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L'intellectuel et les pouvoirs
Michel Foucault
Dits Ecrits tome IV texte n°359

«L'intellectuel et les pouvoirs» (entretien avec C. Panier et P. Watté, 14 mai 1981), La Revue nouvelle, 40e année, t. LXXX, no 10 : Juger... de quel droit ?, Octobre 1984, pp. 338-343.

Dits Ecrits tome IV texte n°359


- Comme acteur, l'intellectuel de gauche a-t-il quelque chose à faire qu'il soit seul à pouvoir faire dans un mouvement social ?

- L'intervention de l'intellectuel comme donneur de leçons ou donneur d'avis quant à des choix politiques, ce rôle-là, j'avoue que je n'y adhère pas ; il ne me convient pas. Je crois que les gens sont assez grands pour choisir eux-mêmes pour qui ils votent. Aller dire : «Je suis un intellectuel, je vote pour M. Machin, donc, il faut que vous votiez pour M. Machin», cela me paraît une attitude assez étonnante, une sorte de présomption de l'intellectuel. En revanche, si, pour un certain nombre de raisons, un intellectuel pense que son travail, ses analyses, ses réflexions, sa manière d'agir, de penser les choses peuvent éclairer une situation particulière, un domaine social, une conjoncture et qu'il peut effectivement y apporter sa contribution théorique et pratique, à ce moment-là, on peut en tirer des conséquences politiques en prenant, par exemple, le problème du droit pénal, de la justice,... je crois que l'intellectuel peut apporter s'il le veut, à la perception et à la critique de ces choses, des éléments importants, dont se déduisent ensuite tout naturellement, si les gens le veulent, un certain choix politique.

- Bien qu'il ne s'agisse pas nécessairement d'être le barde d'un choix politique ou de porter un drapeau, et si la contribution de l'intellectuel dans sa spécificité permet peut-être aux gens de faire, d'une façon plus éclairée, des choix politiques, il reste qu'à certains moments et sur certains problèmes vous vous êtes engagé ou vous vous engagez activement. Que devient alors le lien entre la fonction de l'intellectuel que vous venez de définir et cet engagement plus concret, plus inséré dans l'actualité ?

- Ce qui m'a frappé quand j'étais étudiant, c'est qu'on était à ce moment-là dans une atmosphère très marxiste où le problème du lien entre la théorie et la pratique était absolument au centre de toutes les discussions théoriques.

Il me semble qu'il y avait peut-être une manière plus simple, je dirais plus immédiatement pratique, de poser correctement le rapport entre la théorie et la pratique, c'était de le mettre directement en oeuvre dans sa propre pratique. En ce sens, je pourrais dire que j'ai toujours tenu à ce que mes livres soient, en un sens, des fragments 'autobiographie. Mes livres ont toujours été mes problèmes personnels avec la folie, la prison, la sexualité.

Deuxièmement, j'ai toujours tenu à ce qu'il se passe en moi et pour moi une sorte d'aller et venue, d'interférence, d'inter-connexion entre des activités pratiques et le travail théorique ou le travail historique que je faisais. Il me semblait que j'étais d'autant plus libre de remonter haut et loin dans l'histoire que d'un autre côté je lestais les questions que je posais d'un rapport immédiat et contemporain à la pratique. C'est pour avoir passé un certain temps dans les hôpitaux psychiatriques que j'ai écrit Naissance de la clinique. Dans les prisons, j'ai commencé à faire un certain nombre de choses et j'ai ensuite écrit Surveiller et Punir.

Troisième précaution que j'ai prise : à l'époque où je ne faisais ces analyses théoriques ou historiques qu'en fonction de questions que je m'étais posées par rapport à elles, je me suis toujours tenu à ce que ce travail théorique ne fasse pas la loi par rapport à une pratique actuelle et qu'il pose des questions. Prenez par exemple le livre sur la folie : sa description, son analyse s'arrêtent aux années 1814-1815. Ce n'était donc pas un livre qui se présentait comme critique des institutions psychiatriques actuelles, mais je connaissais assez leur fonctionnement pour m'interroger sur leur histoire. Il me semble avoir fait une histoire assez détaillée pour qu'elle pose des questions aux gens qui, actuellement, vivent dans l'institution.

- Ces questions sont souvent ressenties par les intéressés comme autant d'agressions. Quel effet utile conservent-elles alors ?

- Ce n'est pas ma faute (ou peut-être est-ce ma faute à certains niveaux, auquel cas je suis content de l'avoir commise) si les psychiatres ont éprouvé le livre, l'ont véritablement vécu comme une attaque contre eux. J'ai rencontré bien des fois des psychiatres qui, me parlant de mon livre, étaient si tendus nerveusement qu'ils l'appelaient -ce qui était en un certain sens assez vengeur pour moi, trop vengeur -d'une façon très significative l' «éloge de la folie». Quand ils disaient l' «éloge de la folie», je ne dis pas du tout qu'ils me prenaient pour Érasme, il n'y a aucune raison. En réalité, ils prenaient cela comme une espèce de choix en faveur des fous, contre eux, ce qui n'était absolument pas le cas.

De la même façon, le livre sur les prisons s'arrête en 1840 et on me dit souvent : ce livre constitue contre le système pénitentiaire un réquisitoire tel qu'on ne sait plus quoi faire après l'avoir lu. À vrai dire, cela ne constitue pas un réquisitoire. Ma question consiste simplement à dire aux psychiatres ou au personnel pénitentiaire :

«Est-ce que vous êtes capables de supporter votre propre histoire ? Étant donné cette histoire et étant donné ce que révèle cette histoire quant au schéma de rationalité, au type d'évidence, aux postulats, etc., à vous de jouer maintenant.» Et ce que j'aimerais, c'est qu'on me dise : «Venez travailler avec nous...», au lieu d'entendre les gens me dire comme cela arrive parfois : «Vous nous empêchez de travailler.» Mais non, je ne vous empêche pas de travailler. Je vous pose un certain nombre de questions. Essayons maintenant, ensemble, d'élaborer de nouveaux modes de critique, de nouveaux modes de mise en question, de tenter autre chose. Voilà donc mon rapport avec théorie et pratique.

- Maintenant, il y a l'autre versant de la question relative à la fonction de l'intellectuel. Quand vous faites ce travail, vous commencez une analyse qui n'est pas faite, c'est-à-dire que vous mettez en cause le pouvoir politique à l'intérieur d'une société où vous montrez que son fonctionnement n'a pas toute la légitimité qu'il s'arroge, En schématisant un peu la façon dont, pour ma part, je vous perçois, il me semble que sur l'analyse de la folie, comme sur celle de la prison, comme sur celle du pouvoir dans le premier volume de l'Histoire de la sexualité, vous préparez une remise en place du politique comme moyen et pas comme fin. J'ai en mémoire un texte de Myrdal, écrivain suédois, qui a dit : «Si une Troisième Guerre mondiale éclate, la faute en incombera aux intellectuels comme pourvoyeurs de la fausse bonne conscience commune.» Par rapport à une phrase comme celle-là, est-ce que vous percevez votre oeuvre comme une contribution à une démystification du pouvoir ?

- Je ne connais pas cette phrase de Myrdal que je trouve à la fois très belle et très inquiétante. Très belle, parce que je pense en effet que la bonne conscience commune provoque, dans l'ordre de la politique, comme dans l'ordre de la morale, des ravages. Donc, je souscris à la phrase. Ce qui m'inquiète, c'est quand il fait, avec un peu de facilité me semble-t-il, des intellectuels les responsables de cela. Je dirais : «Qu'est-ce que l'intellectuel, sinon celui qui travaille à ce que les autres n'aient pas tellement bonne conscience ?»Donc, la seule chose qu'on pourrait dire, c'est qu'ils n'ont peut-être pas fait assez bien leur métier. Je ne voudrais pas qu'on comprenne la phrase de Myrdal au sens de : «En tant qu'intellectuels et parce qu'ils sont intellectuels, ils contribuent à une bonne conscience commune.»

- C'était une dénonciation.

- Alors, si c'est cela son sens, j'en conviens tout à fait. C'est bien en effet ce que, pour ma part et sur des points particuliers, j'ai essayé de faire. J'ai fait mes études entre 1948 et 1952-1955 ; c'était une époque où la phénoménologie était encore très dominante dans la culture européenne. Le thème de la phénoménologie, c'était tout de même de réinterroger les évidences fondamentales. Tout en m'étant démarqué, si possible, de la phénoménologie, je reconnais volontiers -et on reconnaît cela bien sûr à partir du moment où on prend un peu d'âge -que, finalement, on n'est pas sorti de la question fondamentale qui nous avait été posée par cela même qui a fait notre jeunesse. Non seulement, je n'en suis pas sorti, mais je n'ai pas cessé de reposer cette question : «Est-ce que ce qui va de soi doit effectivement aller de soi ? Est-ce qu'il ne faut pas soulever les évidences, même les plus lourdes ?» C'est cela se battre contre ses familiarités, non pas pour montrer qu'on est un étranger dans son propre pays, mais pour montrer combien votre propre pays vous est étranger et combien tout ce qui vous entoure et qui a l'air de faire un paysage acceptable est, en fait, le résultat de toute une série de luttes, de conflits, de dominations, de postulats, etc.

- Peut-être pourrions-nous maintenant en venir aux questions plus spécifiques sur le pouvoir et sur la relation subjectivité-société. Pour le pouvoir, ma question serait la suivante et elle est assez dans la mouvance de ce que disait Myrdal. Est-ce qu'il n'y aurait pas à distinguer non seulement pouvoir et pouvoir politique, mais ne faudrait-il pas aussi, à l'intérieur de la forme politique du pouvoir, c'est-à-dire de la concentration progressive du pouvoir politique dans l'État, distinguer la base et le sommet ? N'y a-t-il pas des forces différentes qui jouent à ces deux niveaux ? Freud disait que les États étaient travaillés par l'instinct de mort. Quand nous voyons ce qui se passe pour le moment sur la scène internationale, on se rend compte effectivement que le sommet de l'État, et même quand il s'agit d'un aussi petit État que le Vatican, est un enjeu de vie et de mort. N'y aurait-il pas là un type d'explication complémentaire par rapport à l'étude des germinations que vous faites ? Est-ce qu'il n'y aurait pas là des phénomènes différents ?

- Je crois que votre question est très bonne et très importante. Quand j'ai commencé à m'intéresser de façon plus explicite au pouvoir, ce n'était pas du tout pour faire du pouvoir quelque chose comme une substance ou comme un fluide plus ou moins maléfique qui se répandrait dans le corps social, avec la question de savoir s'il vient d'en haut ou d'en bas. J'ai simplement voulu ouvrir une question générale qui est : «Qu'est-ce que c'est que les relations de pouvoir ?» Le pouvoir, c'est essentiellement des relations, c'est-à-dire ce qui fait que les individus, les êtres humains sont en relation les uns avec les autres, non pas simplement sous la forme de la communication d'un sens, pas simplement sous la forme du désir, mais également sous une certaine forme qui leur permet d'agir les uns sur les autres et, si vous voulez, en donnant un sens très large à ce mot, de se «gouverner» les uns les autres. Les parents gouvernent les enfants, la maîtresse gouverne son amant, le professeur gouverne, etc. On se gouverne les uns les autres dans une conversation, à travers toute une série de tactiques. Je crois que ce champ-là de relations est très important et c'est cela que j'ai voulu poser comme problème. Comment cela se passe-t-il, par quels instruments et puisque, en un sens, je suis un historien de la pensée et des sciences, de quels effets sont ces relations du pouvoir dans l'ordre de la connaissance ? C'est cela notre problème.

J'ai employé un jour la formule «Le pouvoir vient d'en-bas». Je l'ai immédiatement expliquée, mais, bien sûr, comme toujours dans ces cas-là, on coupe l'explication. Cela devient alors : «Le pouvoir, c'est une vilaine maladie ; il ne faut pas croire que ça vous prend à la tête, mais, en réalité, cela remonte à partir de la plante des pieds.» Ce n'est évidemment pas ce que j'ai voulu dire. Je me suis d'ailleurs déjà expliqué, mais je reviens sur l'explication. Si on pose en effet la question du pouvoir en termes de relations du pouvoir, si on admet bien qu'il y a des relations de «gouvernementalité», entre les individus, une foule, un réseau très complexe de relations, les grandes formes de pouvoir au sens strict du terme -pouvoir politique, pouvoir idéologique, etc. sont nécessairement dans ce type-là de relations, c'est-à-dire les relations de gouvernement, de conduction qui peuvent s'établir entre les hommes. Et, s'il n'y a pas un certain type de relations comme celles-là, il ne peut pas y avoir certains autres types de grandes structurations politiques.

En gros, la démocratie, si on la prend comme forme politique, ne peut en fait exister que dans la mesure où il y a, au niveau des individus, des familles, du quotidien, si vous voulez, des relations gouvernementales, un certain type de relations de pouvoir qui se produisent. C'est pour cela qu'une démocratie ne peut pas prendre n'importe où. On a la même chose à propos du fascisme. Les pères de famille allemands n'étaient pas fascistes en 1930, mais, pour que le fascisme prenne, parmi beaucoup d'autres conditions - je n'ai pas dit qu'elles étaient les seules -, il fallait encore avoir égard aux relations entre les individus, à la manière dont les familles étaient constituées, dont l'enseignement était donné, il fallait qu'il y ait un certain nombre de ces conditions. Cela dit, je ne nie absolument pas l'hétérogénéité de ce que l'on pouvait appeler ces différentes institutions de gouvernement. Je veux dire qu'on ne peut pas les localiser simplement dans les appareils d'État ou les faire dériver entièrement de l'État, que la question est beaucoup plus large *.

* L'enregistrement s'est ici interrompu. La suite de l'entretien n'a donc pu être publiée.