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«Va-t-on extrader Klaus Croissant?», Le Nouvel Observateur,
no 679, 14-20 novembre 1977, pp. 62-63.
Dits Ecrits tome III texte n°210
Avocat de la Fraction Armée rouge et accusé de complicité
avec ses clients, Croissant est interdit professionnellement en
République fédérale d'Allemagne. Il se réfugie
en France le II juillet 1977 et demande l'asile politique. Le 18
octobre, les détenus du groupe Baader sont retrouvés
morts dans leur cellule de la prison de Srammheim à Stuttgart.
Le 24 octobre, la justice française statue sur Croissant :
il est incarcéré à la Santé et extradé
le 16 novembre vers la République fédérale.
L'autre soir, sur T.F.1, le directeur de la Literatournaia Gazeta
a promis que le public pourrait assister au procès de Chtcharanski.
«Si la salle était assez grande.» Les Français
ont ri.
Huit jours après, Klaus Croissant comparaissait devant la
chambre d'accusation qui doit statuer sur son expulsion. Toute une
presse et le ministre de la Justice nous avaient prévenus
que c'était une chose importante : Internationale de la terreur,
solidarité nécessaire des États, scandale des
avocats complices. «L'Apocalypse», devait dire le procureur
Sadon. On sait bien que l'avare publicité que se permet la
justice n'aime guère le public. Mais, pour l'Apocalypse,
elle aurait pu faire exception.
Or la salle n'était guère plus grande que celle où,
sans doute, sera jugé Chtcharanski. Ou plutôt la place
y était singulièrement restreinte par la présence
d'une cinquantaine de jeunes gens qu'on sentait «en civil»,
écrasant de droite et de gauche - tactique oblige - une poignée
de «suspects» ; car il fallait être suspect pour
avoir conçu l'étrange projet de venir voir le procureur
de la cour d'appel de Paris jouer les chevaliers contre l'Apocalypse.
Peu plaisante justice que borne un cordon de police. Et triste tribunal
s'il n'est pas soucieux de la liberté des regards qu'il a
à soutenir.
Pourquoi donc fallait-il que le petit bout de réalité
auquel on pouvait avoir accès en France, à Paris,
dans cette affaire Croissant ait été si soigneusement
celé ?
Quoi, vous appelez réalité cette comédie ?
Ce tribunal «sous pression», s'il n'est pas «aux
ordres» ? Ces hommes de l'appareil qui feignent de rendre
entre les États une justice qui serait indifférente
à leur politique, à leurs intérêts «supérieurs»,
à leurs injonctions ?
Je l'appelle réalité parce qu'un homme y a joué
son existence libre et, par conséquent, peut-être sa
vie. Réalité parce que des avocats se sont battus,
et admirablement, avec des armes qui ne sont pas fictives: la loi,
la vérité. Réalité encore parce qu'une
part de notre histoire toute récente y était en jeu
et, avec elle, le risque de ce qui peut nous arriver.
Dans une affaire comme celle-là, la bataille juridique est
une bataille bien réelle ; et le tribunal n'est pas un théâtre
d'ombres. Ce qui s'y trouve engagé ? Un droit qui est celui
de Croissant, qui est celui des avocats, lequel n'est qu'une partie,
essentielle sans doute mais subordonnée, du droit de ceux
qu'ils défendent ; un droit qui est, plus généralement,
celui des «gouvernés». Ce droit est plus précis,
plus historiquement déterminé que les droits de l'homme:
il est plus large que celui des administrés et des citoyens ;
on n'en a guère formulé la théorie. Notre histoire
récente en a fait une réalité encore fragile
mais précieuse pour un avenir qui porte partout la menace
d'un État où les fonctions de gouvernement seraient
hypertrophiées jusqu'à la gestion quotidienne des
individus.
Par d'étranges détours, la jurisprudence récente
de l'extradition -commandée en partie par le problème
des «fuyards de l'Est» a inscrit ce droit en pointillé
dans la pratique judiciaire. La justice d'un pays accepte de livrer
un accusé qui a échappé à la justice
d'un autre: c'est dire qu'ici et là on reconnaît le
même crime, qu'on en donne la même définition,
qu'on le prend pour un universel qui n'est pas relatif à
un État particulier, à un régime, à
un gouvernement. Depuis plus d'un siècle, toutes les lois,
toutes les conventions sont d'accord: extradition pour les faits
de droit commun mais non pas en matière politique. Mais,
voilà, le «politique» n'est défini par
aucune législation ni aucun traité.
Et pourtant, dans chaque cas, il faut bien décider. Le XIXe
siècle avait sous les yeux deux modèles d'infraction
politique : le complot pour renverser le gouvernement, l'attentat
pour supprimer ceux qui gouvernent. Dans le premier cas, les voisins
prudents accordaient facilement l'asile politique, car toute conjuration
d'aujourd'hui peut être le régime de demain (principe:
ne pas intervenir dans les affaires «ultérieures»
d'un autre État) ; dans le second, en revanche, on avait tendance
à extrader (principe de la collégialité des
gouvernants). Sans que les choses aient été davantage
précisées, le crime politique relevait d'une sémantique
généralement admise.
Les choses se gâtèrent vite. D'abord à la fin
du XIXe siècle. Les «agissements» des anarchistes
ne visaient pas à prendre le pouvoir ni à substituer
un gouvernement à un autre: qu'étaient donc ces attentats
violents mais «désintéressés» au
point de n'être pas intéressés par la prise
du pouvoir ? Et puis, à partir de 1920, à partir surtout
du second après-guerre, la dénivellation entre les
régimes politiques de l'Europe a rendu plus obscure encore
la définition du crime politique: ni les moyens d'exprimer
son désaccord, ni les possibilités de lutte, ni le
refus des institutions et du régime social ne pouvaient être
les mêmes dans les pays «totalitaires» et dans
les pays «démocratiques» ; l'infraction politique
ne pouvait avoir, ici et là, les mêmes caractères ;
elle devenait intraduisible d'une langue dans l'autre. De l'Italie
et de l'Allemagne fascistes, de l'Espagne de Franco, de l'U.R.S.S.
et des pays de l'Est, combien avons-nous reçu d'«ennemis»
du peuple, de la nation, de la révolution, combien d'individus
«dangereux», de «hooligans» ou de «malades
mentaux» ? Dans tout cela, où donc était le bon
vieux complot politique, où donc était Blanqui le
pur, partout reconnaissable ?
La peur de l'anarchisme avait amené une restriction de l'asile
politique. Les événements du XXe siècle, la
différence de potentiel répressif entre les pays européens,
le flux d'innombrables «fureurs politiques» ont conduit,
en revanche, à son élargissement. De nouveaux principes
ont modifié largement, dans les dernières décennies,
la pratique de l'extradition en matière politique. En particulier
:
1) On a accordé de plus en plus d'importance à l'intention
de l'acte incriminé, quelle qu'en soit la nature: dans combien
de pays ne peut-on traduire son opposition que sous la forme d'actes
condamnés par le droit commun ?
2) On a élargi la définition du délit politique
à des comportements de désaccord plus ou moins global:
le fait de refuser un type de société est-il moins
politique, en effet, que le désir de prendre le pouvoir dans
celle qui existe ?
3) On a même parfois renversé la charge de la preuve
en considérant comme «politiques» ceux que les
autorités de leur pays poursuivent à des fins politiques ;
elles doivent donc démontrer, si elles veulent en obtenir
l'extradition, que telle n'est pas leur fin.
4) Enfin, l'État à qui on demande l'extradition a
revendiqué la charge de protéger et donc de ne pas
livrer ceux qui, une fois extradés, seraient menacés
dans leur vie et leurs droits fondamentaux.
Ces nouvelles lignes directrices ont donné lieu à
toute une jurisprudence anglaise, française, américaine,
suisse, allemande, etc. Ils ont inspiré plusieurs articles
de la Convention européenne de 1957 ; ils ont été
au principe aussi de certaines législations. N'oublions pas
que la loi allemande précise bien: le droit d'asile sera
accordé si l'extradition exposait la personne poursuivie
à des dangers corporels ou à une limitation de sa
liberté personnelle. N'oublions pas que la Cour constitutionnelle
fédérale, en 1959, posait le principe qu'on devait
accorder le droit d'asile à tout étranger qui ne peut
pas continuer à vivre dans son pays parce que le système
politique l'y priverait de sa liberté, de la vie ou de ses
biens.
En somme, la conception traditionnelle situait le «politique»
du côté de la lutte contre les gouvernants et leurs
adversaires ; la conception actuelle, née de l'existence des
régimes totalitaires, est centrée autour d'un personnage
qui n'est pas tellement le «futur gouvernant», mais
le «perpétuel dissident» - je veux dire celui
qui est en désaccord global avec le système dans lequel
il vit, qui exprime ce désaccord avec les moyens qui sont
à sa disposition et qui est poursuivi de ce fait ; elle n'est
donc plus centrée sur le droit à prendre le pouvoir
mais sur le droit à vivre, à être libre, à
partir, à n'être pas persécuté -bref,
sur la légitime défense à l'égard des
gouvernements.
Dans le face-à-face de Croissant, la semaine dernière,
avec les juges français, comme dans les mesures d'exception
prises en Allemagne, ou dans l'actuel projet d'une convention antiterroriste
internationale, était en jeu tout ce qui en fait de liberté
avait été validé par le droit récent.
On veut revenir à une restriction du droit d'asile politique
qui rappelle la «lutte contre les anarchistes». (On
utilise d'ailleurs constamment ce mot pour désigner le groupe
Baader dont le moindre texte suffit à prouver qu'il ne l'est
guère.) On veut inverser la ligne de pente d'une pratique
générale qui a permis, depuis des années, d'abriter
l'indispensable émigration politique. Non seulement celle
des hommes qui vont au pouvoir ou en viennent mais celle des hommes
qui s'en détournent par les chemins qu'ils peuvent trouver.
Qu'il s'agisse de l'Ouest ou qu'il s'agisse de l'Est.
J'invoque des mesures législatives et des décisions
de justice dont les intentions «malignes» n'étaient
guère cachées et dont certaines remontent à
la guerre froide? Oui, justement: c'est que, les libertés
et les sauvegardes, il n'arrive pour ainsi dire jamais qu'elles
soient accordées ; mais elles ne sont pas toujours conquises
de haute lutte, un matin triomphal. Elles se font jour souvent par
occasion, surprise ou détour. C'est alors qu'il faut les
saisir et les faire valoir pour tous : il n'y a pas à attendre
que l'histoire soit rusée toute seule ; il faut lui donner
un coup de main. Si les pièges que se tendent entre eux les
gouvernants donnent une ouverture aux droits des gouvernés
-de ceux qui ne veulent plus l'être ou, en tout cas, qui ne
veulent plus l'être ici, comme cela, par ceux-ci -, eh bien,
tant mieux.
Et, parmi ces droits des gouvernés que lentement et par
des voies tortueuses on est en train de reconnaître, il en
est un qui est essentiel : celui d'être défendu en justice.
Or ce droit ne se limite pas à la possibilité d'avoir
un avocat qui parle de vous, de façon plus ou moins contradictoire,
avec le procureur comme si vous étiez absent ou comme si
vous étiez, dans la procédure, un objet inerte à
qui on ne demande guère que d'avouer ou de se taire. C'est
un droit des gouvernés d'avoir des avocats qui ne sont pas,
comme dans les pays de l'Est, de ces gens qui vous défendent
en montrant bien qu'ils vous condamneraient si leur bonheur et votre
malheur voulaient qu'ils soient vos juges. C'est un droit d'avoir
un avocat qui parle pour vous, avec vous, qui vous permette de vous
faire entendre et de garder votre vie, votre identité, et
la force de votre refus. Droit d'autant plus indispensable que le
détenu, du fait même de son emprisonnement, est toujours
dans un état d'infériorité juridique, dans
une situation de «moindre droit» ; et que les autorités
disposent, avec les médias, d'une autre scène où
elles font jouer un procès qui est souvent sans réplique
possible ou du moins sans réponse proportionnée.
C'est ce droit qu'on a voulu retirer, en Allemagne, au groupe Baader
en persécutant ses avocats : il y a actuellement soixante-dix
avocats allemands qui le sont.
Mais, à Paris, le président de la chambre d'accusation,
qui s'accommodait si bien d'un public de policiers, a voulu empêcher
que Croissant présente lui-même, le premier, comme
il l'entendait, sa propre défense. Privé là-bas
du droit de défendre, limité ici dans son droit de
se défendre. Le débat de l'autre jour, au Palais de
justice, il y avait bien des raisons de le dérober au public ;
c'était, dans la réalité, le prolongement même
de ce qui est en jeu en Allemagne: ce droit des gouvernés
qu'il nous faut défendre ici comme nous avons appris qu'il
doit être respecté dans les pays totalitaires. C'est
ce droit, qui n'est pas une abstraction juridique ni un idéal
de rêveur, c'est ce droit, qui fait partie de notre réalité
historique et ne doit pas en être effacé, qui fut défendu
l'autre soir, avec force, par Jean-Jacques de Felice, Joe Nordman
et Roland Dumas.
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