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Le monde est un grand asile
Michel Foucault
Dits Ecrits tome II texte n°126

«O mundo é um grande hospício» («Le monde est un grand asile» ; propos recueillis par R.G. Leite ; trad. P.W. Prado Jr.), Revista Manchete, 16 juin 1973, pp. 146-147.

Dits Ecrits tome II texte n°126


Le XIXe siècle marque le début d'une étape importante : la monarchie disparaît du monde. Or la monarchie était un système politique dans lequel le pouvoir était exercé par quelqu'un qui l'acquérait héréditairement. Avec la fin de l'absolutisme, le pouvoir commence à être exercé par l'intervention d'un certain savoir gouvernemental, qui embrasse les connaissances des processus économiques, sociaux, démographiques. Ainsi, le pouvoir commence à se lier avec la connaissance. Les sciences politiques, économiques, humaines passent par une véritable renaissance, car les dirigeants savent qu'on ne peut pas gouverner sans un savoir. La qualité du savoir qualifie le gouvernement. Pendant le XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle, le savoir politique devait être obligatoirement associé au développement économique, suscitant son décollage. Au fil des années, on a vu que le développement économique produit aussi des effets négatifs sur la vie des individus. De sorte que la sagesse du pouvoir réside maintenant dans la correction constante des effets produits par ce développement.

Aujourd'hui, le monde est en train d'évoluer vers un modèle hospitalier, et le gouvernement acquiert une fonction thérapeutique. La fonction des dirigeants est d'adapter les individus au processus de développement, selon une véritable orthopédie sociale. Voyez ce qui arrive, par exemple en France, dans ce qu'on appelle les H.L.M. Les gens qui y habitent sont forcés de maintenir un niveau de vie qui ne correspond pas à leurs possibilités financières. Aujourd'hui, en France, des assistants sociaux font le budget domestique de ces gens.

La thérapie médicale est une forme de répression. Le psychiatre aujourd'hui est une personne qui détermine catégoriquement la «normalité» et la «folie». L'importance de l'antipsychiatrie est dans le fait qu'elle met en doute cette certitude du médecin, ce pouvoir qu'il possède de décider de l'état mental d'un individu. Une autre question importante est de savoir qui va exercer le pouvoir de normalisation. Le psychologue ? Le médecin ? Le psychanalyste ? Le psychiatre ? Qui aura le droit de prescrire la «cure» d'un malade mental ? Normalement, on entend par personne anormale un être qui a rompu avec le milieu où il vit. Généralement, les médecins retirent cet individu de son milieu et l'isolent dans des hôpitaux, maisons de santé, cliniques. Mais comment le réadapter à ce milieu ? C'est là qu'est le défaut des psychiatres. Le traitement devrait être fait dans le milieu même où la personne vit, et non sur les divans et dans les cabinets de consultation éloignés du lieu où elle réside. Dans ce cas, nous pouvons nous confronter encore à une seconde hypothèse, car nous sommes en train de traiter des rapports entre l'individu et le milieu social : ne serait-ce pas le groupe social qui est malade ? La sociopathie commence déjà à être étudiée en profondeur en France.

Le psychologue aussi exerce un certain type de pouvoir, en décidant du chemin qu'une personne devra prendre. Il décide pratiquement le futur d'une personne quand il détermine ce qu'un enfant doit ou non apprendre, ou quand il affirme que la vocation d'un gamin est d'être, par exemple, ingénieur ou avocat. La thérapie de groupe aussi est un danger, car elle met un groupe d'individus entre les mains d'un pouvoir autoritaire exercé par le psychologue.

Le monde est un grand asile, où les gouvernants sont les psychologues, et le peuple, les patients. Avec chaque jour qui passe, le rôle joué par les criminologues, les psychiatres et tous ceux qui étudient le comportement mental de l'homme est plus grand. C'est pourquoi le pouvoir politique est en train d'acquérir une nouvelle fonction, qui est la thérapeutique.

Je me considère comme un journaliste, dans la mesure où ce qui m'intéresse, c'est l'actualité, ce qui se passe autour de nous, ce que nous sommes, ce qui arrive dans le monde. La philosophie, jusqu'à Nietzsche, avait pour raison d'être l'éternité. Le premier philosophe-journaliste a été Nietzsche. Il a introduit l'aujourd'hui dans le champ de la philosophie. Avant, le philosophe connaissait le temps et l'éternité. Mais Nietzsche avait l'obsession de l'actualité. Je pense que le futur, c'est nous qui le faisons. Le futur est la manière dont nous réagissons à ce qui se passe, c'est la manière dont nous transformons en vérité un mouvement, un doute. Si nous voulons être maîtres de notre futur, nous devons poser fondamentalement la question de l'aujourd'hui. C'est pourquoi, pour moi, la philosophie est une espèce de journalisme radical.