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« Non au sexe roi » (entretien avec B.- H. Lévy),
Le Nouvel Observateur, no 644, 12-21 mars 1977, pp. 92-130.
Dits Ecrits tome III texte n°200
- Vous inaugurez avec « La Volonté de savoir »
une histoire de la sexualité qui s'annonce monumentale. Qu'est-ce
qui justifie aujourd'hui, pour vous Michel Foucault une entreprise
d'une telle ampleur ?
- D'une telle ampleur ? Non, non, d'une telle exiguïté
plutôt. Je ne veux pas faire la chronique des comportements
sexuels à travers les âges et les civilisations. Je
veux suivre un fil beaucoup plus ténu : celui qui, pendant
tant de siècles, a lié, dans nos sociétés,
le sexe et la recherche de la vérité.
- En quel sens, précisément ?
- Le problème est en fait celui-ci : comment se fait-il que,
dans une société comme la nôtre, la sexualité
ne soit pas simplement ce qui permet de reproduire l'espèce,
la famille, les individus ? Pas simplement quelque chose qui procure
du plaisir et de la jouissance ? Comment se fait-il qu'elle ait
été considérée comme le lieu privilégié
où se lit, où se dit notre vérité profonde
? Car c'est l'essentiel : depuis le christianisme, l'Occident n'a
cessé de dire : « Pour savoir qui tu es, sache ce qu'il
en est de ton sexe. » Le sexe a toujours été
le foyer où se noue, en même temps que le devenir de
notre espèce, notre vérité de sujet humain.
La confession, l'examen de conscience, toute une insistance sur
les secrets et l'importance de la chair n'ont pas été
seulement un moyen d'interdire le sexe ou de le repousser au plus
loin de la conscience, c'était une manière de placer
la sexualité au coeur de l'existence et de lier le salut
à la maîtrise de ses mouvements obscurs. Le sexe a
été, dans les sociétés chrétiennes,
ce qu'il a fallu examiner, surveiller, avouer, transformer en discours.
- D'où la thèse paradoxale qui soutient ce premier
tome : loin d'en faire leur tabou, leur interdit majeur, nos sociétés
n'ont pas cessé de parler de la sexualité, de la faire
parler...
- On pourrait très bien parler de la sexualité, et
beaucoup, mais seulement pour l'interdire.
Mais j'ai voulu souligner deux choses importantes. D'abord que
la mise en lumière, « en éclair », de
la sexualité ne s'est pas faite seulement dans les discours,
mais dans la réalité des institutions et des pratiques.
Ensuite que les interdits existent nombreux, et forts. Mais qu'ils
font partie d'une économie complexe où ils côtoient
des incitations, des manifestations, des valorisations. Ce sont
les prohibitions qu'on souligne toujours. Je voudrais faire un peu
tourner le décor ; saisir en tout cas l'ensemble des dispositifs.
Et puis vous savez bien qu'on a fait de moi l'historien mélancolique
des interdits et du pouvoir répressif, quelqu'un qui raconte
toujours des histoires à deux termes : la folie et son enfermement,
l'anomalie et son exclusion, la délinquance et son emprisonnement.
Or mon problème a toujours été du côté
d'un autre terme : la vérité. Comment le pouvoir qui
s'exerce sur la folie a-t-il produit le discours vrai de la psychiatrie
? Même chose pour la sexualité : ressaisir la volonté
de savoir où s'est engagé le pouvoir sur le sexe.
Je ne veux pas faire la sociologie historique d'un interdit mais
l'histoire politique d'une production de vérité.
-Une nouvelle révolution dans le concept d'histoire ? L'aurore
d'une autre « nouvelle histoire » ?
-Les historiens, il y a des années, ont été
très fiers de découvrir qu'ils pouvaient faire non
seulement l'histoire des batailles, des rois et des institutions,
mais celle de l'économie. Les voilà tout éberlués
parce que les plus malins d'entre eux leur ont appris qu'on pouvait
faire aussi l'histoire des sentiments, des comportements, des corps.
Que l'histoire de l'Occident ne soit pas dissociable de la manière
dont la vérité est produite et inscrit ses effets,
ils le comprendront bientôt. L'esprit vient bien aux filles.
Nous vivons dans une société qui marche en grande
partie « à la vérité » - je veux
dire qui produit et fait circuler du discours ayant fonction de
vérité, passant pour tel et détenant par là
des pouvoirs spécifiques. La mise en place de discours vrais
(et qui d'ailleurs changent sans cesse) est l'un des problèmes
fondamentaux de l'Occident. L'histoire de la « vérité
» - du pouvoir propre aux discours acceptés comme vrais
- est entièrement à faire.
Quels sont les mécanismes positifs qui, produisant la sexualité
sur tel ou tel mode, entraînent des effets de misère
?
En tout cas, ce que je voudrais étudier, pour ma part, ce
sont tous ces mécanismes qui, dans notre société,
invitent, incitent, contraignent à parler du sexe.
- D'aucuns vous répondraient que, malgré cette mise
en discours, la répression, la misère sexuelle, cela
existe aussi...
- Oui, l'objection m'a été faite. Vous avez raison
: nous vivons tous plus ou moins dans un état de misère
sexuelle. Cela dit, il est exact qu'il n'est jamais question de
ce vécu-là dans mon livre...
- Pourquoi ? Est-ce un choix délibéré ?
- Quand j'aborderai, dans les volumes suivants, les études
concrètes -à propos des femmes, des enfants, des pervers
-, j'essaierai d'analyser les formes et les conditions de cette
misère. Mais, pour l'instant, il s'agit de fixer la méthode.
Le problème est de savoir si cette misère doit être
expliquée négativement par un interdit fondamental
ou par une prohibition relative à une situation économique
(« Travaillez, ne faites pas l'amour ») ; ou si elle
n'est pas l'effet de procédures beaucoup plus complexes et
beaucoup plus positives.
- Que pourrait être dans ce cas une
explication « positive » ?
-Je vais faire une comparaison présomptueuse. Qu'a fait
Marx quand, dans son analyse du capital, il a rencontré le
problème de la misère ouvrière ? Il a refusé
l'explication habituelle, qui faisait de cette misère l'effet
d'une rareté naturelle ou d'un vol concerté. Et il
a dit en substance : étant donné ce qu'est, dans ses
lois fondamentales, la production capitaliste, elle ne peut pas
ne pas produire de la misère. Le capitalisme n'a pas pour
raison d'être d'affamer les travailleurs, mais il ne peut
se développer sans les affamer. Marx a substitué l'analyse
de la production à la dénonciation du vol.
Mutatis mutandis, c'est un peu cela que j'ai voulu faire. Il ne
s'agit pas de nier la misère sexuelle, mais il ne s'agit
pas non plus de l'expliquer négativement par une répression.
Tout le problème est de saisir quels sont les mécanismes
positifs qui, produisant la sexualité sur tel ou tel mode,
entraînent des effets de misère.
Un exemple que je traiterai dans un prochain volume : au début
du XVIIIe siècle, on accorde soudain une importance énorme
à la masturbation enfantine, qu'on persécute partout
comme une épidémie soudaine, terrible, susceptible
de compromettre toute l'espèce humaine.
Faut-il admettre que la masturbation des enfants était soudain
devenue inacceptable pour une société capitaliste
en voie de développement ? C'est l'hypothèse de certains
« reichiens » récents. Elle ne me paraît
guère satisfaisante.
En revanche, ce qui était important à l'époque,
c'était la réorganisation des rapports entre enfants
et adultes, parents, éducateurs, c'était une intensification
des rapports intra-familiaux, c'était l'enfance devenue un
enjeu commun pour les parents, les institutions éducatives,
les instances d'hygiène publique, c'était l'enfance
comme pépinière pour les populations à venir.
Au carrefour du corps et de l'âme, de la santé et de
la morale, de l'éducation et du dressage, le sexe des enfants
est devenu à la fois une cible et un instrument de pouvoir.
On a constitué une sexualité des enfants spécifique,
précaire, dangereuse, à surveiller constamment.
De là une misère sexuelle de l'enfance et de l'adolescence
dont nos générations n'ont pas encore été
affranchies, mais le but recherché n'était pas cette
misère ; l'objectif n'était pas d'interdire. Il était
de constituer, à travers la sexualité enfantine, devenue
soudain importante et mystérieuse, un réseau de pouvoir
sur l'enfance.
- Cette idée que la misère sexuelle vient de la répression,
cette idée que, pour être heureux, il faut libérer
nos sexualités, c'est au fond celle des sexologues, des médecins
et des policiers du sexe...
- Oui, et c'est pourquoi ils nous tendent un piège redoutable.
Ils nous disent à peu près : « Vous avez une
sexualité, cette sexualité est à la fois frustrée
et muette, d'hypocrites interdits la répriment. Alors, venez
à nous, dites-nous, montrez-nous tout ça, confiez-nous
vos malheureux secrets... »
Ce type de discours est, en fait, un formidable outil de contrôle
et de pouvoir. Il se sert, comme toujours, de ce que disent les
gens, de ce qu'ils ressentent, de ce qu'ils espèrent. Il
exploite leur tentation de croire qu'il suffit, pour être
heureux, de franchir le seuil du discours et de lever quelques interdits.
Et il aboutit en fait à rabattre et à quadriller les
mouvements de révolte et de libération...
- D'où, je suppose, le malentendu de certains commentateurs
: « Selon Foucault, répression et libération
du sexe, cela revient au même... » Ou encore : «
Le Mouvement pour la liberté de l'avortement et de la contraception
et Laissez-les vivre, c'est au fond le même discours... »
- Oui ! Sur ce point, il faut tout de même clarifier les choses.
On m'a fait dire effectivement qu'entre le langage de la censure
et celui de la contre-censure, entre le discours des pères-la-pudeur
et celui de la libération du sexe, il n'y a pas de vraie
différence. On a prétendu que je les mettais dans
le même sac pour les noyer comme une portée de petits
chats. Radicalement faux : ce n'est pas ce que j'ai voulu dire.
D'ailleurs, l'important, c'est que je ne l'ai pas du tout dit.
- Vous convenez tout de même qu'il y a des éléments,
des énoncés communs.,.
- Mais une chose est l'énoncé, une autre le discours.
Il y a des éléments tactiques communs et des stratégies
adverses.
- Par exemple ?
- Les mouvements dits de « libération sexuelle »
doivent être compris, je crois, comme des mouvements d'affirmation
à partir de la sexualité. Ce qui veut dire deux choses
: ce sont des mouvements qui partent de la sexualité, du
dispositif de sexualité à l'intérieur duquel
nous sommes pris, qui le font fonctionner jusqu'à la limite
; mais, en même temps, ils se déplacent par rapport
à lui, s'en dégagent et le débordent.
- A quoi ressemblent ces débordements ?
- Prenez le cas de l'homosexualité. C'est vers les années
1870 que les psychiatres ont commencé à en faire une
analyse médicale : point de départ, c'est certain,
pour toute une série d'interventions et de contrôles
nouveaux.
On commence soit à interner les homosexuels dans les asiles,
soit à entreprendre de les soigner. On les percevait autrefois
comme des libertins et parfois comme des délinquants (de
là des condamnations qui pouvaient être fort sévères
-le feu parfois encore au XVIIIe siècle, -mais qui étaient
forcément rares). Désormais, on va tous les percevoir
dans une parenté globale avec les fous, comme des malades
de l'instinct sexuel. Mais, prenant au pied de la lettre de pareils
discours et, par là même, les contournant, on voit
apparaître des réponses en forme de défi : soit,
nous sommes ce que vous dites, par nature, maladie ou perversion,
comme vous voudrez. Eh bien, si nous le sommes, soyons-le, et si
vous voulez savoir ce que nous sommes, nous vous le dirons nous-mêmes
mieux que vous. Toute une littérature de l'homosexualité,
très différente des récits libertins apparaît
à la fin du XIXe siècle : songez à Wilde ou
à Gide. C'est le retournement stratégique d'une même
volonté de vérité.
- C'est ce qui se passe en fait pour toutes les minorités,
les femmes, les jeunes, les Noirs américains...
- Oui, bien sûr. On a essayé longtemps d'épingler
les femmes à leur sexualité. « Vous n'êtes
rien d'autre que votre sexe », leur disait-on depuis des siècles.
Et ce sexe, ajoutaient les médecins, est fragile, presque
toujours malade et toujours inducteur de maladie. « Vous êtes
la maladie de l'homme. » Et ce mouvement très ancien
s'est précipité vers le XVIIIe siècle, aboutissant
à une pathologisation de la femme : le corps de la femme
devient chose médicale par excellence. J'essaierai plus tard
de faire l'histoire de cette immense « gynécologie
» au sens large du terme.
Or les mouvements féministes ont relevé le défi.
Sexe nous sommes par nature ? Eh bien, soyons-le, mais dans sa singularité,
dans sa spécificité irréductibles. Tirons-en
les conséquences et réinventons notre propre type
d'existence, politique, économique, culturelle... Toujours
le même mouvement : partir de cette sexualité dans
laquelle on veut les coloniser et la traverser pour aller vers d'autres
affirmations.
-Cette stratégie que vous décrivez, cette stratégie
à double détente, est-ce encore au sens classique
une stratégie de libération ? Ou ne faut-il pas dire
plutôt que, libérer le sexe, c'est désormais
le haïr et le dépasser ?
- Un mouvement se dessine aujourd'hui qui me paraît remonter
la pente du « toujours plus de sexe », du « toujours
plus de vérité dans le sexe » à laquelle
des siècles nous avaient voués : il s'agit, je ne
dis pas de redécouvrir, mais bel et bien de fabriquer d'autres
formes de plaisirs, de relations, de coexistences, de liens, d'amours,
d'intensités. J'ai l'impression d'entendre actuellement un
grondement « anti-sexo » (je ne suis pas prophète,
tout au plus un diagnosticien), comme si un effort se faisait en
profondeur pour secouer cette grande « sexographie »
qui nous fait déchiffrer le sexe comme l'universel secret.
- Des signes, pour ce diagnostic ?
- Seulement une anecdote. Un jeune écrivain, Hervé
Guibert, avait écrit des contes pour enfants : aucun éditeur
n'en avait voulu. Il écrit un autre texte, d'ailleurs très
remarquable et d'apparence très « sexo ». C'était
la condition pour se faire écouter et éditer. Le voilà
donc publié (il s'agit de La Mort propagande *). Lisez-le
; il me semble que c'est le contraire de cette écriture sexographique
qui a été la loi de la pornographie et parfois de
la bonne littérature : aller progressivement jusqu'à
nommer du sexe ce qu'il y a de plus innommable. Hervé Guibert
prend d'entrée de jeu le pire et l'extrême - »
Vous voulez qu'on en parle, eh bien, allons-y, et vous en entendrez
plus que vous n'en avez entendu » -, et avec l'infâme
matériau il construit des corps, des mirages, des châteaux,
des fusions, des tendresses, des races, des ivresses ; tout le lourd
coefficient du sexe s'est volatilisé. Mais ce n'est là
qu'un exemple du défi « anti-sexo » dont on trouverait
bien d'autres signes. C'est peut-être la fin de ce morne désert
de la sexualité, la fin de la monarchie du sexe.
* Guibert (H.), La Mort propagande, Paris, Régine Deforges,
1977.
- A condition que nous ne soyons pas voués, chevillés
au sexe comme à une fatalité. Et cela depuis l'enfance,
comme on dit...
- Justement, regardez ce qui se passe à propos des enfants.
On dit : la vie des enfants, c'est leur vie sexuelle. Du biberon
à la puberté, il n'est question que de cela. Derrière
le désir d'apprendre à lire ou le goût pour
les bandes dessinées, il y a encore et toujours la sexualité.
Eh bien, êtes-vous sûr que ce type de discours soit
effectivement libérateur ? Êtes-vous sûr qu'il
n'enferme pas les enfants dans une sorte d'insularité sexuelle
? Et s'ils s'en fichaient après tout ? Si la liberté
de ne pas être adulte consistait justement à ne pas
être asservi à la loi, au principe, au lieu commun,
si ennuyeux finalement, de la sexualité ? S'il pouvait y
avoir aux choses, aux gens, aux corps des rapports polymorphes,
ne serait-ce pas cela l'enfance ? Ce polymorphisme, les adultes,
pour se rassurer, l'appellent perversité, le colorant ainsi
du camaïeu monotone de leur propre sexe. -L'enfant est opprimé
par ceux-là mêmes qui prétendent le libérer
?
- Lisez le livre de Scherer et Hocquenghem ** : il montre bien que
l'enfant a un régime de plaisir pour lequel la grille «
sexo » constitue une véritable prison.
** Scherer (R.) et Hocquenghem (G.), « Co-ire. Album systématique
de l'enfance »,
Recherches (revue du C.E.R.F.I.), no 22, mai 1976.
- C'est un paradoxe ?
- Cela découle de l'idée que la sexualité n'est
pas fondamentalement ce dont le pouvoir a peur ; mais qu'elle est
sans doute bien davantage ce à travers quoi il s'exerce.
- Voyez pourtant les États autoritaires : peut-on dire que
le pouvoir s'y exerce non pas contre mais à travers la sexualité
?
-Deux faits récents, apparemment contradictoires. Il y a
dix-huit mois environ, la Chine a commencé une campagne contre
la masturbation des enfants, exactement dans le style de ce qu'avait
connu le XVIIIe siècle européen (ça empêche
de travailler, ça rend sourd, ça fait dégénérer
l'espèce...). En revanche, avant la fin de l'année,
l'U.R.S.S. va recevoir, pour la première fois, un congrès
de psychanalystes (il faut bien qu'elle les reçoive puisqu'elle
n'en a pas chez elle). Libéralisation ? Dégel du côté
de l'inconscient ? Printemps de la libido soviétique contre
l'embourgeoisement moral des Chinois ?
Dans les stupidités vieillottes de Pékin et les nouvelles
curiosités des Soviétiques, je vois surtout la double
reconnaissance du fait que, formulée et prohibée,
dite et interdite, la sexualité est un relais dont nul système
moderne de pouvoir ne peut se passer. Craignons, craignons le socialisme
à visage sexuel.
- Le pouvoir, autrement dit, ce n'est plus nécessairement
ce qui censure et enferme ?
- D'une façon générale, je dirais que l'interdit,
le refus, la prohibition, loin d'être les formes essentielles
du pouvoir, n'en sont que les limites, les formes frustes ou extrêmes.
Les relations de pouvoir sont, avant tout, productives.
- C'est une idée neuve par rapport à vos livres antérieurs.
- Si je voulais prendre la pose et me draper dans une cohérence
un peu fictive, je vous dirais que ça a toujours été
mon problème : effets de pouvoir et production de vérité.
Je me suis toujours senti mal à l'aise devant cette notion
d'idéologie qui a été si utilisée ces
dernières années. On s'en est servi pour expliquer
les erreurs, les illusions, les représentations-écrans,
bref, tout ce qui empêche de former des discours vrais. On
s'en est servi aussi pour montrer le rapport entre ce qui se passe
dans la tête des gens et leur place dans les rapports de production.
En gros, l'économie du non-vrai. Mon problème, c'est
la politique du vrai. J'ai mis longtemps à m'en rendre compte.
- Pourquoi ?
- Pour plusieurs raisons. D'abord, parce que le pouvoir
en Occident, c'est ce qui se montre le plus, donc ce qui se cache
le mieux : ce qu'on appelle la « vie politique », depuis
le XIXe siècle, c'est (un peu comme la Cour à l'époque
monarchique) la manière dont le pouvoir se donne en représentation.
Ce n'est ni là ni comme cela qu'il fonctionne. Les relations
de pouvoir sont peut-être parmi les choses les plus cachées
dans le corps social.
D'autre part, depuis le XIXe siècle, la critique de la société
s'est faite, pour l'essentiel, à partir du caractère
effectivement déterminant de l'économie. Sainte réduction
du « politique », à coup sûr, mais tendance
aussi à négliger les relations de pouvoir élémentaires
qui peuvent être constituantes des rapports économiques.
Troisième raison : une tendance qui, elle, est commune aux
institutions, aux partis, à tout un courant de la pensée
et de l'action révolutionnaires et qui consiste à
ne voir le pouvoir que dans la forme et les appareils de l'État.
Ce qui conduit, quand on se tourne vers les individus, à
ne plus trouver le pouvoir que dans leur tête (sous forme
de représentation, d'acceptation, ou d'intériorisation).
- Et, en face de cela, vous avez voulu faire quoi ?
- Quatre choses : rechercher ce qu'il peut y avoir de plus caché
dans les relations de pouvoir ; les ressaisir jusque dans les infrastructures
économiques ; les suivre dans leurs formes non seulement
étatiques mais infra-étatiques ou para-étatiques
; les retrouver dans leur jeu matériel.
- A partir de quel moment avez-vous fait ce genre d'analyse ?
- Si vous voulez une référence livresque, c'est dans
Surveiller et Punir. J'aimerais mieux dire que c'est à partir
d'une série d'événements et d'expériences
qu'on a pu faire depuis 1968 à propos de la psychiatrie,
de la délinquance, de la scolarité. Mais je crois
que ces événements eux-mêmes n'auraient jamais
pu prendre leur sens et leur intensité s'il n'y avait eu
derrière eux ces deux ombres gigantesques qu'ont été
le fascisme et le stalinisme. Si la misère ouvrière
-cette sous-existence - a fait pivoter la pensée politique
du XIXe siècle autour de l'économie, le fascisme et
le stalinisme ces sur-pouvoirs - induisent l'inquiétude politique
de nos sociétés actuelles.
De là, deux problèmes : le pouvoir, ça marche
comment ? Suffit-il qu'il interdise fortement pour fonctionner réellement
? Et puis : est-ce qu'il s'abat toujours de haut en bas et du centre
à la périphérie ?
- De fait, j'ai vu, dans La Volonté de savoir, ce déplacement,
ce glissement essentiel : que vous rompez nettement cette fois avec
un naturalisme diffus qui hantait vos livres précédents...
- Ce que vous appelez le « naturalisme » désigne,
je crois, deux choses. Une certaine théorie, l'idée
que sous le pouvoir, ses violences et ses artifices on doit retrouver
les choses mêmes dans leur vivacité primitive : derrière
les murs de l'asile, la spontanéité de la folie ;
à travers le système pénal, la fièvre
généreuse de la délinquance ; sous l'interdit
sexuel, la fraîcheur du désir. Et aussi un certain
choix esthético-moral : le pouvoir, c'est mal, c'est laid,
c'est pauvre, stérile, monotone, mort ; et ce sur quoi s'exerce
le pouvoir, c'est bien, c'est bon, c'est riche.
- Oui. Le thème finalement commun à la Vulgate marxiste
et au néogauchisme : « Sous les pavés, la plage.
»
- Si vous voulez. Il y a des moments où ces simplifications
sont nécessaires. Pour retourner de temps en temps le décor
et passer du pour au contre, un tel dualisme est provisoirement
utile.
- Et puis vient le temps d'arrêt, le moment de la réflexion
et du rééquilibrage ?
- Au contraire. Doit venir le moment de la nouvelle mobilité
et du nouveau déplacement. Car ces renversements du pour
au contre se bloquent vite, ne pouvant faire autre chose que se
répéter et formant ce que Jacques Rancière
appelle la « doxa gauchiste ». Dès lors qu'on
répète indéfiniment le même refrain de
la chansonnette antirépressive, les choses restent en place
et n'importe qui peut chanter le même air sans qu'on y prête
attention. Ce retournement des valeurs et des vérités,
dont je parlais tout à l'heure, a été important
dans la mesure où il n'en reste pas à de simples vivats
(Vive la folie, Vive la délinquance, Vive le sexe) mais où
il permet de nouvelles stratégies. Voyez-vous, ce qui me
gêne souvent aujourd'hui à la limite, ce qui me fait
de la peine -, c'est que tout ce travail fait depuis maintenant
une quinzaine d'années, souvent dans la difficulté
et parfois dans la solitude, ne fonctionne plus pour certains que
comme signe d'appartenance : être du « bon côté
», du côté de la folie, des enfants, de la délinquance,
du sexe.
- II n'y a pas de bon côté ?
- Il faut passer de l'autre côté -du bon côté
-, mais pour essayer de se déprendre de ces mécanismes
qui font apparaître deux côtés, pour dissoudre
la fausse unité, la nature illusoire de cet autre côté
dont on a pris le parti. C'est là que commence le vrai travail,
celui de l'historien du présent.
- Plusieurs fois déjà que vous vous définissez
comme historien. Qu'est-ce que cela signifie ? Pourquoi historien
et non philosophe ?
- Sous une forme aussi naïve qu'une fable pour enfants, je
dirai que la question de la philosophie a longtemps été
: « Dans ce monde où tout périt, qu'est-ce qui
ne passe pas ? Que sommes-nous, nous qui devons mourir, par rapport
à ce qui ne passe pas ? » Il me semble que, depuis
le XIXe siècle, la philosophie n'a pas cessé de se
rapprocher de la question : « Qu'est-ce qui se passe actuellement,
et que sommes-nous, nous qui ne sommes peut-être rien d'autre
et rien de plus que ce qui se passe actuellement ? » La question
de la philosophie, c'est la question de ce présent qui est
nous-mêmes. C'est pourquoi la philosophie aujourd'hui est
entièrement politique et entièrement historienne.
Elle est la politique immanente à l'histoire, elle est l'histoire
indispensable à la politique.
- N'y a-t-il pas aussi aujourd'hui un retour à la plus classique,
à la plus métaphysicienne des philosophies ?
- Je ne crois à aucune forme de retour. Je dirais seulement
ceci, et un peu par jeu. La pensée des premiers siècles
chrétiens avait eu à répondre à la question
: « Qu'est-ce qui se passe actuellement ? Qu'est-ce que ce
temps qui est le nôtre ? Comment et quand se fera ce retour
de Dieu qui nous est promis ? Que faire de ce temps qui est comme
en trop ? Et que sommes-nous, nous qui sommes ce passage ? »
On pourrait dire que sur ce versant de l'histoire, où la
révolution doit revenir et n'est pas encore venue, nous posons
la même question : « Qui sommes-nous, nous qui sommes
en trop, en ce temps où ne se passe pas ce qui devrait se
passer ? » Toute la pensée moderne, comme toute la
politique, a été commandée par la question
de la révolution.
- Cette question de la révolution, continuez-vous, pour votre
part, de la poser et d'y réfléchir ? Demeure-t-elle
à vos yeux la question par excellence ?
- Si la politique existe depuis le XIXe siècle, c'est parce
qu'il y a eu la Révolution. Celle-ci n'est pas une espèce,
une région de celle-là. C'est la politique qui, toujours,
se situe par rapport à la Révolution. Quand Napoléon
disait : « La forme moderne du destin, c'est la politique
», il ne faisait que tirer les conséquences de cette
vérité, car il venait après la Révolution
et avant le retour éventuel d'une autre.
Le retour de la révolution, c'est bien là notre problème.
Il est certain que, sans lui, la question du stalinisme ne serait
qu'une question d'école -simple problème d'organisation
des sociétés ou de validité du schéma
marxiste. Or c'est de bien autre chose qu'il s'agit, dans le stalinisme.
Vous le savez bien : c'est la désirabilité même
de la révolution qui fait aujourd'hui problème...
- Désirez-vous la révolution ? Désirez-vous
quelque chose qui excède le simple devoir éthique
de lutter, ici et maintenant, aux côtés de tels ou
tels, fous et prisonniers, opprimés et misérables
?
- Je n'ai pas de réponse. Mais je crois, si vous voulez,
que faire de la politique autrement que politicienne, c'est essayer
de savoir avec le plus d'honnêteté possible si la révolution
est désirable. C'est explorer cette terrible taupinière
où la politique risque de basculer.
- Si la révolution n'était plus désirable,
la politique demeurerait-elle ce que vous dites ?
- Non, je ne crois pas. Il faudrait en inventer une autre ou quelque
chose qui se substituerait à elle. Nous vivons peut-être
la fin de la politique. Car, s'il est vrai que la politique est
un champ qui a été ouvert par l'existence de la révolution,
et si la question de la révolution ne peut plus se poser
en ces termes, alors la politique risque de disparaître.
- Revenons à votre politique, celle que vous avez consignée
dans La Volonté de savoir. Vous dites : « Là
où il y a du pouvoir, il y a de la résistance. »
Ne ramenez-vous pas ainsi cette nature que vous souhaitiez tout
à l'heure congédier ?
- Je ne pense pas, car cette résistance dont je parle n'est
pas une substance. Elle n'est pas antérieure au pouvoir qu'elle
contre. Elle lui est coextensive et absolument contemporaine.
- L'image inversée du pouvoir ? Cela reviendrait au même.
Les pavés sous la plage, toujours...
- Ce n'est pas cela non plus. Car, si elle n'était que cela,
elle ne résisterait pas. Pour résister, il faut qu'elle
soit comme le pouvoir. Aussi inventive, aussi mobile, aussi productive
que lui. Que, comme lui, elle s'organise, se coagule et se cimente.
Que, comme lui, elle vienne d'en bas et se distribue stratégiquement.
- » Là où il y a du pouvoir, il y a de la résistance
», c'est presque une tautologie, par conséquent...
-Absolument. Je ne pose pas une substance de la résistance
en face de la substance du pouvoir. Je dis simplement : dès
lors qu'il y a un rapport de pouvoir, il y a une possibilité
de résistance. Nous ne sommes jamais piégés
par le pouvoir : on peut toujours en modifier l'emprise, dans des
conditions déterminées et selon une stratégie
précise.
- Pouvoir et résistance... Tactique et stratégie...
Pourquoi ce fond de métaphores guerrières ? Pensez-vous
que le pouvoir soit à penser désormais dans la forme
de la guerre ?
- Je n'en sais trop rien pour l'instant. Une chose me paraît
certaine, c'est que, pour analyser les rapports de pouvoir, nous
ne disposons guère pour le moment que de deux modèles
: celui que nous propose le droit (le pouvoir comme loi, interdit,
institution) et le modèle guerrier ou stratégique
en termes de rapports de forces. Le premier a été
fort utilisé et il a montré, je crois, son caractère
inadéquat : on sait bien que le droit ne décrit pas
le pouvoir.
L'autre, je sais bien qu'on en parle beaucoup aussi. Mais on en
reste aux mots : on utilise des notions toutes faites, ou métaphores
(« guerre de tous contre tous », « lutte pour
la vie »), ou encore des schémas formels (les stratégies
sont très à la mode chez certains sociologues ou économistes,
surtout américains). Je crois qu'il faudrait essayer de resserrer
cette analyse des rapports de forces.
- Cette conception guerrière des rapports du pouvoir, elle
était déjà chez les marxistes ?
-Ce qui me frappe, dans les analyses marxistes, c'est qu'il est
toujours question de lutte des classes, mais qu'il y a un mot dans
l'expression auquel on prête moins attention, c'est «
lutte ». Là encore il faut nuancer. Les plus grands
d'entre les marxistes (à commencer par Marx) ont beaucoup
insisté sur les problèmes militaires (armée
comme appareil d'État, soulèvement armé, guerre
révolutionnaire). Mais, quand ils parlent de lutte des classes
comme ressort général de l'histoire, ils s'inquiètent
surtout de savoir ce qu'est la classe, où elle se situe,
qui elle englobe, jamais ce qu'est concrètement la lutte.
À une réserve près d'ailleurs : les textes
non pas théoriques mais historiques de Marx lui-même
qui sont autrement plus fins.
- Pensez-vous que votre livre puisse combler cette lacune ?
- Je n'ai pas cette prétention. D'une façon générale,
je pense que les intellectuels -si cette catégorie existe
ou si elle doit encore exister, ce qui n'est pas certain, ce qui
n'est peut-être pas souhaitable renoncent à leur vieille
fonction prophétique.
Et, par-là, je ne pense pas seulement à leur prétention
à dire ce qui va se passer, mais à la fonction de
législateur à laquelle ils ont si longtemps aspiré
: « Voilà ce qu'il faut faire, voilà ce qui
est bien, suivez-moi. Dans l'agitation où vous êtes
tous, voici le point fixe, c'est celui où je suis. »
Le sage grec, le prophète juif et le législateur romain
sont toujours des modèles qui hantent ceux qui, aujourd'hui,
font profession de parler et d'écrire. Je rêve de l'intellectuel
destructeur des évidences et des universalités, celui
qui repère et indique dans les inerties et contraintes du
présent les points de faiblesse, les ouvertures, les lignes
de force, celui qui, sans cesse, se déplace, ne sait pas
au juste où il sera ni ce qu'il pensera demain, car il est
trop attentif au présent ; celui qui contribue, là
où il est de passage, à poser la question de savoir
si la révolution, ça vaut la peine, et laquelle (je
veux dire quelle révolution et quelle peine), étant
entendu que seuls peuvent y répondre ceux qui acceptent de
risquer leur vie pour la faire.
Quant à toutes les questions de classement ou de programme
qu'on nous pose : « Êtes-vous marxiste ? », «
Que feriez-vous si vous aviez le pouvoir ? », « Quels
sont vos alliés et vos appartenances ? », ce sont des
questions qui sont vraiment secondaires par rapport à celle
que je viens d'indiquer : car elle est la question d'aujourd'hui.
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