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Interview avec Michel Foucault Stockholm mars 1968
Dits Ecrits tome I texte n°54

«En intervju med Michel Foucault» («Interview avec Michel Foucault» ; entretien avec I. Lindung ; trad. C. G. Bjurström), Bonniers Litteräre Magasin, Stockholm, 37e année, no 3, mars 1968, pp. 203-211.

Dits Ecrits tome I texte n°54


[...] En plaisantant, il dit que c'est au cours des trois années où il fut lecteur de français à Uppsala, au milieu des années cinquante (il a aussi été lecteur pendant un an en Pologne et en Allemagne, et il a séjourné quelque temps au Brésil et en Tunisie), qu'il a appris à parler.

- C'est peut-être le mutisme des Suédois, leur grand silence et leur habitude de ne s'exprimer que sobrement, par ellipses, qui m'ont poussé à commencer à parler et à développer ce bavardage inépuisable qui, j'en suis conscient, ne peut qu'irriter un Suédois. [...] La réalité suédoise a une beauté, une rigueur et une nécessité qui montrent que l'homme, au sein d'une telle réalité, n'est jamais qu'un point qui se déplace, qui obéit à des lois, à des schémas et à des formes dans un trafic qui le dépasse, et qui est plus puissant que lui. On le voit plus nettement en Suède qu'en France. Dans son calme, la Suède révèle un monde presque parfait où on découvre que l'homme n'est plus nécessaire. [...] Et je me demande si ce n'est pas en Suède que j'ai commencé à formuler cet horrible antihumanisme que l'on m'attribue, peut-être avec un certain excès.

- Si les structures sont presques parfaites en Suède, monsieur Foucault, le bonheur de l'homme n'est cependant pas aussi parfait !

- Je peux vous répondre que l'humanisme du XIXe siècle a toujours été lié au rêve qu'un jour l'homme serait heureux. C'est pour le rendre heureux qu'on a voulu renverser des structures politiques et sociales, qu'on a écrit, qu'on a édifié des systèmes philosophiques et que l'homme a rêvé de l'homme pour l'homme. Ce qui devient clair maintenant, c'est peut-être à la fois que l'homme n'est ni le problème fondamentalement théorique ni le problème pratique que l'on s'est représenté, et qu'il n'est pas l'objet dont nous devons sans cesse nous occuper, peut-être parce que l'homme ne peut pas prétendre au bonheur. Et s'il ne peut pas être heureux, à quoi bon nous occuper de cette question ?

[...]

- C'est le hasard qui m'a conduit en Suède en 1955, à un moment où j'avais la ferme intention de passer le reste de ma vie entre deux valises, à voyager à travers le monde, et plus particulièrement de ne jamais toucher à une plume. La pensée de consacrer ma vie à écrire me paraissait alors complètement absurde, et je n'y avais jamais pensé vraiment. C'est en Suède, durant la longue nuit suédoise, que j'ai attrapé cette manie et cette mauvaise habitude d'écrire de cinq à six heures par jour... J'ai quitté la France comme une sorte de touriste inutile et superflu, et je me sens toujours aussi inutile, avec cette différence que je ne suis plus touriste. Je suis maintenant cloué à mon bureau.

- Mais vous vous sentez utile à votre bureau ?

- Non, je ne crois pas que je sois utile. Non, non, je ne le crois pas.

- Vous dites cela sérieusement ?

- Sérieusement.

- Alors, je ne vous comprends pas.

-Je crois que pour estimer qu'un travail intellectuel, une tâche d'écrivain est utile, il faut avoir beaucoup de présomption, de courage et de foi en ce qu'on fait. Quand ensuite on voit le poids que tel ou tel texte peut avoir eu dans l'histoire du monde, alors vous comprendrez qu'on se sent appelé à beaucoup de modestie. On peut compter sur les doigts les textes qui, par exemple au XIXe siècle, ont été de quelque utilité, disons de quelque importance pour le cours de l'histoire. Il y en a au maximum dix ou quinze.

- Si le structuraliste ne se sent pas utile, le structuralisme peut-il l'être ?

- Je pense qu'aucun individu n'est irremplaçable à l'intérieur d'un travail théorique. Ce que j'ai dit, n'importe qui pourrait le dire à ma place. C'est en ce sens que je suis parfaitement inutile. En ce qui concerne l'influence de ce que je peux dire ? Je crois qu'au moins les réactions négatives, la façon de se défendre et de se sentir touché, ça peut avoir une certaine utilité. J'ai été très surpris de voir avec quelle hostilité une partie du public français a accueilli ce que j'ai dit. Analyser Ricardo, Linné ou Buffon, je ne parviens pas à comprendre en quoi cela peut concerner certaines braves gens qui n'ont d'ailleurs jamais lu aucun de ces auteurs. Mais ils se sont sentis touchés sans être attaqués, et cela révèle quelque chose. Au bout du compte, cela leur a peut-être fait du bien. Cela les oblige peut-être à sortir un peu de leur coquille, cela les inquiète peut-être un peu, et alors, ma foi, si j'ai inquiété toutes ces bonnes consciences, si j'ai pu faire vaciller au bout de leur tige tous ces nénuphars qui flottent à la surface de la culture française, alors je suis satisfait.

- D'abord, qu'y a-t-il de commun entre des chercheurs comme Lévi-Strauss, Lacan, Althusser, Barthes et vous-même ?

- Si on interroge ceux qui attaquent le structuralisme, on a l'impression qu'ils voient en nous tous certains traits communs qui provoquent leur méfiance et même leur colère. Si, par contre, vous interrogez Lévi-Strauss, Lacan, Althusser ou moi-même, chacun de nous déclarera qu'il n'a rien de commun avec les trois autres et que ces trois autres n'ont d'ailleurs rien de commun entre eux. C'est, entre parenthèses, un phénomène assez habituel. Les existentialistes paraissaient aussi semblables, mais uniquement pour ceux qui les voyaient du dehors. Dès qu'on voit le problème de l'intérieur, on ne découvre que des différences. Je vais, si vous le voulez, essayer de voir les choses de l'extérieur. Il me semble d'abord, d'un point de vue négatif, que ce qui distingue essentiellement le structuralisme, c'est qu'il met en question l'importance du sujet humain, de la conscience humaine, de l'existence humaine. On peut, par exemple, dire que la critique littéraire de Roland Barthes comporte en gros une analyse de l'oeuvre, qui ne se réfère pas à la psychologie, à l'individualité ni à la biographie personnelle de l'auteur, mais à une analyse des structures autonomes, des lois de leur construction. De même, les linguistes, que nous pouvons appeler structuralistes, n'étudient pas le langage par rapport au sujet qui parle ou aux groupes qui se sont effectivement servis de ce langage. Ils ne l'explorent pas comme l'expression d'une civilisation ou d'une culture. Ils explorent les lois intérieures selon lesquelles la langue a été organisée. Il me semble que cette exclusion du sujet humain, de la conscience et de l'existence caractérise en gros et de façon négative la recherche contemporaine. De façon positive, disons que le structuralisme explore surtout un inconscient. Ce sont les structures inconscientes du langage, de l'oeuvre littéraire et de la connaissance qu'on essaie en ce moment d'éclairer. En second lieu, je pense qu'on peut dire que ce que l'on recherche essentiellement, ce sont les formes, le système, c'est-à-dire que l'on essaie de faire ressortir les corrélations logiques qui peuvent exister entre un grand nombre d'éléments appartenant à une langue, à une idéologie (comme dans les analyses d'Althusser), à une société (comme chez Lévi-Strauss) ou à différents champs de connaissance ; ce à quoi j'ai moi-même travaillé. On pourrait en gros décrire le structuralisme comme la recherche de structures logiques partout où il a pu s'en produire.

- Quelle est votre attitude vis-à-vis de l'existentialisme de Sartre, cet humanisme ?

- Si on accepte les définitions et l'esquisse très grossière que je viens de donner du structuralisme, on voit qu'il s'oppose point par point à ce que l'existentialisme a été autrefois. Je crois que l'existentialisme se définissait pour l'essentiel comme une entreprise, j'allais dire une entreprise antifreudienne, non pas que Sartre ou Merleau-Ponty aient ignoré Freud, loin de là, mais leur problème était essentiellement de montrer comment la conscience humaine, ou le sujet, ou la liberté de l'homme parvenait à pénétrer dans tout ce que le freudisme avait décrit ou désigné comme des mécanismes inconscients ; de replacer la vie et la liberté dans l'homme au coeur de ce qui, dans son activité et sa conscience, est le plus secret, le plus opaque et le plus mécanique. C'est cela, le refus de l'inconscient, qui, au fond, a été la grande pierre d'achoppement de l'existentialisme, en même temps que cela comportait la négation d'une certaine logique. Il y avait malgré tout un profond antihégélianisme dans l'existentialisme, en ce sens que l'existentialisme essayait de décrire des expériences en sorte qu'elles puissent être comprises dans des formes psychologiques, ou, si vous le voulez, des formes de la conscience, qu'on ne pouvait cependant pas analyser et décrire en des termes logiques. Placer partout la conscience et délivrer la conscience de la trame de la logique a été, dans l'ensemble, le grand souci de l'existentialisme, et c'est à ces deux tendances que le structuralisme s'est opposé.

- Le structuralisme s'oppose également au marxisme...

- Oui, et décrire sa relation avec lui est très compliqué. Il est vrai qu'il y a certains marxistes qui se sont déclarés antistructuralistes. Mais, en même temps, il faut dire qu'il ya un grand nombre de marxistes, parmi les plus jeunes et disons les plus dynamiques, qui se sentent au contraire très proches de la recherche structuraliste. Je pense que cette opposition intérieure se trouve plus précisément au sein du Parti communiste français, du moins à l'intérieur de certains de ses groupes intellectuels. En gros, on peut dire que nous avons affaire aujourd'hui à un marxisme mou, fade, humaniste, et qui essaie de ramasser tout ce que la philosophie traditionnelle a pu dire depuis Hegel jusqu'à Teilhard de Chardin. Ce marxisme-là est antistructuraliste dans la mesure où il s'oppose à ce que le structuralisme mette en question les vieilles valeurs du libéralisme bourgeois. Puis nous avons à l'opposé un groupe de marxistes qu'on pourrait appeler antirévisionnistes et pour lequel l'avenir de la pensée marxiste et du mouvement communiste même exige que l'on rejette tout cet éclectisme, tout ce révisionnisme intérieur, toute cette coexistence pacifique sur le plan des idées, et ces marxistes-là sont plutôt structuralistes.

- Le structuralisme a-t-il des implications morales et politiques pour vous ? Peut-il conduire à un engagement en dehors du domaine de la philosophie ?

- Que le structuralisme ait des implications politiques est évident, de même qu'il conduise à un engagement, même si l'engagement est trop lié à une certaine forme de philosophie existentialiste pour que je puisse entièrement accepter la notion en tant que telle. Je crois qu'une analyse théorique et exacte de la façon dont fonctionnent les structures économiques, politiques et idéologiques est l'une des conditions absolument nécessaires pour l'action politique même, surtout que l'action politique est une façon de manipuler et éventuellement de changer, de bouleverser et de transformer des structures. En d'autres termes, la structure se révèle dans l'action politique en même temps que celle-ci façonne et modifie les structures. Je ne considère donc pas le structuralisme comme une activité exclusivement théorique pour intellectuels en chambre ; le structuralisme peut fort bien et doit nécessairement s'articuler à quelque chose comme une pratique.

- Par quel mouvement politique vous sentez-vous le plus attiré, en tant que structuraliste ?

- Je ne sais pas si on peut directement répondre ainsi. Disons seulement que le structuralisme doit s'éloigner de toute attitude politique qui peut être reliée aux vieilles valeurs libérales et humanistes. En d'autres termes, le structuralisme n'est proche d'aucune attitude politique qui considère que la pratique politique n'a rien à voir avec l'activité théorique et scientifique.

- Dans Les Mots et les Choses, vous dites que la pensée moderne n'a jamais pu proposer une morale. Quelles sont les conditions pour qu'on puisse proposer une morale ? Doit-elle se trouver en accord avec nos a priori historiques ?

- Je crois que la notion même de morale ne peut pas entièrement couvrir les problèmes de notre temps. Pour le moment, il n'y a que deux domaines qui concernent directement, disons, l'activité humaine, quand elle est à la fois collective et individuelle. Ces deux domaines sont la politique et la sexualité. Dès qu'on possède une théorie de la pratique politique et une théorie de la vie sexuelle, on a aussi nécessairement les bases d'une morale. Mais si par morale on entend cet ensemble de problèmes qui traitent du péché, de la vertu, de la bonne et de la mauvaise conscience, alors je crois que la morale a cessé d'exister au cours du XXe siècle.

- Dans Les Mots et les Choses, vous avez montré comment, depuis la Renaissance, nous avons vécu dans trois systèmes de connaissance fermés, mais pas comment et pourquoi un système se dissout et un autre se crée. Et c'est justement sur ce point que quelques marxistes, Sartre et Garaudy entre autres, ont élevé de sévères critiques. Ils estiment que vous n'avez pas pu expliquer les transformations, parce que vous avez exclu l'histoire, la praxis de l'homme, le moment de liberté où l'homme crée les structures. Il y a là une attitude unilatérale que Garaudy appelle une façon d'exercer un structuralisme abstrait et doctrinaire, en même temps qu'il est tout à fait d'accord avec le principe structuraliste en tant que tel. Que pensez-vous de cette critique ?

- Si vous me demandez ce que je pense de cette critique, je suis obligé de dire ce que je pense de Garaudy. Je peux le faire en deux mots : je ne crois pas qu'on puisse raisonnablement prétendre que Garaudy est marxiste. En second lieu, cela ne me surprend nullement que Garaudy désire recueillir ce qu'il pourrait appeler un structuralisme concret et humanitaire. Il a tout ramassé depuis Hegel jusqu'à Teilhard de Chardin. Il me ramassera aussi. Mais cela ne me concerne pas. J'étais sur le point de dire que nous sommes en présence d'un dépotoir pour idéologies, mais on ne peut pas dire cela. Revenons au problème de savoir comment une structure se modifie et se transforme en une autre. Ce que j'ai essayé en premier lieu de montrer, c'est qu'il y a, dans l'histoire du savoir, certaines régularités et certaines nécessités à l'intérieur de ce savoir qui restent opaques au savoir même et qui ne sont pas présentes dans la conscience des hommes. Il y a comme un inconscient dans la science, par exemple entre les différents domaines scientifiques, entre lesquels il n'avait pas été établi de lien direct. Mais, en réalité, on peut trouver des relations de différentes sortes, des analogies, des isomorphismes, des compléments, des implications, des exclusions, etc. Elles sont de différentes sortes, logiques, causales, elles peuvent être aussi des analogies, des ressemblances. Deuxièmement, j'ai décrit comment ces relations se modifient dans des domaines qu'on pourrait appeler en gros les sciences humaines. En d'autres mots, j'ai décrit des relations ainsi que des transformations entre elles. Mais Sartre et Garaudy veulent que je parle exclusivement de causalité. Or, par là même, ils amenuisent le champ d'exploration. Dans au moins deux de mes livres, Histoire de la folie à l'âge classique et Naissance de la clinique, le thème central est justement les relations qui peuvent exister entre un savoir et les conditions sociales, économiques, politiques et historiques dans lesquelles ce savoir se constitue. Dans Les Mots et les Choses, je n'ai pas du tout traité cette dimension verticale, seulement la dimension horizontale, le rapport entre différentes sciences pour ainsi dire au même niveau. Il s'agit d'une série d'explorations qui se complètent, et on n'a pas le droit d'extraire un livre de toute la série. D'une façon générale, ce que je fais est une recherche qui reste très ouverte.

- On a voulu expliquer le succès actuel du structuralisme en désignant des raisons extérieures, non philosophiques. On a dit que cela tient aussi à la déception des intellectuels de gauche en France. Le structuralisme succède à l'existentialisme-marxisme de Sartre, parce que celui-ci a manqué son but politique et parce qu'il n'a pas non plus réussi à poser la base de sciences humaines objectives. Si on peut dire que l'existentialisme de Sartre, avec la responsabilité individuelle, etc., était une révolte qui avait sa plus grande influence après la guerre et à la suite de la guerre, nous paraissons au contraire vivre actuellement dans un sentiment d'aliénation, le sentiment d'être des hommes impuissants pris dans les grands rouages politiques, sociaux et culturels.

- Il est évident qu'au moment où Sartre a publié ses grands ouvrages, la situation politique en France était telle qu'on réclamait à toute philosophie une réponse aux problèmes pratiques qui se posaient. C'était, en résumé : comment agir envers les Allemands, les gouvernements bourgeois réactionnaires qui avaient tourné la Résistance à leur profit, l'U.R.S.S. et le stalinisme, les États-Unis ? C'était au fond le grand problème pendant la période de Sartre, et sa philosophie donnait vraiment des réponses, et des réponses dont on peut dire qu'elles étaient en même temps très belles et très conséquentes. C'est donc sans critique aucune que je parle de Sartre. Seulement, dans tous les domaines, les choses changent. Sur le plan théorique, il y a eu des transformations. Il est évident que du moment où l'embourgeoisement de la France sous de Gaulle est devenu un fait, ce n'est pas la peine pour les intellectuels de mettre en question cette évolution. Ils vivent au milieu d'elle. Et, d'une certaine façon, ils en profitent. C'est la tranquillité de la vie bourgeoise qui permet aux intellectuels de s'occuper de choses aussi marginales, aussi peu utiles dans la vie quotidienne que la sexualité dans une tribu primitive, la structure du langage dans un roman du XIXe siècle ou la façon dont les hommes du XVIIIe siècle concevaient les problèmes de biologie ou d'économie politique. Tout cela n'est pas très utile sur le moment, mais on ne peut pas dire que le structuralisme soit refermé sur lui-même et que ceux qui travaillent dans ses diverses disciplines soient étrangers à tout engagement pratique. Je crois, au contraire, que le structuralisme doit pouvoir donner à toute action politique un instrument analytique qui est sans doute indispensable. La politique n'est pas nécessairement livrée à l'ignorance.

- Sartre est-il repoussé vers la droite ?

-La situation de la gauche française est encore dominée par la présence du Parti communiste. La problématique actuelle à l'intérieur de celui-ci est pour l'essentiel la suivante : le Parti doit-il politiquement et théoriquement se faire l'agent de la coexistence pacifique, ce qui entraîne politiquement une sorte de neutralisation du conflit avec les États-Unis et comporte, du point de vue idéologique, une tentative d'oecuménisme grâce à quoi tous les courants idéologiques importants en Europe et dans le monde se retrouveraient plus ou moins réconciliés ? Il est clair que des personnes comme Sartre et Garaudy travaillent pour cette coexistence pacifique entre les divers courants intellectuels, et ils disent justement : mais nous ne devons pas abandonner l'humanisme, mais nous ne devons pas abandonner Teilhard de Chardin, mais l'existentialisme a aussi un peu raison, mais le structuralisme aussi, si seulement il n'était pas doctrinaire, mais concret et ouvert sur le monde. À l'opposé de ce courant, qui met la coexistence au premier rang, vous avez un courant que les « gens de droite» appellent doctrinaire, néostalinien et chinois. Cette tendance à l'intérieur du Parti communiste français est une tentative pour réétablir une théorie marxiste de la politique, de la science et de la philosophie qui soit une théorie conséquente, idéologiquement acceptable, en accord avec la doctrine de Marx. C'est cette tentative qui est en ce moment opérée par des intellectuels communistes de l'aile gauche du Parti, et ils se sont tous plus ou moins regroupés autour d'Althusser. Cette aile structuraliste est à gauche. Vous comprenez maintenant en quoi consiste la manoeuvre de Sartre et de Garaudy, à savoir prétendre que le structuralisme est une idéologie typiquement de droite. Cela leur permet de désigner comme complices de la droite ceux qui se trouvent en réalité à leur gauche. Cela leur permet aussi par conséquent de se présenter eux-mêmes comme les seuls véritables représentants de la gauche française et communiste. Mais ce n'est qu'une manoeuvre.

- Parlons de la «mort de l'homme», qui est peut-être le thème le plus important dans Les Mots et les Choses. Je crois qu'on pourrait inscrire votre réflexion sur ce sujet comme le dernier apport à une série de décentrages. Copernic avait refusé de placer la Terre au centre de l'univers. Puis Darwin a regardé l'homme comme un animal comme les autres, Nietzsche a proclamé la mort de Dieu. Et Freud et la psychanalyse ont décentré l'homme sur le plan psychologique. Pour Freud, l'homme est le point où s'affrontent des forces, des pulsions et des influences venues de l'extérieur et de l'intérieur, qui peuvent tout le temps se défaire et se transformer, L'homme est donc chez lui enfermé dans une sorte de déterminisme et de structure où il n'est plus, comme l'homme traditionnel, son propre maître. Dans tout cela, il s'agit de la suppression d'une vision anthropocentrique. Est-ce là la ligne que vous poursuivez ?

- Justement. Notre temps est en un sens une période où les sciences humaines ont pris une importance, en théorie et en pratique, qu'elles n'ont jamais connue auparavant. Mais ces sciences n'ont jamais réussi à dire ce qu'est au fond l'homme lui-même. Quand on analyse le langage de l'homme, on ne découvre pas la nature, l'essence ou la liberté de l'homme. À leur place, on découvre des structures inconscientes qui gouvernent sans que nous le remarquions ou le voulions, sans qu'il soit jamais question de notre liberté ou de notre conscience ; des structures qui décident le dessin à l'intérieur duquel nous parlons. Quand un psychanalyste analyse le comportement ou la conscience chez un individu, ce n'est pas l'homme qu'il rencontre, mais quelque chose comme une pulsion, un instinct, une impulsion. C'est le mécanisme, la sémantique ou la syntaxe de ces impulsions qui sont dévoilés. Ce que j'ai voulu faire -et c'est peut-être cela qui a provoqué tant de protestations -, c'est montrer que dans l'histoire même du savoir humain on pouvait retrouver le même phénomène : l'histoire du savoir humain n'est pas restée entre les mains de l'homme. Ce n'est pas l'homme lui-même qui a consciemment créé l'histoire de son savoir, mais l'histoire du savoir et de la science humaine obéit elle-même à des conditions déterminantes qui nous échappent. Et, en ce sens, l'homme ne détient plus rien, ni son langage, ni sa conscience, ni même son savoir. Et c'est ce dépouillement qui est au fond l'un des thèmes les plus significatifs de la recherche contemporaine.

- Dans Les Mots et les Choses, vous avez montré que les sciences humaines dépendent de visions anthropomorphiques, combien elles sont impures, incertaines, déviées, en proie au temps, au relativisme et aux opinions, aux intérêts et aux idéologies. Vous dites également qu'il y a perpétuellement la tentation de psychologiser toutes les branches des sciences humaines en utilisant la psychologie comme une sorte de savoir général, Comment aurons-nous des sciences humaines objectives ?

- Je crois que la psychologie se trouve dans une situation assez paradoxale. D'une part, elle se présente comme une science du comportement, elle analyse des mécanismes, des déterminations, des régularités, des statistiques. Cette forme de savoir, ces observations et ces formalisations valent ce qu'elles valent. Mais, d'autre part, la psychologie est une sorte de tribunal qui se mêle de toutes les autres analyses dès qu'elles ont l'homme pour objet. La linguistique a, par exemple, longtemps reposé sur une psychologie implicite dont on croyait qu'elle constituait la conscience universelle des hommes, leurs besoins et leurs formes d'expression quand ils parlaient. Mais la linguistique n'a pu devenir une science que lorsqu'on a oublié cette conscience humaine et qu'on a compris la nécessité de dépsychologiser la linguistique. Et je crois que cela est vrai de toutes les sciences qui ont pris l'homme pour objet. Tant que ces sciences se réfèrent à la conscience de l'homme, tant qu'elles se réfèrent à lui comme sujet, elles restent psychologisantes et incertaines. Elles ne peuvent devenir des sciences qu'à condition de cesser de rester soumises à la psychologie.

- De votre livre, chacun retient la formule déjà classique que de nos jours on ne peut plus penser que dans le vide laissé par la mort de l'homme. Pouvez-vous donner un exemple concret de la façon dont on a pensé un problème à partir de l'homme et dont on l'a ensuite repris de cette nouvelle façon ?

- L'exemple le plus simple serait à prendre dans la littérature. Toute la critique et toute l'analyse littéraire consistent, depuis le XIXe siècle essentiellement, en une étude de l'oeuvre pour découvrir à travers elle le visage de l'auteur, les formes prises par sa vie mentale et sentimentale, son individualité concrète et historique. Il fut un temps où lire Madame Bovary était la même chose que comprendre qui était Flaubert. Mais ce qu'a fait valoir, avant même le structuralisme, cet excellent écrivain qu'est Maurice Blanchot, c'est le fait qu'en réalité une oeuvre n'est nullement la forme d'expression d'une individualité particulière. L'oeuvre comporte toujours pour ainsi dire la mort de l'auteur lui-même. On n'écrit que pour en même temps disparaître. L'oeuvre existe en quelque sorte par elle-même, comme l'écoulement nu et anonyme du langage, et c'est cette existence anonyme et neutre du langage dont il faut maintenant s'occuper. L'oeuvre se compose de certaines relations à l'intérieur du langage même. Elle est une structure particulière dans le monde du langage, dans le discours et dans la littérature.

-Quelle est alors la signification d'une oeuvre comme celle du marquis de Sade ?

-Je crois qu'elle est significative de plusieurs points de vue. D'abord, parce que Sade, en tant qu'individu, n'existe pas, en un certain sens, pour l'excellente raison qu'il a passé trente ans de sa vie en prison et qu'il fut, en tant que personne réelle, littéralement étouffé par l'institution sociale qui l'a tenu captif. Nous avons ici, si vous le voulez, une oeuvre sans auteur. C'est vrai aussi de celle de Lautréamont. Il est impossible de deviner ou de reconstituer à partir de Justine ou des Chants de Maldoror qui était Sade ou Lautréamont. Voilà un cas expérimental en ce qui concerne une oeuvre, un langage et un discours sans personne derrière. Vous connaissez l'histoire de Lewis Carroll selon laquelle on voit souvent des chats qui ne sourient pas, mais qu'on ne voit jamais de sourire sans chat. Mais si ! il y a un sourire sans chat ! C'est Sade et c'est Lautréamont. Une oeuvre sans personne derrière. C'est pourquoi ce sont des oeuvres exemplaires.

- D'un autre point de vue, quelle est la signification de Sade dans le champ du savoir ?

- Sade passe en revue toutes les possibilités, toutes les dimensions de l'activité sexuelle et les analyse, très scrupuleusement, élément par élément. C'est un puzzle de toutes les possibilités sexuelles, sans que les personnes elles-mêmes ne soient jamais autre chose que des éléments dans ces combinaisons et ces calculs. Non seulement Sade n'existe pas, comme homme empirique. Mais il n'y a pas de véritables personnages ni aucun dédoublement de l'auteur dans l'oeuvre de Sade. Les personnages sont pris à l'intérieur d'une sorte de nécessité coextensive à la description exhaustive de toutes les possibilités sexuelles. L'homme n'y participe pas. Ce qui s'étale et s'exprime de lui-même est le langage et la sexualité, un langage sans personne qui le parle, une sexualité anonyme sans un sujet qui en jouisse.

- Si l'homme, que vous entrevoyez à la fin des Mots et les Choses, est en train de disparaître de notre savoir, le nouvel a priori historique implique donc une transformation d'une importance inouïe, à savoir l'éclosion d'une vision du savoir structurée d'une nouvelle façon. Peut-on prédire quelque chose au sujet de ces nouveaux principes ?

- C'est un peu difficile. Mais je crois qu'on pourrait tout de même dire que l'on a pour la première fois voulu, non pas tout savoir, non pas se rendre maître de l'univers à la façon de Descartes, non pas parvenir à un savoir absolu au sens du XIXe siècle, mais tout dire. Tout est noté, l'inconscient de l'homme, sa sexualité, sa vie quotidienne, ses rêves, ses souhaits et ses pulsions, etc. On note son comportement, les phénomènes sociaux, les opinions des gens et leurs dispositions, leurs actes et leurs attitudes politiques, etc. Tout cela devient l'objet d'un discours. Et c'est ce passage à une notation universelle, cette transcription en un langage de tous les problèmes du monde, qui me semble caractériser la culture contemporaine.

- Cela implique-t-il un changement d'a priori historiques ?

-Il est difficile de répondre, mais il me semble que cette transcription universelle implique nécessairement une forme de science d'un autre type que ce qu'a connu le XIXe siècle, quand il s'agissait non pas de tout dire, mais de tout expliquer.

- Et cela ne peut pas rester à l'intérieur de notre système actuel ?

- Je ne sais pas. Notre impression d'une rupture, d'une transformation est peut-être tout à fait illusoire. Ce peut-être la dernière ou une nouvelle manifestation d'un système dont nous sommes prisonniers qui surgit et nous fait croire que nous allons bientôt nous trouver dans un autre monde. Peut-être est-ce une illusion ? On a toujours l'impression que le soleil se lève pour la première fois.