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À propos de l'enfermement Pénitentiaire
Michel Foucault
Dits Ecrits tome II texte n°127

«A propos de l'enfermement pénitentiaire» (entretien avec A. Krywin et F. Ringelheim), Pro Justitia. Revue politique de droit, t. I, nos 3-4 : La Prison, octobre 1973, pp. 5-14.

Dits Ecrits tome II texte n°127


- Lorsqu'ils envisagent l'origine de la prison, les criminalistes classiques présentent le système Pénitentiaire comme un progrès de l'humanisme par rapport aux peines du Moyen Âge (peine de mort, tortures, supplices). C'est un point de vue moral. Vous étudiez le phénomène de l'emprisonnement des délinquants dans le cadre d'une analyse historique et politique, ce qui est beaucoup plus intéressant. Vous avez dit, d'une part, que la prison est un facteur de prolétarisation et, d'autre part, qu'elle dresse une barrière idéologique entre les prolétaires et ce que vous appelez la plèbe non prolétarisée.

- Vous faites référence à des choses que je n'ai pas tout à fait écrites ; dites seulement au cours d'entretiens. Je ne suis pas sûr que je les maintiendrais telles quelles. Il m'a semblé, d'après des lectures que j'ai faites, qu'à la fin du XVIIIe siècle il s'est passé une sorte de conflit entre les illégalismes. Je veux dire ceci : dans tout régime, les différents groupes sociaux, les différentes classes, les différentes castes ont chacun leur illégalisme. Dans l'Ancien Régime, ces illégalismes étaient parvenus à un état de relatif ajustement. En tout cas, le fonctionnement social était assuré à travers ces illégalismes. L'illégalisme faisait partie de l'exercice même du pouvoir. L'arbitraire royal se répercutait, en quelque sorte, dans l'arbitraire de toutes les pratiques de gouvernement. Il y avait aussi un illégalisme de la bourgeoisie. C'est-à-dire que la bourgeoisie, pour arriver à faire passer ce qui était de son intérêt économique, était sans cesse obligée de bousculer les règles qui étaient, par exemple, le système douanier, les règles des corporations, celles des pratiques commerciales, les règles (morales ou religieuses) de l'éthique économique. Et puis vous aviez un illégalisme que l'on pourrait dire populaire, qui était celui des paysans s'efforçant d'échapper à l'impôt, celui des ouvriers essayant de secouer comme ils pouvaient les règles des corporations ou des jurandes. Tous ces illégalismes, évidemment, jouaient les uns contre les autres, étaient en conflit les uns avec les autres. Par exemple : il était très important pour la bourgeoisie que, dans les couches populaires, il y eût une lutte permanente contre l'impôt, parce que la bourgeoisie elle aussi cherchait à échapper à l'impôt. Le personnage du contrebandier, issu de milieux populaires, était un personnage toléré par un certain illégalisme bourgeois. La bourgeoisie avait, en un sens, besoin de l'illégalisme populaire. Il s' établissait donc une espèce de modus vivendi. Et je crois que ce qui s'est passé, c'est que lorsque la bourgeoisie a pris le pouvoir politique et lorsqu'elle a pu adapter les structures d'exercice du pouvoir à ses intérêts économiques, l'illégalisme populaire qu'elle avait toléré et qui, en quelque sorte, avait trouvé dans l'Ancien Régime une espèce d'espace d'existence possible est devenu pour elle intolérable ; et il a fallu absolument le museler. Et je crois que le système pénal, et surtout le système général de surveillance qui a été mis au point à la fin du XVIIIe siècle, au début du XIXe, dans tous les pays d'Europe, c'est la sanction de ce fait nouveau : que le vieil illégalisme populaire qui était, dans certaines de ses formes, toléré sous l'Ancien Régime est devenu littéralement impossible : il a fallu effectivement mettre en surveillance généralisée toutes les couches populaires.

- La forme d'illégalisme que la bourgeoisie a cessé de tolérer était donc celle-là même qu'elle pratiquait aussi. Mais il y avait tout de même des infractions propres aux milieux populaires que la bourgeoisie ne pratiquait pas, je songe, par exemple, aux vols, rapines, brigandages, etc.

- Sous l'Ancien Régime, la fortune était essentiellement terrienne et monétaire. De sorte que la bourgeoisie, en tant que propriétaire terrienne, avait à défendre sa propriété, d'une part, contre l'impôt royal, contre les droits féodaux, éventuellement aussi, d'autre part, au niveau des récoltes, contre les rapines paysannes. Elle devait aussi défendre ses biens mobiliers contre les voleurs, contre les brigands de grands chemins. Mais lorsque la fortune bourgeoise s'est trouvée investie à une très large échelle dans une économie de type industriel, c'est-à-dire investie dans des ateliers, dans des outils, dans des machines, dans des machines-outils, dans des matières premières, dans des stocks, et que tout cela a été mis entre les mains de la classe ouvrière, la bourgeoisie a littéralement mis sa fortune entre les mains de la couche populaire. Celle-ci avait, d'une part, par tradition, un vieil illégalisme, et, d'autre part, elle avait montré, au moment de la Révolution française, que toute une nouvelle forme d'illégalisme politique, de lutte politique contre le système existant était devenue maintenant pour elle, sinon une habitude, du moins une possibilité. Le danger à ce moment-là couru par les nouvelles formes de la fortune bourgeoise a rendu la bourgeoisie beaucoup plus intolérante encore à toutes ces formes d'illégalisme que, bien sûr, elle pourchassait déjà auparavant, mais avec relativement de laxisme. La chasse aux voleurs, la chasse à toutes ces petites déprédations dont beaucoup de gens vivaient encore sous l'Ancien Régime est devenue systématique à partir de cette époque.

- C'est donc à ce moment que vous situez la naissance de l'enfermement des délinquants, des criminels, tel que nous le connaissons ?

- Tout ce que je vais vous dire, ce sont des hypothèses de travail que je suis en train de mettre à l'épreuve actuellement. Il me semble que ce qui est fondamental, ce n'est pas tellement le changement dans la conscience de ce qu'est la faute ou le crime, ce n'est pas cela qui importe. Bien sûr, la théorie du crime, la théorie du délinquant ont changé. On voit apparaître dans la seconde moitié du XVIIIe siècle l'idée que le délinquant, c'est l'ennemi de la société tout entière. Mais ce n'est pas ça qui suffit à expliquer les changements profonds dans la pratique réelle de la pénalité. Ce qui me paraît plus fondamental encore, c'est la mise en surveillance de la population plébéienne, populaire, ouvrière, paysanne. La mise en surveillance générale, continue, par les nouvelles formes de pouvoir politique. Le vrai problème, c'est la police. Je dirai, si vous voulez, que ce qui a été inventé à la fin du XVIIIe siècle, au début du XIXe, c'est le panoptisme.

Le rêve de Bentham, le Panopticon, où un seul individu pourrait surveiller tout le monde, c'est, au fond, je crois, le rêve, ou plutôt, l'un des rêves de la bourgeoisie (parce qu'elle a beaucoup rêvé). Ce rêve, elle l'a réalisé. Elle ne l'a peut-être pas réalisé sous la forme architecturale que Bentham proposait, mais il faut se rappeler que Bentham disait, à propos du Panopticon : c'est une forme d'architecture, bien sûr, mais c'est surtout une forme de gouvernement ; c'est une manière pour l'esprit d'exercer le pouvoir sur l'esprit. Il voyait dans le Panopticon une définition des formes d'exercice du pouvoir. Rapprochez le texte de Bentham, qui est de 1787, de la présentation du Code pénal par Treilhard, en 1810, en France : Treilhard présente le pouvoir politique comme une espèce de Panopticon réalisé dans les institutions. Il dit : l'oeil de l'Empereur va pouvoir se porter jusque dans les recoins les plus obscurs de l'État. Car l'oeil de l'Empereur surveillera les procureurs généraux qui surveilleront les procureurs impériaux, et les procureurs impériaux qui surveilleront tout le monde. Ainsi, il n'y aura plus aucune zone d'obscurité dans l'État. Tout le monde sera surveillé. Le rêve architectural de Bentham était devenu une réalité juridique et institutionnelle dans l'État napoléonien, qui a d'ailleurs servi de modèle à tous les États du XIXe. Je dirai que le vrai changement, ça a été l'invention du panoptisme. Nous vivons dans une société panoptique. Vous avez des structures de surveillance absolument généralisées, dont le système pénal, le système judiciaire sont une pièce et dont la prison est à son tour une pièce, dont la psychologie, la psychiatrie, la criminologie, la sociologie, la psychologie sociale sont les effets. C'est là, dans ce panoptisme général de la société, qu'il faut replacer la naissance de la prison.

- Actuellement quand vous parlez de barrière idéologique établie entre le prolétariat et la plèbe non prolétarisée, qu'entendez-vous exactement ? Car la population Pénitentiaire est tout de même constituée, à 60 ou 70 %, par des ouvriers, des apprentis, donc des prolétaires. Quel sens donnez-vous à cette notion de plèbe non prolétarisée ?

- Ce que je viens de vous dire, c'est pour rectifier un peu ce que j'avais dit dans l'entretien avec Victor paru dans Les Temps modernes, où je parlais notamment de la plèbe séditieuse. En fait, je ne crois pas que ce soit tellement le problème de la plèbe séditieuse qui est essentiel, c'est le fait que la fortune bourgeoise s'est trouvée, par les nécessités même du développement économique, investie de telle manière qu'elle était entre les mains de ceux-là mêmes qui étaient chargés de produire. Tout travailleur était un prédateur possible. Et toute création de plus-value était en même temps l'occasion, ou en tout cas la possibilité, d'une soustraction éventuelle. Alors, ce qui me frappe dans le système pénal et particulièrement dans le système des prisons (et c'est peut-être là que la prison apparaît dans son rôle spécifique), c'est que tout individu qui est passé dans le système pénal reste marqué jusqu'à la fin de ses jours, est placé dans une situation telle, à l'intérieur de la société, qu'il n'est plus renvoyé là d'où il venait, c'est-à-dire qu'il n'est plus renvoyé au prolétariat. Mais il constitue, dans les marges du prolétariat, une sorte de population marginale dont le rôle est très curieux. Premièrement, il doit, en effet, servir d'exemple : si tu ne vas pas à l'usine, voilà ce qui va t'arriver. Il faut donc qu'il soit exclu même par rapport au prolétariat, pour pouvoir jouer ce rôle d'exemple négatif. Deuxièmement, il faut que ce soit une force de pression éventuelle sur le prolétariat. Et c'est en effet chez ces gens-là qu'on recrute la police, les indicateurs, les jaunes, les briseurs de grève, etc. Troisièmement, enfin, ces mêmes délinquants dont on disait que, vraiment, il n'était pas possible de les retransformer en ouvriers sur place même et que ç'aurait été insulter la classe ouvrière que de les remettre dans le circuit du prolétariat, ces mêmes gens, on les a expédiés dans les colonies. On a peuplé ainsi, les Anglais, l'Australie, les Français, l'Algérie. On a fait de cette population marginalisée en Europe des petits Blancs, prolétaires par rapport au grand capitalisme colonial, et en même temps par rapport aux autochtones, cadres policiers, indicateurs, flics et soldats, pourvus d'ailleurs d'une idéologie raciste.

- II est curieux de constater, dans la majorité des cas, que les ouvriers qui ont subi une peine de prison n'ont plus du tout envie de se remettre à travailler, lorsqu'ils en sont sortis. L'administration pénitentiaire feint toujours de croire à la valeur éducative du travail dans les prisons alors que tout est fait, semble-t-il, pour dégoûter à jamais les détenus du travail.

- Je ne sais pas comment ça se passe en Belgique, mais remarquez qu'en France les métiers qu'on leur apprend sont des métiers qui sont inutilisables en milieu ouvrier. On leur fait faire de l'artisanat, on leur fait fabriquer des pantoufles, des filets, des machins comme ça. Il n'y a guère qu'à Melun, en France, où il y a une imprimerie, un atelier de métallurgie et où on leur apprend des choses qui sont utilisables. On en fait plus volontiers des comptables, on en fait plus volontiers des infirmiers que des ouvriers...

Je crois qu'en fait on ne cherche pas à les remettre dans la classe ouvrière. Ils sont trop précieux dans leur position marginale. Et ils restent d'ailleurs dépendants de la police s'ils veulent trouver un métier.

- II y a une idée qui me parait actuellement tres importante : le rapport que vous-même, et d'autres comme Deleuze, par exemple, établissez entre diverses formes d'enfermement, une analogie entre l'école, la caserne, l'usine, la prison.

Et, en effet, il y a des analogies dans ces institutions. Mais s'agit-il de ressemblances fortuites ou extérieures, ou bien au contraire d'une analogie de nature ? Ce sont certes des lieux où des personnes sont enfermées pendant un certain temps, mais les causes et les finalités sont évidemment différentes...

- Alors, là, je vous dirai que je tique un peu sur le mot «nature». Il faut voir les choses de la façon la plus extérieure. On pourrait, par exemple, vous présenter le règlement d'une institution quelconque au XIXe siècle et vous demander ce que c'est. Est-ce un règlement d'une prison en 1840, d'un collège à la même époque, d'une usine, d'un orphelinat ou d'un asile ? Il est difficile de le deviner. Donc, si vous voulez, le fonctionnement est le même (et l'architecture aussi en partie). Identité de quoi ? Je crois que c'est, au fond, la structure du pouvoir propre à ces institutions qui est exactement la même. Et vraiment, on ne peut pas dire qu'il y a analogie, il y a identité. C'est le même type de pouvoir, c'est le même pouvoir qui s'exerce. Et il est clair que ce pouvoir, qui obéit à la même stratégie, ne poursuit pas, finalement, le même but. Il ne sert pas les mêmes finalités économiques, quand il s'agit de fabriquer des écoliers, quand il s'agit de «faire» un délinquant, c'est-à-dire de constituer ce personnage définitivement inassimilable qu'est le type sortant de prison. Quand vous parlez d'analogie de nature entre ces institutions, je n'y souscrirai pas tout à fait. Je dirai identité morphologique du système de pouvoir. Il est intéressant de voir que c'est bien un peu dans le même mouvement que les malades dans les hôpitaux psychiatriques, les écoliers dans leurs lycées, les prisonniers dans leurs maisons de détention mènent actuellement la révolte. Ils mènent, en un sens, la même révolte, puisque c'est bien contre le même type de pouvoir, disons contre le même pouvoir, qu'ils se révoltent. Et là, le problème devient politiquement très intéressant et en même temps très difficile. Comment va-t-on, à partir de bases économiques et sociales si différentes, mener une lutte contre un seul et même type de pouvoir ? C'est là une question essentielle.

- C'est donc bien le pouvoir lui-même qui est attaqué lorsqu'on tente d'unifier idéologiquement les révoltes qui naissent dans les diverses institutions d'enfermement au sens large. Il reste que les gens, disons l'opinion populaire, ne sont pas prêts à saisir et à admettre la comparaison entre l'enfermement scolaire et l'enfermement Pénitentiaire, par exemple. Le rapprochement apparaît un peu, sinon démagogique, du moins forcé, exagéré...

- Je crois que les choses apparaissent avec plus de clarté si on reprend les choses historiquement. Vers 1840, la bourgeoisie a effectivement cherché à enfermer le prolétariat, exactement sur le modèle de la prison. Il y a eu en France, en Suisse, en Angleterre, les «usines-couvents», qui étaient de véritables prisons. En France, 40000 jeunes filles travaillaient dans ces «ateliers», elles ne pouvaient pas sortir, sauf autorisation, elles étaient soumises au silence, à la surveillance, aux punitions. On sent que c'est cela que la bourgeoisie a cherché : les moyens d'embrigader, d'encaserner, d'enfermer le prolétariat.

Mais il s'est très vite avéré que c'était économiquement non-viable et politiquement très dangereux. Économiquement pas viable, parce que ces maisons rigides ne correspondaient absolument pas à la mobilité nécessaire, et la plupart ont vite disparu parce qu'en réalité elles n'ont pas su s'adapter à une crise, à un changement de production, etc.

Deuxièmement, le danger politique était immédiat, ces conglomérats de gens enfermés là-dedans, c'était l'ébullition.

Mais, la fonction de l'enfermement, la bourgeoisie ne l'a pas abandonnée. Elle est arrivée à obtenir les mêmes effets d'enfermement par d'autres moyens. L'endettement de l'ouvrier, le fait par exemple qu'il est obligé de payer son loyer un mois à l'avance, alors qu'il touche son salaire à la fin du mois, la vente à tempérament, le système des caisses d'épargne, les caisses de retraite et d'assistance, les cités ouvrières, tout cela a été différents moyens pour contrôler la classe ouvrière d'une manière beaucoup plus souple, beaucoup plus intelligente, beaucoup plus fine, et pour la séquestrer.

- Au XIXe siècle, la prison n'a-t-elle pas servi en quelque sorte de lieu de recrutement systématique de main-d'oeuvre pour certaines entreprises. C'est-à-dire que l'on cherchait délibérément à envoyer en prison toutes sortes de marginaux, afin de fournir de la main-d'oeuvre gratuite à certaines industries (notamment les filatures),

- Cela nous fait remonter assez loin. J'ai l'impression que c'est plutôt à la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle que l'on a cherché à faire travailler les prisonniers.

C'était l'époque mercantiliste, c'était à qui produira le plus, qui vendra le plus, accumulera par conséquent le plus de numéraire. Et de toute façon, à cette époque-là, l'enfermement n'était pas un enfermement pénal. C'était une sorte d'enfermement socio-économique de gens qui ne tombaient pas directement sous le coup de la loi pénale, qui n'étaient pas des infracteurs, mais qui étaient simplement des vagabonds, des mobiles, des agités, etc. Au début du XIXe siècle, quand la prison devient vraiment un lieu d'exécution des peines, la situation se modifie dans le sens que j'indiquais il y a quelques instants, c'est-à-dire que l'on donne aux détenus des travaux stériles, inutilisables dans le circuit économique, à l'extérieur, et on les maintient en marge de la classe ouvrière.

- À propos des révoltes des prisons en France. On sait que la prison a pour fonction d'isoler et de stériliser les individus. Pour qu'une révolte soit possible, il faut une action collective. Comment en France, et pas en Belgique, par exemple, une prise de conscience politique a-t-elle pu se réaliser ? La situation matérielle des détenus est sans doute plus mauvaise en France qu'en Belgique, mais c'est une question de degré. Donc, les mauvais traitements ne suffisent pas à expliquer le phénomène.

- Je ne peux pas, bien sûr, vous parler de la Belgique. En France, il faut tenir compte d'un certain nombre de faits. Premièrement, la révolte de prison, les mouvements collectifs ou semi-collectifs dans les prisons sont tout de même une vieille tradition. C'est une tradition qui remonte au XIXe siècle et est souvent liée, d'ailleurs, aux mouvements politiques, par exemple les révoltes de prison en juillet 1830. Mais il est vrai qu'au XXe siècle les révoltes de prison se sont plutôt déroulées en vase clos et sans communication avec l'extérieur. De sorte qu'elles n'étaient pas politiques. C'étaient des mouvements de grève de la faim pour obtenir une amélioration de la nourriture, des conditions de travail, des questions administratives... Or, en France, plus qu'en Belgique tout de même, on a eu, au cours des trente, trente-cinq dernières années, toute une série de fluctuations politiques qui ont fait qu'un grand nombre de politiques sont passés dans les prisons. Dans certains cas, ils se sont juxtaposés aux droits-communs. Dans d'autres, il y a eu une espèce de rivalité, de mécontentement des droits-communs contre les politiques.

Ils voyaient par exemple d'un assez mauvais oeil la manière dont les gens de l'O.A.S. * étaient traités dans les prisons. Dans un certain nombre d'autres cas encore, il y a eu exemplarité. C'est ainsi que, au moment de la guerre d'Algérie, les Arabes enfermés à la Santé étaient séparés des détenus de droit commun, ils avaient un quartier à part. Et, dans ce quartier à part, par une série de grèves et de mouvements violents, ils ont obtenu un certain nombre d'avantages qui étaient considérables et qui leur ont permis de mener une véritable existence politique à l'intérieur de la Santé. Il paraît même qu'ils ont obtenu des armes, et que l'Administration le savait, mais on préférait qu'ils ne soient pas tués en cas de «coup politique».

* O.A.S. : Organisation armée secrète. Mouvement terroriste clandestin favorable à l’Algérie française.

Et enfin, vous avez un quatrième type de rapports, ça a été celui avec les gauchistes. Bien sûr, les gauchistes n'ont pas été, au total, très nombreux, mais l'effet de leur action a sans doute été grand. La secousse de 68 avait été ressentie dans les prisons. (Elle avait été ressentie d'ailleurs de façon curieuse : dans certaines prisons, les détenus avaient très peur de 68. On leur avait dit, et ils étaient assez prêts à le croire, que les gauchistes, s'ils triomphaient, allaient se jeter sur les prisons et les égorger. On retrouve là le vieil antagonisme, ou plutôt l'antagonisme, constitué depuis le XIXe siècle par la bourgeoisie entre le délinquant et le militant révolutionnaire.) Un certain nombre de droits-communs avaient connu Mai 68 comme jeunes ouvriers, étudiants, etc. Puis ils ont vu arriver des gauchistes, essentiellement des maos, qui ont eu avec eux une attitude très différente des détenus de l'O.A.S., par exemple. Ils ont pris un certain nombre de contacts individuels. Tout ça a travaillé à l'intérieur des prisons. Le contre-exemple de l'O.A.S., l'exemple des Arabes, les relations politiques avec les maos, tout cela a été un ferment.

Autre chose a joué aussi : à partir de janvier 1971, les détenus ont su qu'il existait en France un mouvement de lutte contre le système pénitentiaire, contre le système pénal en général, et qu'il ne s'agissait pas dans ce mouvement d'une simple philanthropie à l'égard des prisonniers et de leur sort malheureux. Il s'agissait d'une contestation politique du système des prisons. De telle sorte qu'il a pu se passer, dans l'automne 1971 et l'hiver 1971-1972, un double phénomène très important. Premièrement, reprise des grands mouvements collectifs sur le modèle, par exemple, de ce que les Arabes avaient pu faire, puis, et cela est absolument nouveau, appel à l'opinion publique. Et c'est ainsi que, à Toul, qui a été la première grande révolte, les détenus, dès le début, sont montés sur les toits ; ils se sont adressés à l'opinion, aux journalistes qui étaient là et leur ont dit : voici ce que nous voulons. Car ils savaient que, en disant cela, ils n'allaient pas trouver des journalistes ricanant ou une opinion publique hostile.

- Et les revendications restaient strictement d'ordre matériel. Ils ne remettaient pas en question l'institution Pénitentiaire elle-même ?

- Il faut faire attention. Souvent on nous dit, c'est du réformisme. Mais, en fait, le réformisme se définit par la manière dont on obtient ce que l'on veut, ou dont on cherche à l'obtenir. À partir du moment où on impose par la force, par la lutte, par la lutte collective, par l'affrontement politique, ce n'est pas une réforme, c'est une victoire.

- Il y a une évolution de la criminologie moderne qui parait extrêmement ambiguë, et dangereuse. On parle de moins en moins de délinquants et de plus en plus de handicapés sociaux, de moins en moins de punition et de plus en plus de traitement. Et il se produit ainsi une sorte d'assimilation entre le délinquant et le malade mental. Et, avec les théories de sectorisation, de la psychiatrie de secteur, de la psychiatrie Pénitentiaire, on tend à englober les délinquants dans une catégorie infiniment plus large que l'on appelle des «déviants» et à renforcer sur une très grande échelle ce système de surveillance généralisée et d'encadrement dont nous parlions tout à l'heure.

- Oui, c'est toujours ce même phénomène de la surveillance généralisée qui s'étend. Et avec maintenant un très curieux phénomène qui est la dé-spécification des secteurs de surveillance et des instances de surveillance. Car, autrefois, vous aviez une surveillance médicale, une surveillance scolaire, une surveillance pénale ; c'étaient trois surveillances absolument différentes. Or vous voyez que maintenant vous avez une espèce de surveillance à coefficient médical assez fort, mais qui reprend, en fait, à son compte et sous le prétexte de pathologie, les fonctions de surveillance du maître d'école, bien sûr, du gardien de prison, jusqu'à un certain point du chef d'atelier, du psychiatre, du philanthrope, de la dame d'oeuvres, etc.

C'est un phénomène très intéressant, c'est l'histoire de tous les contrôles sociaux qui ont produit cette catégorie de gens qu'on appelle des travailleurs sociaux ; ce sont très souvent, individuellement, des gens très bien et qui, à l'intérieur de leur travail, comprennent ce qu'ils font et se trouvent dans une situation de déchirement très grand ; beaucoup de ces gens-là, en France, font un travail politique extrêmement important.

- Mais ils contribuent à consolider le système ?

-C'est très difficile à dire. Je ne crois pas qu'on puisse les prendre dans une fourchette trop simple en disant : vous consolidez le système dans la mesure même où vous le contestez, en y testant. Nous rencontrons sans arrêt des gens qui sont éducateurs de prison, psychologues dans des institutions surveillées, assistantes sociales, etc., qui font du bon travail politique et qui, en même temps, en effet, savent très bien que, chaque fois qu'ils font quelque chose, ils reconduisent tout ce secteur-là du travail social, mais ce n'est pas aussi simple que cela. Dans la mesure où le secret est l'une des formes importantes du pouvoir politique, la révélation de ce qui se passe, la «dénonciation» venant de l'intérieur est une chose politiquement importante. On l'a vu dans d'autres secteurs, d'ailleurs. Beaucoup de renseignements que nous avons donnés venaient des détenus eux-mêmes (les enquêtes que nous avons publiées étaient au départ faites entièrement par les détenus), mais beaucoup d'informations ponctuelles que nous avons données dans les journaux, nous les avons eues par ces gens, les «travailleurs sociaux». Eh bien, rien que ça, vous savez, a eu de l'importance. L'inquiétude de l'administration pénitentiaire est, pour une bonne part, venue de là. Si les craquements venaient non seulement des «surveillés» mais des «surveillants», comment surveiller les surveillants ? Bentham disait que c'était un problème politique capital. Et, si les médecins de prison n'étaient pas aussi lâches qu'ils le sont (et je ne retire rien de cette phrase), ils auraient pu, uniquement par leurs révélations, en disant ce qu'ils voyaient, ébranler le système d'une façon considérable. Leur lâcheté a été, je crois, immense. Pour tout un tas de raisons. La principale, c'est que le personnage du médecin est maintenant profondément intégré à la société, où il joue non seulement le double rôle du commerçant et du savant, mais de l'expert, presque du magistrat. Ils se considèrent en tout cas comme des magistrats de la prison. Je me souviens de l'un d'entre eux qui, l'autre jour, nous faisait des reproches violents ; c'était un psychiatre de la Santé. Il nous disait : «Vous ne tenez pas compte, vous, de l'aliénation vécue par le détenu», et il continuait en nous disant : «Vous ne vous êtes même pas adressés à nous pour savoir ce qui se passait dans les prisons.» C'est en rejetant avec la dernière sévérité ces «porte-parole compétents» qu'il faut mener la lutte, mais ce n'est pas en écartant tout agent du système.