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«A propos de l'enfermement pénitentiaire» (entretien
avec A. Krywin et F. Ringelheim), Pro Justitia. Revue politique
de droit, t. I, nos 3-4 : La Prison, octobre 1973, pp. 5-14.
Dits Ecrits tome II texte n°127
- Lorsqu'ils envisagent l'origine de la prison, les criminalistes
classiques présentent le système Pénitentiaire
comme un progrès de l'humanisme par rapport aux peines du
Moyen Âge (peine de mort, tortures, supplices). C'est un point
de vue moral. Vous étudiez le phénomène de
l'emprisonnement des délinquants dans le cadre d'une analyse
historique et politique, ce qui est beaucoup plus intéressant.
Vous avez dit, d'une part, que la prison est un facteur de prolétarisation
et, d'autre part, qu'elle dresse une barrière idéologique
entre les prolétaires et ce que vous appelez la plèbe
non prolétarisée.
- Vous faites référence à des choses que je
n'ai pas tout à fait écrites ; dites seulement au
cours d'entretiens. Je ne suis pas sûr que je les maintiendrais
telles quelles. Il m'a semblé, d'après des lectures
que j'ai faites, qu'à la fin du XVIIIe siècle il s'est
passé une sorte de conflit entre les illégalismes.
Je veux dire ceci : dans tout régime, les différents
groupes sociaux, les différentes classes, les différentes
castes ont chacun leur illégalisme. Dans l'Ancien Régime,
ces illégalismes étaient parvenus à un état
de relatif ajustement. En tout cas, le fonctionnement social était
assuré à travers ces illégalismes. L'illégalisme
faisait partie de l'exercice même du pouvoir. L'arbitraire
royal se répercutait, en quelque sorte, dans l'arbitraire
de toutes les pratiques de gouvernement. Il y avait aussi un illégalisme
de la bourgeoisie. C'est-à-dire que la bourgeoisie, pour
arriver à faire passer ce qui était de son intérêt
économique, était sans cesse obligée de bousculer
les règles qui étaient, par exemple, le système
douanier, les règles des corporations, celles des pratiques
commerciales, les règles (morales ou religieuses) de l'éthique
économique. Et puis vous aviez un illégalisme que
l'on pourrait dire populaire, qui était celui des paysans
s'efforçant d'échapper à l'impôt, celui
des ouvriers essayant de secouer comme ils pouvaient les règles
des corporations ou des jurandes. Tous ces illégalismes,
évidemment, jouaient les uns contre les autres, étaient
en conflit les uns avec les autres. Par exemple : il était
très important pour la bourgeoisie que, dans les couches
populaires, il y eût une lutte permanente contre l'impôt,
parce que la bourgeoisie elle aussi cherchait à échapper
à l'impôt. Le personnage du contrebandier, issu de
milieux populaires, était un personnage toléré
par un certain illégalisme bourgeois. La bourgeoisie avait,
en un sens, besoin de l'illégalisme populaire. Il s' établissait
donc une espèce de modus vivendi. Et je crois que ce qui
s'est passé, c'est que lorsque la bourgeoisie a pris le pouvoir
politique et lorsqu'elle a pu adapter les structures d'exercice
du pouvoir à ses intérêts économiques,
l'illégalisme populaire qu'elle avait toléré
et qui, en quelque sorte, avait trouvé dans l'Ancien Régime
une espèce d'espace d'existence possible est devenu pour
elle intolérable ; et il a fallu absolument le museler. Et
je crois que le système pénal, et surtout le système
général de surveillance qui a été mis
au point à la fin du XVIIIe siècle, au début
du XIXe, dans tous les pays d'Europe, c'est la sanction de ce fait
nouveau : que le vieil illégalisme populaire qui était,
dans certaines de ses formes, toléré sous l'Ancien
Régime est devenu littéralement impossible : il a
fallu effectivement mettre en surveillance généralisée
toutes les couches populaires.
- La forme d'illégalisme que la bourgeoisie a cessé
de tolérer était donc celle-là même qu'elle
pratiquait aussi. Mais il y avait tout de même des infractions
propres aux milieux populaires que la bourgeoisie ne pratiquait
pas, je songe, par exemple, aux vols, rapines, brigandages, etc.
- Sous l'Ancien Régime, la fortune était essentiellement
terrienne et monétaire. De sorte que la bourgeoisie, en tant
que propriétaire terrienne, avait à défendre
sa propriété, d'une part, contre l'impôt royal,
contre les droits féodaux, éventuellement aussi, d'autre
part, au niveau des récoltes, contre les rapines paysannes.
Elle devait aussi défendre ses biens mobiliers contre les
voleurs, contre les brigands de grands chemins. Mais lorsque la
fortune bourgeoise s'est trouvée investie à une très
large échelle dans une économie de type industriel,
c'est-à-dire investie dans des ateliers, dans des outils,
dans des machines, dans des machines-outils, dans des matières
premières, dans des stocks, et que tout cela a été
mis entre les mains de la classe ouvrière, la bourgeoisie
a littéralement mis sa fortune entre les mains de la couche
populaire. Celle-ci avait, d'une part, par tradition, un vieil illégalisme,
et, d'autre part, elle avait montré, au moment de la Révolution
française, que toute une nouvelle forme d'illégalisme
politique, de lutte politique contre le système existant
était devenue maintenant pour elle, sinon une habitude, du
moins une possibilité. Le danger à ce moment-là
couru par les nouvelles formes de la fortune bourgeoise a rendu
la bourgeoisie beaucoup plus intolérante encore à
toutes ces formes d'illégalisme que, bien sûr, elle
pourchassait déjà auparavant, mais avec relativement
de laxisme. La chasse aux voleurs, la chasse à toutes ces
petites déprédations dont beaucoup de gens vivaient
encore sous l'Ancien Régime est devenue systématique
à partir de cette époque.
- C'est donc à ce moment que vous situez la naissance de
l'enfermement des délinquants, des criminels, tel que nous
le connaissons ?
- Tout ce que je vais vous dire, ce sont des hypothèses
de travail que je suis en train de mettre à l'épreuve
actuellement. Il me semble que ce qui est fondamental, ce n'est
pas tellement le changement dans la conscience de ce qu'est la faute
ou le crime, ce n'est pas cela qui importe. Bien sûr, la théorie
du crime, la théorie du délinquant ont changé.
On voit apparaître dans la seconde moitié du XVIIIe
siècle l'idée que le délinquant, c'est l'ennemi
de la société tout entière. Mais ce n'est pas
ça qui suffit à expliquer les changements profonds
dans la pratique réelle de la pénalité. Ce
qui me paraît plus fondamental encore, c'est la mise en surveillance
de la population plébéienne, populaire, ouvrière,
paysanne. La mise en surveillance générale, continue,
par les nouvelles formes de pouvoir politique. Le vrai problème,
c'est la police. Je dirai, si vous voulez, que ce qui a été
inventé à la fin du XVIIIe siècle, au début
du XIXe, c'est le panoptisme.
Le rêve de Bentham, le Panopticon, où un seul individu
pourrait surveiller tout le monde, c'est, au fond, je crois, le
rêve, ou plutôt, l'un des rêves de la bourgeoisie
(parce qu'elle a beaucoup rêvé). Ce rêve, elle
l'a réalisé. Elle ne l'a peut-être pas réalisé
sous la forme architecturale que Bentham proposait, mais il faut
se rappeler que Bentham disait, à propos du Panopticon :
c'est une forme d'architecture, bien sûr, mais c'est surtout
une forme de gouvernement ; c'est une manière pour l'esprit
d'exercer le pouvoir sur l'esprit. Il voyait dans le Panopticon
une définition des formes d'exercice du pouvoir. Rapprochez
le texte de Bentham, qui est de 1787, de la présentation
du Code pénal par Treilhard, en 1810, en France : Treilhard
présente le pouvoir politique comme une espèce de
Panopticon réalisé dans les institutions. Il dit :
l'oeil de l'Empereur va pouvoir se porter jusque dans les recoins
les plus obscurs de l'État. Car l'oeil de l'Empereur surveillera
les procureurs généraux qui surveilleront les procureurs
impériaux, et les procureurs impériaux qui surveilleront
tout le monde. Ainsi, il n'y aura plus aucune zone d'obscurité
dans l'État. Tout le monde sera surveillé. Le rêve
architectural de Bentham était devenu une réalité
juridique et institutionnelle dans l'État napoléonien,
qui a d'ailleurs servi de modèle à tous les États
du XIXe. Je dirai que le vrai changement, ça a été
l'invention du panoptisme. Nous vivons dans une société
panoptique. Vous avez des structures de surveillance absolument
généralisées, dont le système pénal,
le système judiciaire sont une pièce et dont la prison
est à son tour une pièce, dont la psychologie, la
psychiatrie, la criminologie, la sociologie, la psychologie sociale
sont les effets. C'est là, dans ce panoptisme général
de la société, qu'il faut replacer la naissance de
la prison.
- Actuellement quand vous parlez de barrière idéologique
établie entre le prolétariat et la plèbe non
prolétarisée, qu'entendez-vous exactement ? Car la
population Pénitentiaire est tout de même constituée,
à 60 ou 70 %, par des ouvriers, des apprentis, donc des prolétaires.
Quel sens donnez-vous à cette notion de plèbe non
prolétarisée ?
- Ce que je viens de vous dire, c'est pour rectifier un peu ce
que j'avais dit dans l'entretien avec Victor paru dans Les Temps
modernes, où je parlais notamment de la plèbe séditieuse.
En fait, je ne crois pas que ce soit tellement le problème
de la plèbe séditieuse qui est essentiel, c'est le
fait que la fortune bourgeoise s'est trouvée, par les nécessités
même du développement économique, investie de
telle manière qu'elle était entre les mains de ceux-là
mêmes qui étaient chargés de produire. Tout
travailleur était un prédateur possible. Et toute
création de plus-value était en même temps l'occasion,
ou en tout cas la possibilité, d'une soustraction éventuelle.
Alors, ce qui me frappe dans le système pénal et particulièrement
dans le système des prisons (et c'est peut-être là
que la prison apparaît dans son rôle spécifique),
c'est que tout individu qui est passé dans le système
pénal reste marqué jusqu'à la fin de ses jours,
est placé dans une situation telle, à l'intérieur
de la société, qu'il n'est plus renvoyé là
d'où il venait, c'est-à-dire qu'il n'est plus renvoyé
au prolétariat. Mais il constitue, dans les marges du prolétariat,
une sorte de population marginale dont le rôle est très
curieux. Premièrement, il doit, en effet, servir d'exemple
: si tu ne vas pas à l'usine, voilà ce qui va t'arriver.
Il faut donc qu'il soit exclu même par rapport au prolétariat,
pour pouvoir jouer ce rôle d'exemple négatif. Deuxièmement,
il faut que ce soit une force de pression éventuelle sur
le prolétariat. Et c'est en effet chez ces gens-là
qu'on recrute la police, les indicateurs, les jaunes, les briseurs
de grève, etc. Troisièmement, enfin, ces mêmes
délinquants dont on disait que, vraiment, il n'était
pas possible de les retransformer en ouvriers sur place même
et que ç'aurait été insulter la classe ouvrière
que de les remettre dans le circuit du prolétariat, ces mêmes
gens, on les a expédiés dans les colonies. On a peuplé
ainsi, les Anglais, l'Australie, les Français, l'Algérie.
On a fait de cette population marginalisée en Europe des
petits Blancs, prolétaires par rapport au grand capitalisme
colonial, et en même temps par rapport aux autochtones, cadres
policiers, indicateurs, flics et soldats, pourvus d'ailleurs d'une
idéologie raciste.
- II est curieux de constater, dans la majorité des cas,
que les ouvriers qui ont subi une peine de prison n'ont plus du
tout envie de se remettre à travailler, lorsqu'ils en sont
sortis. L'administration pénitentiaire feint toujours de
croire à la valeur éducative du travail dans les prisons
alors que tout est fait, semble-t-il, pour dégoûter
à jamais les détenus du travail.
- Je ne sais pas comment ça se passe en Belgique, mais remarquez
qu'en France les métiers qu'on leur apprend sont des métiers
qui sont inutilisables en milieu ouvrier. On leur fait faire de
l'artisanat, on leur fait fabriquer des pantoufles, des filets,
des machins comme ça. Il n'y a guère qu'à Melun,
en France, où il y a une imprimerie, un atelier de métallurgie
et où on leur apprend des choses qui sont utilisables. On
en fait plus volontiers des comptables, on en fait plus volontiers
des infirmiers que des ouvriers...
Je crois qu'en fait on ne cherche pas à les remettre dans
la classe ouvrière. Ils sont trop précieux dans leur
position marginale. Et ils restent d'ailleurs dépendants
de la police s'ils veulent trouver un métier.
- II y a une idée qui me parait actuellement tres importante
: le rapport que vous-même, et d'autres comme Deleuze, par
exemple, établissez entre diverses formes d'enfermement,
une analogie entre l'école, la caserne, l'usine, la prison.
Et, en effet, il y a des analogies dans ces institutions. Mais
s'agit-il de ressemblances fortuites ou extérieures, ou bien
au contraire d'une analogie de nature ? Ce sont certes des lieux
où des personnes sont enfermées pendant un certain
temps, mais les causes et les finalités sont évidemment
différentes...
- Alors, là, je vous dirai que je tique un peu sur le mot
«nature». Il faut voir les choses de la façon
la plus extérieure. On pourrait, par exemple, vous présenter
le règlement d'une institution quelconque au XIXe siècle
et vous demander ce que c'est. Est-ce un règlement d'une
prison en 1840, d'un collège à la même époque,
d'une usine, d'un orphelinat ou d'un asile ? Il est difficile de
le deviner. Donc, si vous voulez, le fonctionnement est le même
(et l'architecture aussi en partie). Identité de quoi ? Je
crois que c'est, au fond, la structure du pouvoir propre à
ces institutions qui est exactement la même. Et vraiment,
on ne peut pas dire qu'il y a analogie, il y a identité.
C'est le même type de pouvoir, c'est le même pouvoir
qui s'exerce. Et il est clair que ce pouvoir, qui obéit à
la même stratégie, ne poursuit pas, finalement, le
même but. Il ne sert pas les mêmes finalités
économiques, quand il s'agit de fabriquer des écoliers,
quand il s'agit de «faire» un délinquant, c'est-à-dire
de constituer ce personnage définitivement inassimilable
qu'est le type sortant de prison. Quand vous parlez d'analogie de
nature entre ces institutions, je n'y souscrirai pas tout à
fait. Je dirai identité morphologique du système de
pouvoir. Il est intéressant de voir que c'est bien un peu
dans le même mouvement que les malades dans les hôpitaux
psychiatriques, les écoliers dans leurs lycées, les
prisonniers dans leurs maisons de détention mènent
actuellement la révolte. Ils mènent, en un sens, la
même révolte, puisque c'est bien contre le même
type de pouvoir, disons contre le même pouvoir, qu'ils se
révoltent. Et là, le problème devient politiquement
très intéressant et en même temps très
difficile. Comment va-t-on, à partir de bases économiques
et sociales si différentes, mener une lutte contre un seul
et même type de pouvoir ? C'est là une question essentielle.
- C'est donc bien le pouvoir lui-même qui est attaqué
lorsqu'on tente d'unifier idéologiquement les révoltes
qui naissent dans les diverses institutions d'enfermement au sens
large. Il reste que les gens, disons l'opinion populaire, ne sont
pas prêts à saisir et à admettre la comparaison
entre l'enfermement scolaire et l'enfermement Pénitentiaire,
par exemple. Le rapprochement apparaît un peu, sinon démagogique,
du moins forcé, exagéré...
- Je crois que les choses apparaissent avec plus de clarté
si on reprend les choses historiquement. Vers 1840, la bourgeoisie
a effectivement cherché à enfermer le prolétariat,
exactement sur le modèle de la prison. Il y a eu en France,
en Suisse, en Angleterre, les «usines-couvents», qui
étaient de véritables prisons. En France, 40000 jeunes
filles travaillaient dans ces «ateliers», elles ne pouvaient
pas sortir, sauf autorisation, elles étaient soumises au
silence, à la surveillance, aux punitions. On sent que c'est
cela que la bourgeoisie a cherché : les moyens d'embrigader,
d'encaserner, d'enfermer le prolétariat.
Mais il s'est très vite avéré que c'était
économiquement non-viable et politiquement très dangereux.
Économiquement pas viable, parce que ces maisons rigides
ne correspondaient absolument pas à la mobilité nécessaire,
et la plupart ont vite disparu parce qu'en réalité
elles n'ont pas su s'adapter à une crise, à un changement
de production, etc.
Deuxièmement, le danger politique était immédiat,
ces conglomérats de gens enfermés là-dedans,
c'était l'ébullition.
Mais, la fonction de l'enfermement, la bourgeoisie ne l'a pas abandonnée.
Elle est arrivée à obtenir les mêmes effets
d'enfermement par d'autres moyens. L'endettement de l'ouvrier, le
fait par exemple qu'il est obligé de payer son loyer un mois
à l'avance, alors qu'il touche son salaire à la fin
du mois, la vente à tempérament, le système
des caisses d'épargne, les caisses de retraite et d'assistance,
les cités ouvrières, tout cela a été
différents moyens pour contrôler la classe ouvrière
d'une manière beaucoup plus souple, beaucoup plus intelligente,
beaucoup plus fine, et pour la séquestrer.
- Au XIXe siècle, la prison n'a-t-elle pas servi en quelque
sorte de lieu de recrutement systématique de main-d'oeuvre
pour certaines entreprises. C'est-à-dire que l'on cherchait
délibérément à envoyer en prison toutes
sortes de marginaux, afin de fournir de la main-d'oeuvre gratuite
à certaines industries (notamment les filatures),
- Cela nous fait remonter assez loin. J'ai l'impression que c'est
plutôt à la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe
siècle que l'on a cherché à faire travailler
les prisonniers.
C'était l'époque mercantiliste, c'était à
qui produira le plus, qui vendra le plus, accumulera par conséquent
le plus de numéraire. Et de toute façon, à
cette époque-là, l'enfermement n'était pas
un enfermement pénal. C'était une sorte d'enfermement
socio-économique de gens qui ne tombaient pas directement
sous le coup de la loi pénale, qui n'étaient pas des
infracteurs, mais qui étaient simplement des vagabonds, des
mobiles, des agités, etc. Au début du XIXe siècle,
quand la prison devient vraiment un lieu d'exécution des
peines, la situation se modifie dans le sens que j'indiquais il
y a quelques instants, c'est-à-dire que l'on donne aux détenus
des travaux stériles, inutilisables dans le circuit économique,
à l'extérieur, et on les maintient en marge de la
classe ouvrière.
- À propos des révoltes des prisons en France. On
sait que la prison a pour fonction d'isoler et de stériliser
les individus. Pour qu'une révolte soit possible, il faut
une action collective. Comment en France, et pas en Belgique, par
exemple, une prise de conscience politique a-t-elle pu se réaliser
? La situation matérielle des détenus est sans doute
plus mauvaise en France qu'en Belgique, mais c'est une question
de degré. Donc, les mauvais traitements ne suffisent pas
à expliquer le phénomène.
- Je ne peux pas, bien sûr, vous parler de la Belgique. En
France, il faut tenir compte d'un certain nombre de faits. Premièrement,
la révolte de prison, les mouvements collectifs ou semi-collectifs
dans les prisons sont tout de même une vieille tradition.
C'est une tradition qui remonte au XIXe siècle et est souvent
liée, d'ailleurs, aux mouvements politiques, par exemple
les révoltes de prison en juillet 1830. Mais il est vrai
qu'au XXe siècle les révoltes de prison se sont plutôt
déroulées en vase clos et sans communication avec
l'extérieur. De sorte qu'elles n'étaient pas politiques.
C'étaient des mouvements de grève de la faim pour
obtenir une amélioration de la nourriture, des conditions
de travail, des questions administratives... Or, en France, plus
qu'en Belgique tout de même, on a eu, au cours des trente,
trente-cinq dernières années, toute une série
de fluctuations politiques qui ont fait qu'un grand nombre de politiques
sont passés dans les prisons. Dans certains cas, ils se sont
juxtaposés aux droits-communs. Dans d'autres, il y a eu une
espèce de rivalité, de mécontentement des droits-communs
contre les politiques.
Ils voyaient par exemple d'un assez mauvais oeil la manière
dont les gens de l'O.A.S. * étaient traités dans les
prisons. Dans un certain nombre d'autres cas encore, il y a eu exemplarité.
C'est ainsi que, au moment de la guerre d'Algérie, les Arabes
enfermés à la Santé étaient séparés
des détenus de droit commun, ils avaient un quartier à
part. Et, dans ce quartier à part, par une série de
grèves et de mouvements violents, ils ont obtenu un certain
nombre d'avantages qui étaient considérables et qui
leur ont permis de mener une véritable existence politique
à l'intérieur de la Santé. Il paraît
même qu'ils ont obtenu des armes, et que l'Administration
le savait, mais on préférait qu'ils ne soient pas
tués en cas de «coup politique».
* O.A.S. : Organisation armée
secrète. Mouvement terroriste clandestin favorable à
l’Algérie française.
Et enfin, vous avez un quatrième type de rapports, ça
a été celui avec les gauchistes. Bien sûr, les
gauchistes n'ont pas été, au total, très nombreux,
mais l'effet de leur action a sans doute été grand.
La secousse de 68 avait été ressentie dans les prisons.
(Elle avait été ressentie d'ailleurs de façon
curieuse : dans certaines prisons, les détenus avaient très
peur de 68. On leur avait dit, et ils étaient assez prêts
à le croire, que les gauchistes, s'ils triomphaient, allaient
se jeter sur les prisons et les égorger. On retrouve là
le vieil antagonisme, ou plutôt l'antagonisme, constitué
depuis le XIXe siècle par la bourgeoisie entre le délinquant
et le militant révolutionnaire.) Un certain nombre de droits-communs
avaient connu Mai 68 comme jeunes ouvriers, étudiants, etc.
Puis ils ont vu arriver des gauchistes, essentiellement des maos,
qui ont eu avec eux une attitude très différente des
détenus de l'O.A.S., par exemple. Ils ont pris un certain
nombre de contacts individuels. Tout ça a travaillé
à l'intérieur des prisons. Le contre-exemple de l'O.A.S.,
l'exemple des Arabes, les relations politiques avec les maos, tout
cela a été un ferment.
Autre chose a joué aussi : à partir de janvier 1971,
les détenus ont su qu'il existait en France un mouvement
de lutte contre le système pénitentiaire, contre le
système pénal en général, et qu'il ne
s'agissait pas dans ce mouvement d'une simple philanthropie à
l'égard des prisonniers et de leur sort malheureux. Il s'agissait
d'une contestation politique du système des prisons. De telle
sorte qu'il a pu se passer, dans l'automne 1971 et l'hiver 1971-1972,
un double phénomène très important. Premièrement,
reprise des grands mouvements collectifs sur le modèle, par
exemple, de ce que les Arabes avaient pu faire, puis, et cela est
absolument nouveau, appel à l'opinion publique. Et c'est
ainsi que, à Toul, qui a été la première
grande révolte, les détenus, dès le début,
sont montés sur les toits ; ils se sont adressés à
l'opinion, aux journalistes qui étaient là et leur
ont dit : voici ce que nous voulons. Car ils savaient que, en disant
cela, ils n'allaient pas trouver des journalistes ricanant ou une
opinion publique hostile.
- Et les revendications restaient strictement d'ordre matériel.
Ils ne remettaient pas en question l'institution Pénitentiaire
elle-même ?
- Il faut faire attention. Souvent on nous dit, c'est du réformisme.
Mais, en fait, le réformisme se définit par la manière
dont on obtient ce que l'on veut, ou dont on cherche à l'obtenir.
À partir du moment où on impose par la force, par
la lutte, par la lutte collective, par l'affrontement politique,
ce n'est pas une réforme, c'est une victoire.
- Il y a une évolution de la criminologie moderne qui parait
extrêmement ambiguë, et dangereuse. On parle de moins
en moins de délinquants et de plus en plus de handicapés
sociaux, de moins en moins de punition et de plus en plus de traitement.
Et il se produit ainsi une sorte d'assimilation entre le délinquant
et le malade mental. Et, avec les théories de sectorisation,
de la psychiatrie de secteur, de la psychiatrie Pénitentiaire,
on tend à englober les délinquants dans une catégorie
infiniment plus large que l'on appelle des «déviants»
et à renforcer sur une très grande échelle
ce système de surveillance généralisée
et d'encadrement dont nous parlions tout à l'heure.
- Oui, c'est toujours ce même phénomène de
la surveillance généralisée qui s'étend.
Et avec maintenant un très curieux phénomène
qui est la dé-spécification des secteurs de surveillance
et des instances de surveillance. Car, autrefois, vous aviez une
surveillance médicale, une surveillance scolaire, une surveillance
pénale ; c'étaient trois surveillances absolument
différentes. Or vous voyez que maintenant vous avez une espèce
de surveillance à coefficient médical assez fort,
mais qui reprend, en fait, à son compte et sous le prétexte
de pathologie, les fonctions de surveillance du maître d'école,
bien sûr, du gardien de prison, jusqu'à un certain
point du chef d'atelier, du psychiatre, du philanthrope, de la dame
d'oeuvres, etc.
C'est un phénomène très intéressant,
c'est l'histoire de tous les contrôles sociaux qui ont produit
cette catégorie de gens qu'on appelle des travailleurs sociaux
; ce sont très souvent, individuellement, des gens très
bien et qui, à l'intérieur de leur travail, comprennent
ce qu'ils font et se trouvent dans une situation de déchirement
très grand ; beaucoup de ces gens-là, en France, font
un travail politique extrêmement important.
- Mais ils contribuent à consolider le système ?
-C'est très difficile à dire. Je ne crois pas qu'on
puisse les prendre dans une fourchette trop simple en disant : vous
consolidez le système dans la mesure même où
vous le contestez, en y testant. Nous rencontrons sans arrêt
des gens qui sont éducateurs de prison, psychologues dans
des institutions surveillées, assistantes sociales, etc.,
qui font du bon travail politique et qui, en même temps, en
effet, savent très bien que, chaque fois qu'ils font quelque
chose, ils reconduisent tout ce secteur-là du travail social,
mais ce n'est pas aussi simple que cela. Dans la mesure où
le secret est l'une des formes importantes du pouvoir politique,
la révélation de ce qui se passe, la «dénonciation»
venant de l'intérieur est une chose politiquement importante.
On l'a vu dans d'autres secteurs, d'ailleurs. Beaucoup de renseignements
que nous avons donnés venaient des détenus eux-mêmes
(les enquêtes que nous avons publiées étaient
au départ faites entièrement par les détenus),
mais beaucoup d'informations ponctuelles que nous avons données
dans les journaux, nous les avons eues par ces gens, les «travailleurs
sociaux». Eh bien, rien que ça, vous savez, a eu de
l'importance. L'inquiétude de l'administration pénitentiaire
est, pour une bonne part, venue de là. Si les craquements
venaient non seulement des «surveillés» mais
des «surveillants», comment surveiller les surveillants
? Bentham disait que c'était un problème politique
capital. Et, si les médecins de prison n'étaient pas
aussi lâches qu'ils le sont (et je ne retire rien de cette
phrase), ils auraient pu, uniquement par leurs révélations,
en disant ce qu'ils voyaient, ébranler le système
d'une façon considérable. Leur lâcheté
a été, je crois, immense. Pour tout un tas de raisons.
La principale, c'est que le personnage du médecin est maintenant
profondément intégré à la société,
où il joue non seulement le double rôle du commerçant
et du savant, mais de l'expert, presque du magistrat. Ils se considèrent
en tout cas comme des magistrats de la prison. Je me souviens de
l'un d'entre eux qui, l'autre jour, nous faisait des reproches violents
; c'était un psychiatre de la Santé. Il nous disait
: «Vous ne tenez pas compte, vous, de l'aliénation
vécue par le détenu», et il continuait en nous
disant : «Vous ne vous êtes même pas adressés
à nous pour savoir ce qui se passait dans les prisons.»
C'est en rejetant avec la dernière sévérité
ces «porte-parole compétents» qu'il faut mener
la lutte, mais ce n'est pas en écartant tout agent du système.
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