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"Introduction générale"
(avec G. Deleuze) aux Oeuvres philosophiques complètes de F. Nietzsche
Dits Ecrits tome I texte n°45

« Introduction générale» (avec G. Deleuze) aux Oeuvres philosophiques complètes de F. Nietzsche, Paris, Gallimard, 1967, t. V : Le Gai Savoir. Fragments posthumes (1881-1882), hors-texte, pp I-IV.

Dits Ecrits tome I texte n°45


Les penseurs «maudits» se reconnaissent de l'extérieur à trois traits : une oeuvre brutalement interrompue, des parents abusifs qui pèsent sur la publication des posthumes, un livre-mystère, quelque chose comme «le livre» dont on ne finit pas de pressentir les secrets.

L'oeuvre de Nietzsche est brusquement interrompue par la démence, au début de 1889. Sa soeur Elisabeth se fit gardienne autoritaire de l'oeuvre et de la mémoire. Elle fit publier un certain nombre de notes posthumes. Les critiques lui reprochent moins peut-être des falsifications (les seules qui soient manifestes concernent les lettres) que des déformations : elle a cautionné l'image d'un Nietzsche antisémite et précurseur du nazisme l'anti-Nietzsche par excellence.

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Du point de vue de l'édition, le problème essentiel est celui du Nachlass, longtemps identifié avec le projet d'un livre qui se serait appelé La Volonté de puissance. Tant qu'il ne fut pas possible aux chercheurs les plus sérieux d'accéder à l'ensemble des manuscrits de Nietzsche, on savait seulement de façon vague que La Volonté de puissance n'existait pas comme telle, qu'elle n'était pas un livre de Nietzsche, mais qu'elle résultait d'un découpage arbitraire opéré dans les posthumes où l'on mêlait des notations de date et d'origine diverses. Autour d'un noyau de quatre cents « notes» environ et d'un plan quadripartite, les premiers éditeurs avaient composé un volume fictif.

Il faut rappeler que Nietzsche esquissait en même temps plusieurs plans divers ; qu'il variait les projets de son grand livre ; qu'il y renonçait peut-être en décidant de publier ses ouvrages de 1888, et, en tout cas, qu'il concevait la suite de son oeuvre selon des « techniques» qu'on ne peut sans absurdité prétendre reconstituer et fixer. Les lecteurs de Nietzsche savent quelles prodigieuses nouveautés il a apportées, ne serait-ce que dans la technique de l'expression philosophique : le fragment volontaire (qui ne se confond pas avec la maxime), l'aphorisme long, le livre saint, la composition très spéciale de L'Antéchrist ou d'Ecce Homo. Le théâtre, l'opéra-bouffe, la musique, le poème, la parodie sont perpétuellement présents dans l'oeuvre de Nietzsche. Personne ne peut préjuger de la forme ni de la matière qu'aurait eues le grand livre (ni les autres formes que Nietzsche aurait inventées s'il avait renoncé à son projet). Tout au plus le lecteur peut-il rêver ; encore faut-il lui en donner les moyens.

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L'ensemble des cahiers manuscrits représente au moins le triple de l'oeuvre publiée par Nietzsche lui-même. Les posthumes déjà édités sont beaucoup moins nombreux que ceux qui attendent encore une publication.

Certains éditeurs ont soutenu que la connaissance de ces posthumes n'apporterait rien de nouveau. En fait, quand un penseur comme Nietzsche, un écrivain comme Nietzsche, présente plusieurs versions d'une même idée, il va de soi que cette idée cesse d'être la même. De plus, les notes prises par Nietzsche dans ses cahiers devaient servir non seulement à des reprises, à des remaniements, mais à des livres futurs. Il serait absurde de penser qu'il ait tout utilisé, encore plus absurde de prétendre que les notes inédites ne contiennent rien d'autre que celles qui ont été publiées. Citons seulement deux exemples. Dans un cahier de 1875, Nietzsche étudie et critique de manière détaillée un livre de Dühring, Der Werth des Lebens. Comment prétendre que la publication intégrale de ce cahier ne nous apprenne rien sur la formation et la signification du concept nietzschéen de valeur? Tout un cahier de 1881 concerne L'Éternel Retour ; il semble bien, d'après Ecce Homo, que Nietzsche ait repris ce carnet juste avant la maladie. Là encore, comment nier qu'une édition complète s'impose ?

Le fait nouveau, c'est la liberté d'accès aux manuscrits, depuis leur transfert de l'ancien Nietzsche-Archiv au Goethe und Schiller Archiv de Weimar, en République démocratique allemande (1950). Sur trois points essentiels, notre lecture de Nietzsche en est profondément modifiée. On peut saisir les déformations dues à Elisabeth Nietzsche et à Peter Gast ; on peut relever les erreurs de date, les fautes de lecture, les innombrables omissions que comportaient jusqu'à présent les éditions du Nachlass. Enfin, et surtout, on peut connaître la masse des inédits.

MM. Colli et Montinari, en accomplissant l'immense travail qui consiste à dépouiller les archives de Weimar, ont déterminé la seule voie possible pour une publication scientifique : éditer l'ensemble des cahiers suivant l'ordre chronologique. Sans doute arrivait-il à Nietzsche de rouvrir un ancien cahier pour y ajouter une note ; ou à l'intérieur d'un cahier, de ne pas suivre l'ordre du temps. Il n'en reste pas moins que chaque cahier dans son ensemble peut être daté (ne serait-ce que grâce aux allusions personnelles et aux brouillons de lettres) et correspond à une période déterminée de l'activité créatrice de Nietzsche. Or ces cahiers réagissent singulièrement sur les oeuvres publiées de Nietzsche. Ils montrent en effet comment Nietzsche reprend et transforme une idée antérieure, comment il renonce à utiliser maintenant une idée qu'il reprendra plus tard, comment se prépare ou s'esquisse une idée future, à quel moment se forme tel ou tel grand concept nietzschéen. Il fallait donc éditer l'ensemble des cahiers en suivant la série chronologique, et selon des périodes correspondant aux livres publiés par Nietzsche. C'est seulement de cette manière que la masse des inédits peut révéler ses sens multiples.

La présente édition est établie à partir des textes manuscrits tels qu'ils ont été déchiffrés et transcrits par MM. Colli et Montinari. Les oeuvres publiées par Nietzsche ont été traduites d'après la dernière édition parue de son vivant. L'ensemble comportera donc :

- les écrits de jeunesse ;

- les études philologiques et les cours de 1869 à 1878 ;

- toutes les oeuvres publiées par Nietzsche depuis La Naissance de la tragédie (1872) jusqu'au Gai Savoir (1882), chacune étant accompagnée des fragments posthumes qui appartiennent à sa période de préparation et de rédaction ;

- les oeuvres publiées ou prêtes à la publication entre 1882 et 1888 (Ainsi parlait Zarathoustra, Par-delà le bien et le mal, La Généalogie de la morale, Le Cas Wagner, Le Crépuscule des idoles, L'Antéchrist, Ecce Homo, Nietzsche contre Wagner, les Dithyrambes de Dionysos) et les poésies inédites de l'hiver 1882 1883 à 1888 ;

- la masse des fragments posthumes qui ont été rédigés entre l'automne 1882 et l'effondrement final.

À l'exception des lettres et des oeuvres musicales, c'est donc enfin une traduction des oeuvres complètes de Nietzsche qui paraît en France, au moment même où une édition critique, établie sur les mêmes documents, paraît en langue allemande et où une traduction italienne est entreprise sous la direction de MM. Colli et Montinari. La plupart des traductions françaises, même celles des oeuvres déjà connues, seront nouvelles. Nous n'oublions certes pM ce qu'a signifié au début de ce siècle l'entreprise de Charles Andler et Henri Albert, ni l'importance des traductions qui ont pu être déjà données. Dans certains cas, peu nombreux, celles-ci seront reprises.

Nous souhaitons que le jour nouveau, apporté par les inédits, soit celui du retour à Nietzsche. Nous souhaitons que les notes qu'il a pu laisser, avec leurs plans multiples, dégagent aux yeux du lecteur toutes ces possibilités de combinaison, de permutation, qui contiennent maintenant pour toujours, en matière nietzschéenne, l'état inachevé du «livre à venir».