«“Nanmin mondai ha 21 seiku minzoku daiidô no
zenchô da”»(«“Le problème des
réfugiés est un présage de la grande migration
du XXIe siècle.” Interview exclusive du philosophe
français M. Foucault»; entretien avec H. Uno; trad.
R. Nakamura), Shûkan posuto, 17 août 1979, pp. 34-35.
Dits Ecrits tome III texte n°271
- Quelle est, selon vous, l'origine du problème des réfugiés
vietnamiens ?
- Le Viêt-nam n'a cessé d'être occupé,
pendant un siècle, par des puissances militaires telles que
la France, le Japon et les États-Unis. Et aujourd'hui l'ex-Viêt-nam
du Sud est occupé par l'ex-Viêt-nam du Nord. Bien sûr,
cette occupation du Sud par le Nord diffère de celles qui
l'avaient précédée, mais il ne faut pas oublier
que le pouvoir en place au Viêt-nam du Sud appartient au Viêt-nam
du Nord. Durant cette série d'occupations pendant un siècle,
des antagonismes excessifs se sont produits au sein de la population.
Il y a eu un nombre considérable de collaborateurs avec l'occupant,
et on peut classer dans cette catégorie les marchands qui
faisaient des affaires avec les colons, ou les fonctionnaires régionaux
qui travaillaient sous l'occupation. À cause de ces antagonismes
historiques, une partie de la population s'est trouvée accusée
et délaissée.
- Nombreux sont ceux qui ressentent cette contradiction: naguère
il fallait soutenir l'unification du Viêt-nam et maintenant
il faut faire face au problème des réfugiés,
qui en est la conséquence.
- L'État ne doit pas exercer de droit inconditionnel de
vie et de mort, tant sur son peuple que sur celui d'un autre pays.
Refuser à l'État ce droit de vie et de mort revenait
à s'opposer aux bombardements du Viêt-nam par les États-Unis
et, de nos jours, cela revient à aider les réfugiés.
- Il semble que le problème des réfugiés cambodgiens
ne présente pas le même caractère que celui
des réfugiés vietnamiens. Qu'en pensez-vous ?
- Ce qui s'est passé au Cambodge est tout à fait
insolite dans l'histoire moderne : le gouvernement a massacré
son peuple à une échelle jusqu'ici jamais atteinte.
Et le reste de la population qui a survécu a certes été
sauvé, mais se trouve sous la domination d'une armée
qui use d'un pouvoir destructif et violent. La situation est donc
différente de celle du Viêt-nam.
Ce qui est en revanche important est le fait que, dans les mouvements
solidaires qui s'organisent partout dans le monde en faveur des
réfugiés d'Asie du Sud-Est, on ne tient pas compte
de la différence des situations historiques et politiques.
Cela ne veut pas dire qu'on puisse rester indifférent aux
analyses historiques et politiques du problème des réfugiés,
mais ce qu'il faut faire d'urgence, c'est sauver des personnes en
danger.
Car, en ce moment, quarante mille Vietnamiens dérivent au
large de l'Indochine ou bien échouent sur des îles,
au seuil de la mort. Quarante mille Cambodgiens ont été
refoulés de Thaïlande, en danger de mort. Pas moins
de quatre-vingt mille hommes côtoient la mort, jour après
jour. Aucune discussion sur l'équilibre général
des pays du monde, ou aucun argument sur les difficultés
politiques et économiques qui accompagnent l'aide des réfugiés,
ne peut justifier que les États abandonnent ces êtres
humains aux portes de la mort.
En 1938 et 1939, des juifs ont fui l'Allemagne et l'Europe centrale,
mais comme personne ne les a accueillis, certains en sont morts.
Quarante ans ont passé depuis, et peut-on de nouveau envoyer
à la mort cent mille personnes ?
- Pour une solution globale du problème des réfugiés,
il faudrait que les États qui créent des réfugiés,
notamment le Viêt-nam, changent de politique. Mais par quel
moyen, selon vous, peut-on obtenir cette solution globale ?
- Dans le cas du Cambodge, la situation est beaucoup plus dramatique
qu'au Viêt-nam, mais il y a un espoir de solution dans un
proche avenir. On peut imaginer que la formation d'un gouvernement
acceptable par le peuple cambodgien débouche sur une solution.
Mais, en ce qui concerne le Viêt-nam, le problème est
plus complexe. Le pouvoir politique a été déjà
établi: or ce pouvoir exclut une partie de la population,
et de toute façon celle-ci n'en veut pas. L'État a
créé une situation où ces gens sont obligés
de chercher la possibilité aléatoire de survie dans
un exode en mer, plutôt que de rester au Viêt-nam. Il
est donc clair qu'il faut faire pression sur le Viêt-nam pour
changer cette situation. Mais que signifie « faire pression
» ?
A Genève, à la conférence de l'O.N.U. sur
les réfugiés, les pays participants ont exercé
quelque pression sur le Viêt-nam, qu'il s'agisse de recommandation
ou de conseil. Le gouvernement vietnamien a fait alors quelques
concessions. Plutôt que d'abandonner ceux qui veulent partir,
dans des conditions incertaines, et de plus au risque de leur vie,
le gouvernement vietnamien propose de construire des centres de
transit pour regrouper ces candidats au départ: ceux-ci y
resteront des semaines, des mois ou même des années,
jusqu'à ce qu'ils trouvent un pays d'accueil... Mais cette
proposition ressemble curieusement aux camps de concentration.
- Le problème des réfugiés s'est posé
à plusieurs reprises par le passé, mais, s'il y a
un nouvel aspect historique dans celui du Viêt-nam, quel est-il
pour vous ?
- Au XXe siècle, il y a eu souvent des génocides
et des persécutions ethniques. Je pense que, dans un avenir
proche, ces problèmes et ces phénomènes se
manifesteront de nouveau sous d'autres formes. Car, premièrement,
ces dernières années, le nombre d'États dictatoriaux
augmente plus qu'il ne baisse. Puisque l'expression politique est
impossible dans leur pays et qu'ils n'ont pas la force nécessaire
à la résistance, les hommes réprimés
par la dictature choisiront d'échapper à l'enfer.
Deuxièmement, dans les anciennes colonies, on a créé
des États en respectant telles quelles les frontières
de l'époque coloniale, si bien que des ethnies, des langues
et des religions sont mêlées. Ce phénomène
crée des tensions graves. Dans ces pays, des antagonismes
au sein de la population risquent d'exploser et d'entraîner
le déplacement massif de la population et l'effondrement
de l'appareil d'État.
Troisièmement, les puissances économiques développées
qui avaient besoin de la main-d'oeuvre du tiers-monde et des pays
en voie de développement ont fait venir des immigrés
du Portugal, d'Algérie ou d'Afrique. Mais, aujourd'hui, les
pays qui n'ont plus besoin de main-d'oeuvre en raison de l'évolution
technologique cherchent à renvoyer ces émigrés.
Tous ces problèmes entraînent celui des migrations
de population, impliquant des centaines de milliers et des millions
de personnes. Et les migrations de population deviennent nécessairement
douloureuses et tragiques, et ne peuvent que s'accompagner de morts
et de meurtres. Je crains que ce qui se passe au Viêt-nam
ne soit pas seulement une séquelle du passé, mais
que cela constitue un présage de l'avenir.
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