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«En intervju med Michel Foucault» («Interview
avec Michel Foucault» ; entretien avec I. Lindung ; trad.
C. G. Bjurström), Bonniers Litteräre Magasin, Stockholm,
37e année, no 3, mars 1968, pp. 203-211.
Dits Ecrits tome I texte n°54
[...] En plaisantant, il dit que c'est au cours des trois années
où il fut lecteur de français à Uppsala, au
milieu des années cinquante (il a aussi été
lecteur pendant un an en Pologne et en Allemagne, et il a séjourné
quelque temps au Brésil et en Tunisie), qu'il a appris à
parler.
- C'est peut-être le mutisme des Suédois, leur grand
silence et leur habitude de ne s'exprimer que sobrement, par ellipses,
qui m'ont poussé à commencer à parler et à
développer ce bavardage inépuisable qui, j'en suis
conscient, ne peut qu'irriter un Suédois. [...] La réalité
suédoise a une beauté, une rigueur et une nécessité
qui montrent que l'homme, au sein d'une telle réalité,
n'est jamais qu'un point qui se déplace, qui obéit
à des lois, à des schémas et à des formes
dans un trafic qui le dépasse, et qui est plus puissant que
lui. On le voit plus nettement en Suède qu'en France. Dans
son calme, la Suède révèle un monde presque
parfait où on découvre que l'homme n'est plus nécessaire.
[...] Et je me demande si ce n'est pas en Suède que j'ai
commencé à formuler cet horrible antihumanisme que
l'on m'attribue, peut-être avec un certain excès.
- Si les structures sont presques parfaites en Suède, monsieur
Foucault, le bonheur de l'homme n'est cependant pas aussi parfait
!
- Je peux vous répondre que l'humanisme du XIXe siècle
a toujours été lié au rêve qu'un jour
l'homme serait heureux. C'est pour le rendre heureux qu'on a voulu
renverser des structures politiques et sociales, qu'on a écrit,
qu'on a édifié des systèmes philosophiques
et que l'homme a rêvé de l'homme pour l'homme. Ce qui
devient clair maintenant, c'est peut-être à la fois
que l'homme n'est ni le problème fondamentalement théorique
ni le problème pratique que l'on s'est représenté,
et qu'il n'est pas l'objet dont nous devons sans cesse nous occuper,
peut-être parce que l'homme ne peut pas prétendre au
bonheur. Et s'il ne peut pas être heureux, à quoi bon
nous occuper de cette question ?
[...]
- C'est le hasard qui m'a conduit en Suède en 1955, à
un moment où j'avais la ferme intention de passer le reste
de ma vie entre deux valises, à voyager à travers
le monde, et plus particulièrement de ne jamais toucher à
une plume. La pensée de consacrer ma vie à écrire
me paraissait alors complètement absurde, et je n'y avais
jamais pensé vraiment. C'est en Suède, durant la longue
nuit suédoise, que j'ai attrapé cette manie et cette
mauvaise habitude d'écrire de cinq à six heures par
jour... J'ai quitté la France comme une sorte de touriste
inutile et superflu, et je me sens toujours aussi inutile, avec
cette différence que je ne suis plus touriste. Je suis maintenant
cloué à mon bureau.
- Mais vous vous sentez utile à votre bureau ?
- Non, je ne crois pas que je sois utile. Non, non, je ne le crois
pas.
- Vous dites cela sérieusement ?
- Sérieusement.
- Alors, je ne vous comprends pas.
-Je crois que pour estimer qu'un travail intellectuel, une tâche
d'écrivain est utile, il faut avoir beaucoup de présomption,
de courage et de foi en ce qu'on fait. Quand ensuite on voit le
poids que tel ou tel texte peut avoir eu dans l'histoire du monde,
alors vous comprendrez qu'on se sent appelé à beaucoup
de modestie. On peut compter sur les doigts les textes qui, par
exemple au XIXe siècle, ont été de quelque
utilité, disons de quelque importance pour le cours de l'histoire.
Il y en a au maximum dix ou quinze.
- Si le structuraliste ne se sent pas utile, le structuralisme
peut-il l'être ?
- Je pense qu'aucun individu n'est irremplaçable à
l'intérieur d'un travail théorique. Ce que j'ai dit,
n'importe qui pourrait le dire à ma place. C'est en ce sens
que je suis parfaitement inutile. En ce qui concerne l'influence
de ce que je peux dire ? Je crois qu'au moins les réactions
négatives, la façon de se défendre et de se
sentir touché, ça peut avoir une certaine utilité.
J'ai été très surpris de voir avec quelle hostilité
une partie du public français a accueilli ce que j'ai dit.
Analyser Ricardo, Linné ou Buffon, je ne parviens pas à
comprendre en quoi cela peut concerner certaines braves gens qui
n'ont d'ailleurs jamais lu aucun de ces auteurs. Mais ils se sont
sentis touchés sans être attaqués, et cela révèle
quelque chose. Au bout du compte, cela leur a peut-être fait
du bien. Cela les oblige peut-être à sortir un peu
de leur coquille, cela les inquiète peut-être un peu,
et alors, ma foi, si j'ai inquiété toutes ces bonnes
consciences, si j'ai pu faire vaciller au bout de leur tige tous
ces nénuphars qui flottent à la surface de la culture
française, alors je suis satisfait.
- D'abord, qu'y a-t-il de commun entre des chercheurs comme Lévi-Strauss,
Lacan, Althusser, Barthes et vous-même ?
- Si on interroge ceux qui attaquent le structuralisme, on a l'impression
qu'ils voient en nous tous certains traits communs qui provoquent
leur méfiance et même leur colère. Si, par contre,
vous interrogez Lévi-Strauss, Lacan, Althusser ou moi-même,
chacun de nous déclarera qu'il n'a rien de commun avec les
trois autres et que ces trois autres n'ont d'ailleurs rien de commun
entre eux. C'est, entre parenthèses, un phénomène
assez habituel. Les existentialistes paraissaient aussi semblables,
mais uniquement pour ceux qui les voyaient du dehors. Dès
qu'on voit le problème de l'intérieur, on ne découvre
que des différences. Je vais, si vous le voulez, essayer
de voir les choses de l'extérieur. Il me semble d'abord,
d'un point de vue négatif, que ce qui distingue essentiellement
le structuralisme, c'est qu'il met en question l'importance du sujet
humain, de la conscience humaine, de l'existence humaine. On peut,
par exemple, dire que la critique littéraire de Roland Barthes
comporte en gros une analyse de l'oeuvre, qui ne se réfère
pas à la psychologie, à l'individualité ni
à la biographie personnelle de l'auteur, mais à une
analyse des structures autonomes, des lois de leur construction.
De même, les linguistes, que nous pouvons appeler structuralistes,
n'étudient pas le langage par rapport au sujet qui parle
ou aux groupes qui se sont effectivement servis de ce langage. Ils
ne l'explorent pas comme l'expression d'une civilisation ou d'une
culture. Ils explorent les lois intérieures selon lesquelles
la langue a été organisée. Il me semble que
cette exclusion du sujet humain, de la conscience et de l'existence
caractérise en gros et de façon négative la
recherche contemporaine. De façon positive, disons que le
structuralisme explore surtout un inconscient. Ce sont les structures
inconscientes du langage, de l'oeuvre littéraire et de la
connaissance qu'on essaie en ce moment d'éclairer. En second
lieu, je pense qu'on peut dire que ce que l'on recherche essentiellement,
ce sont les formes, le système, c'est-à-dire que l'on
essaie de faire ressortir les corrélations logiques qui peuvent
exister entre un grand nombre d'éléments appartenant
à une langue, à une idéologie (comme dans les
analyses d'Althusser), à une société (comme
chez Lévi-Strauss) ou à différents champs de
connaissance ; ce à quoi j'ai moi-même travaillé.
On pourrait en gros décrire le structuralisme comme la recherche
de structures logiques partout où il a pu s'en produire.
- Quelle est votre attitude vis-à-vis de l'existentialisme
de Sartre, cet humanisme ?
- Si on accepte les définitions et l'esquisse très
grossière que je viens de donner du structuralisme, on voit
qu'il s'oppose point par point à ce que l'existentialisme
a été autrefois. Je crois que l'existentialisme se
définissait pour l'essentiel comme une entreprise, j'allais
dire une entreprise antifreudienne, non pas que Sartre ou Merleau-Ponty
aient ignoré Freud, loin de là, mais leur problème
était essentiellement de montrer comment la conscience humaine,
ou le sujet, ou la liberté de l'homme parvenait à
pénétrer dans tout ce que le freudisme avait décrit
ou désigné comme des mécanismes inconscients
; de replacer la vie et la liberté dans l'homme au coeur
de ce qui, dans son activité et sa conscience, est le plus
secret, le plus opaque et le plus mécanique. C'est cela,
le refus de l'inconscient, qui, au fond, a été la
grande pierre d'achoppement de l'existentialisme, en même
temps que cela comportait la négation d'une certaine logique.
Il y avait malgré tout un profond antihégélianisme
dans l'existentialisme, en ce sens que l'existentialisme essayait
de décrire des expériences en sorte qu'elles puissent
être comprises dans des formes psychologiques, ou, si vous
le voulez, des formes de la conscience, qu'on ne pouvait cependant
pas analyser et décrire en des termes logiques. Placer partout
la conscience et délivrer la conscience de la trame de la
logique a été, dans l'ensemble, le grand souci de
l'existentialisme, et c'est à ces deux tendances que le structuralisme
s'est opposé.
- Le structuralisme s'oppose également au marxisme...
- Oui, et décrire sa relation avec lui est très compliqué.
Il est vrai qu'il y a certains marxistes qui se sont déclarés
antistructuralistes. Mais, en même temps, il faut dire qu'il
ya un grand nombre de marxistes, parmi les plus jeunes et disons
les plus dynamiques, qui se sentent au contraire très proches
de la recherche structuraliste. Je pense que cette opposition intérieure
se trouve plus précisément au sein du Parti communiste
français, du moins à l'intérieur de certains
de ses groupes intellectuels. En gros, on peut dire que nous avons
affaire aujourd'hui à un marxisme mou, fade, humaniste, et
qui essaie de ramasser tout ce que la philosophie traditionnelle
a pu dire depuis Hegel jusqu'à Teilhard de Chardin. Ce marxisme-là
est antistructuraliste dans la mesure où il s'oppose à
ce que le structuralisme mette en question les vieilles valeurs
du libéralisme bourgeois. Puis nous avons à l'opposé
un groupe de marxistes qu'on pourrait appeler antirévisionnistes
et pour lequel l'avenir de la pensée marxiste et du mouvement
communiste même exige que l'on rejette tout cet éclectisme,
tout ce révisionnisme intérieur, toute cette coexistence
pacifique sur le plan des idées, et ces marxistes-là
sont plutôt structuralistes.
- Le structuralisme a-t-il des implications morales et politiques
pour vous ? Peut-il conduire à un engagement en dehors du
domaine de la philosophie ?
- Que le structuralisme ait des implications politiques est évident,
de même qu'il conduise à un engagement, même
si l'engagement est trop lié à une certaine forme
de philosophie existentialiste pour que je puisse entièrement
accepter la notion en tant que telle. Je crois qu'une analyse théorique
et exacte de la façon dont fonctionnent les structures économiques,
politiques et idéologiques est l'une des conditions absolument
nécessaires pour l'action politique même, surtout que
l'action politique est une façon de manipuler et éventuellement
de changer, de bouleverser et de transformer des structures. En
d'autres termes, la structure se révèle dans l'action
politique en même temps que celle-ci façonne et modifie
les structures. Je ne considère donc pas le structuralisme
comme une activité exclusivement théorique pour intellectuels
en chambre ; le structuralisme peut fort bien et doit nécessairement
s'articuler à quelque chose comme une pratique.
- Par quel mouvement politique vous sentez-vous le plus attiré,
en tant que structuraliste ?
- Je ne sais pas si on peut directement répondre ainsi.
Disons seulement que le structuralisme doit s'éloigner de
toute attitude politique qui peut être reliée aux vieilles
valeurs libérales et humanistes. En d'autres termes, le structuralisme
n'est proche d'aucune attitude politique qui considère que
la pratique politique n'a rien à voir avec l'activité
théorique et scientifique.
- Dans Les Mots et les Choses, vous dites que la pensée
moderne n'a jamais pu proposer une morale. Quelles sont les conditions
pour qu'on puisse proposer une morale ? Doit-elle se trouver en
accord avec nos a priori historiques ?
- Je crois que la notion même de morale ne peut pas entièrement
couvrir les problèmes de notre temps. Pour le moment, il
n'y a que deux domaines qui concernent directement, disons, l'activité
humaine, quand elle est à la fois collective et individuelle.
Ces deux domaines sont la politique et la sexualité. Dès
qu'on possède une théorie de la pratique politique
et une théorie de la vie sexuelle, on a aussi nécessairement
les bases d'une morale. Mais si par morale on entend cet ensemble
de problèmes qui traitent du péché, de la vertu,
de la bonne et de la mauvaise conscience, alors je crois que la
morale a cessé d'exister au cours du XXe siècle.
- Dans Les Mots et les Choses, vous avez montré comment,
depuis la Renaissance, nous avons vécu dans trois systèmes
de connaissance fermés, mais pas comment et pourquoi un système
se dissout et un autre se crée. Et c'est justement sur ce
point que quelques marxistes, Sartre et Garaudy entre autres, ont
élevé de sévères critiques. Ils estiment
que vous n'avez pas pu expliquer les transformations, parce que
vous avez exclu l'histoire, la praxis de l'homme, le moment de liberté
où l'homme crée les structures. Il y a là une
attitude unilatérale que Garaudy appelle une façon
d'exercer un structuralisme abstrait et doctrinaire, en même
temps qu'il est tout à fait d'accord avec le principe structuraliste
en tant que tel. Que pensez-vous de cette critique ?
- Si vous me demandez ce que je pense de cette critique, je suis
obligé de dire ce que je pense de Garaudy. Je peux le faire
en deux mots : je ne crois pas qu'on puisse raisonnablement prétendre
que Garaudy est marxiste. En second lieu, cela ne me surprend nullement
que Garaudy désire recueillir ce qu'il pourrait appeler un
structuralisme concret et humanitaire. Il a tout ramassé
depuis Hegel jusqu'à Teilhard de Chardin. Il me ramassera
aussi. Mais cela ne me concerne pas. J'étais sur le point
de dire que nous sommes en présence d'un dépotoir
pour idéologies, mais on ne peut pas dire cela. Revenons
au problème de savoir comment une structure se modifie et
se transforme en une autre. Ce que j'ai essayé en premier
lieu de montrer, c'est qu'il y a, dans l'histoire du savoir, certaines
régularités et certaines nécessités
à l'intérieur de ce savoir qui restent opaques au
savoir même et qui ne sont pas présentes dans la conscience
des hommes. Il y a comme un inconscient dans la science, par exemple
entre les différents domaines scientifiques, entre lesquels
il n'avait pas été établi de lien direct. Mais,
en réalité, on peut trouver des relations de différentes
sortes, des analogies, des isomorphismes, des compléments,
des implications, des exclusions, etc. Elles sont de différentes
sortes, logiques, causales, elles peuvent être aussi des analogies,
des ressemblances. Deuxièmement, j'ai décrit comment
ces relations se modifient dans des domaines qu'on pourrait appeler
en gros les sciences humaines. En d'autres mots, j'ai décrit
des relations ainsi que des transformations entre elles. Mais Sartre
et Garaudy veulent que je parle exclusivement de causalité.
Or, par là même, ils amenuisent le champ d'exploration.
Dans au moins deux de mes livres, Histoire de la folie à
l'âge classique et Naissance de la clinique, le thème
central est justement les relations qui peuvent exister entre un
savoir et les conditions sociales, économiques, politiques
et historiques dans lesquelles ce savoir se constitue. Dans Les
Mots et les Choses, je n'ai pas du tout traité cette dimension
verticale, seulement la dimension horizontale, le rapport entre
différentes sciences pour ainsi dire au même niveau.
Il s'agit d'une série d'explorations qui se complètent,
et on n'a pas le droit d'extraire un livre de toute la série.
D'une façon générale, ce que je fais est une
recherche qui reste très ouverte.
- On a voulu expliquer le succès actuel du structuralisme
en désignant des raisons extérieures, non philosophiques.
On a dit que cela tient aussi à la déception des intellectuels
de gauche en France. Le structuralisme succède à l'existentialisme-marxisme
de Sartre, parce que celui-ci a manqué son but politique
et parce qu'il n'a pas non plus réussi à poser la
base de sciences humaines objectives. Si on peut dire que l'existentialisme
de Sartre, avec la responsabilité individuelle, etc., était
une révolte qui avait sa plus grande influence après
la guerre et à la suite de la guerre, nous paraissons au
contraire vivre actuellement dans un sentiment d'aliénation,
le sentiment d'être des hommes impuissants pris dans les grands
rouages politiques, sociaux et culturels.
- Il est évident qu'au moment où Sartre a publié
ses grands ouvrages, la situation politique en France était
telle qu'on réclamait à toute philosophie une réponse
aux problèmes pratiques qui se posaient. C'était,
en résumé : comment agir envers les Allemands, les
gouvernements bourgeois réactionnaires qui avaient tourné
la Résistance à leur profit, l'U.R.S.S. et le stalinisme,
les États-Unis ? C'était au fond le grand problème
pendant la période de Sartre, et sa philosophie donnait vraiment
des réponses, et des réponses dont on peut dire qu'elles
étaient en même temps très belles et très
conséquentes. C'est donc sans critique aucune que je parle
de Sartre. Seulement, dans tous les domaines, les choses changent.
Sur le plan théorique, il y a eu des transformations. Il
est évident que du moment où l'embourgeoisement de
la France sous de Gaulle est devenu un fait, ce n'est pas la peine
pour les intellectuels de mettre en question cette évolution.
Ils vivent au milieu d'elle. Et, d'une certaine façon, ils
en profitent. C'est la tranquillité de la vie bourgeoise
qui permet aux intellectuels de s'occuper de choses aussi marginales,
aussi peu utiles dans la vie quotidienne que la sexualité
dans une tribu primitive, la structure du langage dans un roman
du XIXe siècle ou la façon dont les hommes du XVIIIe
siècle concevaient les problèmes de biologie ou d'économie
politique. Tout cela n'est pas très utile sur le moment,
mais on ne peut pas dire que le structuralisme soit refermé
sur lui-même et que ceux qui travaillent dans ses diverses
disciplines soient étrangers à tout engagement pratique.
Je crois, au contraire, que le structuralisme doit pouvoir donner
à toute action politique un instrument analytique qui est
sans doute indispensable. La politique n'est pas nécessairement
livrée à l'ignorance.
- Sartre est-il repoussé vers la droite ?
-La situation de la gauche française est encore dominée
par la présence du Parti communiste. La problématique
actuelle à l'intérieur de celui-ci est pour l'essentiel
la suivante : le Parti doit-il politiquement et théoriquement
se faire l'agent de la coexistence pacifique, ce qui entraîne
politiquement une sorte de neutralisation du conflit avec les États-Unis
et comporte, du point de vue idéologique, une tentative d'oecuménisme
grâce à quoi tous les courants idéologiques
importants en Europe et dans le monde se retrouveraient plus ou
moins réconciliés ? Il est clair que des personnes
comme Sartre et Garaudy travaillent pour cette coexistence pacifique
entre les divers courants intellectuels, et ils disent justement
: mais nous ne devons pas abandonner l'humanisme, mais nous ne devons
pas abandonner Teilhard de Chardin, mais l'existentialisme a aussi
un peu raison, mais le structuralisme aussi, si seulement il n'était
pas doctrinaire, mais concret et ouvert sur le monde. À l'opposé
de ce courant, qui met la coexistence au premier rang, vous avez
un courant que les « gens de droite» appellent doctrinaire,
néostalinien et chinois. Cette tendance à l'intérieur
du Parti communiste français est une tentative pour réétablir
une théorie marxiste de la politique, de la science et de
la philosophie qui soit une théorie conséquente, idéologiquement
acceptable, en accord avec la doctrine de Marx. C'est cette tentative
qui est en ce moment opérée par des intellectuels
communistes de l'aile gauche du Parti, et ils se sont tous plus
ou moins regroupés autour d'Althusser. Cette aile structuraliste
est à gauche. Vous comprenez maintenant en quoi consiste
la manoeuvre de Sartre et de Garaudy, à savoir prétendre
que le structuralisme est une idéologie typiquement de droite.
Cela leur permet de désigner comme complices de la droite
ceux qui se trouvent en réalité à leur gauche.
Cela leur permet aussi par conséquent de se présenter
eux-mêmes comme les seuls véritables représentants
de la gauche française et communiste. Mais ce n'est qu'une
manoeuvre.
- Parlons de la «mort de l'homme», qui est peut-être
le thème le plus important dans Les Mots et les Choses. Je
crois qu'on pourrait inscrire votre réflexion sur ce sujet
comme le dernier apport à une série de décentrages.
Copernic avait refusé de placer la Terre au centre de l'univers.
Puis Darwin a regardé l'homme comme un animal comme les autres,
Nietzsche a proclamé la mort de Dieu. Et Freud et la psychanalyse
ont décentré l'homme sur le plan psychologique. Pour
Freud, l'homme est le point où s'affrontent des forces, des
pulsions et des influences venues de l'extérieur et de l'intérieur,
qui peuvent tout le temps se défaire et se transformer, L'homme
est donc chez lui enfermé dans une sorte de déterminisme
et de structure où il n'est plus, comme l'homme traditionnel,
son propre maître. Dans tout cela, il s'agit de la suppression
d'une vision anthropocentrique. Est-ce là la ligne que vous
poursuivez ?
- Justement. Notre temps est en un sens une période où
les sciences humaines ont pris une importance, en théorie
et en pratique, qu'elles n'ont jamais connue auparavant. Mais ces
sciences n'ont jamais réussi à dire ce qu'est au fond
l'homme lui-même. Quand on analyse le langage de l'homme,
on ne découvre pas la nature, l'essence ou la liberté
de l'homme. À leur place, on découvre des structures
inconscientes qui gouvernent sans que nous le remarquions ou le
voulions, sans qu'il soit jamais question de notre liberté
ou de notre conscience ; des structures qui décident le dessin
à l'intérieur duquel nous parlons. Quand un psychanalyste
analyse le comportement ou la conscience chez un individu, ce n'est
pas l'homme qu'il rencontre, mais quelque chose comme une pulsion,
un instinct, une impulsion. C'est le mécanisme, la sémantique
ou la syntaxe de ces impulsions qui sont dévoilés.
Ce que j'ai voulu faire -et c'est peut-être cela qui a provoqué
tant de protestations -, c'est montrer que dans l'histoire même
du savoir humain on pouvait retrouver le même phénomène
: l'histoire du savoir humain n'est pas restée entre les
mains de l'homme. Ce n'est pas l'homme lui-même qui a consciemment
créé l'histoire de son savoir, mais l'histoire du
savoir et de la science humaine obéit elle-même à
des conditions déterminantes qui nous échappent. Et,
en ce sens, l'homme ne détient plus rien, ni son langage,
ni sa conscience, ni même son savoir. Et c'est ce dépouillement
qui est au fond l'un des thèmes les plus significatifs de
la recherche contemporaine.
- Dans Les Mots et les Choses, vous avez montré que les
sciences humaines dépendent de visions anthropomorphiques,
combien elles sont impures, incertaines, déviées,
en proie au temps, au relativisme et aux opinions, aux intérêts
et aux idéologies. Vous dites également qu'il y a
perpétuellement la tentation de psychologiser toutes les
branches des sciences humaines en utilisant la psychologie comme
une sorte de savoir général, Comment aurons-nous des
sciences humaines objectives ?
- Je crois que la psychologie se trouve dans une situation assez
paradoxale. D'une part, elle se présente comme une science
du comportement, elle analyse des mécanismes, des déterminations,
des régularités, des statistiques. Cette forme de
savoir, ces observations et ces formalisations valent ce qu'elles
valent. Mais, d'autre part, la psychologie est une sorte de tribunal
qui se mêle de toutes les autres analyses dès qu'elles
ont l'homme pour objet. La linguistique a, par exemple, longtemps
reposé sur une psychologie implicite dont on croyait qu'elle
constituait la conscience universelle des hommes, leurs besoins
et leurs formes d'expression quand ils parlaient. Mais la linguistique
n'a pu devenir une science que lorsqu'on a oublié cette conscience
humaine et qu'on a compris la nécessité de dépsychologiser
la linguistique. Et je crois que cela est vrai de toutes les sciences
qui ont pris l'homme pour objet. Tant que ces sciences se réfèrent
à la conscience de l'homme, tant qu'elles se réfèrent
à lui comme sujet, elles restent psychologisantes et incertaines.
Elles ne peuvent devenir des sciences qu'à condition de cesser
de rester soumises à la psychologie.
- De votre livre, chacun retient la formule déjà
classique que de nos jours on ne peut plus penser que dans le vide
laissé par la mort de l'homme. Pouvez-vous donner un exemple
concret de la façon dont on a pensé un problème
à partir de l'homme et dont on l'a ensuite repris de cette
nouvelle façon ?
- L'exemple le plus simple serait à prendre dans la littérature.
Toute la critique et toute l'analyse littéraire consistent,
depuis le XIXe siècle essentiellement, en une étude
de l'oeuvre pour découvrir à travers elle le visage
de l'auteur, les formes prises par sa vie mentale et sentimentale,
son individualité concrète et historique. Il fut un
temps où lire Madame Bovary était la même chose
que comprendre qui était Flaubert. Mais ce qu'a fait valoir,
avant même le structuralisme, cet excellent écrivain
qu'est Maurice Blanchot, c'est le fait qu'en réalité
une oeuvre n'est nullement la forme d'expression d'une individualité
particulière. L'oeuvre comporte toujours pour ainsi dire
la mort de l'auteur lui-même. On n'écrit que pour en
même temps disparaître. L'oeuvre existe en quelque sorte
par elle-même, comme l'écoulement nu et anonyme du
langage, et c'est cette existence anonyme et neutre du langage dont
il faut maintenant s'occuper. L'oeuvre se compose de certaines relations
à l'intérieur du langage même. Elle est une
structure particulière dans le monde du langage, dans le
discours et dans la littérature.
-Quelle est alors la signification d'une oeuvre comme celle du
marquis de Sade ?
-Je crois qu'elle est significative de plusieurs points de vue.
D'abord, parce que Sade, en tant qu'individu, n'existe pas, en un
certain sens, pour l'excellente raison qu'il a passé trente
ans de sa vie en prison et qu'il fut, en tant que personne réelle,
littéralement étouffé par l'institution sociale
qui l'a tenu captif. Nous avons ici, si vous le voulez, une oeuvre
sans auteur. C'est vrai aussi de celle de Lautréamont. Il
est impossible de deviner ou de reconstituer à partir de
Justine ou des Chants de Maldoror qui était Sade ou Lautréamont.
Voilà un cas expérimental en ce qui concerne une oeuvre,
un langage et un discours sans personne derrière. Vous connaissez
l'histoire de Lewis Carroll selon laquelle on voit souvent des chats
qui ne sourient pas, mais qu'on ne voit jamais de sourire sans chat.
Mais si ! il y a un sourire sans chat ! C'est Sade et c'est Lautréamont.
Une oeuvre sans personne derrière. C'est pourquoi ce sont
des oeuvres exemplaires.
- D'un autre point de vue, quelle est la signification de Sade
dans le champ du savoir ?
- Sade passe en revue toutes les possibilités, toutes les
dimensions de l'activité sexuelle et les analyse, très
scrupuleusement, élément par élément.
C'est un puzzle de toutes les possibilités sexuelles, sans
que les personnes elles-mêmes ne soient jamais autre chose
que des éléments dans ces combinaisons et ces calculs.
Non seulement Sade n'existe pas, comme homme empirique. Mais il
n'y a pas de véritables personnages ni aucun dédoublement
de l'auteur dans l'oeuvre de Sade. Les personnages sont pris à
l'intérieur d'une sorte de nécessité coextensive
à la description exhaustive de toutes les possibilités
sexuelles. L'homme n'y participe pas. Ce qui s'étale et s'exprime
de lui-même est le langage et la sexualité, un langage
sans personne qui le parle, une sexualité anonyme sans un
sujet qui en jouisse.
- Si l'homme, que vous entrevoyez à la fin des Mots et les
Choses, est en train de disparaître de notre savoir, le nouvel
a priori historique implique donc une transformation d'une importance
inouïe, à savoir l'éclosion d'une vision du savoir
structurée d'une nouvelle façon. Peut-on prédire
quelque chose au sujet de ces nouveaux principes ?
- C'est un peu difficile. Mais je crois qu'on pourrait tout de
même dire que l'on a pour la première fois voulu, non
pas tout savoir, non pas se rendre maître de l'univers à
la façon de Descartes, non pas parvenir à un savoir
absolu au sens du XIXe siècle, mais tout dire. Tout est noté,
l'inconscient de l'homme, sa sexualité, sa vie quotidienne,
ses rêves, ses souhaits et ses pulsions, etc. On note son
comportement, les phénomènes sociaux, les opinions
des gens et leurs dispositions, leurs actes et leurs attitudes politiques,
etc. Tout cela devient l'objet d'un discours. Et c'est ce passage
à une notation universelle, cette transcription en un langage
de tous les problèmes du monde, qui me semble caractériser
la culture contemporaine.
- Cela implique-t-il un changement d'a priori historiques ?
-Il est difficile de répondre, mais il me semble que cette
transcription universelle implique nécessairement une forme
de science d'un autre type que ce qu'a connu le XIXe siècle,
quand il s'agissait non pas de tout dire, mais de tout expliquer.
- Et cela ne peut pas rester à l'intérieur de notre
système actuel ?
- Je ne sais pas. Notre impression d'une rupture, d'une transformation
est peut-être tout à fait illusoire. Ce peut-être
la dernière ou une nouvelle manifestation d'un système
dont nous sommes prisonniers qui surgit et nous fait croire que
nous allons bientôt nous trouver dans un autre monde. Peut-être
est-ce une illusion ? On a toujours l'impression que le soleil se
lève pour la première fois.
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