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«Premières discussions, premiers balbutiements : la
ville est-elle une force productive ou d'anriproduction ?»
(entretien de Michel Foucault avec F. Fourquet et F. Guattari, réalisé
en mai 1972), Recherches, no 13 : Généalogie du capital,
t. 1 : Les Équipements du pouvoir, décembre 1973,
pp. 27-31.
Dits Ecrits tome II texte n°129
F. Guattari : Si la ville est un moment de densité des équipements,
on peut dire qu'elle est le corps sans organes des équipements.
Les équipements s'accrochent sur la pseudo-totalisation,
insaisissable, de ce corps sans organes qui n'est celui du désir
que dans les rêves, rêves de villes du cinéma
expressionniste allemand ou de la Jérusalem céleste.
Le corps sans organes-ville est plus généralement
comme le capital, ville-cité militaire, ville du capital
commercial, etc. Mais de ce qu'il est, à la limite, corps
sans organes du désir, il reste que toutes les reterritorialisations
du pouvoir politique se font sur la ville.
La ville est la structure totalisant les équipements, eux-mêmes
machines du socius. La ville est le seuil de densité des
machines du socius. Peu importe alors que les définitions
de l'équipement collectif le lient à la ville ou à
l'État, peu importe même que l’équipement
paraisse extérieur à la ville (la flotte d'Athènes,
par exemple) ; on peut imaginer des villes nomades, comme chez les
Touareg. Ils portent une ville en puissance parce qu'ils portent
un pouvoir politique qui peut recentrer les machines du socius.
La ville serait partout si n'était défini le seuil
de son surgissement : l'Urstaat et la machine d'écriture
marquent ce seuil, seuil de la ville et de la totalisation des équipements
collectifs. C'est le signifiant despotique. En deçà,
il y a des structures de pouvoir politique, des territorialités
villageoises, mais pas d'équipements collectifs. C'est à
partir du moment où s'opère le décollage d'un
signifiant que la territorialité de la ville devient déterritorialisation
de flux ; la ville est le lieu où sont détertitorialisées
les communautés primitives, elle est l'objet détaché
des communautés primitives, et le flux permettant ce passage,
le surcodage, à travers les impôts, les hommes...,
c'est un flux d'écriture despotique. Il y a donc différentes
définitions possibles de la ville, selon la conjonction des
flux déterritorialisés, qu'ils soient d'écriture,
de monnaie, de capital ou autres. Et de plus en plus s'identifient
la ville et le corps sans organes du capital : de la capitale au
capital. Du même coup, les équipements comme machines
sont retetritorialisés. Des flux déterritorialisés
constituent la ville, flux matériels supports de flux déterritorialisés,
et la ville reterritorialise les flux les plus détetritorialisés
à une époque donnée : la législation
de Venise au Moyen Âge empêche le capital de naître.
L'inconscient social, ce sont les équipements collectifs
en tant que tels. Il n'y en a pas d'autre. Ils travaillent toutes
les structures de la représentation. L'équipement
collectif n'est saisi que dans l'univers de la représentation
; le concept d'équipement collectif renvoie précisément
à la représentation parce que totalisant. Mais le
premier équipement collectif, c'est bien la langue, qui permet
un encodage des éléments disjoints. Une ville sans
écriture, est-ce que ça existe ? Le flux d'écriture
permet le dégagement d'une surface d'inscription, d'un corps
sans organes, d’un objet détaché d'un flux plus
déterritorialisé que les autres, qui puisse les connecter
tous, ces flux de pierres, de corvées, etc., un redistributeur
qui ne fonctionnera comme machine autonomisée du seigneur
qu'en assurant l'encodage des flux détertitorialisés.
La ville c'est le corps sans organes de la machine d'écriture.
F. Fourquet : La première forme d'écriture est la
comptabilité, la quantification de quelque chose qui n'a
aucune raison de l'être : des flux. Mais pas tous les flux
: seulement ceux que le despote prélève et détache
pour les stocker. De la même façon, le capital n'est
pas autre chose que du surproduit cristallisé. La ville réunit
tous ces flux, les rassemble, les coupe et les recoupe dans tous
les sens et quelle que soit leur nature : flux d'objets matériels,
flux informatifs, etc. C'est la fonction des équipements
collectifs : enregistrer, figer, stocker les flux. Il n'y a pas
d'autre machine sociale ; à la différence de l'usage
actuel du terme «équipements collectifs», qui,
dans le discours des aménageurs, s'oppose à «activités»
(usines, bureaux, commerces, etc.), qui, pourtant, sont les équipements
collectifs réels par excellence !
F. Guattari : Équipements de production et équipements
collectifs ne s'opposent que dans le cadre d'un ensemble qui les
englobe. Ensuite, on peut relativement ventiler entre équipements
d'antiproduction et équipements de production. Mais, dans
le capitalisme, la différence est presque impossible à
faire. Au contraire, dans le despotisme oriental, tous les équipements
sont d'antiproduction, la production étant pour l'essentiel
sur les territorialités primitives. Ils ne deviennent équipements
collectifs que pour autant qu'ils fonctionnent pour le despote.
L'essence de la ville despotique est son activité d'antiproduction,
d'encodage, de surcodage despotique qui règle les flux productifs.
Elle est la surface d'inscription de tous les systèmes de
codage des flux déterritorialisés par rapport aux
systèmes productifs territorialisés antérieurs.
Il n'y a donc pas un travail spécifique de production de
la ville, mais une spécification politique de la ville, qui
aussitôt éclate en segments productifs que sont les
équipements collectifs ; elle fonctionne comme un corps sans
organes, stase inengendrée de totalisation de tous les flux
décodés, elle éclate aussitôt en mille
morceaux qui sont des entités productives, des équipements
collectifs, qui se distinguent des autres modes de production en
ce qu'ils dépendent de l'encodage despotique.
F. Fourquet : Démesure du despote qui mesure les flux...
Après l'émergence de la ville on ne voit plus que
le corps monstrueux de l'État (Égypte, Sumer) et sa
boulimie militaire. Extension démesurée de l'État
comme tel, né de la ville pour la détruire aussitôt.
F. Guattari : Le corps sans organe est fait pour aplatir, saisir,
retenir ; mais c'est impossible : ça fuit de tous les côtés.
Comme tous les systèmes machiniques, ça se détraque.
Le scribe, par exemple, qui est là pour compter, se met,
comme un pervers, un salaud, à jouer avec les signes, à
faire des poèmes. Ce dont on se sert pour contenir est encore
plus dangereux que la situation antérieure : on se sert de
l'écriture pour colmater une segmentarité, et ça
devient des équipements scientifiques, des mathématiques...
La ville est le corps sans organes de l'écriture, mais pas
n'importe laquelle. Quand on a foutu ça dans le système,
on n'en a jamais fini avec l'écriture.
La ville, ça ne devrait pas exister : le despote suffit.
L'idéal du despotisme, c'est Gengis Khan : tout détruire
(sauf les artisans). Mais, sans ville, il n'arrive pas à
surcoder les territorialités primitives. Le capital est aussi
de l'antiproduction ; lui aussi, il se ferait des pyramides s'il
pouvait : mais la pyramide du capital court devant lui, les signes
bourgeonnent et foutent le camp de tous les côtés.
Le corps sans organe du capital est l'idéal de maîtrise
des flux décodés : il est toujours en retard sur le
machinisme, sur l'innovation. Pour utiliser la distinction de Hjelmslev,
toutes les formes d'expression du capital sont là pour contenir
son idéal de contenu : les capitalistes sont là pour
empêcher le capital de se répandre, mais ils ne le
peuvent pas. Le capitaliste s'exproprie lui-même dans le mouvement
même du capital : la classe capitaliste a la même fonction
que l’Urstaat.
La ville est une projection spatiale, une forme de reterritorialisation,
de blocage. La ville despotique originaire est un camp militaire
où on enfermait les soldats pour empêcher les flux
de soldats de se répandre... fermeture de la ville. L'idéal
de reterritorialisation des flux décodés s'incarne
dans l'idéal de l'Urstaat. Mais ce n'est pas possible : les
flux mis en oeuvre se mettent à fonctionner, à tourner.
Ce sont les équipements collectifs. Ça se met à
travailler tout seul. Ça se disperse, ça grouille.
L'équipement collectif, c'est pour faire tenir quelque chose
qui, par essence, ne peut pas tenir.
F. Fourquet : La ville n'est pas la simple projection dans l'espace
inerte de flux qui ont leur logique ailleurs. La ville, en tant
que telle, est une force productive ; en elle-même, dans sa
spatialité, elle a une fonction productive, elle est autre
chose que la somme des équipements collectifs juxtaposés.
On ne peut pour la définir se limiter à certains critères
de dispersion, de proximité et d' éloignement, de
densité et de concentration... Elle est un moyen de production,
une valeur d'usage pour la production.
F. Guattari : La fonction de l'équipement collectif, c'est
de produire du socius, de la ville. Le camp militaire romain produit
des villes sur le limes. La ville est composée par la connexion
de systèmes machiniques confluents. Elle définit une
logique matérielle, une ordination interne : dans la ville
du Moyen Âge, le coup d'envoi moteur pouvait être religieux,
royal ou ducal, militaire, commercial, etc. On peut penser à
l'accumulation primitive de socius de la ville, à une «plus-value
de code» préalable à la constitution d'une «plus-value
de flux» décodée. Tendanciellement, les villes
nouvelles d'aujourd'hui ne sont plus que du capital accumulé.
M. Foucault : Je voudrais indiquer quelques questions qu'il faut
poser à propos de tout équipement collectif.
1) Par quel type de propriété se définit l'équipement
collectif ? Le moulin seigneurial au Moyen Âge est privé,
mais en un sens seulement : il faut distinguer l'appropriation collective
de l'usage collectif. Le statut de propriété de ces
équipements est à étudier. Il faudrait comprendre,
dans les équipements collectifs du Moyen Âge, le moulin,
la route, mais aussi la bibliothèque monastique, le corpus
de savoir agronomique entre les mains d'un monastère, par
exemple. Le mode d'appropriation des équipements collectifs
est très variable.
2) La fonction de l'équipement collectif est d'être
un service, mais comment fonctionne ce service ? À qui est-il
ouvert ou réservé ? Quels sont les critères
de délimitation ? Ou encore : quel bénéfice
en tire celui qui l'utilise ? Mais aussi quel profit (et pas forcément
économique) en tire celui qui a assuré la mise en
place de l' équipement collectif ? Bref, la direction double,
ou plutôt multiple, de l'équipement collectif.
3) L'équipement collectif a un effet productif : le gué,
la route, le pont permettent un accroissement de richesses. Mais
quel type de production ? Ou quelle place dans le système
de production ?
4) Un rapport de pouvoir sous-tend l'existence de l'équipement
collectif et son fonctionnement (par exemple, la route à
péage ou le moulin banal actualisent un certain rapport de
pouvoir ; l'école, un autre).
5) L'implication généalogique : comment, à
partir de là, se diversifient un certain nombre d'effets.
Il s'agira de montrer, par exemple, comment l'urbanisation se fait
à partir de l'équipement collectif. Ville et équipement
collectif ne sont pas équivalents : la forêt domaniale,
la prairie communale, lieux de production comme une usine de ciment,
à quelles inductions et cristallisations donnent-elles naissance
? Comment le processus d'urbanisation s'accroche-t-il sur l'équipement
collectif ? Soit qu'il préexiste (pont, moulin), soit qu'il
se constitue comme équipement collectif urbain.
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