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«Convoqués à la P.J.» (texte signé
par M. Foucault, A. Landau et J.-Y. Petit), Le Nouvel Observateur,
no 468, 29 octobre- 4 novembre 1973, p. 53.
Dits Ecrits tome II texte n° 128
M. Foucault participa à de nombreux travaux du Groupe d'information
sur la santé, créé par des médecins
sur le modèle du G.I.P. La lutte en faveur de la dépénalisation
de l'avortement initiée par le Mouvement de libération
des femmes divisait profondément le monde médical
Le Il octobre 1972, Marie-Claire, 17 ans, comparaissait devant le
tribunal pour enfants de Bobigny pour avoir avorté, délit
puni par l'article 317 du Code pénal. L'inculpée étant
mineure, la procédure imposait l'anonymat et le huis clos.
En fait, le débat devint public et le procès fût
celui de la loi punissant l'avortement. Quatre cents femmes, la
comédienne Delphine Seyrig en tête, affirmèrent
nominativement dans un manifeste avoir avorté. Des médecins
les imitèrent, affirmant pratiquer des avortements. Le G.I.S.
publia un manuel pratique de la démédicalisation de
l'avortement par la méthode d'aspiration, dite «méthode
Karman». Le gouvernement prépara un projet d'élargissement
des indications d'avortement thérapeutique, tandis que l'association
Choisir, animée par l'avocate de la défense du procès
de Bobigny, Gisèle Halimi, et Simone de Beauvoir, rédigeait
un autre projet de loi légalisant l'avortement, sa gratuité,
reconnaissant le droit de choisir à la femme concernée.
L'avortement fut légalisé en 1975, sous contrôle
médical, avec une clause de conscience pour les médecins.
Régulièrement, le Groupe d'information sur la santé
tient ses réunions : médecine du travail, santé
des immigrés, avortement, pouvoir médical. Régulièrement
aussi, un mouchard traîne du côté de l'entrée,
voit qui vient. Le G.I.S., au début de cette année,
ayant publié une brochure collective, Oui, nous avortons,
le juge Roussel vient de faire convoquer à la P.J. trois
«auteurs présumés». «Indice grave»
contre eux, a dit le policier : «on» les a vus à
des réunions du G.I.S.
Laissons l'indic, odieux et dérisoire. Et, pour que le juge
Roussel n'ait plus à recourir à de si bas offices,
nous trois, Alain Landau, Jean-Yves Petit et Michel Foucault, «auteurs
présumés» parce que «vus», nous
affirmons : nous faisons partie du G.I.S., nous avons écrit
et diffusé cette brochure, et nous avons participé
et apporté notre soutien au Mouvement pour la liberté
de l'avortement. Inculpez-nous.
Mais il y a des questions à poser. Après le procès
de Marie-Claire à Bobigny, après le manifeste des
médecins paru en février 1973, après le mouvement
de Grenoble en faveur du Dr Annie Ferray-Martin, après les
sept médecins de Saint-Étienne et leurs quatre cents
avortements, pourquoi cette menace contre les auteurs d'une brochure
? Pourquoi, et pourquoi aujourd'hui ?
Tous les ans, des centaines de milliers de femmes pourraient reprendre
à leur compte l'affirmation : «Oui, nous avortons.»
Mais, jusqu'à présent, cela se fait -et souvent dans
les pires conditions -, mais cela ne se dit pas. La brochure vise
à ce que cela puisse se dire, et que, sorties d'une clandestinité
honteuse dans laquelle on cherchait à les maintenir, les
femmes puissent enfin disposer d'une information libérée
sur l'avortement et la contraception. Qu'elles ne soient plus à
la merci de médecins intéressés et hypocrites
ni livrées à elles-mêmes, contraintes de recourir
à des manoeuvres dangereuses pour leur vie. Or c'est bien
cette information dont le gouvernement veut priver les femmes, et
c'est le sens de l'instruction en cours. Car, si les femmes apprennent
qu'il est possible d'avorter de façon simple et sans risque
(par la méthode dite d'aspiration, pratiquée dans
les meilleures conditions d'asepsie) - et cela gratuitement ; si
elles apprennent qu'il n'est pas besoin de faire sept ans d'études
pour pratiquer cette méthode, elles risquent de déserter
les circuits commerciaux de l'avortement et de dénoncer la
collusion des médecins, de la police et de la justice, qui
leur fait payer cher, dans tous les sens du terme, la liberté
qu'elles prennent en refusant une grossesse.
Il ne faut pas oublier que la loi Neuwirth autorisait, en 1967,
les méthodes contraceptives efficaces. Mais il a fallu attendre
1972 pour qu'apparaisse un enseignement dans ce domaine à
la faculté de médecine. Et cet enseignement est limité
aux seuls gynécologues : un généraliste n'entend
pas parler de la pilule à la faculté. Ignorance, donc,
des médecins qui deviennent facilement les victimes et les
agents d'une propagande mensongère. Combien de femmes veulent
avorter, parce qu'un médecin leur a interdit l'usage de la
pilule pour des raisons pseudo-scientifiques ? Ce sont eux, ces
propagandistes malhonnêtes, ces médecins imbus de leur
«savoir», qui incitent à l'avortement.
Une loi est en préparation, qui est censée libéraliser
l'avortement. Or il suffit de l'examiner.
Quand pourra-t-on avorter ? En cas de viol, d'inceste, d'anomalie
certaine chez l'embryon, et quand la naissance risquerait de provoquer
des «troubles psychiques» chez la mère. Donc,
dans un nombre de cas strictement limités.
Qui prendra la décision de l'avortement ? Deux médecins.
Donc, renforcement d'un pouvoir médical, déjà
grand, trop grand. Mais qui devient intolérable lorsqu'il
se double d'un pouvoir «psychologique» dont on connaît
déjà les incompétences et les abus lorsqu'il
s'applique aux internements, aux expertises médico-légales,
à l’«enfance en danger», aux jeunes «prédélinquants».
Où pourra-t-on avorter ? En milieu hospitalier, c'est-à-dire
dans les hôpitaux et sans doute dans les cliniques privées.
Il y aura alors deux circuits d'avortement : l'un, hospitalier et
restrictif pour les pauvres, l'autre, privé, libéral -
et coûteux. Ainsi ne seront pas perdus les profits séculaires
du vieil avortement.
Or, sur ces trois points, le GIS. est en désaccord : il
tient au droit à l'avortement ; il ne veut pas que les médecins
soient les seuls à en détenir la décision ;
il ne veut pas d'un avortement au double bénéfice
de ceux qui ont le pouvoir d'en tirer profit.
Pourquoi cherche-t-on à inculper plusieurs membres du G.I.S.
et, d'une façon bien significative, un non-médecin
parmi eux ? C'est qu'on veut opposer, sans doute avant le vote de
la loi et pour se concilier les bien-pensants, d'un côté
les «bons médecins», auxquels on donnera tout
pouvoir et tout bénéfice, et, de l'autre, ceux qui,
de l'avortement, de la contraception, du libre usage de son corps,
veulent faire des droits.
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