"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Premières discussions, premiers balbutiements : la ville est-elle une force productive ou d'antiproduction ?
entretien de Michel Foucault avec F. Fourquet et F. Guattari
Dits Ecrits tome II texte n°129

«Premières discussions, premiers balbutiements : la ville est-elle une force productive ou d'anriproduction ?» (entretien de Michel Foucault avec F. Fourquet et F. Guattari, réalisé en mai 1972), Recherches, no 13 : Généalogie du capital, t. 1 : Les Équipements du pouvoir, décembre 1973, pp. 27-31.

Dits Ecrits tome II texte n°129


F. Guattari : Si la ville est un moment de densité des équipements, on peut dire qu'elle est le corps sans organes des équipements. Les équipements s'accrochent sur la pseudo-totalisation, insaisissable, de ce corps sans organes qui n'est celui du désir que dans les rêves, rêves de villes du cinéma expressionniste allemand ou de la Jérusalem céleste. Le corps sans organes-ville est plus généralement comme le capital, ville-cité militaire, ville du capital commercial, etc. Mais de ce qu'il est, à la limite, corps sans organes du désir, il reste que toutes les reterritorialisations du pouvoir politique se font sur la ville.

La ville est la structure totalisant les équipements, eux-mêmes machines du socius. La ville est le seuil de densité des machines du socius. Peu importe alors que les définitions de l'équipement collectif le lient à la ville ou à l'État, peu importe même que l’équipement paraisse extérieur à la ville (la flotte d'Athènes, par exemple) ; on peut imaginer des villes nomades, comme chez les Touareg. Ils portent une ville en puissance parce qu'ils portent un pouvoir politique qui peut recentrer les machines du socius.

La ville serait partout si n'était défini le seuil de son surgissement : l'Urstaat et la machine d'écriture marquent ce seuil, seuil de la ville et de la totalisation des équipements collectifs. C'est le signifiant despotique. En deçà, il y a des structures de pouvoir politique, des territorialités villageoises, mais pas d'équipements collectifs. C'est à partir du moment où s'opère le décollage d'un signifiant que la territorialité de la ville devient déterritorialisation de flux ; la ville est le lieu où sont détertitorialisées les communautés primitives, elle est l'objet détaché des communautés primitives, et le flux permettant ce passage, le surcodage, à travers les impôts, les hommes..., c'est un flux d'écriture despotique. Il y a donc différentes définitions possibles de la ville, selon la conjonction des flux déterritorialisés, qu'ils soient d'écriture, de monnaie, de capital ou autres. Et de plus en plus s'identifient la ville et le corps sans organes du capital : de la capitale au capital. Du même coup, les équipements comme machines sont retetritorialisés. Des flux déterritorialisés constituent la ville, flux matériels supports de flux déterritorialisés, et la ville reterritorialise les flux les plus détetritorialisés à une époque donnée : la législation de Venise au Moyen Âge empêche le capital de naître.

L'inconscient social, ce sont les équipements collectifs en tant que tels. Il n'y en a pas d'autre. Ils travaillent toutes les structures de la représentation. L'équipement collectif n'est saisi que dans l'univers de la représentation ; le concept d'équipement collectif renvoie précisément à la représentation parce que totalisant. Mais le premier équipement collectif, c'est bien la langue, qui permet un encodage des éléments disjoints. Une ville sans écriture, est-ce que ça existe ? Le flux d'écriture permet le dégagement d'une surface d'inscription, d'un corps sans organes, d’un objet détaché d'un flux plus déterritorialisé que les autres, qui puisse les connecter tous, ces flux de pierres, de corvées, etc., un redistributeur qui ne fonctionnera comme machine autonomisée du seigneur qu'en assurant l'encodage des flux détertitorialisés. La ville c'est le corps sans organes de la machine d'écriture.

F. Fourquet : La première forme d'écriture est la comptabilité, la quantification de quelque chose qui n'a aucune raison de l'être : des flux. Mais pas tous les flux : seulement ceux que le despote prélève et détache pour les stocker. De la même façon, le capital n'est pas autre chose que du surproduit cristallisé. La ville réunit tous ces flux, les rassemble, les coupe et les recoupe dans tous les sens et quelle que soit leur nature : flux d'objets matériels, flux informatifs, etc. C'est la fonction des équipements collectifs : enregistrer, figer, stocker les flux. Il n'y a pas d'autre machine sociale ; à la différence de l'usage actuel du terme «équipements collectifs», qui, dans le discours des aménageurs, s'oppose à «activités» (usines, bureaux, commerces, etc.), qui, pourtant, sont les équipements collectifs réels par excellence !

F. Guattari : Équipements de production et équipements collectifs ne s'opposent que dans le cadre d'un ensemble qui les englobe. Ensuite, on peut relativement ventiler entre équipements d'antiproduction et équipements de production. Mais, dans le capitalisme, la différence est presque impossible à faire. Au contraire, dans le despotisme oriental, tous les équipements sont d'antiproduction, la production étant pour l'essentiel sur les territorialités primitives. Ils ne deviennent équipements collectifs que pour autant qu'ils fonctionnent pour le despote. L'essence de la ville despotique est son activité d'antiproduction, d'encodage, de surcodage despotique qui règle les flux productifs. Elle est la surface d'inscription de tous les systèmes de codage des flux déterritorialisés par rapport aux systèmes productifs territorialisés antérieurs. Il n'y a donc pas un travail spécifique de production de la ville, mais une spécification politique de la ville, qui aussitôt éclate en segments productifs que sont les équipements collectifs ; elle fonctionne comme un corps sans organes, stase inengendrée de totalisation de tous les flux décodés, elle éclate aussitôt en mille morceaux qui sont des entités productives, des équipements collectifs, qui se distinguent des autres modes de production en ce qu'ils dépendent de l'encodage despotique.

F. Fourquet : Démesure du despote qui mesure les flux... Après l'émergence de la ville on ne voit plus que le corps monstrueux de l'État (Égypte, Sumer) et sa boulimie militaire. Extension démesurée de l'État comme tel, né de la ville pour la détruire aussitôt.

F. Guattari : Le corps sans organe est fait pour aplatir, saisir, retenir ; mais c'est impossible : ça fuit de tous les côtés. Comme tous les systèmes machiniques, ça se détraque. Le scribe, par exemple, qui est là pour compter, se met, comme un pervers, un salaud, à jouer avec les signes, à faire des poèmes. Ce dont on se sert pour contenir est encore plus dangereux que la situation antérieure : on se sert de l'écriture pour colmater une segmentarité, et ça devient des équipements scientifiques, des mathématiques... La ville est le corps sans organes de l'écriture, mais pas n'importe laquelle. Quand on a foutu ça dans le système, on n'en a jamais fini avec l'écriture.

La ville, ça ne devrait pas exister : le despote suffit. L'idéal du despotisme, c'est Gengis Khan : tout détruire (sauf les artisans). Mais, sans ville, il n'arrive pas à surcoder les territorialités primitives. Le capital est aussi de l'antiproduction ; lui aussi, il se ferait des pyramides s'il pouvait : mais la pyramide du capital court devant lui, les signes bourgeonnent et foutent le camp de tous les côtés. Le corps sans organe du capital est l'idéal de maîtrise des flux décodés : il est toujours en retard sur le machinisme, sur l'innovation. Pour utiliser la distinction de Hjelmslev, toutes les formes d'expression du capital sont là pour contenir son idéal de contenu : les capitalistes sont là pour empêcher le capital de se répandre, mais ils ne le peuvent pas. Le capitaliste s'exproprie lui-même dans le mouvement même du capital : la classe capitaliste a la même fonction que l’Urstaat.

La ville est une projection spatiale, une forme de reterritorialisation, de blocage. La ville despotique originaire est un camp militaire où on enfermait les soldats pour empêcher les flux de soldats de se répandre... fermeture de la ville. L'idéal de reterritorialisation des flux décodés s'incarne dans l'idéal de l'Urstaat. Mais ce n'est pas possible : les flux mis en oeuvre se mettent à fonctionner, à tourner. Ce sont les équipements collectifs. Ça se met à travailler tout seul. Ça se disperse, ça grouille. L'équipement collectif, c'est pour faire tenir quelque chose qui, par essence, ne peut pas tenir.

F. Fourquet : La ville n'est pas la simple projection dans l'espace inerte de flux qui ont leur logique ailleurs. La ville, en tant que telle, est une force productive ; en elle-même, dans sa spatialité, elle a une fonction productive, elle est autre chose que la somme des équipements collectifs juxtaposés. On ne peut pour la définir se limiter à certains critères de dispersion, de proximité et d' éloignement, de densité et de concentration... Elle est un moyen de production, une valeur d'usage pour la production.

F. Guattari : La fonction de l'équipement collectif, c'est de produire du socius, de la ville. Le camp militaire romain produit des villes sur le limes. La ville est composée par la connexion de systèmes machiniques confluents. Elle définit une logique matérielle, une ordination interne : dans la ville du Moyen Âge, le coup d'envoi moteur pouvait être religieux, royal ou ducal, militaire, commercial, etc. On peut penser à l'accumulation primitive de socius de la ville, à une «plus-value de code» préalable à la constitution d'une «plus-value de flux» décodée. Tendanciellement, les villes nouvelles d'aujourd'hui ne sont plus que du capital accumulé.

M. Foucault : Je voudrais indiquer quelques questions qu'il faut poser à propos de tout équipement collectif.

1) Par quel type de propriété se définit l'équipement collectif ? Le moulin seigneurial au Moyen Âge est privé, mais en un sens seulement : il faut distinguer l'appropriation collective de l'usage collectif. Le statut de propriété de ces équipements est à étudier. Il faudrait comprendre, dans les équipements collectifs du Moyen Âge, le moulin, la route, mais aussi la bibliothèque monastique, le corpus de savoir agronomique entre les mains d'un monastère, par exemple. Le mode d'appropriation des équipements collectifs est très variable.

2) La fonction de l'équipement collectif est d'être un service, mais comment fonctionne ce service ? À qui est-il ouvert ou réservé ? Quels sont les critères de délimitation ? Ou encore : quel bénéfice en tire celui qui l'utilise ? Mais aussi quel profit (et pas forcément économique) en tire celui qui a assuré la mise en place de l' équipement collectif ? Bref, la direction double, ou plutôt multiple, de l'équipement collectif.

3) L'équipement collectif a un effet productif : le gué, la route, le pont permettent un accroissement de richesses. Mais quel type de production ? Ou quelle place dans le système de production ?

4) Un rapport de pouvoir sous-tend l'existence de l'équipement collectif et son fonctionnement (par exemple, la route à péage ou le moulin banal actualisent un certain rapport de pouvoir ; l'école, un autre).

5) L'implication généalogique : comment, à partir de là, se diversifient un certain nombre d'effets. Il s'agira de montrer, par exemple, comment l'urbanisation se fait à partir de l'équipement collectif. Ville et équipement collectif ne sont pas équivalents : la forêt domaniale, la prairie communale, lieux de production comme une usine de ciment, à quelles inductions et cristallisations donnent-elles naissance ? Comment le processus d'urbanisation s'accroche-t-il sur l'équipement collectif ? Soit qu'il préexiste (pont, moulin), soit qu'il se constitue comme équipement collectif urbain.