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«Arrachés par d'énergiques interventions à
notre euphorique séjour dans l'histoire, nous mettons laborieusement
en chantier des “catégories logiques” »
(entretien de Michel Foucault avec G. Deleuze et F. Guattari, réalisé
en septembre 1972), Recherches, no 13 : Généalogie
du capital, t. l : Les Équipements du pouvoir, décembre
1973, pp. 183-186.
Dits Ecrits Tome II Texte n° 130
G. Deleuze : Il ne se dégage aucune catégorie du
texte que vous proposez *. Par exemple, on aurait pu considérer
trois types de structures dans les équipements collectifs
-structures d'investissement, structures de service public et structures
d'assistance ou de pseudo-assistance - et poser qu'il peut y avoir
des rapports d'opposition entre ces diverses structures. Ainsi l'autoroute
constitue une structure d'investissement, avec assistance policière,
et disparition de toute notion de service public.
* Il s'agit d'un texte rédigé en septembre 1971 par
F. Fourquet, L. Murard et M.-T. Vernet-Straggiotti en réponse
à un appel d'offres d'un service public de recherche et qui
constitue le premier chapitre du recueil Généalogie
du capital, t. l : Les Équipements du pouvoir ; chap. l,
«La ville-ordinateur», pp. 15-21.
(=> Les équipements du pouvoir La ville-ordinateur Recherche sur les équipements collectifs. La ville moderne, commerciale et industrielle, se développe dans l’histoire comme moyen de production qui ne produit aucune marchandise spécifique. Qui ne fait que "distribuer" du capital sur le territoire urbain. http://infokiosques.net/spip.php?article232
) La méthode du texte, au contraire, a pris des séquences
historiques, mais pas des catégories logiques : c'est pourquoi
il n'y a pas de plan qui s'en dégage.
On aurait pu prendre l'exemple des dancings à la campagne
: à la campagne, un dancing, c'est un équipement collectif
; les jeunes y subissent également un racket de la part des
truands ; ça, c'est l'aspect investissement de l'équipement
collectif. La police, elle, veille autour, prête à
intervenir : c'est l'assistance répressive. Or là,
c'est le droit d'usage qui devrait définir l'équipement
collectif, et non, comme c'est le cas, le droit de consommation.
Ces deux dimensions s'opposent dans l'équipement collectif
: le consommateur, en effet, celui qui n'a pas le droit d'usage,
est bien opposé à l'usager.
F. Guattari : Pour pouvoir mettre dans la production des flux de
travail décodés, flux de femmes ou flux d'enfants,
il faut qu'un certain nombre d'équipements soient aménagés
pour permettre la préformation de ces flux.
Cette conception permet de prendre le contre-pied de l'abord actuel
des équipements collectifs, qui procède par catégories
fondamentales, telles les fonctions de la Charte d'Athènes
(habiter, circuler, se recréer, travailler, comme catégories
naturelles) auxquelles les équipements collectifs doivent
répondre.
Ici, c'est tout à fait le contraire, car : éduquer,
mettre en crèche, à l'hôpital, faire circuler,
etc., ce ne sont pas du tout des fonctions, des facultés
d'un instrument général séparé, mais
ce sont des axiomes, qui ne sont compréhensibles que déterminés
les uns par rapport aux autres. Loin donc de comprendre la nature
d'un équipement à partir des formes spatialisées
qu'il prend, il faut d'abord comprendre quelle sorte d'axiomatique
est impliquée. De sorte qu'on va assister à des modifications
corrélatives sur la conception d'un bureau, d'une circulation,
de pièces donnant sur un local de direction, la conception
d'une entrée, d'une cour...
Il y a peut-être à trouver un certain synchronisme
: quand il y a une certaine mutation qui implique que la ville comme
corps sans organe et les équipements collectifs comme axiomes
du capital impliquent une mutation (entrée massive de flux
décodés : travail dans les manufactures, etc.), tout
va être modifié corrélativement. On pourrait
voir comment, sur des exemples précis, on obtient cette «personnologisation»
des flux. Par exemple, un certain type de rapport de la femme dans
la production va modifier la conception de la crèche, d'où,
vingt ans après, celle de l'école, sans doute de la
formation professionnelle, peut-être de la prison. Il faut
donc essayer d'avoir un arbre d'implication, à partir d'une
mutation donnée. Autre exemple : l'incidence sur les équipements
collectifs de l'entrée de la femme dans la production pendant
la guerre de 1914.
Il n'y a pas en soi un équipement : il y a une constellation
d'équipements ; de même qu'il n'y a pas en soi une
ville, mais une constellation de villes.
M. Foucault : Ce qui m'a séduit dans votre texte, c'est
la manière dont vous établissez le caractère
non opératoire de la notion de ville. Il me semble qu'on
peut faire apparaître trois fonctions des équipements
collectifs qui peuvent parfaitement s'entrecroiser dans un seul
et même équipement. Je voudrais essayer de les désigner
à propos d'un seul exemple, la route.
Première fonction de la route : produire de la production.
Il s'agit de faire en sorte qu'il puisse y avoir une production
comportant un surplus et permettant ainsi un prélèvement.
Route qui draine de la main-d'oeuvre, qui permet d'apporter des
instruments, de convoyer de la matière première, d'emporter
les redevances. Chemin des champs ou de la mine, de la récolte
et des dîmes. Ce chemin a été l'un des éléments
de cristallisation du pouvoir étatique.
Autour de cette fonction première de la route, deux personnages
: l'agent du pouvoir, le collecteur d'impôts, l'agent des
redevances ou le «procureur fiscal» : bref, celui qui
relève des droits. En face de lui, comme personnage antithétique,
le bandit, celui qui prélève lui aussi, mais contre
l'agent du pouvoir -le pillard.
Deuxième fonction : produire de la demande. Il s'agit de
constituer une demande maximale ou du moins une demande répondant
aux surplus de production. La route conduit au marché, elle
engendre des lieux de marché, elle convoie des marchandises,
des vendeurs et des acheteurs. À cette fonction est liée
toute une réglementation de ce qu'on peut mettre sur le marché,
des prix à pratiquer, des lieux où on peut faire commerce.
Deux personnages s'affrontent : l'inspecteur, le contrôleur,
l'agent des douanes et des péages ; et, en face de lui, le
contrebandier, le colporteur. Mandrin ne prélève pas
de marchandises ; au contraire, il en offre, à profusion,
hors taxes et hors droit. Cette fonction de l'équipement
collectif appelle la mise en place de l'État mercantiliste.
Troisième fonction : normaliser, ajuster la production de
production et la production de demande. La route comme pièce
dans un «aménagement du territoire» : ou, d'une
façon plus resserrée encore, l'autoroute qui «consomme»
elle-même les voitures dont elle assure la production. À
un bout de cette route, l'ingénieur des travaux publics,
régulateur - agent et sujet de la règle, pouvoir de
normalisation et type de normalité (les écoles d'ingénieurs
authentifient un savoir, attribuent un pouvoir et fournissent des
modèles sociaux : être polytechnicien) -, et, à
l'autre bout, celui qui est «hors circuit», ou bien
parce qu'il est l'éternel agité, le vagabond qui ne
va nulle part, ou bien parce qu'il est le «demeuré»,
immobile dans son coin, reste archaïque et sauvage d'avant
la route : dans les deux cas, un anormal. Nécessité
d'un État disciplinaire, corrélatif de l'État
industriel.
Ce n'est pas la même chronologie. C'est un repérage
d'éléments fonctionnels dans un équipement
collectif choisi comme exemple. On aurait pu en prendre un autre.
L'éducation produit des producteurs, elle produit des demandeurs
et en même temps elle normalise, classe, répartit,
impose des règles et indique la limite du pathologique.
G. Deleuze : Ce que vient de dire Michel est un cas typique de
catégories d'équipements collectifs qui ne se confondent
pas avec les espèces. Le but ne serait-il pas en effet d'assigner
des catégories qui, dans chaque contexte historique et dans
chaque cas, sont susceptibles de varier les unes avec les autres
? Ainsi, il y a des cas où l'aspect production l'emporte
sur la demande, d'après la conjoncture économique,
politique, etc.
Il faut alors faire un jeu de catégories variables, dont
les rapports soient variables... Repérons trois aspects des
équipements collectifs, proches de la distinction que propose
Michel.
Premier aspect : l'investissement. C'est proche de la production
de production. La crèche est production de production et
en même temps investissement, en tant qu'elle permet aux femmes
de travailler. Ça consiste à traiter toujours quelqu'un
comme producteur, au moins potentiel.
Deuxième aspect : contrôle, assistance, quadrillage,
avec au besoin des équipements collectifs qui privilégient
cet aspect. Ça consiste à toujours traiter quelqu'un
comme consommateur.
Troisième aspect : c'est l'aspect service public. Il est
complètement évacué en régime capitaliste.
Il consiste à considérer le citoyen comme un usager
; il se définit par le droit d'usage, c'est-à-dire
le droit démocratique par excellence en dehors de toute opération
de quadrillage. Le droit d'usage, c'est la communauté. L'investissement,
c'est l'État, la police. L'autoroute aujourd'hui, c'est du
nomadisme canalisé, du quadrillage, alors que le service
public implique un nomadisme généralisé. Ainsi,
il faudrait demander à chaque équipement collectif
quelle est sa part de production de la production, production de
la demande, régulation. Il y a d'autant plus service public
qu'il y a moins de consommation, d'appel à la consommation
et d'assistance.
M. Foucault : Il y a eu une époque où la formation
d'instruments de production de la production, tel le moulin, ne
pouvait être confiée qu'à un pouvoir politique
qui était également un pouvoir fiscal ; elle leur
était afférente ; ça ne relevait pas de la
propriété privée. Puis on assiste à
un bascul : les instruments de production de la production passent
sous le régime de la propriété privée
; l'État est alors chargé de la production de la demande
; c'est alors que l'on a créé des services publics
(marchés, routes, postes...) en vue de l'usage ; il n'y a
pas d'investissement privé dans ces services publics, mais
seulement des usagers. Actuellement, on s'aperçoit que cette
production de la demande est elle-même rentable, et qu'on
peut y investir ; elle était confiée à l'État
et mise en oeuvre par des fonctionnaires ; elle entre désormais
dans les circuits de profits privés : ainsi, la publicité,
la privatisation des autoroutes, celle aussi, peut-être, du
téléphone.
La nouvelle fonction étatique qui apparaît est celle
de la mise en équilibre de la production de la production
avec la production de la demande. Le rôle de l'État,
ça va être de plus en plus : la police, l'hôpital,
le partage fou / non-fou. Et puis la normalisation, peut-être,
les hôpitaux psychiatriques, voire les prisons seront directement
pris en charge par l'industrie pharmaceutique, quand les internés
seront tous traités aux neuroleptiques. Désétatisation
des équipements collectifs qui avaient été
des points d'ancrage du pouvoir d'État.
La différence des utopies socialistes d'avec les utopies
capitalistes, c'est que les utopies capitalistes, elles, se sont
réalisées. En 1840, 40 000 ouvrières vivaient
dans des usines-couvents entre les mains des bonnes soeurs. Dans
le Nord, la ville, l'habitation, le chemin, tout ça appartient
à l'usine (et encore maintenant, par exemple, aux corons,
à Bruay-en-Artois). Ça s'accrochait à l'État
de deux façons : par le système des banques et par
l'armée (les industriels demandaient à l'État
d'établir des garnisons autour des grands centres industriels
: cas de Lyon après 1834). Actuellement, on a privatisé
cette forme de répression ; on lui a donné la forme
d'une instance de contrôle du normal : psychologue, police
privée, syndicats, comités d'entreprise : on ne fait
plus appel à l'armée. À l'inverse, on confie
à l'État un certain nombre d'équipements collectifs
qui, autrefois, étaient réservés au privé
: il n'y a plus de cités ouvrières, il y a des H.L.M.
qui reposent sur l'appareil d'État. Il y a eu un chassé-croisé.
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