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«L'éthique du souci de soi comme pratique de la liberté»
(entretien avec H. Becker, R. Fornet-Betancourt, A. Gomez-Müller,
20 janvier 1984), Concordia. Revista internacional de filosofia,
no 6, juillet-décembre 1984, pp. 99-116.
Dits Ecrits tome IV texte n°356
- Nous voudrions tout d'abord savoir quel est l'objet de votre
pensée actuellement. Nous avons suivi vos derniers développements,
notamment vos cours au Collège de France en 1981-1982 sur
l'herméneutique du sujet, et nous aimerions savoir si votre
démarche philosophique actuelle est toujours déterminée
par le pôle subjectivité et vérité.
- En réalité, ce fut toujours mon problème,
même si j'ai formulé d'une façon un peu différente
le cadre de cette réflexion. J'ai cherché à
savoir comment le sujet humain entrait dans des jeux de vérité,
que ce soit des jeux de vérité qui ont la forme d'une
science ou qui se réfèrent à un modèle
scientifique, ou des jeux de vérité comme ceux qu'on
peut trouver dans des institutions ou des pratiques de contrôle.
C'est le thème de mon travail Les Mots et les Choses, où
j'ai essayé de voir comment, dans des discours scientifiques,
le sujet humain va se définir comme individu parlant, vivant,
travaillant. C'est dans les cours au Collège de France que
j'ai dégagé cette problématique dans sa généralité.
- N'y a-t-il pas un saut entre votre problématique antérieure
et celle de la subjectivité/vérité, à
partir notamment du concept de «souci de soi» ?
- Le problème des rapports entre le sujet et les jeux de
vérité, je l'avais envisagé jusque-là
à partir soit de pratiques coercitives comme dans le cas
de la psychiatrie et du système pénitentiaire -, soit
dans des formes de jeux théoriques ou scientifiques - comme
l'analyse des richesses, du langage et de l'être vivant. Or,
dans mes cours au Collège de France, j'ai essayé de
le saisir à travers ce que l'on peut appeler une pratique
de soi, qui est, je crois, un phénomène assez important
dans nos sociétés depuis l'époque gréco-romaine
- même s'il n'a pas été très étudié.
Ces pratiques de soi ont eu dans les civilisations grecque et romaine
une importance et surtout une autonomie beaucoup plus grande que
par la suite, lorsqu'elles ont été investies, jusqu'à
un certain point, par des institutions religieuses, pédagogiques
ou de type médical et psychiatrique.
- Il y a donc maintenant une sorte de déplacement : ces
jeux de vérité ne concernent plus une pratique coercitive,
mais une pratique d'autoformation du sujet.
- C'est cela. C'est ce qu'on pourrait appeler une pratique ascétique,
en donnant à ascétisme un sens très général,
c'est-à-dire non pas le sens d'une morale de la renonciation,
mais celui d'un exercice de soi sur soi par lequel on essaie de
s'élaborer, de se transformer et d'accéder à
un certain mode d'être. Je prends ainsi l'ascétisme
dans un sens plus général que celui que lui donne,
par exemple, Max Weber ; mais c'est tout de même un peu dans
la même ligne.
- Un travail de soi sur soi qui peut être compris comme une
certaine libération, comme un processus de libération
?
- Je serai là-dessus un peu plus prudent. J'ai toujours
été un peu méfiant à l'égard
du thème général de la libération, dans
la mesure où, si l'on ne le traite pas avec un certain nombre
de précautions et à l'intérieur de certaines
limites, il risque de renvoyer à l'idée qu'il existe
une nature ou un fond humain qui s'est trouvé, à la
suite d'un certain nombre de processus historiques, économiques
et sociaux, masqué, aliéné ou emprisonné
dans des mécanismes, et par des mécanismes de répression.
Dans cette hypothèse, il suffirait de faire sauter ces verrous
répressifs pour que l'homme se réconcilie avec lui-même,
retrouve sa nature ou reprenne contact avec son origine et restaure
un rapport plein et positif à lui-même. Je crois que
c'est là un thème qui ne peut pas être admis
comme cela, sans examen. Je ne veux pas dire que la libération
ou telle ou telle forme de libération n'existent pas : quand
un peuple colonisé cherche à se libérer de
son colonisateur, c'est bien une pratique de libération,
au sens strict. Mais on sait bien, dans ce cas d'ailleurs précis,
que cette pratique de libération ne suffit pas à définir
les pratiques de liberté qui seront ensuite nécessaires
pour que ce peuple, cette société et ces individus
puissent se définir des formes recevables et acceptables
de leur existence ou de la société politique. C'est
pourquoi j'insiste plutôt sur les pratiques de liberté
que sur les processus de libération, qui, encore une fois,
ont leur place, mais ne me paraissent pas pouvoir, à eux
seuls, définir toutes les formes pratiques de liberté.
Il s'agit là du problème que j'ai rencontré
très précisément à propos de la sexualité
: est-ce que cela a un sens de dire «libérons notre
sexualité» ? Est-ce que le problème n'est pas
plutôt d'essayer de définir les pratiques de liberté
par lesquelles on pourrait définir ce qu'est le plaisir sexuel,
les rapports érotiques, amoureux, passionnels avec les autres
? Ce problème éthique de la définition des
pratiques de liberté est, me semble-t-il, beaucoup plus important
que l'affirmation, un peu répétitive, qu'il faut libérer
la sexualité ou le désir.
- L'exercice des pratiques de liberté n'exige-t-il pas un
certain degré de libération ?
- Oui, absolument. C'est là qu'il faut introduire la notion
de domination. Les analyses que j'essaie de faire portent essentiellement
sur les relations de pouvoir. J'entends par là quelque chose
de différent des états de domination. Les relations
de pouvoir ont une extension extrêmement grande dans les relations
humaines. Or cela ne veut pas dire que le pouvoir politique est
partout, mais que, dans les relations humaines, il y a tout un faisceau
de relations de pouvoir, qui peuvent s'exercer entre des individus,
au sein d'une famille, dans une relation pédagogique, dans
le corps politique. Cette analyse des relations de pouvoir constitue
un champ extrêmement complexe ; elle rencontre parfois ce
qu'on peut appeler des faits, ou des états de domination,
dans lesquels les relations de pouvoir, au lieu d'être mobiles
et de permettre aux différents partenaires une stratégie
qui les modifie, se trouvent bloquées et figées. Lorsqu'un
individu ou un groupe social arrivent à bloquer un champ
de relations de pouvoir, à les rendre immobiles et fixes
et à empêcher toute réversibilité du
mouvement - par des instruments qui peuvent être aussi bien
économiques que politiques ou militaires -, on est devant
ce qu'on peut appeler un état de domination. Il est certain
que, dans un tel état, les pratiques de liberté n'existent
pas ou n'existent qu'unilatéralement ou sont extrêmement
bornées et limitées. Je suis donc d'accord avec vous
que la libération est parfois la condition politique ou historique
pour une pratique de liberté. Si l'on prend l'exemple de
la sexualité, il est certain qu'il a fallu un certain nombre
de libérations par rapport au pouvoir du mâle, qu'il
a fallu se libérer d'une morale oppressive qui concerne aussi
bien l'hétérosexualité que l'homosexualité
; mais cette libération ne fait pas apparaître l'être
heureux et plein d'une sexualité où le sujet aurait
atteint un rapport complet et satisfaisant. La libération
ouvre un champ pour de nouveaux rapports de pouvoir, qu'il s'agit
de contrôler par des pratiques de liberté.
- Est-ce que la libération elle-même ne pourrait pas
être un mode ou une forme de pratique de liberté ?
- Si, dans un certain nombre de cas. Vous avez des cas dans lesquels,
en effet, la libération et la lutte de libération
sont indispensables pour la pratique de liberté. En ce qui
concerne la sexualité, par exemple - et je le dis sans polémique,
parce que je n'aime pas les polémiques, je les crois la plupart
du temps infécondes -, il Y a eu un schéma reichien,
dérivé d'une certaine manière de lire Freud
; il supposait que le problème était entièrement
de l'ordre de la libération. Pour dire les choses un peu
schématiquement, il y aurait désir, pulsion, interdit,
répression, intériorisation, et c'est en faisant sauter
ces interdits, c'est-à-dire en se libérant, qu'on
résoudrait le problème. Et là je crois qu'on
manque totalement - et je sais que je caricature ici des positions
beaucoup plus intéressantes et fines de nombre d'auteurs
- le problème éthique qui est celui de la pratique
de la liberté : comment est-ce qu'on peut pratiquer la liberté
? Dans l'ordre de la sexualité, il est évident que
c'est en libérant son désir qu'on saura comment se
conduire éthiquement dans les rapports de plaisir avec les
autres.
- Vous dites qu'il faut pratiquer la liberté éthiquement...
- Oui, car qu'est-ce que l'éthique, sinon la pratique de la
liberté, la pratique réfléchie de la liberté
?
-Cela veut dire que vous comprenez la liberté comme une
réalité déjà éthique en soi-même
?
-La liberté est la condition ontologique de l'éthique.
Mais l'éthique est la forme réfléchie que prend
la liberté.
-L'éthique est ce qui se réalise dans la recherche
ou le souci de soi ?
-Le souci de soi a été, dans le monde gréco-romain,
le mode dans lequel la liberté individuelle - ou la liberté
civique, jusqu'à un certain point - s'est réfléchie
comme éthique. Si vous prenez toute une série de textes
allant depuis les premiers dialogues platoniciens jusqu'aux grands
textes du stoïcisme tardif - Épictète, Marc Aurèle...
-, vous verrez que ce thème du souci de soi a vraiment traversé
toute la réflexion morale. Il est intéressant de voir
que, dans nos sociétés, au contraire, à partir
d'un certain moment - et il est très difficile de savoir quand
cela s'est produit -, le souci de soi est devenu quelque chose d'un
peu suspect. S'occuper de soi a été, à partir
d'un certain moment, volontiers dénoncé comme étant
une forme d'amour de soi, une forme d'égoïsme ou d'intérêt
individuel en contradiction avec l'intérêt qu'il faut
porter aux autres ou avec le sacrifice de soi qui est nécessaire.
Tout cela s'est passé pendant le christianisme, mais je ne
dirai pas que c'est purement et simplement dû au christianisme.
La question est beaucoup plus complexe, car, dans le christianisme,
faire son salut est aussi une manière de se soucier de soi.
Mais le salut s'effectue dans le christianisme par la renonciation
à soi. Il y a un paradoxe du souci de soi dans le christianisme,
mais c'est là un autre problème. Pour revenir à
la question dont vous parliez, je crois que, chez les Grecs et les
Romains - chez les Grecs surtout -, pour se bien conduire, pour pratiquer
comme il faut la liberté, il fallait que l'on s'occupe de
soi, que l'on se soucie de soi, à la fois pour se connaître
- c'est là l'aspect familier du gnôthi seauton - et pour
se former, se surpasser soi-même, pour maîtriser en
soi les appétits qui risqueraient de vous emporter. La liberté
individuelle était pour les Grecs quelque chose de très
important contrairement à ce que dit ce lieu commun, plus
ou moins dérivé de Hegel, selon lequel la liberté
de l'individu n'aurait aucune importance devant la belle totalité
de la cité : n'être pas esclave (d'une autre cité,
de ceux qui vous entourent, de ceux qui vous gouvernent, de ses
propres passions) était un thème absolument fondamental
; le souci de la liberté a été un problème
essentiel, permanent, pendant huit grands siècles de la culture
ancienne. On a là toute une éthique qui a pivoté
autour du souci de soi et qui donne à l'éthique ancienne
sa forme si particulière. Je ne dis pas que l'éthique
est le souci de soi, mais que, dans l'Antiquité, l'éthique
comme pratique réfléchie de la liberté a tourné
autour de cet impératif fondamental, «soucie-toi de
toi-même».
- Impératif qui implique l'assimilation des logoi, des vérités.
- Bien sûr. On ne peut pas se soucier de soi sans connaître.
Le souci de soi est bien entendu la connaissance de soi - c'est le
côté socratico-platonicien -, mais c'est aussi la connaissance
d'un certain nombre de règles de conduite ou de principes
qui sont à la fois des vérités et des prescriptions.
Se soucier de soi, c'est s'équiper de ces vérités
: c'est là où l'éthique est liée au
jeu de la vérité.
- Vous dites qu'il s'agit de faire de cette vérité
apprise, mémorisée, progressivement mise en application,
un quasi-sujet qui règne souverainement en vous. Quel statut
a ce quasi-sujet ?
- Dans le courant platonicien, du moins selon la fin de l' Alcibiade
*, le problème pour le sujet ou pour l'âme individuelle
est de tourner les yeux vers elle-même pour se reconnaître
dans ce qu'elle est, et, se reconnaissant dans ce qu'elle est, se
rappeler les vérités dont elle est parente et qu'elle
a pu contempler ; en revanche, dans le courant qu'on peut nommer,
globalement, stoïcien, le problème est d'apprendre par
l'enseignement d'un certain nombre de vérités, de
doctrines, les unes étant des principes fondamentaux et les
autres des règles de conduite. Il s'agit de faire en sorte
que ces principes vous disent dans chaque situation et en quelque
sorte spontanément comment vous devez vous conduire. C'est
ici qu'on rencontre une métaphore, qui ne vient pas des stoïciens,
mais de Plutarque, qui dit : «Il faut que vous ayez appris
les principes d'une façon si constante que, lorsque vos désirs,
vos appétits, vos craintes viendront se réveiller
comme des chiens qui aboient, le logos parlera comme la voix du
maître qui, d'un seul cri, fait taire les chiens **.»
Vous avez là l'idée d'un logos qui fonctionnerait
en quelque sorte sans que vous ayez rien fait ; vous serez devenu
le logos ou le logos sera devenu vous-même.
* Platon, Alcibiade, 133 a-d (trad. M. Croiset), Paris, Les Belles
Lettres, «Collection des universités de France»,
1925, pp. 109-110.
** Allusion au passage de Plutarque De la tranquillité de
l'âme, 465 c (trad.
J. Dumortier et J. Defradas), in Oeuvres morales, Paris, Les Belles
Lettres, «Collection des universités de France»,
1975, t. VII, 1re partie, p. 99.
- Nous voudrions revenir sur la question des rapports entre la
liberté et l'éthique. Quand vous dites que l'éthique
est la partie réfléchie de la liberté, cela
signifie-t-il que la liberté peut prendre conscience d'elle-même
comme pratique éthique ? Est-elle d'emblée et toujours
une liberté pour ainsi dire moralisée, ou faut-il
un travail sur soi-même pour découvrir cette dimension
éthique de la liberté ?
- Les Grecs, en effet, problématisaient leur liberté,
et la liberté de l'individu, comme un problème éthique.
Mais éthique dans le sens où les Grecs pouvaient l'entendre
: l'êthos était la manière d'être et la
manière de se conduire. C'était un mode d'être
du sujet et une certaine manière de faire, visible pour les
autres. L' êthos de quelqu'un se traduit par son costume,
par son allure, par sa manière de marcher, par le calme avec
lequel il répond à tous les événements,
etc. C'est cela, pour eux, la forme concrète de la liberté
; c'est ainsi qu'ils problématisaient leur liberté.
L'homme qui a un bel êthos, qui peut être admiré
et cité en exemple, c'est quelqu'un qui pratique la liberté
d'une certaine manière. Je ne crois pas qu'il soit besoin
d'une conversion pour que la liberté soit réfléchie
comme êthos ; elle est immédiatement problématisée
comme êthos. Mais, pour que cette pratique de la liberté
prenne forme dans un êthos qui soit bon, beau, honorable,
estimable, mémorable et qui puisse servir d'exemple, il faut
tout un travail de soi sur soi.
- Et c'est là que vous situez l'analyse du pouvoir ?
-Je pense que, dans la mesure où la liberté signifie,
pour les
Grecs, le non-esclavage - ce qui est tout de même une définition
de la liberté assez différente de la nôtre -,
le problème est déjà tout entier politique.
Il est politique dans la mesure où le non-esclavage à
l'égard des autres est une condition : un esclave n'a pas
d'éthique. La liberté est donc en elle-même
politique. Et puis, elle a aussi un modèle politique, dans
la mesure où être libre signifie ne pas être
esclave de soi-même et de ses appétits, ce qui implique
qu'on établisse à soi-même un certain rapport
de domination, de maîtrise, qu'on appelait archê - pouvoir,
commandement.
- Le souci de soi, vous l'avez dit, est le souci des autres, d'une
certaine manière. Le souci de soi est dans ce sens aussi
toujours éthique, il est éthique en lui-même.
- Pour les Grecs, ce n'est pas parce qu'il est souci des autres
qu'il est éthique. Le souci de soi est éthique en
lui-même ; mais il implique des rapports complexes avec les
autres, dans la mesure où cet êthos de la liberté
est aussi une manière de se soucier des autres ; c'est pourquoi
il est important, pour un homme libre qui se conduit comme il faut,
de savoir gouverner sa femme, ses enfants, sa maison. C'est là
aussi l'art de gouverner. L'êthos implique aussi un rapport
aux autres, dans la mesure où le souci de soi rend capable
d'occuper, dans la cité, dans la communauté ou dans
les relations interindividuelles, la place qui convient - que ce
soit pour exercer une magistrature ou pour avoir des rapports d'amitié.
Et puis le souci de soi implique aussi le rapport à l'autre
dans la mesure où, pour bien se soucier de soi, il faut écouter
les leçons d'un maître. On a besoin d'un guide, d'un
conseiller, d'un ami, de quelqu'un qui vous dise la vérité.
Ainsi, le problème des rapports aux autres est présent
tout au long de ce développement du souci de soi.
- Le souci de soi vise toujours le bien des autres : il vise à
bien gérer l'espace de pouvoir qui est présent dans
toute relation, c'est-à-dire il vise à le gérer
dans le sens de la non-domination. Quel peut être, dans ce
contexte, le rôle du philosophe, de celui qui se soucie du
souci des autres ?
- Prenons l'exemple de Socrate : il est précisément
celui qui interpelle les gens dans la rue, ou les jeunes au gymnase,
en leur disant : «Est-ce que tu t'occupes de toi ?»
Le dieu l'a chargé de cela, c'est sa mission, et il ne l'abandonnera
pas, même au moment où il est menacé de mort.
Il est bien l'homme qui se soucie du souci des autres : c'est la
position particulière du philosophe. Mais, dans le cas, disons
simplement, de l'homme libre, je crois que le postulat de toute
cette morale était que celui qui se souciait comme il faut
de lui-même se trouvait par ce fait même en mesure de
se conduire comme il faut par rapport aux autres et pour les autres.
Une cité dans laquelle tout le monde se soucierait de soi
comme il faut serait une cité qui marcherait bien et qui
trouverait là le principe éthique de sa permanence.
Mais je ne crois pas qu'on puisse dire que l'homme grec qui se soucie
de soi doit d'abord se soucier des autres. Ce thème n'interviendra,
me semble-t-il, que plus tard. Il n'y a pas à faire passer
le souci des autres avant le souci de soi ; le souci de soi est
éthiquement premier, dans la mesure où le rapport
à soi est ontologiquement premier.
- Est-ce que ce souci de soi, qui possède un sens éthique
positif, pourrait être compris comme une sorte de conversion
du pouvoir ?
- Une conversion, oui. C'est en effet une manière de le
contrôler et limiter. Car, s'il est vrai que l'esclavage est
le grand risque auquel la liberté grecque s'oppose, il y
a aussi un autre danger, qui apparaît au premier regard comme
l'inverse de l'esclavage : l'abus de pouvoir. Dans l'abus de pouvoir,
on déborde ce qu'est l'exercice légitime de son pouvoir
et on impose aux autres sa fantaisie, ses appétits, ses désirs.
On rencontre là l'image du tyran ou simplement de l'homme
puissant et riche, qui profite de cette puissance et de sa richesse
pour abuser des autres, pour leur imposer un pouvoir indû.
Mais on s'aperçoit - c'est en tout cas ce que disent les
philosophes grecs - que cet homme-là est en réalité
l'esclave de ses appétits. Et le bon souverain est précisément
celui qui exerce son pouvoir comme il faut, c'est-à-dire
en exerçant en même temps son pouvoir sur lui-même.
Et c'est le pouvoir sur soi qui va réguler le pouvoir sur
les autres.
- Le souci de soi, dégagé du souci des autres, ne
court-il pas le risque de «s'absolutiser» ? Cette absolutisation
du souci de soi ne pourrait-elle pas devenir une forme d'exercice
du pouvoir sur les autres, dans le sens de la domination de l'autre
?
- Non, parce que le risque de dominer les autres et d'exercer sur
eux un pouvoir tyrannique ne vient précisément que
du fait qu'on ne s'est pas soucié de soi et qu'on est devenu
l'esclave de ses désirs. Mais si vous vous souciez de vous
comme il faut, c'est-à-dire si vous savez ontologiquement
ce que vous êtes, si vous savez aussi ce dont vous êtes
capable, si vous savez ce que c'est pour vous que d'être citoyen
dans une cité, que d'être maître de maison dans
un oikos, si vous savez quelles sont les choses que vous devez redouter
et celles que vous ne devez pas redouter, si vous savez ce qu'il
est convenable d'espérer et quelles sont les choses, au contraire,
qui doivent vous être complètement indifférentes,
si vous savez, enfin, que vous ne devez pas avoir peur de la mort,
eh bien, vous ne pouvez pas à ce moment-là abuser
de votre pouvoir sur les autres. Il n'y a donc pas de danger. Cette
idée apparaîtra beaucoup plus tard, lorsque l'amour
de soi deviendra suspect et sera perçu comme l'une des racines
possibles des différentes fautes morales. Dans ce nouveau
contexte, le souci de soi aura pour première forme le renoncement
à soi. Vous trouvez cela d'une façon assez claire
dans le Traité de la virginité de Grégoire
de Nysse, où vous voyez la notion de souci de soi, l'epimeleia
heautou, défini essentiellement comme la renonciation à
tous les liens terrestres ; c'est la renonciation à tout
ce qui peut être amour de soi, attachement au soi terrestre
*. Mais je crois que, dans la pensée grecque et romaine,
le souci de soi ne peut pas en lui-même tendre à cet
amour exagéré de soi qui viendrait à négliger
les autres ou, pis encore, à abuser du pouvoir qu'on peut
avoir sur eux.
* Grégoire de Nysse, Traité de la virginité,
chap. XIII : «Le soin de soi-même commence avec l'affranchissement
du mariage», 303 c - 305 c (trad. M. Aubineau), Paris, Éd.
du Cerf, coll.«Sources chrétiennes», no 119,
1966, pp. 423-431.
- Alors, c'est un souci de soi qui, songeant à soi-même,
songe à l'autre ?
- Oui, absolument. Celui qui se soucie de soi, au point de savoir
exactement quels sont ses devoirs comme maître de maison,
comme époux ou comme père, se trouvera avoir avec
sa femme et ses enfants le rapport qu'il faut.
- Mais est-ce que la condition humaine, dans le sens de la finitude,
ne joue pas là un rôle très important ? Vous
avez parlé de la mort : si vous n'avez pas peur de la mort,
vous ne pouvez pas abuser de votre pouvoir sur les autres. Ce problème
de la finitude est très important, nous semble-t-il ; la
peur de la mort, de la finitude, d'être blessé est
au coeur du souci de soi.
- Bien sûr. Et c'est là où le christianisme,
en introduisant le salut comme salut au-delà de la vie, va
en quelque sorte déséquilibrer ou, en tout cas, bouleverser
toute cette thématique du souci de soi. Bien que, je le rappelle
une fois encore, chercher son salut signifie bien se soucier de
soi. Mais la condition pour réaliser son salut sera précisément
la renonciation. Chez les Grecs et les Romains, par contre, à
partir du fait que l'on se soucie de soi dans sa propre vie et que
la réputation qu'on aura laissée est le seul au-delà
dont on puisse se préoccuper, le souci de soi pourra alors
être entièrement centré sur soi-même,
sur ce qu'on fait, sur la place qu'on occupe parmi les autres ;
il pourra être totalement centré sur l'acceptation
de la mort - ce qui sera très évident dans le stoïcisme
tardif - et même, jusqu'à un certain point, pourra devenir
presque un désir de mort. Il pourra être en même
temps sinon un souci des autres, du moins un souci de soi qui sera
bénéfique pour les autres. Il est intéressant
de voir, chez Sénèque par exemple, l'importance du
thème : dépêchons-nous de vieillir, hâtons-nous
vers le terme, qui nous permettra de nous rejoindre nous-mêmes.
Cette espèce de moment d'avant la mort, où plus rien
ne peut arriver, est différent du désir de mort qu'on
retrouvera chez les chrétiens, qui attendent le salut de
la mort. C'est comme un mouvement pour précipiter son existence
jusqu'au point où il n'y aura plus devant elle que la possibilité
de la mort.
- Nous vous proposons maintenant de passer à un autre sujet.
Dans vos cours au Collège de France, vous avez parlé
des rapports entre pouvoir et savoir ; maintenant, vous parlez des
rapports entre sujet et vérité. Y a-t-il une complémentarité
entre les deux couples de notions, pouvoir/savoir et sujet/vérité
?
- Mon problème a toujours été, comme je le
disais en commençant, celui des rapports entre sujet et vérité
: comment le sujet entre dans un certain jeu de vérité.
Mon premier problème a été : comment se fait-il
par exemple que la folie ait été problématisée
à partir d'un certain moment et à la suite d'un certain
nombre de processus comme une maladie relevant d'une certaine médecine
? Comment le sujet fou a-t-il été placé dans
ce jeu de vérité défini par un savoir ou un
modèle médical ? Et c'est en faisant cette analyse
que je me suis aperçu que, contrairement à ce qui
était un peu l'habitude à cette époque-là
- vers le début des années soixante -, ce n'était
pas en parlant simplement de l'idéologie que l'on pouvait
bien rendre compte de ce phénomène-là. En fait,
il y avait des pratiques essentiellement cette grande pratique de
l'internement qui avait été développée
depuis le début du XVIIe siècle et qui avait été
la condition pour l'insertion du sujet fou dans ce type de jeu de
vérité - qui me renvoyaient au problème des
institutions de pouvoir, beaucoup plus qu'au problème de
l'idéologie. C'est ainsi que j'ai été amené
à poser le problème savoir/pouvoir, qui est pour moi
non pas le problème fondamental, mais un instrument permettant
d'analyser de la façon qui me semble la plus exacte le problème
des rapports entre sujet et jeux de vérité.
- Mais vous avez «empêché» toujours qu'on
vous parle de sujet en général.
- Non, je n'ai pas «empêché». J'ai eu
peut-être des formulations qui étaient inadéquates.
Ce que j'ai refusé, c'était précisément
que l'on se donne au préalable une théorie du sujet
- comme on pouvait le faire par exemple dans la phénoménologie
ou dans l'existentialisme - et que, à partir de cette théorie
du sujet, on vienne poser la question de savoir comment, par exemple,
telle forme de connaissance était possible. Ce que j'ai voulu
essayer de montrer, c'est comme le sujet se constituait lui-même,
dans telle ou telle forme déterminée, comme sujet
fou ou sujet sain, comme sujet délinquant ou comme sujet
non délinquant, à travers un certain nombre de pratiques
qui étaient des jeux de vérité, des pratiques
de pouvoir, etc. Il fallait bien que je refuse une certaine théorie
a priori du sujet pour pouvoir faire cette analyse des rapports
qu'il peut y avoir entre la constitution du sujet ou des différentes
formes de sujet et les jeux de vérité, les pratiques
de pouvoir, etc.
- Cela veut dire que le sujet n'est pas une substance...
- Ce n'est pas une substance. C'est une forme, et cette forme n'est
pas surtout ni toujours identique à elle-même. Vous
n'avez pas à vous-même le même type de rapports
lorsque vous vous constituez comme sujet politique qui va voter
ou qui prend la parole dans une assemblée et lorsque vous
cherchez à réaliser votre désir dans une relation
sexuelle. Il y a sans doute des rapports et des interférences
entre ces différentes formes du sujet, mais on n'est pas
en présence du même type de sujet. Dans chaque cas,
on joue, on établit à soi-même des formes de
rapport différentes. Et c'est précisément la
constitution historique de ces différentes formes du sujet,
en rapport avec les jeux de vérité, qui m'intéresse.
- Mais le sujet fou, malade, délinquant - peut-être
même le sujet sexuel- était un sujet qui était
l'objet d'un discours théorique, un sujet disons «passif»,
tandis que le sujet dont vous parlez depuis les deux dernières
années dans vos cours au Collège de France est un
sujet «actif», politiquement actif Le souci de soi concerne
tous les problèmes de pratique politique, de gouvernement,
etc. Il semblerait qu'il y a chez vous un changement non pas de
perspective, mais de problématique.
- S'il est vrai, par exemple, que la constitution du sujet fou
peut être en effet considérée comme la conséquence
d'un système de coercition - c'est le sujet passif -, vous
savez très bien que le sujet fou n'est pas un sujet non libre
et que, précisément, le malade mental se constitue
comme sujet fou par rapport et en face de celui qui le déclare
fou. L'hystérie, qui a été si importante dans
l'histoire de la psychiatrie et dans le monde asilaire du XIXe siècle,
me paraît être l'illustration même de la manière
dont le sujet se constitue en sujet fou. Et ce n'est pas tout à
fait un hasard si les grands phénomènes d'hystérie
ont été observés là précisément
où il y avait le maximum de coercition pour contraindre les
individus à se constituer comme fous. D'autre part, et inversement,
je dirais que si, maintenant, je m'intéresse en effet à
la manière dont le sujet se constitue d'une façon
active, par les pratiques de soi, ces pratiques ne sont pas néanmoins
quelque chose que l'individu invente lui-même. Ce sont des
schémas qu'il trouve dans sa culture et qui lui sont proposés,
suggérés, imposés par sa culture, sa société
et son groupe social.
- Il semblerait qu'il y a comme une déficience dans votre
problématique, à savoir la conception d'une résistance
contre le pouvoir. Ce qui suppose un sujet très actif, très
soucieux de soi et des autres, capable donc politiquement et philosophiquement.
- Cela nous ramène au problème de ce que j'entends
par pouvoir. Je n'emploie guère le mot pouvoir, et si je
le fais quelquefois, c'est toujours pour faire bref par rapport
à l'expression que j'utilise toujours : les relations de
pouvoir. Mais il y a des schémas tout faits : quand on parle
de pouvoir, les gens pensent immédiatement à une structure
politique, un gouvernement, une classe sociale dominante, le maître
en face de l'esclave, etc. Ce n'est pas du tout à cela que
je pense quand je parle de relations de pouvoir. Je veux dire que,
dans les relations humaines, quelles qu'elles soient - qu'il s'agisse
de communiquer verbalement, comme nous le faisons maintenant, ou
qu'il s'agisse de relations amoureuses, institutionnelles ou économiques
-, le pouvoir est toujours présent : je veux dire la relation
dans laquelle l'un veut essayer de diriger la conduite de l'autre.
Ce sont donc des relations que l'on peut trouver à différents
niveaux, sous différentes formes ; ces relations de pouvoir
sont des relations mobiles, c'est-à-dire qu'elles peuvent
se modifier, qu'elles ne sont pas données une fois pour toutes.
Le fait, par exemple, que je sois plus vieux et qu'au début
vous soyez intimidés peut, au cours de la conversation, se
retourner, et c'est moi qui peux devenir intimidé devant
quelqu'un précisément parce qu'il est plus jeune.
Ces relations de pouvoir sont donc mobiles, réversibles et
instables. Il faut bien remarquer aussi qu'il ne peut y avoir de
relations de pouvoir que dans la mesure où les sujets sont
libres. Si un des deux était complètement à
la disposition de l'autre et devenait sa chose, un objet sur lequel
il puisse exercer une violence infinie et illimitée, il n'y
aurait pas de relations de pouvoir. Il faut donc, pour que s'exerce
une relation de pouvoir, qu'il y ait toujours des deux côtés
au moins une certaine forme de liberté. Même lorsque
la relation de pouvoir est complètement déséquilibrée,
lorsque vraiment on peut dire que l'un a tout pouvoir sur l'autre,
un pouvoir ne peut s'exercer sur l'autre que dans la mesure où
il reste à ce dernier encore la possibilité de se
tuer, de sauter par la fenêtre ou de tuer l'autre. Cela veut
dire que, dans les relations de pouvoir, il y a forcément
possibilité de résistance, car s'il n'y avait pas
possibilité de résistance - de résistance violente,
de fuite, de ruse, de stratégies qui renversent la situation
-, il n'y aurait pas du tout de relations de pouvoir. Cela étant
la forme générale, je me refuse à répondre
à la question qu'on me pose parfois : «Mais, si le
pouvoir est partout, alors il n'y a pas de liberté.»Je
réponds : s'il y a des relations de pouvoir à travers
tout champ social, c'est parce qu'il y a de la liberté partout.
Maintenant, il y a effectivement des états de domination.
Dans de très nombreux cas, les relations de pouvoir sont
fixées de telle sorte qu'elles sont perpétuellement
dissymétriques et que la marge de liberté est extrêmement
limitée. Pour prendre un exemple, sans doute très
schématique, dans la structure conjugale traditionnelle de
la société du XVIIIe et du XIXe siècle, on
ne peut pas dire qu'il n'y avait que le pouvoir de l'homme : la
femme pouvait faire tout un tas de choses : le tromper, lui soutirer
de l'argent, se refuser sexuellement. Elle subissait cependant un
état de domination, dans la mesure où tout cela n'était
finalement qu'un certain nombre de ruses qui n'arrivaient jamais
à renverser la situation. Dans ces cas de domination - économique,
sociale, institutionnelle ou sexuelle -, le problème est
en effet de savoir où va se former la résistance.
Est-ce que cela va être, par exemple, dans une classe ouvrière
qui va résister à la domination politique - dans le
syndicat, dans le parti - et sous quelle forme la grève, la
grève générale, la révolution, la lutte
parlementaire ? Dans une telle situation de domination, il faut
répondre à toutes ces questions d'une façon
spécifique, en fonction du type et de la forme précise
de domination. Mais l'affirmation : «Vous voyez du pouvoir
partout ; donc il n'y a pas de place pour la liberté»,
me paraît absolument inadéquate. On ne peut pas me
prêter l'idée que le pouvoir est un système
de domination qui contrôle tout et qui ne laisse aucune place
à la liberté.
- Vous parliez tout à l'heure de l'homme libre et du philosophe,
comme deux modalités différentes du souci de soi.
Le souci de soi du philosophe aurait une certaine spécificité
et ne se confond pas avec celui de l'homme libre.
- Je dirais qu'il s'agit de deux places différentes dans
le souci de soi, plutôt que de deux formes du souci de soi
; je crois que le souci est le même dans sa forme, mais, en
intensité, en degré de zèle pour soi-même
- et par conséquent de zèle pour les autres aussi -,
la place du philosophe n'est pas celle de n'importe quel homme libre.
- Est-ce que c'est là qu'on pourrait penser un lien fondamental
entre philosophie et politique ?
- Oui, bien sûr. Je crois que les rapports entre philosophie
et politique sont permanents et fondamentaux. Il est certain que,
si l'on prend l'histoire du souci de soi dans la pensée grecque,
le rapport à la politique est évident. Sous une forme
d'ailleurs très complexe : d'un côté, vous voyez
par exemple Socrate - aussi bien chez Platon dans l'Alcibiade * que
chez Xénophon dans les Mémorables ** - qui interpelle
les jeunes gens en leur disant : «Non, mais dis donc toi,
tu veux devenir un homme politique, tu veux gouverner la cité,
tu veux donc t'occuper des autres, mais tu ne t'es même pas
occupé de toi-même, et si tu ne t'occupes pas de toi-même,
tu seras un mauvais gouvernant» ; dans cette perspective,
le souci de soi apparaît comme une condition pédagogique,
éthique et aussi ontologique pour la constitution du bon
gouvernant.
* Platon, Alcibiade, op. cit., 124 b, p. 92, 127 d-e, p. 99.
** Xénophon, Mémorables, livre III, chap. VII, 9
(trad. É, Chambry), Paris, Garnier, coll. «Classiques
Garnier», 1935, p. 412.
Se constituer comme sujet qui gouverne implique que l'on se soit
constitué comme sujet ayant souci de soi. Mais, d'un autre
côté, vous voyez Socrate qui dit dans l'Apologie *
: «Moi, j'interpelle tout le monde», car tout le monde
a à s'occuper de soi-même ; mais il ajoute aussitôt
** : «En faisant ceci je rends le plus grand service à
la cité, et plutôt que de me punir, vous devriez me
récompenser plus encore que vous ne récompensez un
vainqueur aux jeux Olympiques.» Il y a donc une appartenance
très forte entre philosophie et politique, qui se développera
par la suite, lorsque justement le philosophe a non seulement le
souci de l'âme des citoyens, mais aussi de l'âme du
prince. Le philosophe devient le conseiller, le pédagogue,
le directeur de conscience du prince.
* Platon, Apologie de Socrate, 30 b (trad, M. Croiser), Paris,
Les Belles Lettres, «Collection des universités de France», 1925,
p. 157.
** Ibid. 36 c-d, p. 166,
- Est-ce que cette problématique du souci de soi pourrait
être le coeur d'une nouvelle pensée du politique, d'une
politique autre que celle qu'on considère aujourd'hui ?
- J'avoue que je n'ai pas beaucoup avancé dans cette direction
et j'aimerais bien justement revenir à des problèmes
plus contemporains, afin d'essayer de voir ce qu'on peut faire de
tout cela dans la problématique politique actuelle. Mais
j'ai l'impression que, dans la pensée politique du XIXe siècle
- et il faudrait peut-être remonter plus loin, chez Rousseau
et Hobbes -, on a pensé le sujet politique essentiellement
comme sujet de droit, soit dans des termes naturalistes, soit dans
les termes du droit positif. En revanche, il me semble que la question
du sujet éthique est quelque chose qui n'a pas beaucoup de
place dans la pensée politique contemporaine. Enfin, je n'aime
pas répondre à des questions que je n'ai pas du tout
examinées. J'aimerais bien cependant pouvoir reprendre ces
questions que j'ai abordées à travers la culture antique.
- Quel serait le rapport entre la voie de la philosophie, qui mène
à la connaissance de soi, et la voie de la spiritualité
?
- Par spiritualité, j'entends - mais je ne suis pas sûr
que ce soit une définition qu'on puisse tenir très
longtemps - ce qui précisément se réfère
à l'accès du sujet à un certain mode d'être
et aux transformations que le sujet doit faire de lui-même
pour accéder à ce mode d'être. Je crois que,
dans la spiritualité antique, il y avait identité
ou presque entre cette spiritualité et la philosophie. En
tout cas, la préoccupation la plus importante de la philosophie
tournait tout de même autour de soi, la connaissance du monde
venant après et, la plupart du temps, en appui à ce
souci de soi.
Quand on lit Descartes, il est frappant de trouver dans les Méditations
exactement ce même souci spirituel d'accéder à
un mode d'être où le doute ne sera plus permis et où
enfin on connaîtra * ; mais, en définissant ainsi le
mode d'être auquel la philosophie donne accès, on s'aperçoit
que ce mode d'être est entièrement défini par
la connaissance, et c'est bien comme accès au sujet connaissant
ou à ce qui qualifiera le sujet comme tel que se définira
la philosophie. Et, de ce point de vue-là, il me semble qu'elle
superpose les fonctions de la spiritualité à l'idéal
d'un fondement de la scientificité.
* Descartes, Méditations sur la philosophie première
(1641), in Oeuvres, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque
de la Pléiade», 1952, pp. 253-334.
- Devrait-on actualiser cette notion de souci de soi, au sens classique,
contre cette pensée moderne ?
- Absolument, mais je ne fais pas cela du tout pour dire : «On
a malheureusement oublié le souci de soi, voilà le
souci de soi, c'est la clef de tout.» Rien ne m'est plus étranger
que l'idée que la philosophie s'est dévoyée
à un moment donné et qu'elle a oubliée quelque
chose, et qu'il existe quelque part dans son histoire un principe,
un fondement qu'il faudrait redécouvrir. Je crois que toutes
ces formes d'analyse, qu'elles prennent une forme radicale, en disant
que, dès son point de départ, la philosophie a été
oublié ou qu'elles prennent une forme beaucoup plus historique,
en disant : «Voilà, dans tel philosophe il y a quelque
chose qui a été oublié», ne sont pas
très intéressantes, on ne peut pas en tirer grand-chose.
Ce qui ne veut pas dire pourtant que le contact avec tel ou tel
philosophe ne puisse pas produire quelque chose, mais il faudrait
alors bien souligner que cette chose est du nouveau.
- Cela nous fait poser la question : pourquoi devrait-on avoir
accès à la vérité aujourd'hui, au sens
politique, c'est-à-dire au sens de la stratégie politique
contre les divers points de «bloquage» du pouvoir dans
le système relationnel ?
- C'est en effet un problème : après tout, pourquoi
la vérité ? Et pourquoi est-ce qu'on se soucie de
la vérité, et plus que de soi, d'ailleurs ? Et pourquoi
est-ce qu'on se soucie de soi seulement à travers le souci
de vérité ? Je pense qu'on touche là à
une question qui est fondamentale et qui est, je dirais, la question
de l'Occident : qu'est-ce qui a fait que toute la culture occidentale
s'est mise à tourner autour de cette obligation de vérité,
qui a pris tout un tas de formes différentes ? Les choses
étant ce qu'elles sont, rien n'a pu montrer jusqu'à
présent qu'on pouvait définir une stratégie
extérieure à cela.
C'est bien dans ce champ de l'obligation de vérité
qu'on peut se déplacer, d'une manière ou d'une autre,
quelquefois contre les effets de domination qui peuvent être
liés à des structures de vérité ou à
des institutions qui sont chargées de la vérité.
Pour dire les choses très schématiquement, on peut
trouver de nombreux exemples : il y a eu tout un mouvement dit «écologique»
- qui est d'ailleurs très ancien et ne remonte pas seulement
au XXe siècle - qui a été en un sens et souvent
en rapport d'hostilité avec une science, ou en tout cas avec
une technologie garantie en termes de vérité. Mais,
en fait, cette écologie aussi parlait un discours de vérité
: c'était au nom d'une connaissance concernant la nature,
l'équilibre des processus du vivant que l'on pouvait faire
la critique. On échappait donc à une domination de
vérité, non pas en jouant un jeu totalement étranger
au jeu de la vérité, mais en le jouant autrement ou
en jouant un autre jeu, une autre partie, d'autres atouts dans le
jeu de vérité. Je crois qu'il en est de même
dans l'ordre de la politique, où on pouvait faire la critique
du politique - à partir, par exemple, des conséquences
de l'état de domination de cette politique indue -, mais
on ne pouvait le faire autrement qu'en jouant un certain jeu de
vérité, montrant quelles en sont les conséquences,
montrant qu'il y a d'autres possibilités rationnelles, enseignant
aux gens ce qu'ils ne savent pas sur leur propre situation, sur
leurs conditions de travail, sur leur exploitation.
- Ne pensez-vous pas, à propos de la question des jeux de
vérité et des jeux de pouvoir, que l'on peut constater
dans l'histoire la présence d'une modalité particulière
de ces jeux de vérité, qui aurait un statut particulier
par rapport à toutes les autres possibilités de jeux
de vérité et de pouvoir et qui se caractériserait
par son essentielle ouverture, son opposition à tout bloquage
du pouvoir, au pouvoir, donc, dans le sens de la domination-asservissement
?
- Oui, absolument. Mais, quand je parle de relations de pouvoir
et de jeux de vérité, je ne veux absolument pas dire
que les jeux de vérité ne soient l'un et l'autre que
des relations de pouvoir que je veux masquer - ce serait une caricature
épouvantable. Mon problème est, comme je l'ai déjà
dit, de savoir comment les jeux de vérité peuvent
se mettre en place et être liés à des relations
de pouvoir. On peut montrer, par exemple, que la médicalisation
de la folie, c'est-à-dire l'organisation d'un savoir médical
autour des individus désignés comme fous, a été
liée à toute une série de processus sociaux,
d'ordre économique à un moment donné, mais
aussi à des institutions et à des pratiques de pouvoir.
Ce fait n'entame aucunement la validité scientifique ou l'efficacité
thérapeutique de la psychiatrie : il ne la garantit pas,
mais il ne l'annule pas non plus. Que les mathématiques,
par exemple, soient liées - d'une tout autre façon,
d'ailleurs, que la psychiatrie - à des structures de pouvoir,
c'est vrai aussi, ne serait-ce que par la façon dont elles
sont enseignées, la manière dont le consensus des
mathématiciens s'organise, fonctionne en circuit fermé,
a ses valeurs, détermine ce qui est bien (vrai) ou mal (faux)
en mathématiques, etc. Cela ne veut pas du tout dire que
les mathématiques ne sont qu'un jeu de pouvoir, mais que
le jeu de vérité des mathématiques se trouve
lié d'une certaine manière, et sans que cela entame
aucunement sa validité, à des jeux et à des
institutions de pouvoir. Il est clair que, dans un certain nombre
de cas, les liens sont tels qu'on peut faire parfaitement l'histoire
des mathématiques sans tenir compte de cela, encore que cette
problématique soit toujours intéressante et que maintenant
même les historiens des mathématiques commencent à
étudier l'histoire de leurs institutions. Enfin, il est clair
que ce rapport qu'il peut y avoir entre les relations de pouvoir
et les jeux de vérité en mathématiques est
tout autre que celui qu'il peut y avoir en psychiatrie ; de toute
façon, on ne peut aucunement dire que les jeux de vérité
ne sont rien d'autre que des jeux de pouvoir.
- Cette question renvoie au problème du sujet, puisque,
dans les jeux de vérité, la question se pose de savoir
qui dit la vérité, comment il la dit et pourquoi il
la dit. Car, dans le jeu de vérité, on peut jouer
à dire la vérité : il y a un jeu, on joue à
la vérité ou la vérité est un jeu.
- Le mot «jeu» peut vous induire en erreur : quand
je dis «jeu», je dis un ensemble de règles de
production de la vérité. Ce n'est pas un jeu dans
le sens d'imiter ou de faire la comédie de... ; c'est un
ensemble de procédures qui conduisent à un certain
résultat, qui peut être considéré, en
fonction de ses principes et de ses règles de procédure,
comme valable ou pas, gagnant ou perdant.
- Il y a toujours le problème du «qui» : c'est
un groupe, un ensemble ?
- Cela peut être un groupe, un individu. Il y a là
en effet un problème. On peut observer, en ce qui concerne
ces multiples jeux de vérité, que ce qui a toujours
caractérisé notre société, depuis l'époque
grecque, c'est le fait qu'on n'a pas une définition close
et impérative des jeux de vérité qui seraient
permis, à l'exclusion de tous les autres. Il y a toujours
possibilité, dans un jeu de vérité donné,
de découvrir quelque chose d'autre et de changer plus ou
moins telle ou telle règle, et quelquefois même tout
l'ensemble du jeu de vérité. C'est sans doute cela
qui a donné à l'Occident, par rapport à d'autres
sociétés, des possibilités de développement
qu'on ne trouve pas ailleurs. Qui dit la vérité ?
Des individus qui sont libres, qui organisent un certain consensus
et qui se trouvent insérés dans un certain réseau
de pratiques de pouvoir et d'institutions contraignantes.
- La vérité n'est donc pas une construction ?
- Cela dépend : il y a des jeux de vérité dans
lesquels la vérité est une construction et d'autres
dans lesquels elle ne l'est pas. On peut avoir, par exemple, un
jeu de vérité qui consiste à décrire
les choses de telle ou telle manière : celui qui fait une
description anthropologique d'une société ne fait
pas une construction, mais une description - qui a pour sa part un
certain nombre de règles, historiquement changeantes, de
sorte qu'on peut dire jusqu'à un certain point que c'est
une construction par rapport à une autre description. Cela
ne signifie pas qu'il n'y a rien en face et que tout sort de la
tête de quelqu'un. De ce qu'on peut dire, par exemple, de
cette transformation des jeux de vérité, certains
tirent la conséquence qu'on a dit que rien n'existait - on
m'a fait dire que la folie n'existait pas, alors que le problème
était absolument inverse : il s'agissait de savoir comment
la folie, sous les différentes définitions qu'on a
pu lui donner, à un moment donné, a pu être
intégrée dans un champ institutionnel qui la constituait
comme maladie mentale ayant une certaine place à côté
des autres maladies.
- Au fond il y a aussi un problème de communication au coeur
du problème de la vérité, le problème
de la transparence des mots du discours. Celui qui a la possibilité
de formuler des vérités a aussi un pouvoir, le pouvoir
de pouvoir dire la vérité et de l'exprimer comme il
veut,
- Oui, et cela ne signifie pourtant pas que ce qu'il dit n'est
pas vrai, comme le croient la plupart des gens : lorsqu'on leur
fait remarquer qu'il peut y avoir un rapport entre la vérité
et le pouvoir, ils disent : «Ah bon ! Ce n'est donc pas la
vérité !»
- Cela va ensemble avec le problème de la communication,
car, dans une société où la communication a
un degré très élevé de transparence,
les jeux de vérité sont peut-être plus indépendants
des structures de pouvoir.
- C'est un problème important que vous posez là ;
j'imagine que c'est un peu en pensant à Habermas que vous
me dites cela. Je m'intéresse bien à ce que fait Habermas,
je sais qu'il n'est pas du tout d'accord avec ce que je dis - moi
je suis un peu plus d'accord avec ce qu'il dit -, mais il y a cependant
quelque chose qui me fait toujours problème : c'est lorsqu'il
donne aux relations de communication cette place si importante et,
surtout, une fonction que je dirais «utopique». L'idée
qu'il pourra y avoir un état de communication qui soit tel
que les jeux de vérité pourront y circuler sans obstacles,
sans contraintes et sans effets coercitifs me paraît de l'ordre
de l'utopie. C'est précisément ne pas voir que les
relations de pouvoir ne sont pas quelque chose de mauvais en soi,
dont il faudrait s'affranchir ; je crois qu'il ne peut pas y avoir
de société sans relations de pouvoir, si on les entend
comme stratégies par lesquelles les individus essaient de
conduire, de déterminer la conduite des autres. Le problème
n'est donc pas d'essayer de les dissoudre dans l'utopie d'une communication
parfaitement transparente, mais de se donner les règles de
droit, les techniques de gestion et aussi la morale, l'êthos,
la pratique de soi, qui permettront, dans ces jeux de pouvoir, de
jouer avec le minimum possible de domination.
- Vous êtes très loin de Sartre, qui nous disait :
«Le pouvoir, c'est le mal.»
- Oui, et on m'a souvent attribué cette idée, qui
est très loin de ce que je pense. Le pouvoir n'est pas le
mal. Le pouvoir, c'est des jeux stratégiques. On sait bien
que Je pouvoir n'est pas le mal ! Prenez par exemple les relations
sexuelles ou amoureuses : exercer du pouvoir sur l'autre, dans une
espèce de jeu stratégique ouvert, où les choses
pourront se renverser, ce n'est pas le mal ; cela fait partie de
l'amour, de la passion, du plaisir sexuel. Prenons aussi quelque
chose qui a été l'objet de critiques souvent justifiées
: l'institution pédagogique. Je ne vois pas où est
le mal dans la pratique de quelqu'un qui, dans un jeu de vérité
donné, sachant plus qu'un autre, lui dit ce qu'il faut faire,
lui apprend, lui transmet un savoir, lui communique des techniques
; le problème est plutôt de savoir comment on va éviter
dans ces pratiques - où le pouvoir ne peut pas ne pas jouer
et où il n'est pas mauvais en soi - les effets de domination
qui vont faire qu'un gosse sera soumis à l'autorité
arbitraire et inutile d'un instituteur, un étudiant sous
la coupe d'un professeur autoritaire, etc. Je crois qu'il faut poser
ce problème en termes de règles de droit, de techniques
rationnelles de gouvernement et d'êthos, de pratique de soi
et de liberté.
- Est-ce qu'on pourrait comprendre ce que vous venez de dire comme
les critères fondamentaux de ce que vous avez appelé
une nouvelle éthique ? Il s'agirait d'essayer de jouer avec
le minimum de domination...
- Je crois que c'est là en effet le point d'articulation
de la préoccupation éthique et de la lutte politique
pour le respect des droits, de la réflexion critique contre
les techniques abusives de gouvernement et la recherche éthique
qui permet de fonder la liberté individuelle.
- Lorsque Sartre parle de pouvoir comme mal suprême, il semble
faire allusion à la réalité du pouvoir comme
domination ; vous êtes là-dessus probablement d'accord
avec Sartre.
- Oui, je crois que toutes ces notions-là ont été
mal définies et on ne sait pas très bien de quoi on
parle. Moi-même je ne suis pas sûr, quand j'ai commencé
à m'intéresser à ce problème du pouvoir,
d'en avoir parlé très clairement ni d'avoir employé
les mots qu'il fallait. Maintenant, j'ai une vision beaucoup plus
claire de tout cela ; il me semble qu'il faut distinguer les relations
de pouvoir comme jeux stratégiques entre des libertés
- jeux stratégiques qui font que les uns essaient de déterminer
la conduite des autres, à quoi les autres répondent
en essayant de ne pas laisser déterminer leur conduite ou
en essayant de déterminer en retour la conduite des autres
- et les états de domination, qui sont ce qu'on appelle d'ordinaire
le pouvoir. Et, entre les deux, entre les jeux de pouvoir et les
états de domination, vous avez les technologies gouvernementales,
en donnant à ce terme un sens très large - c'est aussi
bien la manière dont on gouverne sa femme, ses enfants que
la manière dont on gouverne une institution. L'analyse de
ces techniques est nécessaire, parce que c'est très
souvent à travers ce genre de techniques que s'établissent
et se maintiennent les états de domination. Dans mon analyse
du pouvoir, il y a ces trois niveaux : les relations stratégiques,
les techniques de gouvernement et les états de domination.
- On trouve dans vos cours sur l'herméneutique du sujet
un passage où vous dites qu'il n'y a d'autre point premier
et utile de résistance au pouvoir politique que dans le rapport
de soi à soi.
- Je ne crois pas que le seul point de résistance possible
au pouvoir politique - entendu justement comme état de domination
soit dans le rapport de soi à soi. Je dis que la gouvernementalité
implique le rapport de soi à soi, ce qui signifie justement
que, dans cette notion de gouvernementalité, je vise l'ensemble
des pratiques par lesquelles on peut constituer, définir,
organiser, instrumentaliser les stratégies que les individus,
dans leur liberté, peuvent avoir les uns à l'égard
des autres. Ce sont des individus libres qui essaient de contrôler,
de déterminer, de délimiter la liberté des
autres et, pour ce faire, ils disposent de certains instruments
pour gouverner les autres. Cela repose donc bien sur la liberté,
sur le rapport de soi à soi et le rapport à l'autre.
Alors que, si vous essayez d'analyser le pouvoir non pas à
partir de la liberté, des stratégies et de la gouvernementalité,
mais à partir de l'institution politique, vous ne pouvez
pas envisager le sujet que comme sujet de droit. On a un sujet qui
était doté de droits ou qui ne l'était pas
et qui, par l'institution de la société politique,
a reçu ou a perdu des droits : on est par là renvoyé
à une conception juridique du sujet. En revanche, la notion
de gouvernementalité permet, je crois, de faire valoir la
liberté du sujet et le rapport aux autres, c'est-à-dire
ce qui constitue la matière même de l'éthique.
- Pensez-vous que la philosophie a quelque chose à dire
sur le pourquoi de cette tendance de vouloir déterminer la
conduite de l'autre ?
- Cette manière de déterminer la conduite des autres
va prendre des formes très différentes, va susciter
des appétits et des désirs d'intensité très
variée selon les sociétés. Je ne connais pas
du tout l'anthropologie, mais on peut imaginer qu'il y a des sociétés
dans lesquelles la façon dont on mène la conduite
des autres est tellement bien réglée à l'avance
que tous les jeux en quelque sorte sont faits. En revanche, dans
une société comme la nôtre - c'est très
évident dans les relations familiales par exemple, dans les
relations sexuelles ou affectives -, les jeux peuvent être
extrêmement nombreux et par conséquent l'envie de déterminer
la conduite des autres est d'autant plus grande. Cependant, plus
les gens sont libres les uns par rapport aux autres, plus est grande
l'envie chez les uns et les autres de déterminer la conduite
des autres. Plus le jeu est ouvert, plus il est attirant et fascinant.
- Pensez-vous que la tâche de la philosophie est d'avertir
sur les dangers du pouvoir ?
- Cette tâche a toujours été une grande fonction
de la philosophie. Dans son versant critique - j'entends critique
au sens large -, la philosophie est justement ce qui remet en question
tous les phénomènes de domination à quelque
niveau et sous quelque forme qu'ils se présentent - politique,
économique, sexuelle, institutionnelle. Cette fonction critique
de la philosophie dérive, jusqu'à un certain point,
de l'impératif socratique : «Occupe-toi de toi-même»,
c'est-à-dire : «Fonde-toi en liberté, par la
maîtrise de toi.»
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