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«Enfermement, psychiatrie, prison» (entretien avec
D. Cooper, J. P. Faye, M.- O. Faye, M. Zecca), Change, nos 22-23
: La Folie encerclée, octobre 1977, pp. 76-110.
Cet entretien eut lieu après la campagne de Victor Fainberg
pour la libération de Vladimir Borissov de l'hôpital
psychiatrique spécial de Leningrad. Campagne soutenue par
la revue Change, de nombreux intellectuels, dont David Cooper et
M. Foucault, et diverses organisations.
Dits Ecrits tome III texte n°209
"Ma position, c'est qu'on n'a pas à proposer.
Du moment qu'on «propose», on propose un vocabulaire,
une idéologie, qui ne peuvent avoir que des effets de domination.
Ce qu'il faut présenter, ce sont des instruments et des outils
que l'on juge pouvoir être utiles ainsi. En constituant des
groupes pour essayer précisément de faire ces analyses,
de mener ces luttes, en utilisant ces instruments ou d'autres, c'est
ainsi, finalement, que des possibilités s'ouvrent.
Mais si l'intellectuel se met à rejouer le rôle qu'il
a joué pendant cent cinquante ans - de prophète, par
rapport à ce qui «doit être», à
ce qui «doit se passer» -, on reconduira ces effets
de domination, et l'on aura d'autres idéologies, fonctionnant
selon le même type.
"
J. P. Faye : ...Cette interférence entre deux domaines - ceux
que tu viens de décrire : l'antipsychiatrie anglaise et l'internement
de la dissidence, [de «ceux qui pensent autrement»]
-ces deux faits sont si fondamentaux, et si proches du problème
central de ta pensée, qu'il me semble impossible de ne pas
les penser avec toi.
L'évidence qui relie la critique antipsychiatrique anglaise
d'une part, de l'autre, le fait de la répression psychiatrique
«spéciale», voilà donc la question.
Fainberg nous explique que cette histoire terrible commence «en
douceur» : en fait, ç'a été un produit
de substitution au stalinisme.
Cela a commencé surtout après un discours de Khrouchtchev,
à la suite du XXe Congrès comme «libéralisation».
Ce qui n'est pas sans ressembler, dans les perspectives que tu décris,
à la façon dont survient la naissance de l'asile :
après la répression brutale du «dément»,
chargé de chaînes, intervient le fait Pinel, la libération
des enchaînés de Bicêtre... Le Nouveau Larousse
illustré, vers la fin du XIXe siècle, décrivait
celle-ci comme «une véritable révolution dans
le traitement des fous»... Mais toi, tu donnes à découvrir
le fait que «cette répression de la folie comme parole
interdite, la réforme de Pinel en est beaucoup plus un achèvement
visible qu'une modification» 1.
Khrouchtchev, après avoir demandé que s'ouvrent les
camps, prononce ce discours de 1958, qui renvoie en effet la pensée
opposante, ou autre-pensante, à la folie. Mais auparavant
il existe un fait précurseur, au temps de Nicolas Ier 2 :
celui de Tchaadaev, l'ami de Pouchkine, que le tsar - l' «ennemi
des révolutions», le «gendarme de l'Europe»
-aurait condamné, après avoir lu son pamphlet, à
être traité à domicile par un psychiatre...
M. Foucault : Mais je dirai que ce n'est peut-être pas un
précurseur. C'est vrai que l'on a l'impression de voir deux
fonctions très différentes -la fonction médicale
de la psychiatrie, d'une part, et la fonction proprement répressive
de la police, de l'autre - venir se croiser à un moment donné,
dans le système dont on parle. Mais, en fait, les deux fonctions,
dès le départ, n'étaient qu'une. Tu as dû
lire le livre de Castel sur la naissance de l'ordre psychiatrique
: il montre fort bien comment la psychiatrie, telle qu'elle s'est
développée au début du XIXe siècle,
n'était pas du tout localisée à l'intérieur
de l'asile, avec fonction médicale, pour venir ensuite se
généraliser et s'étendre au corps social entier,
jusqu'aux confusions actuelles que l'on aperçoit, discrètes
un peu en France, beaucoup plus voyantes en Union soviétique.
Mais, dès le départ, la psychiatrie a eu pour projet
d'être une fonction d'ordre social.
Après la Révolution, pendant laquelle les grandes
structures de l'internement avaient été secouées
et abolies, comment faire pour reconstituer des contrôles
qui n'aient pas la forme de l'internement et qui soient en même
temps plus efficaces ? La psychiatrie s'est tout de suite perçue
elle-même comme fonction permanente d'ordre social, et elle
ne s'est servie des asiles qu'à deux fins : d'abord, traiter
les cas les plus dramatiques ou les plus gênants, et en même
temps se donner une sorte de caution, de garantie, d'image de scientificité,
en faisant apparaître le lieu d'internement comme un hôpital.
1. Histoire de la folie, Paris, Gallimard, 1972, p. 579.
2. «L'empereur Nicolas [...] s'honora par ses vertus domestiques
et par l'habileté de son gouvernement [...] ce prince [...]
fit subir aux dissidents routes sortes de vexations» (Dictionnaire
universel d'histoire par M.N. Bouillet, 1872).
Le lieu d'internement, baptisé hôpital, était
la caution attestant que la pratique de la psychiatrie était
bien médicale. Puisqu'elle aussi avait un hôpital,
comme la médecine. Mais l'essentiel du livre de Castel, c'est
de montrer que l'hôpital n'était pas du tout la pièce
majeure dans cette histoire...
J. P, Faye : C'était une opération de couverture.
M, Foucault : C'était cela, une opération de justification,
par rapport à un projet psychiatrique qui apparaît
très clairement dans les revues de l'époque, et dans
les discours des psychiatres : la société rencontre
partout une masse de problèmes, dans la rue, dans les métiers,
dans la famille, etc., et nous autres, psychiatres, nous sommes
les fonctionnaires de l'ordre social. C'est à nous à
réparer ces désordres. Nous sommes une fonction d'hygiène
publique. C'est la vraie vocation de la psychiatrie. Et c'est son
climat, et c'est son horizon de naissance.
De sorte que la psychiatrie n'a jamais abandonné ce rêve,
ni ce voisinage, De telle sorte que ce qui se passe en Union soviétique,
ce n'est pas l'accouplement monstrueux d'une fonction médicale
et d'une fonction policière, qui n'auraient rien à
voir l'une avec l'autre. Mais c'est simplement l'intensification,
la solidification d'une parenté en réseau, qui n'avait
pas cessé de fonctionner.
J. P. Faye : D'une certaine façon, c'est une mise à
découvert. M. Foucault : Oui, et une condensation. L'Union
soviétique, à cet égard, a recueilli cet héritage.
On pourrait en faire l'histoire. Car cette fonction est toujours
intervenue là où l' «hygiène publique»
- au sens d'ordre public est perçue comme le plus menacée,
c'est-à-dire par le crime. Dès 1830, la psychiatrie
commence à y fourrer son nez. Lorsque la criminologie italienne
se développe, bien sûr, la psychiatrie est là,
qui soutient le discours de la criminologie lombrosienne. Et, vers
les années 1890, lorsque se multiplient les congrès
de criminologie, il y en a un qui se tient à Saint-Pétersbourg,
en 1890 et où un certain M. Léveillé -c'est
un Français -déclare aux Russes * : «Nous autres
Européens, nous avons bien des difficultés à
traiter avec ces individus, qui sont des criminels, mais qui sont
avant tout des malades mentaux -criminels parce que malades mentaux,
et malades mentaux dans la mesure où ils sont criminels -,
et nous ne savons trop quoi en faire, car nous ne disposons pas
de structures pour les accueillir.
* Léveillé (J.), Compte rendu des travaux de la seconde
section du Congrès de Saint-Pétersbourg, Melun, Imprimerie
administrative, 1891.
Mais vous autres qui disposez de grandes terres vierges en Sibérie,
vous pourriez très bien, de tous ces gens dont nous faisons
des relégués, que nous envoyons à Cayenne ou
en Nouvelle-Calédonie, vous qui avez la Sibérie, vous
pourriez fort bien organiser de grands camps de travail pour tous
ces individus, à la couture de la médecine et de la
pénalité. VOUS les utiliseriez à ça
et vous mettriez ainsi en valeur ces terres d'une richesse prometteuse...»
Le brave Léveillé avait défini le goulag.
J. P. Faye : Il a eu une réponse, à l'époque
?
M. Foucault : Ni réponse ni récompense. Il n'a pas
été décoré même à titre
posthume.
J. P. Faye : Mais il est revenu content ?
M. Foucault : Ravi. La déportation en Sibérie existait
déjà, mais, si j'en juge d'après ce texte-là,
je crois qu'elle devait fonctionner à titre de pur et simple
exil, pour les détenus politiques. L'idée qu'il puisse
y avoir un enfermement politico-médical - politico-pénalo-médical,
ou médico-politico-pénal -, à fonction économique,
et permettant de mettre en valeur les richesses d'un pays encore
vierge, cela c'était une idée nouvelle, je crois.
En tout cas, quand il l'a formulée, elle était nouvelle
dans son esprit.
J. P. Faye : Ce n'est pas l'expérience de Dostoïevski.
M. Foucault : Quand on relit les textes sur la déportation
du XIXe siècle, en effet ce n'est pas comme ça qu'elle
fonctionne.
D. Cooper : J'ai été très frappé, au
cours de la conférence de presse de Fainberg et Plioutch,
par la question de Claude Bourdet à Viktor Fainberg : pourquoi
utilise-t-on en Union soviétique la psychiatrie ? Alors qu'il
existe tout cet appareil policier et pénitentiaire, parfait
en lui-même, qui peut prendre en charge la situation de n'importe
qui, pourquoi la psychiatrie ?
M. Foucault : Il n'y a pas de réponse. Sinon qu'il n'y a
peut-être pas lieu de poser la question. Parce que c'est toujours
comme ça que cela fonctionnait.
J. P. Faye : C'était déjà là...
M. Foucault : C'était déjà là. Encore
une fois, ce n'est pas un détournement d'usage de la psychiatrie
: c'était son projet fondamental.
D. Cooper : Le mouvement, dans les années 1930, qui allait
vers la dépsychiatrisation en Union soviétique, s'est
trouvé renversé au cours du règne de Staline.
L'interdiction légale des tests psychologiques -et de la
lobotomie, vers 1936 - a été ensuite suivie d'une reprise,
mais pas aussi répandue que dans l'Ouest...
J. P. Faye : Qui est à l'origine de l'interdiction de la
lobotomie en U.R.S.S. ?
D. Cooper : ...la nouvelle technique occidentale étant l'implantation
de vingt électrodes dans le cervelet -dans une petite zone
d'un centimètre -, afin d'obtenir un contrôle à
longue distance beaucoup plus avancé que l'appareil de Delgado
à Yale ; cette pratique et cette sophistication manquent
encore en Union soviétique. Mais il y a ce retour en arrière,
maintenant.
J. P. Faye : L'utilisation de la lobotomie dans les années
cinquante aux États-Unis - en France aussi, mais davantage
sans doute aux États-Unis avec des objectifs politiques,
si l'on est attentif aux travaux de Breggin et aux textes parus
dans Les Temps modernes 1 cela converge dangereusement avec le fait
poststalinien de la répression psychiatrique.
M. Foucault : La question posée par David est fondamentale
eneffet : cette sorte de frein qui a été imposé
à la psychiatrie...
J. P. Faye : ...soviétique.
M. Foucault : Oui, à la psychiatrie soviétique avant
1940, et la brutale accélération après 1945.
À quoi est-ce que cela correspond ? Il y aurait à
faire intervenir tout le problème de la réflexologie,
qui a été longtemps, après 1945 en tout cas,
et peut-être même jusqu'à maintenant, le seul
background théorique qu'acceptait la psychiatrie soviétique.
Tous les autres passant pour idéologiques, idéalistes,
irrationalistes, etc. La réflexologie a été
utilisée à plein dans la période 1945-1965.
Je me souviens d'avoir rencontré Marthe Robert et Michel
de M'Uzan après le centenaire Kafka qui s'était tenu
à Prague : ils étaient revenus horrifiés d'avoir
appris quels étaient les traitements réflexologiques,
pavloviens qu'on faisait subir aux homosexuels. Chose d'ailleurs
fort simple : on leur présente une photo de femme - piqûre
euphorisante. Une photo d'homme piqûre nauséeuse, etc.
On montrait cela aux visiteurs en annonçant quelque chose
de très remarquable... Puis, devant leur attitude peu enthousiaste
et leurs questions, la présentation avait passablement changé
de ton... On peut même se demander si on ne leur avait pas
montré cela, en apparence pour les convaincre et, de fait,
pour leur indiquer un scandale, perçu comme tel par les médecins
eux-mêmes. Je n'en sais trop rien, le phénomène
était fort ambigu...
1. En avril 1973.
Si je parle de cette réflexologie, c'est parce que, en France,
elle a été certainement l'une des raisons pour lesquelles
l'antipsychiatrie ne s'est pas développée. Les psychiatres
qui, en France, pour des raisons de choix politique, auraient été
en mesure de mettre en question l'appareil psychiatrique, disons
en gros les psychiatres de gauche, se trouvaient bloqués
par une situation politique où, au fond, on ne souhaitait
nullement que cette question soit posée, à cause de
ce qui se passait en Union soviétique -et cela en le sachant
clairement ou non. Ensuite, on leur imposait comme idéologie,
contre les «irrationalismes» contemporains - existentialisme,
psychanalyse, etc. -, cette idéologie réflexologique.
Troisièmement, on leur donnait comme tâche concrète,
non pas la mise en question de la pratique psychiatrique et de l'institution
asilaire, mais la défense professionnelle du corps des psychiatres.
Il y avait ce triple blocage.
J. P. Faye : La conséquence intéressante de la réflexologie,
au niveau des cliniques d'accouchement -d'«accouchement sans
douleur» -, avait pour contrepartie, au niveau de la psychiatrie,
ce blocage absolu : pas toucher ! Le même corps politique
a fonctionné de cette double façon.
Mais le paradoxe inouï, c'est qu'au moment le plus répressif
du déchaînement policier, dans les années trente,
à l'époque des purges staliniennes dans leur culmination,
il y a encore sans doute un héritage révolutionnaire
dans la médecine soviétique qui a pour effet d'interdire,
de suspendre ou de détourner l'apparition de la lobotomie
comme technique psychiatrique. Ce n'est vraisemblablement pas Staline,
dans sa bonté infinie, qui a pris cette mesure... Cela a
dû se décider au niveau des instances médicales
?
D. Cooper : Mais n'est-ce pas illégal, maintenant ?
M. Zecca : Ce n'est pas certain...
J. P. Faye : Sait-on qui est à l'origine de cette mesure,
ou de cette tendance ?
M. Foucault : Ce que je vais dire est sans doute très flottant,
par rapport aux explications fines et précises qu'il faudrait
pouvoir donner. Mais, d'une façon générale,
toutes ces années 1930-1940 en Union soviétique ont
été dominées par un double thème. Premièrement
: la nature est bonne en soi, et ce qui peut la défigurer
ne vient que d'une aliénation historique, économique
et sociale. Deuxièmement : c'est à l'homme de transformer
la nature, et il peut la transformer. Infinie bonté de la
nature, transformabilité progressive de la nature : c'est
ce bloc idéologique qui tournait autour de tous les discours
- celui de Lyssenko, par exemple.
J. P. Faye : Le mitchourinisme...
M. Foucault : Je pense que l'interdiction de la lobotomie répondait
à des objectifs beaucoup plus précis que cela. Mais
je vois bien dans quel climat on a pu l'interdire. Car elle est
amputation de la nature. Et elle est renoncement à une transformation
de la nature elle-même par l'homme...
M. Zecca : Cela rejoint l'explication que donne aussi Henri Laborit.
M. Foucault : Le background idéologique était celui-là.
Il est vrai semblable que, tout comme pour Lyssenko, il y a une
raison précise pour que cela se déclenche : ce n'est
pas simplement cette idéologie-là qui a produit l'effet
Lyssenko. L'interdiction de la lobotomie doit répondre également
à quelque chose. Je me souviens du moment où la cybernétique
et toutes ces techniques de l'information ont commencé à
être connues en Occident, peu après la guerre : les
revues officielles du P.C. se sont mises à dénoncer
cette pseudo-science, cette technique typiquement capitaliste, etc.
Les techniques qui n'étaient pas maîtrisées
en U.R.S.S. étaient d'abord disqualifiées.
J. P. Faye : L'idéologie cybernétique étant
maintenant en pleine vogue, dans les lieux en question.
D. Cooper : Au congrès de Milan, ce que présentait
Peter Breggin, de Washington, était fort important : dans
les hôpitaux psychiatriques d'Allemagne, dans les années
trente, les officiers S.S. auraient été formés
-par les psychiatres - en matière d'euthanasie «scientifique».
Parmi ces mêmes psychiatres dont beaucoup ont émigré
aux États-Unis, on retrouverait des leaders de l'Association
psychiatrique américaine... Avec cet arrière-plan
américain. Il y a eu des procès en diffamation contre
Breggin, mais il s'est bien défendu.
M. Zecca : Tous les États, aux États-Unis, qui avaient
pendant un temps aboli les opérations chirurgicales du cerveau,
les ont maintenant de nouveau autorisées. À deux conditions
: que le malade ne puisse pas être soigné par une autre
technique que la psycho-chirurgie ; qu'il s'agisse d'un «bon
chirurgien» ; et que plusieurs personnes, extérieures
au corps médical, attestent que le malade est un «vrai
malade»... ce qui est aberrant.
M. Foucault : Un «vrai malade» et un «bon médecin»...
Et si l'on a un «bon malade» et un «vrai chirurgien»
? cela ne marche pas ? C'est plutôt dans ces cas-là
que ça marche...
D. Cooper : Mais les définitions psychiatriques des «grands
malades» sont très intéressantes... Classe ouvrière,
d'abord. Juif, plutôt que non juif. Noir plutôt que
non noir.
M. Zecca : Et femme...
D, Cooper : ...plutôt qu'homme. Évidemment, c'est
la femme noire qui définit le malade parfait.
M. Zecca : Sur lequel les opérations chirurgicales du cerveau
ont un résultat positif.
J. P. Faye : Je ne sais si c'est un retour en arrière qui
nous éloigne ou nous rapproche de la source, mais le rapport
Royer-Collard sur Sade, sur l'enfermement de Sade, est une sorte
de fait primitif au niveau du document. Le premier document écrit
peut-être, à donner le récit médical
d'un internement psychiatrique à objectif politique avoué.
À l'orée du siècle asilaire.
M. Foucault : Oui, et qui indique bien quel était le problème.
C'est que la Révolution, en abolissant pour des raisons politiques
et surtout juridiques, judiciaires (pour ne pas le laisser à
l'exécutif) le droit d'enfermer les gens sans une procédure
contrôlable, avait ouvert les maisons d'internement. Se posaient
alors une série de problèmes, qui ont été
discutés tout au long de la Révolution : qu'est-ce
qu'on allait faire de ces gens-là ? Maintenant qu'il n'y
a plus de lieu d'internement, et que les pères de famille
n'ont plus le droit de faire enfermer leurs enfants ou leur femme,
ou que les femmes n'ont plus celui d'enfermer leur mari (statistiquement,
cela s'équivalait à peu près), qu'est-ce qu'on
va faire ? Car on ne peut tout de même pas déposséder
les gens de ce droit si fondamental, si nécessaire au bon
fonctionnement social qu'est le droit pour chacun de faire enfermer
celui d'entre ses proches qui le gêne.
Le droit d'enfermement, en France, jamais expressément formulé,
a été pratiqué en fait pendant plus d'un siècle
et demi. Et c'est finalement ce droit-là qui a resurgi ensuite,
sous une forme élaborée et sophistiquée, dans
la loi de 1838 -et ses suites.
M.-O. Faye : C'était un progrès, de passer de la
Bastille à Charenton ? ...
M. Foucault : Ah oui ! Auparavant, c'était la lettre de
dénonciation au commissaire de police, qui faisait une contre-enquête,
et répondait par oui ou non : on enferme ou on n'enferme
pas.
M.-O. Faye : Pour les non-nobles, il y avait également ce
«droit» à l'enfermement, comme par les lettres
de cachet ?
M. Foucault : Vous posez une question qui est très importante.
Car, moi aussi, j'ai longtemps cru que les lettres de cachet étaient
une institution réservée, entre les mains du roi lui-même,
et qui ne pouvait viser que ses ennemis directs... Mais, en fouillant
dans les archives de l'Arsenal, j'ai constaté que c'était
une pratique tout à fait populaire. Les lettres de cachet
n'étaient nullement réservées à l'usage
royal et à la haute aristocratie. Mais, à partir de
la fin du XVIIe siècle, deux institutions corrélatives
et à peu près simultanées se développent.
Le quadrillage policier des grandes villes, d'une part, avec commissaires
par quartiers, inspecteurs, mouchards qui courent les rues, font
arrêter les prostituées, les homosexuels, etc. D'autre
part et en même temps, ces lettres de cachet, qui étaient
de pratique absolument générale et par lesquelles
n'importe qui pouvait demander, non pas au ministre, bien sûr,
mais au commissaire de quartier, de faire arrêter et d'enfermer...
M.-O Faye : Mais où ?
M. Foucault : À Bicêtre. Où il y avait de trois
à six mille personnes. À la Salepêtrière,
où l'on mettait les femmes, etc.
On a retrouvé des monceaux de ces lettres, qui étaient
écrites par les écrivains publics, au coin des tues.
D'après la demande du savetier, ou de la marchande de poisson,
qui voulait se débarrasser de son mari, de son fils, de son
oncle, de son beau-père, etc., et qui dictait à l'écrivain
public ses griefs. Documents étonnants. Parce que l'écrivain
public expliquait à son client qu'il lui fallait employer
telle ou telle formule obligatoire. Alors cela commençait
par : «Monseigneur, j'ai l'honneur de me prosterner à
vos pieds pour...» Puis passait, avec la demande, ce qui la
«justifiait», dans le vocabulaire du plaignant avec
ses revendications, ses haines, ses trépignements, ses cris.
Au milieu de ce langage solennel de l'administration louis-quatorzième,
on voit surgir : «C'est la dernière des putains...»
En fait, on avait mis entre les mains des gens, et jusque dans les
classes les plus «basses» de la société,
un instrument de dénonciation et d'enfermement qui est arrivé
à constituer, au bout d'un siècle d'usage, un véritable
droit, dont les gens se sont sentis frustrés pendant la Révolution.
Et, durant toute la période révolutionnaire, on pose
sans cesse ce problème : il va bien falloir trouver un moyen
pour que les familles puissent faire enfermer légitimement
les gens qui les embêtent... D'où la création
des tribunaux de famille, qui ont existé et fonctionné
un certain temps au XIXe siècle. Et, enfin, la loi de 1838,
qui n'a été que le substitut à tout cela avec,
au-dessus des demandes de l'entourage, un contrôle administratif
par le préfet, et une contre-signature médicale.
Or celle-ci n'avait pas besoin d'être extorquée, puisque
les psychiatres se considéraient moins comme des médecins
-au sens que nous connaissons maintenant -que comme des fonctionnaires
de l'hygiène publique : c'est-à-dire chargés
de contrôler tout ce qui est désordre, ce qui est danger.
C'est la notion de «danger», finalement, qui a été
introduite à ce moment-là, théorisée
dans la psychiatrie et la criminologie au XIXe siècle - et
que vous retrouvez dans la législation soviétique.
Celle-ci peut dire : vous prétendez que l'on met en prison
un malade (ou à l'hôpital un prisonnier) ? pas du tout
! on enferme quelqu'un qui a été«dangereux».
Ils sont arrivés à codifier comme délit le
fait d'être perçu comme dangereux...
Nous n'y sommes pas encore arrivés, ici... Mais, dans la
pratique anglaise, américaine, italienne, allemande, française
de la psychiatrie et du droit pénal, on voit que la notion
de «danger» reste le fil directeur. Et tout cela -police,
psychiatrie - sont des institutions destinées à réagir
au danger.
D, Cooper : La formule, c'est toujours : «Dangereux pour
les autres, ou pour lui-même»...
M. Foucault : C'est-à-dire qu'il est dangereux «pour
lui-même», lorsqu'on n'arrive pas à prouver qu'il
est dangereux «pour les autres»...
M.-O. Faye : Ce qui naissait là était donc une «police
sociale»... Mais la police «politique» ? Son problème
est posé par la Commune : nous l'avons vu en déchiffrant
le Mémoire de Da Costa sur la police du second Empire, et
surtout sur sa police politique 1.
J.- P. Faye : Da Costa reprochera à son ami Rigault, délégué
à la sûreté générale de la Commune
dont il est un moment le chef du cabinet, d'avoir eu pour «rêve»...
«la continuation des procédés policiers de l'Empire»
2. Du second Empire, mais aussi du premier : celui de Fouché.
Celui qui assure l'enfermement de Sade à Charenton, et produit
le rapport de Royer-Collard.
M. Foucault : La police politique ? Elle a toujours existé,
au moins depuis le XVIe siècle. Mais il y a eu de gros paliers
de constitution. On a une police importante en France, à
la limite de la politique et de la sociale si l'on veut, à
propos des protestants, après la révocation de l'édit
de Nantes. La chasse aux protestants, leur circulation dans le pays,
leurs réunions, leurs services, tout cela doit être
surveillé : un gros «progrès» est fait...
Puis il y a la période postrévolutionnaire, évidemment.
1. Change, no 15 : Police fiction (1973) : Mémoire de Gaston
Da Costa, chef de cabinet du délégué à
la Sûreté générale (du ministre de l'Intérieur)
de la Commune ; rapport écrit deux jours après sa
condamnation à mort, le 29 juin 1871.
2. Ibid., p. 17.
J. P. Faye : Napoléonienne.
M. Foucault : Oui. ensuite, il y eut un effet, après 1848,
la police de Napoléon III -et la Commune.
J. P. Faye : Les contradictions de la Commune... Car le rapport
de Da Costa «au délégué à la police»,
c'est-à-dire à Ferré, le second successeur
de Rigault, se donne pour tâche d' «abandonner le système
de la terreur, le régime de la crainte indigne de nous»
et, tout particulièrement, d'écarter «les craintes
que les souvenirs des journées de Septembre 1 inspirent à
quelques prisonniers» 2. Rarement trouve-t-on, énoncée
par la conscience révolutionnaire et son langage, une semblable
volonté d'abandonner les méthodes policières
héritées de l'État monarchiste et bourgeois.
Da Costa avait en même temps expressément pour tâche,
écrit-il lui-même, de «requérir contre
les personnes accusées d'avoir fait partie de l'ancienne
police politique de Bonaparte» 3. Mais ce qu'il propose à
Ferré - en mai 1871 - «pour sortir de cette situation
terrible», c'est de «supprimer absolument l'organisation
actuelle de la police», et de «la réorganiser
sur des bases démocratiques, morales et fraternelles...».
L'objectif concret étant pour lui de faire annuler le décret
répressif sur les otages, jusqu'alors non appliqué.
(Ce dont Marx au même moment félicite la Commune !)
Ici, la notion de «danger» est entièrement retournée.
Mais en matière psychiatrique...
D. Cooper : Le «danger» fonctionne de façon
très simple pour les psychiatres. Il y a ces formes, ces
formules : danger pour les autres, danger pour soi-même...
On peut barrer l'un des termes, et laisser l'autre. Il est plus
simple encore de laisser les deux... Les formes de la détention
courte peuvent être renouvelées, si «nécessaire».
Pour un renouvellement d'une année, il est nécessaire
d'écrire un paragraphe - et c'est tout.
J. P. Faye : Les paragraphes sont tout prêts.
M. Foucault : En France actuellement, la première question
posée à un expert psychiatre devant les tribunaux,
c'est : cet individu est-il dangereux ? À la question de
l'article 64 -est-il responsable de ses actes ? - très souvent
les psychiatres ne répondent pas, parce qu'ils ne peuvent
pas y répondre.
1. Septembre 1792 : les massacres de la première Commune
de Paris. Da Costa occupe aussi le poste de Danton et d'Hébert
: substitut du procureur de la Commune.
2. Change, no 9, mai 1971, pp. 176-180.
3. Ibid..
Ils estiment qu'ils ne peuvent pas y répondre, parce qu'ils
disent que cela n'a pas de sens. Mais ils admettent -et cela, c'est
très significatif -qu'ils peuvent répondre à
la question : l'individu est-il dangereux ?
Or, quand on regarde de près, tout de même, dans le
droit pénal, aussi bien de type anglo-saxon que napoléonien,
jamais le danger n'a constitué un délit. Être
dangereux, ce n'est pas un délit. Être dangereux, ce
n'est pas une maladie. Ce n'est pas un symptôme. Eh bien,
on arrive, comme à une évidence, et cela depuis plus
d'un siècle, à faire fonctionner la notion de danger,
par un renvoi perpétuel du pénal au médical
et réciproquement. Le pénal dit : écoutez,
celui-là, je ne sais pas très bien quoi en faire,
je voudrais avoir votre avis -est-ce qu'il est dangereux ? Et le
psychiatre, si on lui dit : mais enfin vous allez répondre
à cette question ? va répliquer : évidemment,
le «danger» ce n'est pas une notion psychiatrique mais
c'est la question que me pose le juge. Et hop ! Si l'on considère
l'ensemble, on s'aperçoit que tout cela fonctionne à
la notion de danger.
J. P. Faye : Il y a un jeu de raquette entre les deux pôles.
M. Foucault : Et le système soviétique fonctionne
également à cela.
J. P. Faye : Le concept de «schizophrénie torpide»...
Ce syndrome qui n'a pas de symptômes. La schizophrénie
est cette maladie qui peut n'avoir pas de symptômes : une
sorte de «noumène», de «chose en soi».
Fort «dangereuse»...
D. Cooper : Il y a peu de jours, les psychiatres américains
ont protesté contre cette forme de diagnostic en Union soviétique.
Parce qu'il y a des formes de schizophrénie diagnostiquées
en U.R.S.S. qui sont «vraiment» (pour eux) les névroses
pseudo-schizophrènes ou les pseudo-schizophrénies
névrotiques... Cela devient une question linguistique !
J. P. Faye : Si l'on peut utiliser ainsi le concept de schizophrénie
en dehors de tout symptôme, dans un espace «non occidental»,
cela pose en effet la question de savoir comment il a été
construit au départ, en Occident.
D. Cooper : Il y a effectivement un danger dans «la folie».
Mais c'est le danger de l'inattendu, du spontané. Parce que
le fou ne frappe pas les autres... C'est «dans nos mots»
qu'il le fait... En ce sens, tous les fous sont des dissidents politiques.
Dans chaque délire - ou prétendu délire -, on
peut trouver des déclarations politiques.
Il y a autre chose : la «paranoïa», qui est une
forme d'hypernormalité... une forme fasciste de l'existence.
J. P. Faye : Le plus souvent, très bien admise.
D. Cooper : Mais on n'admet pas très facilement la proposition
selon laquelle tous les fous sont des dissidents politiques. C'est
pourtant vrai. Il faudrait élargir ce concept de dissidence
-je préfère dire : dis-sension, différence
de sentir, de penser... La dis-sidence veut dire : s'asseoir dans
un autre camp. Or il existe des dissidents, en Union soviétique,
qui ne veulent pas «s'asseoir dans un autre camp». Ou
en Allemagne de l'Est, Wolf Biermann : il veut le camp socialiste
-mais il veut penser différemment. C'est la dissension, le
dissent du dissenter, en anglais. Chose différente. À
la Biennale de Venise, des socialistes italiens ont proposé
comme thème la dissidence en Europe de l'Est. Pourquoi pas
la dissidence en général ? Il y aurait de quoi fournir
un fort bon congrès... Ce n'est pas seulement la dissidence
psychiatrique qui est en cause, dans le monde capitaliste. Mais
les dissidents partout dans le tiers-monde, où travaille
la critique des armes. Les pays socialistes ont des dissidents aussi
- mais ce sont précisément des dissidences sur lesquelles,
de son côté, le capitalisme est fondé : à
travers la surexploitation du tiers-monde. Ces milliers et ces millions
de dissidents. Comment constituer une base idéologique pour
la dissidence, partout dans le monde ? À travers une analyse
du pouvoir. Celle que tu as faite, Michel, en plusieurs domaines
déjà : dans Surveiller et Punir et dans le premier
tome de La Volonté de savoir. Peut-être en utilisant
l'analyse de l'école de Budapest * en termes de «besoins
radicaux», qui ouvre beaucoup de perspectives. Et qui devrait
être quelque peu acceptable là-bas...
Former une base idéologique pour la dissidence partout dans
le monde : voilà notre question. Développer peut-être
une action internationale -sur cette base à trouver 1.
J. P. Faye : Les événements argentins de cet hiver
ont montré que toute une frange de la répression en
Amérique latine touche au lieu psychiatrique également.
De façon bizarre. Mais, là, qu'est-ce qui est visé,
au juste ? Des psychiatres de gauche, de tendances voisines de l'antipsychiatrie,
ou de la psychanalyse, sont devenus les cibles. (Par exemple, Bauleo
et ses amis.) De qui venait le coup ? 1. C'est la perspective même
du congrès permanent de Santiago, ouvert le 25 février
1976 avec la lecture, par Julio Cortázar, du verdict du tribunal
Russell Il, par les communications de Mario Pedrosa, Miguel Rojas-Mix,
Ariel Dorfman, Manuel Scorza et Saul Yurkievich, par celle de Mando
Aravantinou au nom du collectif Khnari d'Athènes, et par
le message de Vratislav Effenberger et du Groupe surréaliste
de Prague, lu par Vincent Bounoure. Il se prolongera dans l'exposition
du musée de la Résistance chilienne (N.D.L.R.).
* Il s'agit d'A. Heller.
Et quel était le «modèle» qui servait
de mesure à cette répression ? Une «bonne psychiatrie»
pour l'Amérique latine, qui est «pensable» quelque
part là-bas ?
M. Foucault : L'Argentine, je la connais mal. Je connais un peu
le Brésil. La situation là-bas est fort complexe.
Car il est absolument vrai que, d'une part, des médecins
au Brésil participent aux interrogatoires qui prennent la
forme de la torture. Ils donnent des conseils... Et il est certain
qu'il existe des psychiatres qui participent à cela. Je crois
pouvoir affirmer qu'il y a un psychanalyste au moins, à Rio,
qui est conseiller en torture. En tout cas, c'est ce qu'on m'a affirmé.
Et pas un psychanalyste de bas étage, mais un personnage
qui se réfère aux formes les plus sophistiquées
de la psychanalyse actuelle...
D'un autre côté, il est absolument certain qu'il y
a là-bas des psychanalystes et des psychiatres qui sont les
victimes de la répression politique. Et qui sont parvenus
à prendre l'initiative d'actions en sens contraire, dans
l'opposition. À la tête d'une manifestation très
importante contre la répression, au cours des années
19681969, on trouvait un psychanalyste de Rio.
D. Cooper : Mais l'un des généraux fascistes et «gorilles»
d'avant Geisel était le président honoraire de l'Association
mondiale de psycho-chirurgie. Au temps de Medici sans doute.
M. Foucault : Medici était en effet un policier.
Je crois que tu poses, David, un problème capital : quelle
base idéologique donner à la dissidence en général
? Mais dès lors que l'on essaie de lui donner une idéologie,
est-ce que tu ne penses pas que déjà on l'empêche
d'être vraiment dissidence ?
Je crois qu'il faut lui donner des instruments...
D. Cooper : Mais pas une idéologie : une base idéologique,
ce qui est un peu différent. Et peut inclure, par exemple,
une analyse du pouvoir, comme la tienne : phénomène
pour moi encore assez insaisissable. À mes yeux, tu luttes,
dans ton travail, pour le comprendre. Mais c'est quelque chose de
totalement multiforme : quelque chose de base -et qui n'est pas
«une idéologie».
M. Foucault : Ce travail à faire serait plutôt un
instrument idéologique, un instrument d'analyse, de perception,
de déchiffrement. Une possibilité de définir
des tactiques, etc. Cela, en effet, c'est la chose à travailler.
D. Cooper : Comment, avec qui ?
M. Zecca : Je crois qu'on peut le faire aussi avec les équipes,
en Italie, à qui manque peut-être ce travail de base,
ce travail théorique, mais qui depuis dix ans sont investies
dans une pratique.
D. Cooper : Le travail le plus important, à Parme, est celui
de Mario Tomasini sans doute. Ouvrier du P.C.I. devenu assesseur
à la santé, pour la région de Parme. L'occupation
de l'hôpital y a abouti à «vider les psychiatres»,
à l' «autogestion des problèmes affectifs»
dans la communauté...
M. Zecca : La prison juvénile, l'orphelinat, trois institutions
de handicapés physiques et moteurs, et la moitié de
l'hôpital psychiatrique sont «vidés», les
autres institutions fermées, et les gens inclus dans la communauté,
retrouvant un travail, un appartement -tout un mouvement pour trouver
des appartements individuels ou collectifs... Cela, c'est vraiment
un travail important et qui reprend finalement la crise économique
dans des termes positifs : comme situation qui leur permet de «créer»
des usines autogérées, de prendre des terres qui n'étaient
pas cultivées et de réunir des collectifs de jeunes
qui vont cultiver la terre. Leur travail est très important.
Mais j'ai le sentiment qu'il leur manque quelque chose pour aller
plus loin. Et que Mario est un peu perdu, dans cette expérience
étonnante : il ne peut pas la théoriser et -ce qui
est la même chose - il ne peut pas lui faire franchir les frontières
de la province de Parme, finalement.
D. Cooper : Dans le P.C.I., il y a deux courants : autour du «schisme
évident» de Berlinguer. Il y a celui d'Amendola, d'un
côté. Et, de l'autre côté, un groupe comme
celui de Tomasini, appuyé sur les positions d'une autogestion
radicale de tous les aspects de la vie, incluant les problèmes
affectifs, les problèmes de la folie. Il y a là tout
un courant un peu caché, dans la situation italienne d'aujourd'hui,
mais qui est fondamental. Il y a aussi une méfiance des psychiatres
de la gauche à son égard, en Italie.
M. Foucault : L'attitude de Gervis est caractéristique.
La dernière phrase de son livre est stupéfiante, elle
revient à dire : la psychiatrie, mais si ! ça peut
servir, du moment qu'elle permet à quelqu'un de reconstituer
l'intégrité de sa personne, de refaire les synthèses
défaites, etc. Il donne là une définition qui
retrouve celles de Royer-Collard...
M. Zecca : Il y aune notion, en Italie, qui prime presque la «dangereusité»
: la notion de «souffrance»...
D. Cooper : Ah oui, l'idéologie de la souffrance, du «soulagement
de la souffrance», qui traduit tout le langage psychiatrique
en langage de la souffrance.
M. Zecca : Moyen de justifier tout l'appareil psychiatrique...
Qui, avec un peu plus de centralisation et de planification, permettra
de vouer à la mort les expériences actuelles, faites
à la faveur de la décentralisation.
Dans un cours du Collège, tu as parlé de ton voyage
au Brésil, et d'un «plan de santé» qui
s'y prépare - qui n'est pas spécifiquement un plan
de la santé mentale, mais de la santé en général
-qui pourtant, à travers ses institutions, va constituer
un nouveau rapport au corps, à la maladie, et finalement
un ordre social fondé sur la maladie, sur la peau de la maladie.
Et c'est assez proche de la situation italienne, ou plutôt
de ce qui la menace.
M. Foucault : Il est certain que s'il y a un lieu actuellement
où l'on peut se lier à une action militante qui ait
un sens, et qui ne soit pas simplement l'injection d'une idéologie
présente dans nos têtes, mais qui vienne nous mettre
nous-mêmes en question, c'est bien ce problème de la
maladie.
Je prends l'exemple du Nord-Est brésilien. Le taux de morbidité
y atteint 100 % : la parasitose -aussi «antimédecin»
que l'on soit -, cela existe ; et on peut supprimer la parasitose.
Le problème est de savoir comment l'on peut effectivement
obtenir des résultats thérapeutiques, qu'il serait
dérisoire de nier, sans que cela ait pour support et pour
effet l'installation, et d'un type de pouvoir médical, et
d'un type de rapport au corps, et d'un type d'autoritarisme d'un
système d'obéissance finalement, puisque c'est de
cela qu'il s'agit, caractéristique de notre rapport au médecin
et à la médecine, actuellement.
Il y a là un enjeu formidable. Et l'on est très désarmé
face à cela. Avec les amis brésiliens que je vois,
on discute à l'infini de cela. Ils ont fait de l'excellent
travail, mais cela reste très local, c'est aussitôt
étouffé ; ils sont obligés de s'éloigner
de la région où ils travaillent, pour des raisons
politiques, et six mois après, c'est recouvert par autre
chose.
Le certain, c'est que les réseaux de pouvoir passent maintenant
par la santé et par le corps. Autrefois, cela passait «par
l'âme». Maintenant, par le corps...
J. P. Faye : C'est l'inquisition du corps.
M. Zecca : Les techniques sont tellement élaborées,
tellement sophistiquées et tellement efficaces que si la
psychiatrie autrefois pratiquait la ségrégation des
individus sans pouvoir vraiment les «soigner», maintenant
elle a tout le pouvoir de les «normaliser» et de les
«guérir». Par la chirurgie, par les médicaments,
par la behaviour-therapy...
J. P. Faye : En vue d'«atténuer la souffrance»
- et le danger ?
D. Cooper : L'idéologie de la «souffrance» est
l'idéologie de la «salvation personnelle». Là
sont les techniques les plus «avancées» : E.S.T.
(Erhard Sensitivity Training), «méditation transcendantale»,
«thérapie de renaissance» : toute cette «troisième
force»en thérapeutique - après la psychanalyse
et la théorie du comportement. Analyse transactionnelle,
«cri primal» (primaI scream), etc. Importées
au Mexique pour les pauvres gens là-bas, comme techniques
à bon marché. À Pueblo, on pratique maintenant
l'«antipsychiatrie»... On vend des tee-shirts portant
les mots : «Je suis un être humain, pas un objet»...
Voilà l'antipsychiatrie-publicité.
M. Foucault : On est dans un labyrinthe de paradoxes... Récemment,
paraissait dans un journal que nous aimons particulièrement,
et dans la perspective de la lutte antimédecine, une enquête
sur les scandales de la médecine officielle, de la médecine
de patron et de mandarin, à propos des maladies cardio-vasculaires.
Contre cette médecine mandarinale on proposait quelque chose,
qui était un petit appareil électrique qu'on se fourrait
sur le nombril et dans le derrière, et qui était censé,
en provoquant des décharges, vous secouer les cellules coagulées
du sang et vous remettre tout cela en circulation comme il fallait.
C'est-à-dire la chose à vomir, cette sorte de médecine
empirique venue du XVIIIe siècle et qui végète
encore...
J. P, Faye : Les «secousses»...
M. Foucault : L'article se terminait par l'indication du livre
où l'on pouvait trouver l'usage de ce merveilleux instrument
et le nom de la personne qui l'avait fabriqué. Et je vous
le donne en mille : c'était un médecin.
M.-O. Faye : Nous sommes au stade de la critique... Y a-t-il un
stade où l'on propose ?
M. Foucault : Ma position, c'est qu'on n'a pas à proposer.
Du moment qu'on «propose», on propose un vocabulaire,
une idéologie, qui ne peuvent avoir que des effets de domination.
Ce qu'il faut présenter, ce sont des instruments et des outils
que l'on juge pouvoir être utiles ainsi. En constituant des
groupes pour essayer précisément de faire ces analyses,
de mener ces luttes, en utilisant ces instruments ou d'autres, c'est
ainsi, finalement, que des possibilités s'ouvrent.
Mais si l'intellectuel se met à rejouer le rôle qu'il
a joué pendant cent cinquante ans - de prophète, par
rapport à ce qui «doit être», à
ce qui «doit se passer» -, on reconduira ces effets
de domination, et l'on aura d'autres idéologies, fonctionnant
selon le même type.
C'est simplement dans la lutte elle-même et à travers
elle que lesconditions positives se dessinent.
J. P. Faye : Autrement, c'est une «philosophie positive»...
M. Foucault : Oui, autrement, c'est une philosophie positive qui
surgit.
J. P. Faye : Mais justement, cette idéologie de l'«allègement
de la souffrance» dont parlait David tout à l'heure,
dans la pratique, cela aboutit à quel type d'injection de
souffrance socialisée ? Il y a un type de souffrance qui
est normalisé de telle façon qu'elle est considérée
comme «non dangereuse», comme sanitaire. Mais elle est
peut-être plus intolérable pour le patient. Il y a,
en revanche, des formes de souffrance codées comme mauvaises.
D. Cooper : L'idéologie de la souffrance, et du «soulagement»
de la souffrance, c'est de soulager tout le monde autour de cet
objet, tous les autres...
J. P. Faye : Mais cet objet, lequel ?
D. Cooper : Le fou. Notre folie.
J. P. Faye : C'est soulager les autres. Lui, tant pis pour lui.
Du moment qu'il est sorti de la zone danger.
D. Cooper : Le fou... mais j'ai suivi ton conseil, Michel, j'ai
aboli le mot «folie» dans les dernières pages
de mon livre.
Ce qui m'importe, c'est l'analyse de la dépsychiatrisation,
dans le tiers monde : la gestion non médicale. Et la pré-psychiatrisation
l'évitement de la psychiatrie, dans certains pays du tiers-monde.
Au Mexique, à Cuba, en Tanzanie, au Nigeria.
M. Zecca : Et en Italie, en Belgique. Chez nous.
J. P. Faye : À Trieste, la fermeture de l'hôpital
psychiatrique est arrivée à son projet culminant.
M. Zecca : Mais deux questions restent essentielles : comment est-ce
qu'on répond à la crise dans la communauté,
est-ce qu'on n'a pas fait éclater l'hôpital en petits
centres externes qui jouent le même rôle -d'enfermement
? Est-ce que les responsables de cet «éclatement»
ont réussi à obtenir, dans les hôpitaux généraux,
des lits, de façon à pouvoir y hospitaliser quelqu'un
deux ou trois jours, si c'est vraiment nécessaire ? Toute
une question de législation se pose là en outre, que
tente de résoudre Psychiatria democratica *. * Mouvement
italien de contestation de la psychiatrie et de son cadre juridique
qui tint son premier congrès national en juin 1974, à
Gorizia.
La question est alors de savoir si ce n'est pas finalement une
politique de «sectorisation». Ce qu'ils ont évité
à Parme. Mais nous verrons ce qu'il adviendra de Trieste.
J. P. Faye : Il existe un précurseur à cet égard
-inverse du cas de Sade. À Tübingen, on sait qu'il y
a la fameuse maison de Hölderlin, la tour Hölderlin, où
il a vécu près de quarante ans, en se désignant
comme Scardanelli. Ce qui est moins connu, c'est la façon
dont il a abouti là : qui l'avait placé là.
En fait, c'est le responsable de l'hôpital voisin, qui n'était
autre que l'ancienne faculté de théologie, de l'époque
préluthérienne, où avait été
formé Melanchton (une grande plaque le rappelle). Un grand
bâtiment du XVe siècle, fort beau, qui est maintenant
la faculté de philosophie. Là, à l'intérieur
de l'institution hospitalière, quelques lits étaient
alors réservés aux «cas psychiques», aux
cas «mentaux». C'est là que Hölderlin a
été hospitalisé un certain temps, après
avoir été ramené au Wurtemberg dans un état
qualifié de «dangereux» -de «dément»
-et qui, en fait, survenait dans tout un contexte politique. Car,
après l'arrestation de son ami et protecteur Isaac Sinclair,
pour complicité avec les mouvements révolutionnaires
allemands qui manifestaient des affinités avec la Révolution
française, lui-même s'est senti en danger -politiquement,
cette fois. Mis de force dans une voiture qui devait le reconduire
au Wurtemberg, dans son «pays natal», il a eu le sentiment
qu'il allait être arrêté à l'arrivée.
(Le duc de Wurtemberg était un partisan énergique
de la contre-Révolution.) C'est à ce moment-là
qu'il a eu la bouffée «délirante» qui
a motivé son internement dans cet hôpital de Tübingen
-dans cet espace situé par son histoire en quelque lieu entre
la théologie et la philosophie, et recelant alors un «secteur»
semi-psychiatrique...
Mais la décision étonnante et belle, c'est celle
de ce responsable de l'hospitalisation, qui tout à coup le
fait sortir de cet enfermement et lui trouve un non-lieu : la maison
du maître menuisier Zimmer. Là commence le destin de
Hölderlin dans sa tour, dans le Hölderlin Turm. Se promenant
le long du Neckar, d'ailleurs sans jamais retourner jusqu'au séminaire
où il avait été étudiant avec Hegel
et Schelling, à quelques centaines de mètres de là.
C'est dans cet univers qu'il écrit le deuxième degré
des Poèmes de la folie -non plus les hymnes en langage déchiqueté
et inachevé, mais les quatrains rimés et mesurés,
scandés avec la main en les écrivant : les quatrains
«tranquilles».
Le Hölderlin Turm, à quelques mètres de l'hôpital
et de ses lits «mentaux», c'est une micro-opération
de dépsychiatrisation. Un micro- Trieste hölderlinien,
une petite «expérience Basaglia» à l'âge
romantique. C'est le Trieste de Tübingen...
D. Cooper : Les choses se sont beaucoup détériorées,
après cet âge-là. Avec Kretschmer et ses «types
somatiques»... Si l'on est trop long et mince, on est probablement
schizophrène. Si l'on est très gros, on est maniaco-dépressif.
Si l'on est très musculeux : épileptique...
J. P. Faye : On est coupable d'avance. Mais, à l'âge
du menuisier Zimmer, on n'avait pas encore inventé la «schizophrénie
torpide».
A Trieste, dans l'hôpital même, qu'est-ce qui va se
passer ? Ce sera le lieu du congrès...
Tu vas y aller, toi-même ?
M. Foucault : Au congrès du Réseau * ? Non, je n'y
serai pas. Maintenant, j'ai un autre problème. Qui touche
au même domaine, et dont j'aimerais vous parler.
* Réseau pour une alternative au secteur, groupe de réflexion
européen sur les alternatives à la psychiatrie, animé
notamment par F. Basaglia, R. Castel, M. Elkaim, G. Gervis, F. Guattari.
Ma question est celle-ci. Il y a actuellement en France une commission
de réforme du droit pénal. Qui fonctionne depuis plusieurs
mois déjà (dans l'hypothèse d'un changement
de gouvernement ?), et a pris des décisions sans importance
jusqu'à présent. Ma surprise, c'est que, de sa part,
on m'a téléphoné. En me disant : voilà,
on est en train d'étudier le chapitre de la législation
sur la sexualité. On est très embarrassé, et
l'on voudrait savoir ce que vous pensez là-dessus... J'ai
demandé : quelles sont les questions que vous voulez me poser
? Ils m'ont envoyé des questions, que j'ai reçues
ce matin.
Alors tout ce qui concerne la législation des films, des
livres, etc., cela ne fait pas problème. Je crois qu'on peut
poser en principe que la sexualité ne relève en aucun
cas d'une législation quelle qu'elle soit. Bon. Mais il y
a deux domaines qui pour moi font problème. Celui du viol.
Et celui des enfants.
Qu'est-ce qu'il faut dire à propos du viol ?
D. Cooper :
C'est le plus difficile.
M. Foucault : On peut toujours tenir le discours théorique
qui consiste à dire : de toute façon, la sexualité
ne peut en aucun cas être objet de punition. Et quand on punit
le violon doit punir exclusivement la violence physique. Et dire
que ce n'est rien de plus qu'une agression, et rien d'autre : que
l'on foute son poing dans la gueule de quelqu'un, ou son pénis
dans le sexe, cela n'appelle pas de différence... Mais primo
: je ne suis pas sûr que les femmes seraient d'accord...
M. Zecca : Pas tellement, non. Pas du tout, même.
M. Foucault : Donc vous admettez qu'il y a un délit «proprement
sexuel».
M. Zecca : Ah, oui !
M.-O. Faye : Pour toutes les petites filles qui ont été
agressées, dans un jardin public, dans le métro, dans
toutes ces expériences de la vie quotidienne, à huit,
dix ou douze ans : très traumatisantes...
J. P. Faye : Mais cela est viol «psychique», non violence
?
M. Foucault : Vous parlez de l'exhibitionnisme ?
M.-O. Faye : Oui, mais si à ce moment-là il n'y a
pas des passants, des gens qui surviennent ou interviennent, l'un
conduit à l'autre, et cela arrive tous les jours, dans les
terrains vagues, etc. Et c'est tout de même autre chose que
le fait de recevoir d'un adulte une paire de claques.
M. Foucault : J'ai discuté de cela hier avec un magistrat
du Syndicat de la magistrature. Qui m'a dit : il n'y a pas de raison
de pénaliser le viol. Le viol pourrait être hors pénalité.
Il faut en faire simplement un fait de responsabilité civile
: dommages et intérêts.
Qu'est-ce que vous en pensez ? Je dis : vous, les femmes... Parce
que là les hommes, malheureusement peut-être, ont une
expérience beaucoup moins insistante.
M. Zecca : Je n'arrive pas à me situer sur le plan de la
législation.
Et de la «punition», car c'est cela qui me gêne.
J. P. Faye : D'un côté, au nom de la libération
de la femme, on est du côté «antiviol».
Et au nom de l'antirépression, c'est l'inverse ?
D. Cooper : On devrait inventer un «autre crime». Un
seul «crime». (Un peu comme en Chine, où toute
la criminalité serait réduite à quinze points...)
Un crime qui serait le non-respect du droit de l'autre à
dire non. Un crime sans punition, mais relevant de l'éducation
politique... Mis à part les cas de blessures dans le viol.
M.-O. Faye : Dans le nouveau climat, où la sexualité
doit être librement consentie, non pénalisée,
il est évident que le viol en est le «contraire».
J. P. Faye : Il a lui-même un côté répressif...
Mais la répression du viol, comment la penser ?
M. Foucault : Votre réponse à toutes les deux, Marie-Odile
aussi bien que Marine, a été très nette, quand
j'ai dit : on peut le considérer comme une violence, éventuellement
plus grave, mais de même type que celle de mettre le poing
dans la figure de quelqu'un. Votre réponse a été
immédiatement : non, c'est tout autre chose. Ce n'est pas
simplement un coup de poing, en plus grave.
M. Zecca : Ah, non !
M. Foucault : Alors, cela pose des problèmes. Car on en
arrive à
dire ceci : la sexualité comme telle a, dans le corps, une
place prépondérante, le sexe, ce n'est pas une main,
ce n'est pas les cheveux, ce n'est pas le nez. Il faut donc la protéger,
l'entourer, en tout cas l'investir d'une législation qui
ne sera pas celle qui vaut pour le reste du corps.
M. Zecca : Je pensais plus spécifiquement au cas des enfants.
Mais sur les enfants, précisément, ça n'est
plus un acte sexuel, je crois : c'est vraiment une violence physique.
D, Cooper : Le viol est non orgasmique. C'est une sorte de masturbation
rapide dans le corps d'un autre. Ce n'est pas sexuel. C'est de la
blessure.
M. Zecca : C'est ce que je voulais dire : ça n'est plus
la sexualité, on entre dans un autre champ, celui de la violence
physique.
M. Foucault : Mais alors, on en revient à ce que je disais
? Ce n'est pas de sexualité qu'il s'agit, on punira la violence
physique, sans faire intervenir le fait que c'est la sexualité
qui est en cause. Je m'excuse d'y insister. Votre première
réaction au contraire était de dire : c'est tout à
fait différent, ce n'est pas le poing dans la figure.
M. Zecca : Cela dépend du point de vue, c'est très
difficile à analyser. Là je me dis : j'ai une distance
par rapport à cela, et je considère que c'est une
violence physique. Parce que je pense à un enfant. Mais je
pense aussi que c'est vraiment un traumatisme.
M.-O. Faye : On parle beaucoup du droit au plaisir en ce moment.
Or justement cela, on peut l'enlever à un être, par
ce moyen...
J. P. Faye : C'est alors une blessure qui peut léser la
sexualité même.
M.-O. Faye : Au Chili, dans les bidonvilles, les poblaciones, dans
les conditions d'habitation effrayantes qui s'y trouvent (terriblement
aggravées depuis la Junte), il existe des cas très
fréquents de viols de petites filles, de huit-neuf ans, par
les pères, les frères. On y découvre des enfants
devenus complètement infirmes, comme en Inde dans le contexte
du mariage des enfants.
J. P. Faye : Si l'on pense en termes de dommage, sa singularité
ici c'est qu'il est futur.
M. Foucault : Là, sur ce thème-là, est-ce
que l'on ne pourrait pas dire, par exemple, lorsqu'on attribue la
frigidité d'une femme (ou éventuellement la sexualité
d'un homme) au traumatisme du viol, ou même d'une expérience
insistante d'exhibitionnisme, est-ce que l'on ne peut pas admettre
que l'on fait jouer au viol le rôle de l'OEdipe dans les psychanalyses
faciles ?
J. P. Faye : Au cours d'un débat de Shakespeare & Co,
Kate Millett a expliqué publiquement qu'à Paris elle
avait été gravement violée, par «viol
psychique»... Elle a donné tous les détails
: dans un café, le violeur psychique s'asseyait à
la table d'à côté et, lorsqu'elle changeait
de café, il la suivait et s'asseyait de nouveau à
côté d'elle...
Un exemple plus inquiétant m'a été raconté.
Une petite fille de huit ans, violée par un jeune ouvrier
agricole de vingt-huit ans, dans une grange. Elle croit que l'homme
veut la tuer, il lui déchire ses vêtements, Elle rentre
chez elle -son père est médecin, cardiologue, en même
temps intéressé par Reich : d'où la contradiction.
Il voit rentrer la petite fille, qui ne dit plus mot. Elle reste
entièrement muette, pendant plusieurs jours, elle a la fièvre.
Elle ne dit donc rien, par définition. Au bout de quelques
jours, pourtant, elle laisse voir qu'elle est blessée, corporellement.
Il soigne la déchirure, il suture la plaie. Médecin
et reichien, va-t-il porter plainte ? Il se borne à parler
au journalier, avant que celui-ci ne s'éloigne. Aucune action
judiciaire n'est déclenchée. Ils parlent - et on n'en
parle plus. Mais le récit se poursuit par la description
d'une difficulté psychique immense au niveau de la sexualité,
plus tard. Et qui n'est vérifiable que près de dix
ans plus tard.
C'est très difficile de penser quelque chose ici au niveau
juridique. Déjà, ce n'est pas facile au niveau du
psychique, alors que cela semble simple au niveau du corps.
M. Foucault : Autrement dit, est-ce qu'il faut donner une spécificité
juridique à l'attentat physique qui porte sur le sexe ? C'est
cela le problème.
J. P. Faye : Il y a une lésion qui est à la fois
corporelle, comme par coup de poing dans le nez, et en même
temps anticipe sur une «lésion psychique» -entre
guillemets -, peut-être non irréversible, mais qui
semble fort difficile à mesurer. Au niveau de la responsabilité
civile, il est délicat de «mesurer le dommage».
Au niveau de la responsabilité pénale, quelle position
peut prendre un partisan de Reich ? Peut-il déposer une plainte,
intenter une action de répression ?
M. Foucault : Mais toutes deux, en tant que femmes, vous êtes
immédiatement heurtées à l'idée que
l'on dise : le viol rentre dans les violences physiques et doit
simplement être traité comme tel.
M.-O. Faye : Surtout lorsqu'il s'agit des enfants, des petites
filles.
D. Cooper : Dans le cas de Roman Polanski aux États-Unis,
où il était question de sexualité orale, anale
et vaginale avec une fille de treize ans, la fille ne semblait pas
traumatisée, elle a téléphoné à
une amie pour discuter de tout cela, mais la soeur a écouté
derrière la porte, et tout ce procès contre Polanski
s'est mis en route. Là il n'y a pas de blessure, le «traumatisme»
vient des «formations idéales», sociales. La
fille semble avoir joui de ses expériences.
M. Foucault : Elle paraît avoir été consentante.
Et cela me mène à la seconde question que je voulais
vous poser. Le viol peut tout de même se cerner assez facilement,
non seulement comme non-consentement, mais comme refus physique
d'accès. En revanche, tout le problème posé,
aussi bien pour les garçons que pour les filles -car le viol
pour les garçons, cela n'existe pas, légalement -,
c'est le problème de l'enfant que l'on séduit. Ou
qui commence à vous séduire. Est-ce qu'il est possible
de proposer au législateur de dire : un enfant consentant,
un enfant qui ne refuse pas, on peut avoir avec lui n'importe quelle
forme de rapport, cela ne relève aucunement de la loi ?
D. Cooper : Une digression : il y a deux ans, en Angleterre, cinq
femmes ont été condamnées -je crois, avec sursis
-pour le viol d'un homme. Mais c'est le paradis, pour beaucoup d'hommes
?
M. Foucault : Le problème des enfants, voilà la question.
Il y a des enfants qui à dix ans se jettent sur un adulte
-alors ? Il y a les enfants qui consentent, ravis.
M.-O. Faye : Les enfants entre eux : on ferme les yeux. Qu'un adulte
entre en jeu, il n'y a plus d'égalité ou de balance
des découvertes et des responsabilités. Il y a une
inégalité... difficile à définir.
M. Foucault : Je serais tenté de dire : du moment que l'enfant
ne refuse pas, il n'y a aucune raison de sanctionner quoi que ce
soit. Mais ce qui m'a frappé, c'est qu'hier on en parlait
avec des membres du Syndicat de la magistrature. L'un d'eux avait
des positions très radicales : c'est celui qui disait justement
que le viol n'avait pas à être pénalisé
comme viol, que c'est tout simplement une violence. À propos
des enfants, il a commencé par prendre une position également
très radicale. Mais, à un moment donné, il
a sursauté, et il a dit : ah, je dois dire, si je voyais
quelqu'un qui s'en prenait à mes enfants !
En outre, on trouve le cas de l'adulte qui a, par rapport à
l'enfant, une relation d'autorité. Soit comme parent, soit
comme tuteur, ou comme professeur, comme médecin. Là
encore, on serait tenté de dire : ce n'est pas vrai qu'on
peut obtenir d'un enfant ce qu'il ne veut pas réellement,
par l'effet d'autorité. Et pourtant, il y a le problème
important des parents, du beau-père surtout, qui est fréquent.
J. P. Faye : Chose curieuse, à propos de l'affaire de Versailles...
M. Foucault : ...et c'était un médecin... (plus deux
enseignants !).
J. P. Faye : À ce propos de la «séduction des
enfants», j'ai été voir d'un peu près
ce qu'énonce la législation sur ces sujets. Curieusement,
elle a haussé par paliers le seuil de l'âge. Sous Louis-Philippe,
il est de onze ans, et Napoléon III l'a élevé
à treize ans.
M. Foucault : Jusqu'en 1960, il y a eu un mouvement de la législation
dans le sens répressif. Le Code de 1810 ne connaissait pas
de délits sexuels : c'était le seul code européen
dans lequel l'homosexualité n'était pas condamnée.
Petit à petit, on les voit apparaître, ces délits
-attentat à la pudeur, outrage public... Sous Louis-Philippe
en 1832. Puis sous le second Empire, vers 1860. Ensuite, tout un
paquet de législation entre 1885 et 1905. Et il y en a sous
Pétain, et encore plus tard. Puisqu'en 1960 il Y a encore
une loi en ce sens, qui prévoit une aggravation de peine
lorsque l' «outrage public à la pudeur» (c'est-à-dire
: faire l'amour à l'air libre) est commis par deux hommes,
ou deux femmes : il est puni du double. Donc, en 1960, sous de Gaulle,
deux femmes qui s'embrassent, ou deux hommes qui s'embrassent sont
plus gravement condamnés que s'il s'agit d'un homme et d'une
femme. De dix-huit mois à trois ans - et non plus de six mois
à deux ans. (Le minimum a triplé.) Il faut donc faire
très attention ! il faut bien regarder.. .
Ainsi, ce sont des législations qui ont été
mises en place assez tardivement.
J. P. Faye : La législation napoléonienne, ne peut-on
la considérer là comme l'héritière de
la Révolution française ? elle-même rupture
par rapport à la législation antérieure ?
M. Foucault : Avant ? il y a des peines fort inadaptées.
Le feu, pour les homosexuels. Qui n'a été appliqué
que deux ou trois fois au XVIIIe siècle, et dans des cas
considérés comme assez «graves» 1. Des
législations sévères sur l'adultère,
etc. Or tous les réformateurs de la fin du XVIIIe siècle
ont posé le principe que ce qui était de la vie privée
- cette forme-là de la vie privée -ne relevait pas
d'une législation.
J. P. Faye : Beccaria...
M. Foucault : Beccaria, Brissot... Brissot a dit des choses merveilleuses
sur les homosexuels... Disant qu'ils sont déjà suffisamment
punis «par leur propre ridicule» : ils n'ont pas besoin
de punition supplémentaire.. .
J, P. Faye : Cela se passe quand ?
M. Foucault Dès 1787-1788. Les législations révolutionnaires
laissent tomber pratiquement tous les crimes sexuels. Je crois d'ailleurs
que la société napoléonienne, sous certains
aspects très rigides, a été finalement une
société assez tolérante.
J. P. Faye : Cette mise en discours du sexe comme processus général
sur une longue période, que tu décris admirablement
dans La Volonté de savoir, quand on arrive à la réalité
de la société soviétique contemporaine, il
semble qu'elle subisse une interruption. Ou alors elle n'a pas encore
eu lieu, en ce lieu. Même dans la dissidence, précisément,
il y a presque un renforcement de ce silence sur la sexualité,
tout à fait extraordinaire. Le cas typique, c'est que, par
exemple, Paradjanov est frappé d'un tabou insurmontable.
M. Foucault : On ne peut pas obtenir en effet d'un dissident soviétique
une parole positive pour Paradjanov.
J. P. Faye : L'autre aspect, c'est que dans les descriptions, pourtant
clandestines, des lieux d'enfermement, soit psychiatriques soit
purement policiers, goulag ou autres, il y a le même silence
total. Chez le grand narrateur du goulag, rien n'est dit non plus
sur ce «sujet». Il est question de tout le reste : des
policiers, des transports, des politiques, des religieux, des truands.
Rien sur ça. Prolongé dans la dissidence, sinon renforcé
: le même tabou.
Comparé à la période d'Alexandra Kollontaï
dans la révolution tusse, qui a tellement scandalisé
les reportages bourgeois des bonnes années, c'est tout de
même étonnant.
1. Le 24 mars 1726... «Étienne Benjamin Deschauffours
est déclaré dûment atteint et convaincu des
crimes de sodomie mentionnés au procès. Pour réparation
et autres cas, le dit Deschauffours est condamné à
être brûlé vif en la place de Grève, ses
cendres ensuite jetées au vent, ses biens acquis et confisqués
au roi» (Histoire de la folie, op. cit., p. 10).
M. Foucault : À longue échéance, en longue
chronologie, ce processus de croissance du discours sur la sexualité
-la mise en discours de la sexualité -est visible ; mais
avec des dents de scie.
En Union soviétique, dans la mesure où l'on assistera
sans doute à une sorte de dépolitisation, de prise
moins grande de l'appareil politique sur les individus, ou à
ces phénomènes de décrochage, d'ironie dont
tu parlais tout à l'heure (et que te racontait Paul Thorez
*), on va mettre en place de nouveaux contrôles. L'encadrement
purement politique, assuré par le parti unique, sera relayé
par d'autres instances. À ce moment-là, la psychiatrie,
qui joue déjà le rôle que l'on sait, mais aussi
la psychologie, la psychanalyse... vont se mettre à fonctionner
à plein. Le premier Congrès de psychanalyse en Union
soviétique doit se tenir en octobre prochain : tous les psychanalystes
seront des étrangers, mais on les fait venir. Pourquoi les
faire venir, sinon parce que l'on soupçonne qu'il y a une
utilité à leur discours ? Et je suis sûr qu'on
les fait venir comme «sexologues». C'est-à-dire
qu'il y a un véritable besoin, qui sans doute n'est pas conçu
clairement dans la tête, il n'y a pas un petit Machiavel derrière
tout cela. Fondamentalement, on sent le besoin d'une «normalisation»
des comportements de l'individu, et d'une prise en charge des comportements
individuels par des instances qui ne seront plus les instances administratives
et policières du K.G.B. mais des choses tout de même
plus subtiles.
* Fils de Maurice Thorez.
M.-O. Faye : On doit déjà beaucoup en parler... Les
congressistes invités ont justement demandé qu'à
ce congrès d'octobre soit présent l'auteur présumé
du Guide de psychiatrie pour les dissidents politiques, qui est
encore détenu.
J. P. Faye : Sémion Glouzman.
M.-O. Faye : Il en a été question au cours de la
conférence de presse de février, avec Fainberg, Boukovski,
Plioutch, Gorbanevskaïa.
J. P. Faye : C'est Cyrille Koupernik, je crois, qui a évoqué
cette demande.
M. Foucault : Je dirais que peut-être la dissidence, à
cet égard, a tactiquement raison. Car, actuellement, ce qui
est menaçant, c'est peut-être un «discours sur
la sexualité» qui deviendrait très vite le discours
de la psychiatrisation générale... Une société
socialiste dans laquelle la sexualité des individus serait
un problème de santé publique ne me paraît pas
du tout contradictoire dans les termes.
Cela ne me paraît pas une impossibilité de structure.
Et qu'entre socialisme et pudibonderie il y ait un rapport nécessaire,
je ne le crois pas. Je verrais très bien apparaître
un «socialisme» où le sexe des gens serait...
J. P. Faye : ...Une fonction publique ?
M. Foucault : On tient les gens par des moyens simples, ne serait-ce
que les conditions de logement, la surveillance mutuelle, plusieurs
familles qui n'ont qu'une cuisine, qu'une salle de bains.
M.-O. Faye : Mais on peut se retrouver et avoir des rendez-vous
sur les bateaux-mouches de la Moskova...
M. Foucault : Le jour où les gens auront leur espace, où
par conséquent leurs possibilités de fuite ou d'inertie
par rapport à l'appareil politique, ou de cachotterie par
rapport à cet appareil, seront plus grandes, comment est-ce
qu'on va les rattraper ? On les rattrapera sur le divan, par la
psychothérapie, etc.
M. Zecca : Mais si l'on renverse le problème - au sujet des
enfants -, si l'on considère le viol comme un coup de poing
dans la gueule, est-ce qu'il serait possible d'envisager les choses
sous l'angle du «préjudice moral» ?
J. P. Faye : On revient à la responsabilité civile.
M. Foucault : ...dommages et intérêts, pretium doloris
: il existe bien des catégories de cet ordre. Qu'est-ce que
cela signifie, si l'on dit : on ne mettra plus le violeur en prison,
cela n'a aucun sens -on lui demandera cent mille francs de dommages
et intérêts ? Est-ce qu'on peut dire cela ?
M. Zecca : Je ne pensais pas en termes d'argent. Je me demande
simplement comment on peut laisser une porte ouverte pour reconnaître
l'acte de violence, afin qu'il ne soit pas banalisé.
M. Foucault : Comme un accident d'automobile.
M. Zecca : Oui. Quelque chose, là, me gêne, le rapport
à ce que peuvent faire des adultes sur des enfants. Et une
situation où les enfants n'auraient plus aucun moyen juridique
de se défendre. Il y a quelque chose qui manquerait. Si on
considère le fait uniquement comme un coup de poing dans
la gueule, cela permet à n'importe qui de violer un enfant
?
M. Foucault : Tu sais en même temps que la législation
sur le viol d'un enfant, la «protection légale»
qu'on accorde aux enfants est un instrument qu'on met entre les
mains des parents. Pour liquider leurs problèmes avec d'autres
adultes, la plupart du temps.
M. Zecca : Exactement.
M. Foucault : Ou alors on fait de l'administration, d'une fonction
bureaucratique quelconque l'instance qui décidera du mode
de protection nécessaire à l'enfant ?
M. Zecca : Non, impossible.
M. Foucault : Ce n'est pas l'assistante sociale qui pourra prendre
les décisions ?
M. Zecca : C'est impossible.
M. Foucault : On se demandera pourquoi je me suis laissé
prendre là-dedans -pourquoi j'ai accepté de répondre
à ces questions... Mais, finalement, je suis un peu irrité
par une attitude, qui d'ailleurs a été la mienne longtemps
et à laquelle je ne souscris plus maintenant, qui consiste
à dire : nous, notre problème, c'est de dénoncer
et de critiquer ; qu'ils se débrouillent avec leur législation
et leurs réformes. Cela ne me paraît pas une attitude
juste.
M.-O. Faye : Est-ce en raison de cette réforme du droit
pénal qui se prépare sur le viol et la protection
des enfants que la presse à sensation mène une telle
campagne sur les «enfants martyrs» ?
M. Foucault : Cela me paraît évident.
M.-O. Faye : Mais cette campagne porte à faux, car les «parents
modernes» ne sont pas subitement devenus des monstres, il
faut replacer ce rapport enfants-adultes dans une histoire : autrefois,
les enfants étaient pris en charge par la communauté,
ou par la famille communautaire élargie, comme l'a bien montré
David. Maintenant, la solitude d'un jeune couple avec ses enfants
dans une H.L.M. dans une cité ouvrière, cela engendre
précisément les «enfants martyrs», toute
une série de tensions, y compris les viols d'enfants.
J. P. Faye : La pression de la famille et de ses conflits s'accroît
à mesure que le champ de celle-ci se rétrécit
: c'est ce qu'a montré la description de David.
D. Cooper : Oui, la communauté était ce lieu d'échanges
libres (relativement). Y compris entre enfants et adultes.
D'échanges sexuels.
Mais comment reconstruire une telle communauté dans le contexte
du capitalisme avancé ?
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