire d'une croissance), et, d'autre part, à l'idée -développée par Nussbaum et Weissmann -que l'individu n'est lui-même qu'une sorte d'excroissance sur la continuité de la souche germinative. La sexualité, au lieu d'apparaître à la pointe de l'individu comme le moment où sa croissance devient prolifération, devient une fonction sous-jacente par rapport à cet épisode qu'est l'individu.

3° Apparaît aussi le thème d'une histoire qui n'est plus liée à la continuité : à partir du moment où s'affrontent dans le temps une vie qui ne veut pas mourir et une mort qui menace la vie, il va y avoir discontinuité. Discontinuité des conditions de cette lutte, de ses issues, de ses phases. C'est le principe des conditions anatomophysiologiques ; c'est le thème des transformations et des mutations.

Le fait qu'on voit apparaître dans la pensée du XIXe siècle les thèmes de la mort, de la sexualité et de l'histoire me paraît être la sanction philosophique de la transformation qui s'était produite dans le champ des sciences de la vie. C'est trois notions de : Mort, Sexualité, Histoire, qui étaient des notions faibles, dérivées, secondes aux XVIIe et XVIIIe siècles, font irruption dans le champ de la pensée au XIXe siècle comme des notions majeures et autonomes, et provoquent dans le domaine de la philosophie un certain nombre de « réactions » au sens fort du terme, c'est-à-dire au sens nietzschéen. Et le problème de toute une philosophie aux XIXe et XXe siècles a été de rattraper les notions qui venaient d'apparaître ainsi. Et à l'irruption de la notion de mort la philosophie a réagi par le thème qu'après tout il est normal que la mort et la vie s'affrontent, puisque la mort est l'accomplissement de la vie, puisque c'est dans la mort que la vie prend son sens et que la mort transforme la vie en destin. Au thème de la sexualité comme fonction autonome par rapport à l'individu ou à la croissance individuelle, la philosophie a réagi par le thème que la sexualité n'était pas en réalité si indépendante de l'individu, puisque, par la sexualité, l'individu peut, en quelque sorte, se développer lui-même, déborder au-delà de lui-même, entrer en communication avec les autres, par l'amour, avec le temps, par sa descendance. Quant à l'histoire et à la discontinuité qui lui est liée, il est inutile de dire comment et de quelle manière l'usage d'une certaine forme de dialectique y a réagi pour lui donner l'unité d'un sens et y retrouver l'unité fondamentale d'une conscience libre et de son projet.

J'appelle philosophie humaniste toute philosophie qui prétend que la mort est le sens dernier et ultime de la vie.

Philosophie humaniste, toute philosophie qui pense que la sexualité est faite pour aimer et proliférer.

Philosophie humaniste, toute philosophie qui croit que l'histoire est liée à la continuité de la conscience.

M.-D. Grmek : J'admire le tableau philosophico-historique que vous venez de brosser du grand thème de la vie, mais je suis gêné par le fait que, d'Aristote au XIXe siècle, les définitions de la vie, formulées par les savants les plus influents, ne tiennent pas compte de la croissance ni de la sexualité, mais font appel à d'autres caractéristiques considérées comme le quid proprium du phénomène vital.

M. Foucault : Je ne me place pas au niveau des théories et des concepts, mais de la manière dont est pratiqué le discours scientifique. Regardez comment effectivement on distingue le vivant de ce qui n'est pas vivant. Regardez ce qu'on analyse dans le vivant, ce qu'on prélève dans le vivant pour en faire un problème d'histoire naturelle : il s'agit toujours de croissance.

J.-F. Leroy : Aux XVIIe et XVIIIe siècles, c'est la croissance qui est fondamentale et qui permet d'arriver à cette notion de biologie, c'est-à-dire la croissance sous la forme d'augmentation de taille, de multiplication, de différenciation.

Cela va se prolonger très longtemps, car cela se retrouve dans la théorie de la pangenèse chez Darwin. Nous le trouvons déjà chez Buffon, et, tout au long du XVIIIe siècle, on essaie d'expliquer l'évolution par l'alimentation et par l'accroissement de taille. On compare l'évolution des espèces à l'évolution des individus. Il n'est pas douteux que c'est ce que j'appelle le point de vue historique de la biologie avant le XVIIIe siècle.

L'exposé de M. Foucault a été éclairant. Je ne m'expliquais pas pourquoi il partait de la biologie à partir de Cuvier. Maintenant, je comprends qu'il donne un certain sens au mot biologie que nous, biologistes, nous élargissons. Pour nous, la biologie est quelque chose de plus large, et cette première partie de la biologie au cours de laquelle il est question de passage fait encore partie de la biologie. C'est comme cela que la biologie en un sens se définit au XVIIIe siècle, et, en botanique, par exemple, c'est à partir de la fin du XVIIe siècle que la question de la sexualité devient essentielle.

S. Delorme : Je remercie l'Institut d'histoire des sciences de nous avoir permis de nous réunir afin de mieux connaître la philosophie de Cuvier... mais aussi et surtout la philosophie de M. Foucault.

G. Ganguilhem : Les chercheurs et enseignants de l'Institut d'histoire des sciences remercient bien entendu tous les auditeurs, les indigènes, et les visiteurs illustres qui ont répondu à notre invitation, avec, pour notre part, le regret que nous aient manqué d'autres visiteurs illustres, comme MM. Jacob et Vuillemin, du Collège de France, que nous espérions voir ici, et qui se sont excusés, pour des raisons de fait. Je veux remercier les orateurs. Et pour que mes remerciements n'aient pas l'air d'un discours de distribution des prix, je les remercierai dans l'ordre de distance croissante qu'ils ont eu à franchir pour venir jusqu'à nous : M. Michel Foucault, de Vincennes ; M. François Dagognet, de Lyon ; M. Francis Courtès, de Montpellier ; M. Camille Limoges, de Montréal.

Enfin, vous me permettrez d'avoir une dernière pensée pour celui au nom duquel nous nous sommes réunis pour écouter MM. Foucault, Dagognet, Courtès, Limoges, c'est-à-dire l'homme qui, le 23 août 1769, a reçu pour toujours comme « pancarte » le nom de son père, c'est-à-dire Cuvier.