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Lettre à quelques leaders de la gauche
Michel Foucault
Dits Ecrits tome III texte n°214

«Lettre à quelques leaders de la gauche», Le Nouvel Observateur, no 681, 28 novembre 4 décembre 1977, p. 59.

Dits et Ecrits tome III texte n°214


Croissant extradé, vous avez bien voulu dire que vous étiez indignés : le droit d'asile était bafoué, les voies de recours légales étaient tournées, on avait livré un réfugié politique. Dira qui voudra que vous auriez pu vous prononcer plus tôt... Beaucoup qui ne sont pas pétitionnaires d'habitude vous avaient indiqué un chemin où vous n'auriez été ni tout à fait seuls ni trop manifestement en avance 1.

l. Je ne parle pas pour M. Marchais. Comment aurait-il pu savoir que tant de gens protestaient, puisque L'Humanité du 15 novembre ne citait que quatre noms parmi tous ceux qui auraient pu attirer son attention ? Était-il indifférent pour l'opinion française comme pour l'opinion allemande que protestent contre l'éventuelle extradition de Croissant Jean-Louis Barrault, Roland Barthes, Pierre Boulez, César, Patrice Chéreau, Maurice Clavel, Georges Conchon, Jean-Loup Dabadie, Jean-Marie Domenach, André Glucksmann, Max Gallo, Costa-Gavras, Michel Guy, Jacques Julliard, Claude Manceron, Chris Marker, Yves Montand, Claude Mauriac, François Perier, Anne Philipe, Emmanuel Roblès, Claude Saurer, Simone Signoret, Pierre Vidal-Naquet ?

Une sorte de chance fait qu'aujourd'hui il n'est pas trop tard. L'affaire Croissant n'est pas terminée en Allemagne. Ni en France, savez-vous ? Deux femmes, Marie-Josèphe Sina et Hélène Châtelain, inculpées de «recel de malfaiteur», risquent de six mois à deux ans de prison.

Le motif ? Elles auraient aidé Croissant dans sa «clandestinité» ce mot est d'ailleurs bien exagéré, demandez plutôt à ces messieurs de la police judiciaire - après qu'il fut venu en France déposer cette demande d'asile, prévue par la Constitution et à laquelle notre gouvernement n'a jamais répondu.

Je ne sais pas bien comment on peut, dans ce cas, parler de «recel de malfaiteur», alors que Croissant n'a pas été extradé pour avoir fait partie d'une association de malfaiteurs, comme le demandait le gouvernement allemand, mais pour avoir favorisé la correspondance de ses clients.

Ce que je sais, en revanche, c'est qu'on les poursuit pour avoir fait ce que vous reprochez à l'État de n'avoir pas fait. Vous connaissez trop bien l'État pour ne pas savoir qu'il donne rarement le bon exemple aux individus ; et que l'honneur de ceux-ci a toujours été de faire pour leur compte et parfois seuls ce dont les pouvoirs étaient incapables -par calcul, inertie, froideur ou aveuglement. Dans l'ordre de la morale politique -pardonnez ce rapprochement de mots, il y a des cas où il a un sens -, la leçon a l'habitude de venir d'en bas.

L'asile, cette générosité qui remonte au-delà de la mémoire, le même gouvernement qui a refusé de le reconnaître comme un droit fait grief à deux femmes d'en avoir fait leur devoir. Qu'en pensez-vous ?

Vous ne voulez pas, comme on dit, «interférer avec le cours de la justice» ? Mais vous n'êtes pas au gouvernement! Si vous y venez, vous garderez en mémoire vos imprudents prédécesseurs ; vous vous souviendrez de ce garde des Sceaux qui criait à la mort le lendemain d'une arrestation ; ou de cet autre * qui justifiait une extradition non encore prononcée ; vous aurez à l'esprit les critiques que vous leur avez adressées. Vous êtes aujourd'hui des citoyens comme nous tous. Chance ? En cette affaire, bien sûr, puisqu'elle vous laisse libres de dire votre sentiment.

* Alain Peyrefitte. Voir infra no 226.

Voulez-vous le dire vous-mêmes -et, au besoin, avec nous dans ce cas ? Ma question n'est pas rhétorique, car c'est un cas concret, précis, urgent ; elle n'est pas un piège, car il est simple : la pratique privée de l'asile, depuis des millénaires, a été l'une de ces leçons, que le coeur des individus a données aux États. Même lorsqu'ils ne l'écoutent pas, il serait inique que ces États la sanctionnent chez ceux qui la lui proposent. Ne trouvez-vous pas ?

Je ne veux pas être hypocrite. Vous aspirez à nous gouverner, et c'est aussi pour cette raison que nous nous adressons à vous. Vous savez que vous aurez éventuellement affaire à un problème important : gouverner l'un de ces États modernes qui se targuent de proposer aux populations moins l'intégrité territoriale, la victoire sur l'ennemi ou même l'enrichissement général que la «sécurité» : conjuration et réparation des risques, accidents, dangers, aléas, maladies, etc. Ce pacte de sécurité ne va pas sans dangereuses avancées de pouvoir ni distorsions par rapport aux droits reconnus. Il ne va pas non plus sans des réactions qui ont pour but de contester la fonction sécurisante de l'État. Bref, nous risquons d'entrer dans un régime où la sécurité et la peur vont se défier et se relancer l'une l'autre.

Il est important que nous sachions comment vous réagissez à une affaire comme celle-ci : parce qu'elles auraient «abrité» le défenseur légal de «terroristes», on poursuit deux femmes qui n'ont rien fait d'autre - même si les faits étaient prouvés - que l'un des plus vieux gestes d'apaisement que le temps nous a légués : cette vindicte dont on les poursuit n'est-elle pas significative de la volonté d'allumer, de proche en proche, cette peur et cette peur de la peur qui est l'une des conditions de fonctionnement des États de sécurité ? Sur l'opportunité des poursuites menées au nom de la société, de la nôtre, êtes-vous d'accord ?