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Le souci de la vérité
Michel Foucault
Dits Ecrits tome IV texte n°350

« Le souci de la vérité» (entretien avec F. Ewald), Magazine littéraire, no 207, mai 1984, pp. 18-23.

Dits Ecrits tome IV texte n°350


- La Volonté de savoir annonçait pour demain une histoire de la sexualité. La suite paraît huit ans après et selon un tout autre plan que celui qui était annoncé,

- J'ai changé d'avis. Un travail, quand il n'est pas en même temps une tentative pour modifier ce qu'on pense et même ce qu'on est, n'est pas très amusant. J'avais commencé à écrire deux livres conformément à mon plan primitif ; mais très vite, je me suis ennuyé. C'était imprudent de ma part et contraire à mes habitudes.

- Pourquoi donc l'avoir fait ?

- Par paresse. J'ai rêvé qu'un jour viendrait où je saurais à l'avance ce que je voudrais dire et où je n'aurais plus qu'à le dire. Ça a été un réflexe de vieillissement. J'ai imaginé que j'étais arrivé enfin à l'âge où l'on n'a plus qu'à dérouler ce que l'on a dans la tête. C'était à la fois une forme de présomption et une réaction d'abandon. Or, travailler, c'est entreprendre de penser autre chose que ce qu'on pensait avant.

- Le lecteur, lui, y a cru.

- Vis-à-vis de lui, j'ai à la fois un peu de scrupule et passablement de confiance. Le lecteur est comme l'auditeur d'un cours. Il sait parfaitement reconnaître quand on a travaillé et quand on s'est contenté de raconter ce que l'on a dans la tête. Peut-être sera-t-il déçu, mais pas par le fait que je n'ai rien dit d'autre que ce que je disais déjà.

- L'Usage des plaisirs et Le Souci de soi se donnent d'abord comme un travail d' historien positif, une systématisation des morales sexuelles de l'Antiquité. S'agit-il bien de cela ?

- C'est un travail d'historien, mais en précisant que ces livres comme les autres sont un travail d'histoire de la pensée. Histoire de la pensée, ça veut dire non pas simplement histoire des idées ou des représentations, mais aussi la tentative de répondre à cette question : comment est-ce qu'un savoir peut se constituer ? Comment est-ce que la pensée, en tant qu'elle a rapport avec la vérité, peut avoir aussi une histoire ? Voilà la question qui est posée. J'essaie de répondre à un problème précis : naissance d'une morale, d'une morale en tant qu'elle est une réflexion sur la sexualité, sur le désir, le plaisir.

Qu'il soit bien entendu que je ne fais pas une histoire des moeurs, des comportements, une histoire sociale de la pratique sexuelle, mais une histoire de la manière dont le plaisir, les désirs, les comportements sexuels ont été problématisés, réfléchis, et pensés dans l'Antiquité en rapport avec un certain art de vivre. Il est évident que cet art de vivre n'a été mis en oeuvre que par un petit groupe de gens. Il serait ridicule de penser que ce que Sénèque, Épictète ou Musonius Rufus peuvent dire à propos du comportement sexuel représentait d'une manière ou d'une autre la pratique générale des Grecs et des Romains. Mais je tiens que le fait que ces choses-là aient été dites sur la sexualité, qu'elles aient constitué une tradition qu'on retrouve transposée, métamorphosée, profondément remaniée dans le christianisme constitue un fait historique. La pensée a également une histoire ; la pensée est un fait historique, même si elle a bien d'autres dimensions que celle-là. En cela, ces livres sont tout à fait semblables à ceux que j'ai écrits sur la folie ou sur la pénalité. Dans Surveiller et Punir, je n'ai pas voulu faire l'histoire de l'institution prison, ce qui aurait demandé un tout autre matériel, et un autre type d'analyse. En revanche, je me suis demandé comment la pensée de la punition a eu, à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, une certaine histoire. Ce que j'essaie de faire, c'est l'histoire des rapports que la pensée entretient avec la vérité ; l'histoire de la pensée en tant qu'elle est pensée de la vérité. Tous ceux qui disent que pour moi la vérité n'existe pas sont des esprits simplistes.

- La vérité, toutefois, prend dans L'Usage des plaisirs et Le Souci de soi une forme bien différente de celle qu'elle avait dans les ouvrages précédents : cette forme Pénible de l'assujettissement, de l'objectivation.

- La notion qui sert de forme commune aux études que j'ai menées depuis l' Histoire de la folie est celle de problématisation, à ceci près que je n'avais pas encore suffisamment isolé cette notion. Mais on va toujours à l'essentiel à reculons ; ce sont les choses les plus générales qui apparaissent en dernier lieu. C'est la rançon et la récompense de tout travail où les enjeux théoriques s'élaborent à partir d'un certain domaine empirique. Dans l' Histoire de la folie, la question était de savoir comment et pourquoi la folie, à un moment donné, a été problématisée à travers une certaine pratique institutionnelle et un certain appareil de connaissance. De même dans Surveiller et Punir, il s'agissait d'analyser les changements dans la problématisation des rapports entre délinquance et châtiment à travers les pratiques pénales et les institutions pénitentiaires à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle. Maintenant comment se problématise l'activité sexuelle ?

Problématisation ne veut pas dire représentation d'un objet préexistant, ni non plus création par le discours d'un objet qui n'existe pas. C'est l'ensemble des pratiques discursives ou non discursives qui fait entrer quelque chose dans le jeu du vrai et du faux et le constitue comme objet pour la pensée (que ce soit sous la forme de la réflexion morale, de la connaissance scientifique, de l'analyse politique, etc.).

- L'Usage des plaisirs et Le Souci de soi ressortissent sans doute à une même problématique. Ils n'en apparaissent pas moins très différents des ouvrages précédents.

- J'ai en effet « renversé» le front. À propos de la folie, je suis parti du « problème» qu'elle pouvait constituer dans un certain contexte social, politique et épistémologique : le problème que la folie posait aux autres. Ici, je suis parti du problème que la conduite sexuelle pouvait poser aux individus eux-mêmes (ou du moins aux hommes dans l'Antiquité). Dans un cas, il s'agissait en somme de savoir comment on « gouvernait> les fous, maintenant comment on « se gouverne» soi-même. Mais j'ajouterai aussitôt que, dans le cas de la folie, j'ai essayé de rejoindre à partir de là la constitution de l'expérience de soi-même comme fou, dans le cadre de la maladie mentale, de la pratique psychiatrique et de l'institution asilaire. Ici je voudrais montrer comment le gouvernement de soi s'intègre à une pratique du gouvernement des autres. Ce sont, en somme, deux voies d'accès inverses vers une même question : comment se forme une « expérience» où sont liés le rapport à soi et le rapport aux autres.

- Il me semble que le lecteur va éprouver une double étrangeté. La première par rapport à vous-même, à ce à quoi il s'attend de vous,..

- Parfait. J'assume entièrement cette différence. C'est le jeu.

- La deuxième étrangeté porte sur la sexualité, sur les rapports entre ce que vous décrivez et notre propre évidence de la sexualité.

- Sur l'étrangeté, il ne faut tout de même pas exagérer. Il est vrai qu'il Y a une certaine doxa à propos de l'Antiquité et de la morale antique qu'on représente souvent comme « tolérante », libérale et souriante. Mais beaucoup de gens savent tout de même qu'il y a eu dans l'Antiquité une morale austère et rigoureuse. Les stoïciens étaient en faveur du mariage et de la fidélité conjugale, c'est bien connu. En faisant valoir cette « sévérité» de la morale philosophique, je ne dis rien d'extraordinaire.

- Je parlais d'étrangeté par rapport aux thèmes qui nous sont familiers dans l'analyse de la sexualité : ceux de la loi et de l'interdit.

- Il s'agit d'un paradoxe qui m'a moi-même surpris, même si je l'avais déjà un peu soupçonné dans La Volonté de savoir, en posant l'hypothèse que ce n'était pas simplement à partir des mécanismes de la répression que l'on pourrait analyser la constitution d'un savoir sur la sexualité. Ce qui m'a frappé dans l'Antiquité, c'est que les points sur lesquels la réflexion y est la plus active à propos du plaisir sexuel ne sont aucunement les points qui représentaient les formes traditionnellement reçues de l'interdit. C'était au contraire là où la sexualité est la plus libre que les moralistes de l'Antiquité se sont interrogés avec le plus d'intensité et qu'ils sont arrivés à formuler les doctrines les plus rigoureuses. L'exemple le plus simple : le statut des femmes mariées leur interdisait tout rapport sexuel en dehors du mariage ; mais sur ce « monopole », on ne trouve guère de réflexion philosophique, ni de préoccupation théorique. En revanche, l'amour avec les garçons était libre (dans certaines limites), et c'est à son sujet que s'est élaborée toute une conception de la retenue, de l'abstinence et du lien non sexuel. Ce n'est donc pas l'interdit qui permet de rendre compte des formes de problématisation.

- Il semble que vous alliez plus loin, que vous opposiez aux catégories de la « loi», de l'« interdit», celles d'« art de vivre », de « techniques de soi», de «stylisation de l'existence».

- J'aurais pu, utilisant des méthodes et des schémas de pensée assez courants, dire que certains interdits étaient effectivement posés comme tels, et que d'autres interdits, plus diffus, s'exprimaient sous la forme de la morale. Il me semble qu'il était plus conforme aux domaines que je traitais et aux documents dont je disposais de penser cette morale dans la forme même où les contemporains l'avaient réfléchie, à savoir dans la forme d'un art de l'existence, disons plutôt d'une technique de vie. Il s'agissait de savoir comment gouverner sa propre vie pour lui donner la forme qui soit la plus belle possible (aux yeux des autres, de soi-même et des générations futures pour lesquelles on pourra servir d'exemple). Voilà ce que j'ai essayé de reconstituer : la formation et le développement d'une pratique de soi qui a pour objectif de se constituer soi-même comme l'ouvrier de la beauté de sa propre vie.

- Les catégories d' «art de vivre» et de « techniques de soi» n'ont pas comme seul domaine de validité l'expérience sexuelle des Grecs et des Romains.

- Je ne crois pas qu'il y ait de morale sans un certain nombre de pratiques de soi. Il arrive que ces pratiques de soi soient associées à des structures de code nombreuses, systématiques et contraignantes. Il arrive même qu'elles s'estompent presque au profit de cet ensemble de règles qui apparaissent alors comme l'essentiel d'une morale. Mais il peut se faire aussi qu'elles constituent le foyer le plus important et le plus actif de la morale et ce que ce soit autour d'elles que se développe la réflexion. Les pratiques de soi prennent ainsi la forme d'un art de soi, relativement indépendant d'une législation morale. Le christianisme a très certainement renforcé dans la réflexion morale le principe de la loi et la structure du code, même si les pratiques d'ascétisme y ont conservé une très grande importance.

- Notre expérience, moderne, de la sexualité commence donc avec le christianisme.

- Le christianisme antique a apporté à l'ascétisme antique plusieurs modifications importantes : il a intensifié la forme de la loi, mais il a aussi infléchi les pratiques de soi en direction de l'herméneutique de soi et du déchiffrement de soi-même comme sujet de désir. L'articulation loi et désir paraît assez caractéristique du christianisme.

- Les descriptions des disciplines dans Surveiller et Punir nous avaient habitués aux prescriptions les plus minutieuses. Il est singulier que les prescriptions de la morale sexuelle de l'Antiquité n'aient rien à leur envier de ce point de vue,

- Il faut bien entrer dans les détails. Dans l'Antiquité, les gens étaient à la fois très attentifs aux éléments de la conduite et ils voulaient que chacun y fasse attention. Mais les modes d'attention n'étaient pas les mêmes que ceux qu'on a connus par la suite. Ainsi l'acte sexuel lui-même, sa morphologie, la manière dont on cherche et dont on obtient son plaisir, l'« objet» du désir, ne semblent guère avoir été un problème théorique très important dans l'Antiquité. En revanche ce qui était objet de préoccupation, c'était l'intensité de l'activité sexuelle, son rythme, le moment choisi ; c'était aussi le rôle actif ou passif qu'on jouait dans la relation. Ainsi on trouvera mille détails sur les actes sexuels dans leur rapport aux saisons, aux heures du jour, au moment du repos et de l'exercice, ou encore sur la manière dont un garçon doit se conduire pour avoir une bonne réputation, mais aucun de ces catalogues d'actes permis et défendus qui seront si importants dans la pastorale chrétienne.

- Les différentes pratiques que vous décrivez, par rapport au corps, à la femme, aux garçons paraissent réfléchies chacune pour elle-même.

Sans être liées par un système rigoureux. C'est une autre différence par rapport à vos précédents ouvrages.

- J'ai appris, en lisant un livre, que j'avais résumé toute l'expérience de la folie à l'âge classique par la pratique de l'internement. Or l' Histoire de la folie est construite sur la thèse qu'il Y a eu au moins deux expériences de la folie distinctes l'une de l'autre : l'une qui avait été celle de l'internement, l'autre qui était une pratique médicale et avait des origines fort lointaines. Que l'on puisse avoir des expériences différentes (simultanées aussi bien que successives) qui ont une référence unique n'a en soi rien d'extraordinaire.

- L'architecture de vos derniers livres fait un peu penser à la table des matières de l'Éthique à Nicomaque *. Vous examinez chaque pratique l'une après l'autre, Qu'est-ce qui donc fait le lien entre le rapport au corps, le rapport à la maison et à la femme, le rapport au garçon ?

* Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. Tricot, Paris, Vrin, 1959.

- Un certain style de morale qui est la maîtrise de soi. L'activité sexuelle est représentée, perçue comme violence et donc problématisée du point de vue de la difficulté qu'il y a à la contrôler. L'hubris est fondamentale. Dans cette éthique, il faut se constituer des règles de conduite grâce auxquelles on pourra assurer cette maîtrise de soi qui peut elle-même s'ordonner à trois principes différents : 1° Le rapport au corps et le problème de la santé. 2° Le rapport aux femmes, à vrai dire à la femme et à l'épouse en tant que les conjoints font partie de la même maison. 3° Le rapport à ces individus si particuliers que sont les adolescents et qui sont susceptibles de devenir un jour des citoyens libres. Dans ces trois domaines, la maîtrise de soi va prendre trois formes différentes ; il n'y a pas, comme cela apparaîtra avec la chair et la sexualité, un domaine qui les unifierait tous. Parmi les grandes transformations que le christianisme apportera, il y aura celle-ci que l'éthique de la chair vaut de la même manière chez les hommes et chez les femmes. Au contraire, dans la morale antique, la maîtrise de soi n'est un problème que pour l'individu qui doit être maître de lui et maître des autres et non pas pour celui qui doit obéir aux autres. C'est la raison pour laquelle cette éthique ne concerne que les hommes et qu'elle n'a pas exactement la même forme selon qu'il s'agit des rapports à son propre corps ou à l'épouse ou à des garçons.

- A partir de ces ouvrages, la question de la libération sexuelle apparaît comme dénuée de sens.

- On peut dire que dans l'Antiquité on a affaire à une volonté de règle, une volonté de forme, une recherche d'austérité. Comment s'est-elle formée ? Est-ce que cette volonté d'austérité n'est rien d'autre que la traduction d'un interdit fondamental ? Ou au contraire n'a-t-elle pas été la matrice, et l'on a ensuite dérivé certaines formes générales d'interdits ?

- Vous proposez donc un renversement complet dans la manière traditionnelle d'envisager la question des rapports de la sexualité à l'interdit ?

- En Grèce, il y avait des interdits fondamentaux. L'interdit de l'inceste par exemple. Mais ils ne retenaient que peu l'attention des philosophes et des moralistes, si on les compare au grand souci de garder la maîtrise de soi. Lorsque Xénophon expose les raisons pour lesquelles l'inceste est interdit, il explique que si on épousait sa mère, la différence d'âge serait telle que les enfants ne pourraient être ni beaux ni bien portants.

- Sophocle semble pourtant avoir dit autre chose.

- L'intéressant, c'est que cet interdit, grave et important, peut être au coeur d'une tragédie. Il n'est pas pour autant au centre de la réflexion morale.

- Pourquoi interroger ces Périodes dont certains diront qu'elles sont bien lointaines ?

- Je pars d'un problème dans les termes où il se pose actuellement et j'essaie d'en faire la généalogie. Généalogie veut dire que je mène l'analyse à partir d'une question présente.

- Quelle est dont la question présente ici ?

- Longtemps certains se sont imaginé que la rigueur des codes sexuels, dans la forme que nous leur connaissions, était indispensable aux sociétés dites" capitalistes ». Or, la levée des codes et la dislocation des interdits se sont faites sans doute plus facilement qu'on n'avait cru (ce qui semble bien indiquer que leur raison d'être n'était pas ce qu'on croyait) ; et le problème d'une éthique comme forme à donner à sa conduite et à sa vie s'est à nouveau posé. En somme, on se trompait quand on croyait que toute la morale était dans les interdits et que la levée de ceux-ci résolvait à elle seule la question de l'éthique.

- Vous auriez écrit ces livres pour les mouvements de libération ? -Non pas pour, mais en fonction d'une situation actuelle. -Vous avez dit, à propos de Surveiller et Punir, que c'était votre « premier livre». Ne pourrait-on pas utiliser l'expression avec encore plus d'à propos à l'occasion de la parution de L'Usage des plaisirs et du Souci de soi ?

- Écrire un livre, c'est d'une certaine manière abolir le précédent. Finalement, on s'aperçoit que ce que l'on a fait est réconfort et déception -assez proche de ce que l'on a déjà écrit.

- Vous parlez de « vous déprendre de vous-même». Pourquoi donc une volonté aussi singulière ?

- Qu'est-ce que peut être l'éthique d'un intellectuel -je revendique ce terme d'intellectuel qui, à l'heure actuelle, semble donner la nausée à quelques-uns -, sinon cela : se rendre capable en permanence de se déprendre de soi-même (ce qui est le contraire de l'attitude de conversion) ? Si j'avais voulu être exclusivement un universitaire, il aurait sans doute été plus sage de choisir un domaine et un seul dans lequel j'aurais déployé mon activité, acceptant une problématique donnée et essayant soit de la mettre en oeuvre, soit de la modifier sur certains points. J'aurais alors pu écrire des livres comme ceux auxquels j'avais pensé en programmant, dans La Volonté de savoir, six volumes d'une histoire de la sexualité, sachant à l'avance ce que je voulais faire et où je voulais aller. Être à la fois un universitaire et un intellectuel, c'est essayer de faire jouer un type de savoir et d'analyse qui est enseigné et reçu dans l'université de façon à modifier non seulement la pensée des autres, mais aussi la sienne propre. Ce travail de modification de sa propre pensée et de celle des autres me paraît être la raison d'être des intellectuels.

- Sartre, par exemple, donnait plutôt l'image d'un intellectuel qui a passé sa vie à développer une intuition fondamentale. Cette volonté de «vous déprendre de vous-même» semble bien vous singulariser.

- Je ne saurais pas dire qu'il y a là quelque chose de singulier. Mais ce à quoi je tiens, c'est que ce changement ne prenne la forme ni d'une illumination soudaine qui" dessille les yeux» ni d'une perméabilité à tous les mouvements de la conjoncture ; je voudrais que ce soit une élaboration de soi par soi, une transformation studieuse, une modification lente et ardue par souci constant de la vérité.

- Les ouvrages précédents ont donné de vous une image du penseur de l'enfermement, des sujets assujettis, contraints et disciplinés. L'Usage des plaisirs et Le Souci de soi nous offrent l'image toute différente de sujets libres. Il semble qu'il y ait là une importante modification dans votre propre pensée.

- Il faudrait revenir au problème des rapports du savoir et du pouvoir. Je crois en effet qu'aux yeux du public je suis celui qui a dit que le savoir se confondait avec le pouvoir, qu'il n'était qu'un mince masque jeté sur les structures de la domination et que celles-ci étaient toujours oppression, enfermement, etc. Sur le premier point, je répondrai par un éclat de rire. Si j'avais dit, ou voulu dire, que le savoir c'était le pouvoir, je l'aurais dit et l'ayant dit, je n'aurais plus rien eu à dire puisque les identifiant, je ne vois pas pourquoi je me serais acharné à en montrer les différents rapports. Je me suis précisément appliqué à voir comment certaines formes de pouvoir qui étaient du même type pouvaient donner lieu à des savoirs extrêmement différents dans leur objet et dans leur structure. Prenons le problème de la structure hospitalière : elle a donné lieu à l'internement du type psychiatrique, à quoi a correspondu la formation d'un savoir psychiatrique dont la structure épistémologique peut laisser assez sceptique. Mais dans un autre livre, la Naissance de la clinique, j'ai essayé de montrer comment dans cette même structure hospitalière s'était développé un savoir anatomo-pathologique, qui a été fondateur d'une médecine d'une tout autre fécondité scientifique. On a donc des structures de pouvoir, des formes institutionnelles assez voisines : internement psychiatrique, hospitalisation médicale, auxquelles sont liées des formes de savoir différentes, entre lesquelles on peut établir des rapports, des relations de conditions, et non pas de cause à effet, ni a fortiori d'identité. Ceux qui disent que, pour moi, le savoir est le masque du pouvoir ne me paraissent pas avoir la capacité de comprendre. Il n'y a guère à leur répondre.

- Ce que vous jugez pourtant utile de faire à l'instant.

- Ce que je trouve en effet important de faire maintenant.

- Vos deux derniers ouvrages marquent comme un passage de la politique à l'éthique. On va certainement à cette occasion attendre de vous une réponse à la question : que faut-il faire, que faut-il vouloir ?

- Le rôle d'un intellectuel n'est pas de dire aux autres ce qu'ils ont à faire. De quel droit le ferait-il ? Et souvenez-vous de toutes les prophéties, promesses, injonctions et programmes que les intellectuels ont pu formuler au cours des deux derniers siècles et dont on a vu maintenant les effets. Le travail d'un intellectuel n'est pas de modeler la volonté politique des autres ; il est, par les analyses qu'il fait dans les domaines qui sont les siens, de réinterroger les évidences et les postulats, de secouer les habitudes, les manières de faire et de penser, de dissiper les familiarités admises, de reprendre la mesure des règles et des institutions et, à partir de cette reproblématisation (où il joue son métier spécifique d'intellectuel) de participer à la formation d'une volonté politique (où il a son rôle de citoyen à jouer).

- Ces derniers temps, on a beaucoup reproché aux intellectuels leur silence.

- Même à contretemps, il n'y a pas à entrer dans cette controverse, dont le point de départ était un mensonge. En revanche, le fait même de cette campagne ne manque pas d'un certain intérêt. Il faut se demander pourquoi les socialistes et le gouvernement l'ont lancée ou reprise, s'exposant à faire apparaître entre eux-mêmes et toute une opinion de gauche un divorce qui ne les servait pas. En surface, et chez certains, il y avait bien sûr l'habillage en constat d'une injonction : «Vous vous taisez» voulant dire : «Puisque nous ne voulons pas vous entendre, taisez-vous. » Mais, plus sérieusement, il y avait, dans ce reproche, comme une demande et une plainte : « Dites-nous donc un peu ce dont nous avons tant besoin. Pendant toute la période où nous avons si difficilement géré notre alliance électorale avec les communistes, il n'était évidemment pas question que nous tenions le moindre discours qui n'aurait pas été d'une orthodoxie « socialiste» acceptable par eux. Il y avait entre eux et nous assez de sujets de mésentente pour que nous n'ajoutions pas celui-là. Vous n'aviez donc, en cette période, qu'à vous taire et à nous laisser vous traiter, pour les besoins de notre alliance, de «petite gauche», de «gauche américaine> ou «californienne». Mais une fois que nous avons été au gouvernement, nous avons eu besoin que vous parliez. Et que vous nous fournissiez un discours à double fonction : il aurait manifesté la solidité d'une opinion de gauche autour de nous (au mieux ce serait celui de la fidélité, cependant nous nous serions contentés de celui de la courtisanerie) ; mais il aurait eu aussi à dire un réel -économique et politique que nous avions autrefois tenu avec soin à l'écart de notre propre discours. Nous avions besoin que d'autres à côté de nous tiennent un discours de la rationalité gouvernementale qui n'aurait été ni celui, mensonger, de notre alliance, ni celui, nu, de nos adversaires de droite (celui que nous tenons aujourd'hui). Nous voulions vous réintroduire dans le jeu ; mais vous nous avez lâchés au milieu du gué et vous voilà assis sur la rive. » À quoi les intellectuels pourraient répondre : « Quand nous vous pressions de changer de discours, vous nous avez condamnés au nom de vos slogans les plus usagés. Et maintenant que vous changez de front, sous la pression d'un réel que vous n'avez pas été capables de percevoir, vous nous demandez de vous fournir, non la pensée qui vous permettrait de l'affronter, mais le discours qui masquerait votre changement. Le mal ne vient pas, comme on l'a dit, du fait que les intellectuels ont cessé d'être marxistes au moment où les communistes arrivaient au pouvoir, il tient au fait que les scrupules de votre alliance vous ont empêchés, en temps utile, de faire avec les intellectuels le travail de pensée qui vous aurait rendu capables de gouverner. De gouverner autrement qu'avec vos mots d'ordre vieillis et les techniques mal rajeunies des autres. »

- y a-t-il une démarche commune dans les différentes interventions que vous avez pu faire en politique et en particulier à propos de la Pologne ?

- Essayer de poser quelques questions en termes de vérité et d'erreur. Quand le ministre des Affaires étrangères a dit que le coup de Jaruzelski est une affaire qui ne regarde que la Pologne, était-ce vrai ? Est-il vrai que l'Europe soit si peu de chose que son partage et la domination communiste qui s'y exerce au-delà d'une ligne arbitraire ne nous concernent pas ? Est-il vrai que le refus des libertés syndicales élémentaires dans un pays socialiste soit une affaire sans importance dans un pays gouverné par des socialistes et des communistes ? S'il est vrai que la présence des communistes au gouvernement est sans influence sur les décisions majeures de politique étrangère, que penser de ce gouvernement et de l'alliance sur laquelle il repose ? Ces questions ne définissent certainement pas une politique ; mais ce sont des questions auxquelles ceux qui définissent la politique devraient répondre.

- Est-ce que le rôle que vous vous donnez en politique correspondrait à ce principe de la « libre parole» dont vous avez fait le thème de vos cours, ces deux dernières années ?

- Rien n'est plus inconsistant qu'un régime politique qui est indifférent à la vérité ; mais rien n'est plus dangereux qu'un système politique qui prétend prescrire la vérité. La fonction du « dire vrai » n'a pas à prendre la forme de la loi, tout comme il serait vain de croire qu'elle réside de plein droit dans les jeux spontanés de la communication. La tâche du dire vrai est un travail infini : la respecter dans sa complexité est une obligation dont aucun pouvoir ne peut faire l'économie. Sauf à imposer le silence de la servitude.