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« A verdade e as formas juridicas » (« La vérité
et les formes juridiques ») ; trad. J. W. Prado Jr.), Cadernos
da P.U.C., no 16, juin 1974, pp. 5-133 (discussion avec M. T. Amaral,
R. O. Cruz, C. Katz, L. C. Lima, R. Machado, R. Muraro, H. Pelegrino,
M. J. Pinto, A. R. de Sant'Anna). (Conférences à l'Université
pontificale catholique de Rio de Janeiro, du 21 au 25 mai 1973.)
Dits Ecrits tome II texte n°139
1
Ce que j'aimerais vous dire dans ces conférences, ce sont
des choses peut-être inexactes, fausses, erronées,
que je présenterai à titre d 'hypothèses de
travail, d'hypothèses en vue d'un travail futur. Je demande
votre indulgence et, plus que cela, votre méchanceté.
J'aimerais en effet beaucoup que, à la fin de chaque conférence,
vous me posiez des questions, me fassiez des critiques et des objections
pour que, dans la mesure du possible et dans la mesure où
mon esprit n'est pas encore trop rigide, je puisse peu à
peu m'adapter à ces questions, et que nous puissions ainsi,
à la fin de ces cinq conférences, avoir accompli ensemble
un travail ou éventuellement quelque progrès.
Je présenterai aujourd'hui une réflexion méthodologique
pour introduire le problème qui, sous le titre de «
La vérité et les formes juridiques », peut vous
paraître quelque peu énigmatique. J'essaierai de vous
présenter ce qu'est le point de convergence de trois ou quatre
séries de recherches existantes, déjà explorées,
déjà inventoriées, pour les confronter et les
réunir dans une sorte de recherche, je ne dis pas originelle,
mais au moins rénovatrice.
En premier lieu, une recherche proprement historique : comment
des domaines de savoir ont-ils pu se former à partir des
pratiques sociales ? La question est la suivante : il existe une
tendance que nous pourrions appeler, un peu ironiquement, de marxisme
académique, et qui consiste à chercher de quelle manière
les conditions économiques d'existence peuvent trouver dans
la conscience des hommes leur reflet et leur expression. Il me semble
que cette forme d'analyse, traditionnelle dans le marxisme universitaire
en France et en Europe, présente un défaut très
grave : celui de supposer, au fond, que le sujet humain, le sujet
de connaissance, et les formes de la connaissance elles-mêmes,
sont d'une certaine façon donnés préalablement
et définitivement, et que les conditions économiques,
sociales et politiques de l'existence ne font plus que se déposer
ou s'imprimer dans ce sujet définitivement donné.
Mon but sera de vous montrer comment les pratiques sociales peuvent
en venir à engendrer des domaines de savoir qui non seulement
font apparaître de nouveaux objets, de nouveaux concepts,
de nouvelles techniques, mais aussi font naître des formes
totalement nouvelles de sujets et de sujets de connaissance. Le
sujet de connaissance a lui-même une histoire, la relation
du sujet avec l'objet, ou, plus clairement, la vérité
elle-même a une histoire.
Ainsi, j'aimerais particulièrement montrer comment on a
pu former, au XIXe siècle, un certain savoir de l'homme,
de l'individualité, de l'individu normal ou anormal, dans
ou hors la règle, un savoir qui, en vérité,
est né des pratiques sociales de contrôle et de surveillance.
Et comment, d'une certaine manière, ce savoir ne s'est pas
imposé à un sujet de connaissance, ne s'est pas proposé
à lui, ni ne s'est imprimé en lui, mais a fait naître
un type absolument nouveau de sujet de connaissance. L'histoire
des domaines de savoir en relation avec les pratiques sociales,
en excluant le primat d'un sujet de connaissance donné définitivement,
est un premier axe de recherche que je vous propose.
Le deuxième axe de recherche est un axe méthodologique,
que l'on pourrait appeler analyse des discours. Ici encore il existe,
il me semble, dans une tradition récente mais déjà
acceptée dans les universités européennes,
une tendance à traiter le discours comme un ensemble de faits
linguistiques liés entre eux par des règles syntaxiques
de construction.
Il ya quelques années, il était original et important
de dire et de montrer que ce qui était fait avec le langage
- poésie, littérature, philosophie, discours en général
- obéissait à un certain nombre de lois ou de régularités
internes : les lois et les régularités du langage.
Le caractère linguistique des faits de langage a été
une découverte qui a eu de l'importance à une époque
déterminée.
Le moment serait alors venu de considérer ces faits de discours
non plus simplement sous leur aspect linguistique, mais, d'une certaine
façon - et ici je m'inspire des recherches réalisées
par les Anglo-Américains - , comme jeux, games, jeux stratégiques
d'action et de réaction, de question et de réponse,
de domination et d'esquive, ainsi que de lutte. Le discours est
cet ensemble régulier de faits linguistiques à un
certain niveau et de faits polémiques et stratégiques
à un autre niveau. Cette analyse du discours comme jeu stratégique
et polémique est, à mon sens, un deuxième axe
de recherche.
Enfin, le troisième axe de recherche que je vous propose,
et qui va définir, par sa rencontre avec les deux premiers,
le point de convergence où je me situe, consisterait en une
réélaboration de la théorie du sujet. Cette
théorie a été profondément modifiée
et renouvelée, au long des dernières années,
par un certain nombre de théories ou, plus sérieusement
encore, par un certain nombre de pratiques, parmi lesquelles la
psychanalyse se situe, bien sûr, au premier plan. La psychanalyse
a été certainement la pratique et la théorie
qui ont réévalué de la façon la plus
fondamentale la priorité un peu sacrée conférée
au sujet, qui s'était établie dans la pensée
occidentale depuis Descartes.
Il y a deux ou trois siècles, la philosophie occidentale
postulait, de façon explicite ou implicite, le sujet comme
fondement, comme noyau central de toute connaissance, comme ce dans
quoi et à partir de quoi la liberté se révélait
et la vérité pouvait éclore. Or il me semble
que la psychanalyse a mis en question, de manière insistante,
cette position absolue du sujet. Mais si la psychanalyse l'a fait,
en revanche, dans le domaine de ce que l'on pourrait appeler la
théorie de la connaissance, ou dans celui de l'épistémologie,
ou dans celui de l 'histoire des sciences, ou encore dans celui
de l'histoire des idées, il me semble que la théorie
du sujet est restée encore très philosophique, très
cartésienne et kantienne - car, au niveau de généralités
où je me situe, je ne fais pas de différence entre
les conceptions cartésienne et kantienne.
Actuellement, quand on fait de l'histoire - histoire des idées,
de la connaissance ou simplement histoire - , on s'en tient à
ce sujet de connaissance, à ce sujet de la représentation
comme point d'origine à partir duquel la connaissance est
possible et la vérité apparaît. Il serait intéressant
d'essayer de voir comment se produit, à travers l'histoire,
la constitution d'un sujet qui n'est pas donné définitivement,
qui n'est pas ce à partir de quoi la vérité
arrive à l'histoire, mais d'un sujet qui se constitue à
l'intérieur même de l'histoire, et qui est à
chaque instant fondé et refondé par l'histoire. C'est
vers cette critique radicale du sujet humain par l'histoire que
l'on doit se diriger.
Une certaine tradition universitaire ou académique du marxisme
n'en a pas encore fini avec cette conception philosophique traditionnelle
du sujet. Or, à mon sens, c'est ce qui doit être fait
: montrer la constitution historique d'un sujet de connaissance
à travers un discours pris comme un ensemble de stratégies
qui font partie des pratiques sociales.
Cela est le fond théorique des problèmes que j'aimerais
soulever. Il m'a semblé que, parmi les pratiques sociales,
dont l'analyse
historique permet de localiser l'émergence de nouvelles
formes de subjectivité, les pratiques juridiques ou, plus
précisément, les pratiques judiciaires sont les plus
importantes.
L'hypothèse que j'aimerais proposer, c'est qu'il y a deux
histoires de la vérité. La première est une
sorte d'histoire interne de la vérité, l'histoire
d'une vérité qui se corrige à partir de ses
propres principes de régulation : c'est l'histoire de la
vérité telle qu'elle se fait dans ou à partir
de l'histoire des sciences. De l'autre côté, il me
semble qu'il existe dans la société, ou du moins dans
nos sociétés, plusieurs autres lieux où la
vérité se forme, où un certain nombre de règles
de jeu sont définies - règles de jeu d'après
lesquelles on voit naître certaines formes de subjectivité,
certains domaines d'objet, certains types de savoir - , et par conséquent
l'on peut, à partir de là, faire une histoire externe,
extérieure, de la vérité.
Les pratiques judiciaires, la manière par laquelle, entre
les hommes, on arbitre les torts et les responsabilités,
le mode par lequel, dans l'histoire de l'Occident, on a conçu
et défini la façon par laquelle les hommes pouvaient
être jugés en fonction des erreurs commises, la manière
par laquelle on a imposé à des individus déterminés
la réparation de quelques-unes de leurs actions et la punition
d'autres, toutes ces règles ou, si vous voulez, toutes ces
pratiques régulières, bien sûr, mais aussi modifiées
sans cesse à travers l'histoire, me semblent l'une des formes
par lesquelles notre société a défini des types
de subjectivité, des formes de savoir et, par conséquent,
des relations entre l'homme et la vérité qui méritent
d'être étudiées.
Voilà la vision générale du thème que
je prétends développer : les formes juridiques et,
par conséquent, leur évolution dans le champ du droit
pénal en tant que lieu d'origine d'un nombre déterminé
de formes de vérité. J'essaierai de vous montrer comment
certaines formes de vérité peuvent être définies
à partir de la pratique pénale. Car ce qu'on appelle
l'enquête * - enquête telle quelle est et a été
pratiquée par les philosophes du XVe au XVIIIe siècle,
et aussi par les scientifiques, fussent-ils géographes, botanistes,
zoologues, économistes - est une forme assez caractéristique
de la vérité dans nos sociétés.
* En français dans le texte (N.d. T.).
Or où trouve-t-on l'origine de l'enquête ? On la trouve
dans une pratique politique et administrative, dont je vais vous
parler, mais on la trouve aussi dans la pratique judiciaire. C'est
au milieu du Moyen Âge que l'enquête est apparue comme
forme de recherche de la vérité à l'intérieur
de l'ordre judiciaire. C'est pour savoir exactement qui a fait quoi,
dans quelles conditions et à quel moment que l'Occident a
élaboré les techniques complexes d'enquête qui
ont pu, ensuite, être utilisées dans l'ordre scientifique
et dans l'ordre de la réflexion philosophique.
De la même façon, au XIXe siècle, on a inventé
aussi, à partir de problèmes juridiques, judiciaires,
pénaux, des formes d'analyse assez curieuses que j'appellerai
examen *, et non plus enquête. De telles formes d'analyse
ont donné naissance à la sociologie, à la psychologie,
à la psychopathologie, à la criminologie, à
la psychanalyse. J'essaierai de vous montrer comment, lorsque l'on
cherche l'origine de ces formes d'analyse, on voit qu'elles sont
nées en liaison directe avec la formation d'un certain nombre
de contrôles politiques et sociaux, au moment de la formation
de la société capitaliste, à la fin du XIXe
siècle.
Nous avons ainsi, tracée à grands traits, la formulation
de ce qui sera traité dans les conférences suivantes.
Dans la prochaine, je parlerai de la naissance de l'enquête
dans la pensée grecque, dans quelque chose qui n'est ni totalement
un mythe ni entièrement une tragédie : l'histoire
d'Oedipe. Je parlerai de l'histoire d'Oedipe non pas comme point
d'origine, de formulation du désir ou des formes du désir
de l 'homme, mais, au contraire, comme épisode assez curieux
de l'histoire du savoir et point d'émergence de l'enquête.
Dans la conférence suivante, je traiterai de la relation
qui s'est établie au Moyen Âge, du conflit, de l'opposition
entre le régime de l'épreuve * et le système
de l'enquête. Finalement, dans les deux dernières conférences,
je parlerai de la naissance de ce que j'appelle l'examen ou les
sciences de l'examen, qui sont en relation avec la formation et
la stabilisation de la société capitaliste.
* En français dans le texte (N.d. T.).
Pour le moment, j'aimerais reprendre, de façon différente,
les réflexions méthodologiques dont je parlais tout
à l'heure. Il aurait été possible, et peut-être
plus honnête, de ne citer qu'un nom, celui de Nietzche ; car
ce que je dis ici n'a de sens que s'il est mis en rapport avec l'oeuvre
de Nietzsche, qui me semble être, parmi les modèles
auxquels on peut avoir recours pour les recherches que je propose,
le meilleur, le plus efficace et le plus actuel. Chez Nietzsche,
on trouve effectivement un type de discours qui fait l'analyse historique
de la formation du sujet lui-même, l'analyse historique de
la naissance d'un certain type de savoir - sans jamais admettre la
préexistence d'un sujet de connaissance. Ce que je me propose
maintenant, c'est de suivre, dans l'oeuvre de Nietzsche, les linéaments
qui peuvent nous servir de modèle pour les analyses en question.
Je prendrai comme point de départ un texte de Nietzsche
daté de 1873, et qui n'est paru qu'en édition posthume.
Le texte dit : « Au détour de quelque coin de l'univers
inondé des feux d'innombrables systèmes solaires,
il y eut un jour une planète sur laquelle des animaux intelligents
inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus orgueilleuse
et la plus mensongère de l'" histoire universelle"
*. »
* Nietzsche (F.), Vérité et Mensonge au sens extra-moral
(1873 ; trad M. Haar et M. de Launay), in Oeuvres philosophiques
complètes, Paris, Gallimard, 1975, t. l, vol. II : Écrits
posthumes (1870-1873), p. 277.
Dans ce texte, extrêmement riche et difficile, je laisserai
de côté plusieurs choses, y compris - et surtout - la
célèbre phrase : « Ce fut la minute la plus
mensongère. » Je considérerai d'abord, et de
bon gré, l'insolence, la désinvolture de Nietzsche
en disant que la connaissance a été inventée
sur un astre et à un moment déterminé. Je parle
d'insolence dans ce texte de Nietzsche, car on ne doit pas oublier
qu'en 1873 on est, sinon en plein kantisme, du moins en plein néokantisme.
Et l'idée que le temps et l'espace ne sont pas des formes
de la connaissance, mais, au contraire, des espèces de rochers
primitifs sur lesquels la connaissance vient se fixer, est pour
l'époque absolument inadmissible.
C'est à cela que j'aimerais m'en tenir, en m'arrêtant
premièrement sur le terme d'invention lui-même. Nietzsche
affirme que, en un point déterminé du temps et en
un lieu déterminé de l'Univers, des animaux intelligents
ont inventé la connaissance. Le mot qu'il emploie, «
invention » - le terme allemand est Erfindung - , est souvent
repris dans ses textes, et toujours avec un sens et une intention
polémiques. Quand il parle d'invention, Nietzsche a toujours
en tête un mot qui s'oppose à « invention »
: le mot « origine ». Quand il dit « invention
», c'est pour ne pas dire « origine » ; quand
il dit Erfindung, c'est pour ne pas dire Ursprung.
On en a un certain nombre de preuves. J'en présenterai deux
ou trois. Par exemple, dans un texte qui est, je crois, du Gai Savoir,
où il parle de Schopenhauer en lui reprochant son analyse
de la religion, Nietzsche dit que Schopenhauer a commis l'erreur
de chercher l'origine - Ursprung - de la religion dans un sentiment
métaphysique qui serait présent chez tous les hommes
et qui contiendrait, par anticipation, le noyau de toute religion,
son modèle en même temps vrai et essentiel. Nietzsche
affirme : voilà une analyse de l'histoire de la religion
qui est totalement fausse, car admettre que la religion s'origine
dans un sentiment métaphysique signifie, purement et simplement,
que la religion était déjà donnée, au
moins à l'état implicite, enveloppée dans ce
sentiment métaphysique.
Or, dit Nietzsche, l'histoire n'est pas cela, ce n'est pas de cette
manière qu'on fait l'histoire, ce n'est pas ainsi que les
choses se sont passées. Car la religion n'a pas d'origine,
elle n'a pas d'Ursprung, elle a été inventée,
il y a eu une Erfindung de la religion. À un moment donné,
quelque chose est arrivé qui a fait apparaître la religion.
La religion a été fabriquée ; elle n'existait
pas auparavant. Entre la grande continuité de l' Ursprung
décrite par Schopenhauer et la rupture qui caractérise
l' Erfindung de Nietzsche, il y a une opposition fondamentale.
Parlant de la poésie, toujours dans Le Gai Savoir, Nietzsche
affirme qu'il y a ceux qui cherchent l'origine, Ursprung, de la
poésie, quant à vrai dire il n'y a pas d' Ursprung
de la poésie, il n'y a qu'une invention de la poésie
*. Un jour, quelqu'un a eu l'idée assez curieuse d'utiliser
un certain nombre de propriétés rythmiques ou musicales
du langage pour parler, pour imposer ses mots, pour établir
à travers ses mots une certaine relation de pouvoir sur les
autres. La poésie aussi a été inventée
ou fabriquée.
Il y a encore le célèbre passage à la fin
du premier discours de La Généalogie de la morale
où Nietzsche se réfère à cette espèce
de grande fabrique, de grande usine où se produit l'idéal
**. L'idéal n'a pas d'origine. Lui aussi a été
inventé, fabriqué, produit par une série de
mécanismes, de petits mécanismes.
* Nietzsche (F), Le Gai Savoir (1883 ; trad. de la 2e éd
de 1887, par P. Klossowski), livre V, § 353 De l'origine des
religions, op. cit., t V, 1967, pp. 238-239.
** Nietzsche (F), La Généalogie de la morale (1887
; trad. l Hildenbrand et J. Gratien), Première Dissertation,
§ 14 : « Quelqu'un veut-il plonger un instant le regard
dans le secret où se fabriquent les idéaux terrestres
? Cette officine où l'on fabrique des idéaux - il me
parait qu'elle pue le mensonge » (op. cit., t. VII, 1971,
pp. 243-244)
L'invention, Erfindung, est pour Nietzsche, d'un côté,
une rupture, de l'autre, quelque chose qui possède un petit
commencement, bas, mesquin, inavouable. Celui-ci est le point crucial
de l'Erfindung. Ce fut par d'obscures relations de pouvoir que la
poésie a été inventée. Ce fut également
par de pures et obscures relations de pouvoir que la religion a
été inventée. Vilenie, donc, de tous ces commencements
lorsqu'ils sont opposés à la solennité de l'origine
telle qu'elle est conçue par les philosophes. L'historien
ne doit pas craindre les mesquineries, car ce fut de mesquinerie
en mesquinerie, de petite chose en petite chose que, finalement,
les grandes choses se sont formées. À la solennité
de l'origine il faut opposer, en bonne méthode historique,
la petitesse méticuleuse et inavouable de ces fabrications,
de ces inventions.
La connaissance a été, donc, inventée. Dire
qu'elle a été inventée, c'est dire qu'elle
n'a pas d'origine. C'est dire, de façon plus précise,
aussi paradoxal que ce soit, que la connaissance n'est absolument
pas inscrite dans la nature humaine. La connaissance ne constitue
pas le plus ancien instinct de l 'homme ou, inversement, il n'y
a pas dans le comportement humain, dans l'appétit humain,
dans l'instinct humain quelque chose comme un germe de la connaissance.
En fait, dit Nietzsche, la connaissance a un rapport aux instincts,
mais elle ne peut pas être présente en eux, et pas
même être un instinct parmi les autres. La connaissance
est simplement le résultat du jeu, de l'affrontement, de
la jonction, de la lutte et du compromis entre les instincts. C'est
parce que les instincts se rencontrent, se battent et arrivent,
finalement, à la fin de leurs batailles, à un compromis
que quelque chose se produit. Ce quelque chose est la connaissance.
Par conséquent, pour Nietzsche, la connaissance n'est pas
de la même nature que les instincts, elle n'est pas comme
un raffinement des instincts eux-mêmes. La connaissance a
pour fondement, pour base et pour point de départ les instincts,
mais les instincts dans leur confrontation, dont elle n'est que
le résultat, à la surface. La connaissance est comme
un éclat, comme une lumière qui se répand,
mais qui est produite par des mécanismes ou des réalités
qui sont de nature totalement diverse. La connaissance est l'effet
des instincts ; c'est comme un coup de chance, ou comme le résultat
d'un long compromis. Elle est encore, dit Nietzsche, comme «
une étincelle entre deux épées », mais
qui n'est pas faite avec le même fer.
Effet de surface, non esquissé d'avance dans la nature humaine,
la connaissance mène son jeu devant les instincts, au-dessus
d'eux, au milieu d'eux ; elle les comprime, elle traduit un certain
état de tension ou d'apaisement entre les instincts. Mais
on ne peut pas déduire la connaissance de manière
analytique, selon une sorte de dérivation naturelle. On ne
peut pas, de façon nécessaire, la déduire des
instincts eux-mêmes. La connaissance, au fond, ne fait pas
partie de la nature humaine. C'est la lutte, le combat, le résultat
du combat, et c'est par conséquent le risque et le hasard
qui vont donner lieu à la connaissance. La connaissance n'est
pas instinctive, elle est contre-instinctive ; de même qu'elle
n'est pas naturelle, elle est contre-naturelle.
C'est le premier sens qui peut être donné à
l'idée que la connaissance est une invention et qu'elle n'a
pas d'origine. Mais l'autre sens qui peut être donné
à cette affirmation, ce serait que la connaissance, en plus
de ne pas être liée à la nature humaine, de
ne pas dériver de la nature humaine, n'est même pas
apparentée, par un droit d'origine, au monde à connaître.
Il n'y a, selon Nietzsche, aucune ressemblance, aucune affinité
préalable entre la connaissance et les choses qu'il faudrait
connaître. En termes plus rigoureusement kantiens, il faudrait
dire que les conditions de l'expérience et les conditions
de l'objet de l'expérience sont totalement hétérogènes.
Voilà la grande rupture avec ce qui avait été
la tradition de la philosophie occidentale, alors que Kant lui-même
avait été le premier à dire explicitement que
les conditions de l'expérience et celles de l'objet de l'expérience
étaient identiques. Nietzsche pense, au contraire, qu'entre
la connaissance et le monde à connaître il y a autant
de différence qu'entre la connaissance et la nature humaine.
On a alors une nature humaine, un monde, et quelque chose entre
les deux qui s'appelle la connaissance, sans qu'il y ait entre eux
aucune affinité, ressemblance ni même lien de nature.
La connaissance n'a pas de relation d'affinité avec le monde
à connaître, dit Nietzsche fréquemment. Je ne
citerai qu'un texte du Gai Savoir, aphorisme 109 : « Le caractère
de l'ensemble du monde est de toute éternité celui
du chaos, en raison non pas de l'absence de nécessité,
mais de l'absence d'ordre, d'articulation, de forme, de beauté,
de sagesse *. » Le monde ne cherche absolument pas à
imiter l'homme, il ignore toute loi. Gardons-nous de dire qu'il
y a des lois dans la nature. C'est contre un monde sans ordre, sans
enchaînement, sans forme, sans beauté, sans sagesse,
sans harmonie, sans loi que la connaissance doit lutter. C'est à
lui que la connaissance se rapporte. Il n'y a rien dans la connaissance
qui l'habilite, par un droit quelconque, à connaître
ce monde. Il n'est pas naturel à la nature d'être connue.
Ainsi, entre l'instinct et la connaissance, l'on trouve non pas
une continuité, mais une relation de lutte, de domination,
de servitude, de compensation ; de la même façon il
ne peut y avoir, entre la connaissance et les choses que la connaissance
doit connaître, aucune relation de continuité naturelle.
Il ne peut y avoir qu'une relation de violence, de domination, de
pouvoir et de force, de violation. La connaissance ne peut être
qu'une violation des choses à connaître, et non pas
une perception, une reconnaissance, une identification de celles-ci
ou à celles-ci.
Il me semble qu'il y a, dans cette analyse de Nietzsche, une double
et très importante rupture avec la tradition de la philosophie
occidentale, dont il faut retenir la leçon. La première
est la rupture entre la connaissance et les choses. Qu'est-ce qui,
effectivement, dans la philosophie occidentale, assurait que les
choses à connaître et la connaissance elle-même
étaient en relation de continuité ? Qu'est-ce qui
assurait à la connaissance le pouvoir de connaître
vraiment les choses du monde et de ne pas être indéfiniment
erreur, illusion, arbitraire ?
* Nietzsche (F.), Le Gai Savoir, op. cit., livre III, § 109,
p. 126.
Qu'est-ce qui garantissait cela dans la philosophie occidentale,
sinon Dieu ? Dieu, certainement, depuis Descartes, pour ne pas aller
au-delà, et même encore chez Kant, c'est ce principe
qui assure qu'il y a une harmonie entre la connaissance et les choses
à connaître. Pour démontrer que la connaissance
était une connaissance fondée, en vérité,
dans les choses du monde, Descartes a dû affirmer l'existence
de Dieu.
S'il n'existe plus de relation entre la connaissance et les choses
à connaître, si la relation entre la connaissance et
les choses connues est arbitraire, si elle est relation de pouvoir
et de violence, l'existence de Dieu au centre du système
de connaissance n'est plus indispensable. Dans le même passage
du Gai Savoir où il évoque l'absence d'ordre, d'enchaînement,
de forme, de beauté dans le monde, Nietzsche demande précisément
: « Quand toutes ces ombres de Dieu cesseront-elles de nous
obscurcir ? Quand aurons-nous totalement dédivinisé
la nature * ? »
* Ibid. Nietzsche (F.), Le Gai Savoir, op. cit..
La rupture de la théorie de la connaissance avec la théologie
commence de manière stricte avec une analyse comme celle
de Nietzsche.
En second lieu, je dirais que, s'il est vrai qu'entre la connaissance
et les instincts - tout ce qui fait, tout ce qui trame l'animal humain
- il n'y a que rupture, des relations de domination et de servitude,
des relations de pouvoir, alors disparaît non plus Dieu, mais
le sujet dans son unité et sa souveraineté.
En remontant à la tradition philosophique à partir
de Descartes, pour ne pas aller plus loin, on voit que l'unité
du sujet humain était assurée par la continuité
qui va du désir à la connaissance, de l'instinct au
savoir, du corps à la vérité. Tout cela assurait
l'existence du sujet. S'il est vrai qu'il y a, d'un côté,
les mécanismes de l'instinct, les jeux du désir, les
affrontements de la mécanique du corps et de la volonté,
et, de l'autre côté - à un niveau de la nature
totalement différent - , la connaissance, alors on n'a plus
besoin de l'unité du sujet humain. Nous pouvons admettre
des sujets, ou nous pouvons admettre que le sujet n'existe pas.
Voilà en quoi le texte de Nietzsche que j'ai cité,
consacré à l'invention de la connaissance, me semble
être en rupture avec la tradition la plus ancienne et la plus
établie de la philosophie occidentale.
Or, quand Nietzsche dit que la connaissance est le résultat
des instincts, mais qu'elle n'est pas un instinct, ni ne dérive
directement des instincts, que veut-il dire exactement et comment
conçoit-il ce curieux mécanisme par lequel les instincts,
sans avoir aucune relation de nature avec la connaissance, peuvent,
par leur simple jeu, produire, fabriquer, inventer une connaissance
qui n'a rien à voir avec eux ? Voilà la seconde série
de problèmes que j'aimerais aborder.
Il existe un texte dans Le Gai Savoir, aphorisme 333, que l'on
peut considérer comme l'une des analyses les plus strictes
que Nietzsche a faites de cette fabrication, de cette invention
de la connaissance. Dans ce long texte intitulé « Que
signifie connaître ? », Nietzsche reprend un texte de
Spinoza, où celui-ci opposait intelligere, comprendre, à
ridere, lugere et detestari *. Spinoza disait que, si nous voulons
comprendre les choses, si nous voulons effectivement les comprendre
dans leur nature, dans leur essence, et donc dans leur vérité,
il faut que nous nous gardions de rire d'elles, de les déplorer
ou de les détester. Ce n'est que lorsque ces passions s'apaisent
que nous pouvons enfin comprendre. Nietzsche dit que non seulement
cela n'est pas vrai, mais que c'est exactement le contraire qui
arrive. Intelligere, comprendre, n'est rien de plus qu'un certain
jeu ou, mieux, le résultat d'un certain jeu, d'une certaine
composition ou compensation entre ridere, rire ; lugere, déplorer
; et detestari, détester.
Nietzsche dit que nous ne comprenons que parce qu'il y a derrière
tout cela le jeu et la lutte de ces trois instincts, de ces trois
mécanismes, ou de ces trois passions que sont le rire, la
plainte et la haine **. À cet égard, il faut considérer
plusieurs choses.
* Op. cit., § 333, p. 210.
** Les volontés d'ironiser (Verlachen), de déplorer
(Beklagen), de honnir (Verwünschen), propose la traduction
Klossowski, éd. 1982, t. V, p. 222 (N.d.T.).
D'abord, nous devons remarquer que ces trois passions, ou ces trois
pulsions - rire, déplorer, détester - , ont en commun
le fait d'être une façon non pas de s'approcher de
l'objet, de s'identifier à lui, mais, au contraire, de maintenir
l'objet à distance, de s'en différencier ou de se
placer en rupture avec lui, de s'en protéger par le rire,
de le dévaloriser par la plainte, de l'éloigner et
éventuellement de le détruire par la haine. Par conséquent,
toutes ces pulsions qui sont à la racine de la connaissance
et la produisent ont en commun la mise à distance de l'objet,
une volonté de s'en éloigner et de l'éloigner
en même temps, enfin, de le détruire. Derrière
la connaissance, il y a une volonté, sans doute obscure,
non pas d'amener l'objet à soi, de s'identifier à
lui, mais, au contraire, une volonté obscure de s'en éloigner
et de le détruire. Méchanceté radicale de la
connaissance.
On arrive ainsi à une seconde idée importante : que
ces pulsions - rire, déplorer, détester - sont toutes
de l'ordre des mauvaises relations. Derrière la connaissance,
à la racine de la connaissance, Nietzsche ne met pas une
sorte d'affection, de pulsion ou de passion qui nous ferait aimer
l'objet à connaître, mais plutôt des pulsions
qui nous placent en position de haine, de mépris ou de crainte
devant des choses qui sont menaçantes et présomptueuses.
Si ces trois pulsions - rire, déplorer, haïr - arrivent
à produire la connaissance, ce n'est pas, selon Nietzsche,
parce qu'elles se sont apaisées, comme chez Spinoza, ou se
sont réconciliées, ou parce qu'elles sont parvenues
à une unité. C'est, au contraire, parce qu'elles ont
lutté entre elles, parce qu'elles se sont affrontées.
C'est parce que ces pulsions se sont combattues, parce qu'elles
ont essayé, comme dit Nietzsche, de se nuire les unes aux
autres, c'est parce qu'elles sont en état de guerre, dans
une stabilisation momentanée de cet état de guerre,
qu'elles arrivent à une espèce d'état, de coupure
où finalement la connaissance va apparaître comme l'
« étincelle entre deux épées ».
Il n'y a donc pas, dans la connaissance, une adéquation
à l'objet, une relation d'assimilation, mais plutôt
une relation de distance et de domination ; il n'y a pas, dans la
connaissance, quelque chose comme bonheur et amour, mais haine et
hostilité ; il n'y a pas unification, mais système
précaire de pouvoir. Les grands thèmes traditionnellement
présentés dans la philosophie occidentale ont été
entièrement questionnés dans le texte cité
de Nietzsche.
La philosophie occidentale - et, cette fois, il n'est pas nécessaire
de se référer à Descartes, on peut remonter
à Platon - a toujours caractérisé la connaissance
par le logocentrisme, par la ressemblance, par l'adéquation,
par la béatitude, par l'unité. Tous ces grands thèmes
sont maintenant mis en question. De là on comprend pourquoi
c'est à Spinoza que Nietzsche se réfère, car
Spinoza, de tous les philosophes occidentaux, est celui qui a mené
le plus loin cette conception de la connaissance comme adéquation,
béatitude et unité. Nietzsche met au centre, dans
la racine de la connaissance, quelque chose comme la haine, la lutte,
la relation de pouvoir.
On comprend alors pourquoi Nietzsche affirme que le philosophe
est celui qui se trompe le plus facilement sur la nature de la connaissance,
puisqu'il la pense toujours sous la forme de l'adéquation,
de l'amour, de l'unité, de la pacification. Or, si on veut
savoir ce qu'est la connaissance, il ne faut pas nous approcher
de la forme de vie, d'existence, d'ascétisme propre au philosophe.
Si on veut réellement connaître la connaissance, savoir
ce qu'elle est, l'appréhender dans sa racine, dans sa fabrication,
on doit s'approcher non pas des philosophes, mais des politiciens,
on doit comprendre quelles sont les relations de lutte et de pouvoir.
C'est seulement dans ces relations de lutte et de pouvoir, par la
manière dont les choses entre elles, les hommes entre eux
se haïssent, luttent, cherchent à se dominer les uns
les autres, veulent exercer, les uns sur les autres, des relations
de pouvoir que l'on comprend en quoi consiste la connaissance.
On peut alors comprendre comment une analyse de ce type nous introduit,
de manière efficace, à une histoire politique de la
connaissance, des faits de connaissance et du sujet de connaissance.
Mais, auparavant, j'aimerais répondre à une objection
possible : « Tout cela est très beau, mais n'est pas
chez Nietzsche ; c'est votre délire, votre obsession de trouver
partout des relations de pouvoir, d'introduire cette dimension du
politique jusque dans l'histoire de la connaissance ou dans l'histoire
de la vérité qui vous a fait croire que Nietzsche
disait cela. »
Je répondrai deux choses. D'abord, j'ai pris ce texte de
Nietzsche en fonction de mes intérêts, non pas pour
montrer que c'était la conception nietzschéenne de
la connaissance - car il y a d'innombrables textes assez contradictoires
entre eux à ce sujet - , mais seulement pour montrer qu'il
existe chez Nietzsche un certain nombre d'éléments
qui mettent à notre disposition un modèle pour une
analyse historique de ce que j'appellerais la politique de la vérité.
C'est un modèle que l'on trouve effectivement chez Nietzsche,
et je pense même qu'il constitue dans son oeuvre l'un des
modèles les plus importants pour la compréhension
de quelques éléments apparemment contradictoires de
sa conception de la connaissance.
En effet, si on admet que c'est là ce que Nietzsche entend
par découverte de la connaissance, si toutes ces relations
sont derrière la connaissance qui, d'une certaine façon,
n'est que leur résultat, on peut alors comprendre certains
textes de Nietzsche.
D'abord, tous ceux où Nietzsche affirme qu'il n'y a pas
de connaissance en soi. Encore une fois il faut penser à
Kant, rapprocher les deux philosophes et vérifier toutes
leurs différences. Ce que la critique kantienne mettait en
question, c'était la possibilité d'une connaissance
de l'en-soi, une connaissance d'une vérité ou d'une
réalité en soi. Nietzsche dit, dans La Généalogie
de la morale : « Gardons-nous donc mieux dorénavant,
messieurs les philosophes, [...] des tentacules de concepts contradictoires
tels que" raison pure', "spiritualité absolue',
"connaissance en soi” *. » Ou encore, dans La Volonté
de puissance, Nietzsche affirme qu'il n'y a pas d'être en
soi, de même qu'il ne peut pas y avoir de connaissance en
soi **. Et quand il dit cela, il désigne quelque chose de
totalement différent de ce que Kant entendait par connaissance
en soi. Nietzsche veut dire qu'il n'y a pas une nature de la connaissance,
une essence de la connaissance, de conditions universelles de la
connaissance, mais que la connaissance est, chaque fois, le résultat
historique et ponctuel de conditions qui ne sont pas de l'ordre
de la connaissance. La connaissance est en effet un événement
qui peut être placé sous le signe de l'activité.
La connaissance n'est pas une faculté ni une structure universelle.
Même quand elle utilise un certain nombre d'éléments,
qui peuvent passer pour universels, la connaissance sera seulement
de l'ordre du résultat, de l'événement, de
l'effet.
* Nietzsche (F.), La Généalogie de la morale, op.
cit., Troisième Dissertation : « Que signifient les
idéaux ascétiques ? », § 12, p. 309.
** Id., La Volonté de puissance (1885-1888 ; trad. G. Bianquis),
t. I, livre I : Critique des valeurs supérieures, rapportées
à la vie, § 175, p. 92.
On peut comprendre ainsi la série de textes où Nietzsche
affirme que la connaissance a un caractère perspectif. Quand
Nietzsche dit que la connaissance est toujours une perspective,
il ne veut pas dire, dans ce qui serait un mélange de kantisme
et d'empirisme, que la connaissance se trouve limitée chez
l 'homme par un certain nombre de conditions, de limites dérivées
de la nature humaine, du corps humain ou de la structure de la connaissance
elle-même. Quand il parle du caractère perspectif de
la connaissance, Nietzsche veut désigner le fait qu'il n'y
a de connaissance que sous la forme d'un certain nombre d'actes
qui sont différents entre eux et multiples dans leur essence
; actes par lesquels l'être humain s'empare violemment d'un
certain nombre de choses, réagit à un certain nombre
de situations, leur impose des rapports de forces. C'est-à-dire
que la connaissance est toujours une certaine relation stratégique
dans laquelle l'homme se trouve placé. C'est cette relation
stratégique qui va définir l'effet de connaissance
et c'est pour cela qu'il serait totalement contradictoire d'imaginer
une connaissance qui ne fût pas dans sa nature forcément
partiale, oblique, perspective. Le caractère perspectif de
la connaissance ne dérive pas de la nature humaine, mais
toujours du caractère polémique et stratégique
de la connaissance. On peut parler du caractère perspectif
de la connaissance parce qu'il y a bataille et que la connaissance
est l'effet de cette bataille.
C'est pour cela que nous trouvons chez Nietzsche l'idée,
qui revient constamment, que la connaissance est en même temps
ce qu'il y a de plus généralisant et de plus particulier.
La connaissance schématise, ignore les différences,
assimile les choses entre elles, et cela sans aucun fondement en
vérité. De ce fait, la connaissance est toujours une
méconnaissance. D'autre part, c'est toujours quelque chose
qui vise, méchamment, insidieusement et agressivement, individus,
choses, situations. Il n'y a de connaissance que dans la mesure
où, entre l'homme et ce qu'il connaît, s'établit,
se trame quelque chose comme une lutte singulière, un tête-à-tête
*, un duel. Il y a toujours dans la connaissance quelque chose qui
est de l'ordre du duel et qui fait qu'elle est toujours singulière.
Cela est le caractère contradictoire de la connaissance,
tel qu'il est défini dans les textes de Nietzsche qui apparemment
se contredisent : généralisante et toujours singulière.
* En français dans le texte.
Voilà donc comment, à travers les textes de Nietzsche,
on peut restituer non pas une théorie générale
de la connaissance, mais un modèle qui permet d'aborder l'objet
de ces conférences : le problème de la formation d'un
certain nombre de domaines de savoir à partir des rapports
de forces et des relations politiques dans la société.
Je reprends maintenant mon point de départ. Dans une certaine
conception que le milieu universitaire a du marxisme ou dans une
certaine conception du marxisme qui s'est imposée à
l'Université, il y a toujours, au fondement de l'analyse,
l'idée que les rapports de forces, les conditions économiques,
les relations sociales sont données préalablement
aux individus, mais en même temps s'imposent à un sujet
de connaissance qui demeure identique, sauf par rapport aux idéologies
prises comme des erreurs.
On arrive ainsi à cette notion très importante et
en même temps embarrassante d'idéologie. Dans les analyses
marxistes traditionnelles, l'idéologie est une espèce
d'élément négatif à travers lequel se
traduit le fait que la relation du sujet avec la vérité,
ou simplement la relation de connaissance, est troublée,
obscurcie, voilée par les conditions d'existence, par les
relations sociales ou par les formes politiques qui s'imposent de
l'extérieur au sujet de la connaissance. L'idéologie
est la marque, le stigmate de ces conditions politiques ou économiques
d'existence sur un sujet de connaissance qui, en droit, devrait
être ouvert à la vérité.
Ce que je prétends montrer dans ces conférences,
c'est comment, en fait, les conditions politiques, économiques
d'existence ne sont pas un voile ou un obstacle pour le sujet de
connaissance, mais ce à travers quoi se forment les sujets
de connaissance, et donc les relations de vérité.
Il ne peut y avoir certains types de sujets de connaissance, certains
ordres de vérité, certains domaines de savoir qu'à
partir de conditions politiques qui sont le sol où se forment
le sujet, les domaines de savoir et les relations avec la vérité.
Ce n'est qu'en nous débarrassant de ces grands thèmes
du sujet de connaissance - en même temps originaire et absolu
- , en utilisant éventuellement le modèle nietzschéen
que nous pourrons faire une histoire de la vérité.
Je présenterai quelques esquisses de cette histoire à
partir des pratiques judiciaires d'où sont nés les
modèles de vérité qui circulent encore dans
notre société, qui s'y imposent encore et qui valent
non seulement dans le domaine de la politique, dans le domaine du
comportement quotidien, mais jusque dans l'ordre de la science.
Jusque dans la science on trouve des modèles de vérité
dont la formation relève des structures politiques qui ne
s'imposent pas de l'extérieur au sujet de connaissance, mais
qui sont, elles-mêmes, constitutives du sujet de connaissance.
II
J'aimerais vous parler aujourd'hui de l'histoire d'Oedipe, sujet
qui depuis un an est devenu considérablement démodé.
Depuis Freud, l'histoire d'Oedipe était considérée
comme racontant la fable la plus ancienne de notre désir
et de notre inconscient. Or, depuis la publication, l'an dernier,
du livre de Deleuze et Guattari, L'Anti-Oedipe *, la référence
à Oedipe joue un rôle entièrement différent.
* Deleuze (G.) et Guattari (F.), Capitalisme et Schizophrénie,
t. I : L'Anti-Oedipe, Paris, Éd. de Minuit, 1972.
Deleuze et Guattari ont essayé de montrer que le triangle
oedipien père-mère-fils ne révèle pas
une vérité atemporelle, ni une vérité
profondément historique de notre désir. Ils ont essayé
de montrer que ce fameux triangle oedipien constitue, pour les analystes
qui le manipulent à l'intérieur de la cure, une certaine
façon de contenir le désir, d'assurer que le désir
ne vient pas s'investir, se répandre dans le monde qui nous
entoure, dans le monde historique, que le désir reste à
l'intérieur de la famille et se déroule comme un petit
drame presque bourgeois entre le père, la mère et
le fils.
Oedipe ne serait donc pas une vérité de la nature,
mais un instrument de limitation et de contrainte que les psychanalystes,
depuis Freud, utilisent pour contenir le désir et le faire
entrer dans une structure familiale définie par notre société
à un moment déterminé. En d'autres termes,
Oedipe, selon Deleuze et Guattari, ce n'est pas le contenu secret
de notre inconscient, mais la forme de contrainte que la psychanalyse
essaie d'imposer, dans la cure, à notre désir et à
notre inconscient. Oedipe est un instrument de pouvoir, est une
certaine manière par laquelle le pouvoir médical et
psychanalytique s'exerce sur le désir et l'inconscient.
J'avoue qu'un problème comme celui-là m'attire beaucoup
et que moi aussi je me sens tenté de rechercher, derrière
ce qu'on prétend qu'est l'histoire d'Oedipe, quelque chose
qui a à faire non pas avec l'histoire indéfinie, toujours
recommencée, de notre désir et de notre inconscient,
mais avec l'histoire d'un pouvoir, un pouvoir politique.
Je fais une parenthèse pour rappeler que tout ce que j'essaie
de dire, tout ce que Deleuze, avec plus de profondeur, a montré
dans son Anti-Oedipe, fait partie d'un ensemble de recherches qui
ne concernent pas, au contraire de ce qu'on dit dans les journaux,
ce que traditionnellement on appelle « structure ».
Ni Deleuze, ni Lyotard, ni Guattari, ni moi, ne faisons jamais des
analyses de structure, nous ne sommes absolument pas « structuralistes
». Si on me demandait ce que je fais et ce que d'autres font
mieux que moi, je dirais que nous ne faisons pas une recherche de
structure. Je ferais un jeu de mots et dirais que nous faisons des
recherches de dynastie. Je dirais, en jouant avec les mots grecs
dunamis dunasteia, que nous cherchons à faire apparaître
ce qui, dans l'histoire de notre culture, est resté jusqu'à
maintenant le plus caché, le plus occulté, le plus
profondément investi : les relations de pouvoir. Curieusement,
les structures économiques de notre société
sont mieux connues, mieux inventoriées, mieux dégagées
que les structures de pouvoir politique. J'aimerais montrer, dans
cette série de conférences, de quelle manière
les relations politiques se sont établies et ont été
profondément investies dans notre culture, donnant lieu à
une série de phénomènes qui ne peuvent être
expliqués que si on les met en rapport non pas avec les structures
économiques, les relations économiques de production,
mais avec les relations politiques qui investissent toute la trame
de notre existence.
Je prétends montrer comment la tragédie d'Oedipe,
celle qu'on peut lire dans Sophocle - je laisserai de côté
le problème du fonds mythique auquel elle se lie - , est représentative
et d'une certaine façon instauratrice d'un type déterminé
de relation entre pouvoir et savoir, entre pouvoir politique et
connaissance, dont notre civilisation ne s'est pas encore libérée.
Il me semble qu'il y a réellement un complexe d'Oedipe dans
notre civilisation. Mais il ne concerne pas notre inconscient et
notre désir, ni les relations entre désir et inconscient.
Si complexe d'Oedipe il y a, il ne se joue pas au niveau individuel,
mais collectif ; non pas à propos du désir et de l'inconscient,
mais à propos du pouvoir et du savoir. C'est cette espèce
de « complexe » que j'aimerais analyser.
La tragédie d'Oedipe * est fondamentalement le premier témoignage
que nous avons des pratiques judiciaires grecques. Comme chacun
sait, il s'agit d'une histoire où des personnes - un souverain,
un peuple - , ignorant une certaine vérité, réussissent,
par une série de techniques dont nous parlerons, à
découvrir une vérité qui met en question la
souveraineté même du souverain. La tragédie
d'Oedipe est donc l'histoire d'une recherche de la vérité
; c'est une procédure de recherche de la vérité
qui obéit exactement aux pratiques judiciaires grecques de
l'époque. Pour cette raison, le premier problème qui
se pose est celui de savoir ce qu'était dans la Grèce
archaïque la recherche judiciaire de la vérité.
Le premier témoignage que nous avons de la recherche de
la vérité dans la procédure judiciaire grecque
remonte à L'Iliade. Il s'agit de l'histoire du différend
opposant Antiloque et Ménélas pendant les jeux organisés
à l'occasion de la mort de Patrocle **. Parmi ces jeux, il
y a une course de chars qui, comme d'habitude, se déroulait
dans un circuit avec aller et retour, passant par une borne qu'il
fallait contourner au plus près possible. Les organisateurs
des jeux avaient placé à cet endroit quelqu'un qui
devait être le responsable de la régularité
de la course, et dont Homère dit, sans le nommer personnellement,
qu'il est un témoin, istor, celui qui est là pour
voir. La course se déroule et ceux qui sont en tête
au moment du tournant sont Antiloque et Ménélas. Une
irrégularité a lieu et, lorsque Antiloque arrive en
premier, Ménélas introduit une contestation et dit
au juge, ou au jury, qui doit décerner le prix qu'Antiloque
a commis une irrégularité. Contestation, litige, comment
établir la vérité ? Curieusement, dans ce texte
d'Homère, on ne fait pas appel à celui qui a vu, au
fameux témoin qui était auprès de la borne
et qui devrait attester ce qui s'est passé. On ne le convoque
pas pour témoigner, aucune question ne lui est posée.
Il y a seulement contestation entre les adversaires Ménélas
et Antiloque.
* Sophocle, Oedipe roi (trad. P. Masqueray) , Paris, Les Belles
Lettres, « Collection des universités de France »,
1940
** Homère, Iliade, t. IV, chant XXIII, 262-652 (trad. P
Mazon), Paris, Les Belles Lettres, « Collection des universités
de France », 1938, pp 108-123.
Celle-ci se développe de la manière suivante : après
l'accusation de Ménélas : « Vous avez commis
une irrégularité », et la défense d'Antiloque
: « Je n'ai pas commis d'irrégularité »,
Ménélas jette un défi : « Posez votre
main droite sur le front de votre cheval, tenez avec la main gauche
votre fouet et jurez devant Zeus que vous n'avez pas commis d'irrégularité.
» À ce moment, Antiloque, devant ce défi qui
est une épreuve *, renonce à l'épreuve, renonce
à porter serment et reconnaît ainsi qu'il a commis
l'irrégularité **.
Voilà une manière singulière de produire la
vérité, d'établir la vérité juridique.
On ne passe pas par le témoin, mais par une espèce
de jeu d'épreuve, de défi jeté par un adversaire
à un autre. L'un jette un défi, l'autre doit accepter
le risque ou y renoncer. Si par hasard il avait accepté le
risque, s'il avait réellement juré, la responsabilité
de ce qui arriverait, la découverte finale de la vérité,
incomberait immédiatement aux dieux. Et ce serait Zeus qui,
en punissant celui qui a fait le faux serment, si c'était
le cas, aurait manifesté la vérité avec sa
foudre.
Voilà la vieille et très archaïque pratique
de l'épreuve de la vérité, où celle-ci
est établie judiciairement non pas par une constatation,
un témoin, une enquête ou une inquisition, mais par
un jeu d'épreuve. L'épreuve est caractéristique
de la société grecque archaïque. Nous allons
aussi la retrouver dans le haut Moyen Âge.
Il est évident que, quand Oedipe et toute la cité
de Thèbes cherchent la vérité, ce n'est pas
ce modèle qu'ils utilisent. Les siècles ont passé.
Il est cependant intéressant d'observer que nous retrouvons
encore dans la tragédie de Sophocle un ou deux restes de
la pratique d'établissement de la vérité par
l'épreuve. D'abord, dans la scène entre Créon
et Oedipe. Quand Oedipe critique son beau-frère pour avoir
tronqué la réponse de l'oracle de Delphes, en disant
: « Tu as inventé tout cela simplement pour prendre
mon pouvoir, pour me remplacer. » Et Créon répond,
sans qu'il cherche à établir la vérité
à travers des témoins : « Eh bien, nous allons
jurer. Et je vais jurer que je n'ai fait aucun complot contre toi.
» Cela est dit en présence de Jocaste, qui accepte
le jeu, qui est comme la responsable de la régularité
du jeu. Créon répond à Oedipe selon la vieille
formule du litige entre guerriers ***.
* En français dans le texte (N.d.T.).
** Ibid., 581-585, p. 121.
*** Sophocle, op. cit., 642-648, p. 164.
Nous pourrions dire, en second lieu, que dans toute la pièce
nous trouvons ce système du défi et de l'épreuve.
Oedipe, quand il apprend que la peste de Thèbes était
due à la malédiction des dieux en conséquence
de la souillure et du meurtre, s'engage à bannir la personne
qui aurait commis ce crime, sans savoir, naturellement, que c'était
lui-même qui l'avait commis. Il se trouve ainsi impliqué
par son propre serment, de la même façon que, lors
des rivalités entre des guerriers archaïques, les adversaires
s'incluaient dans les serments de promesse et de malédiction.
Ces restes de la vieille tradition réapparaissent quelquefois
au long de la pièce. Mais, en vérité, toute
la tragédie d'Oedipe se fonde sur un mécanisme entièrement
différent. C'est ce mécanisme d'établissement
de la vérité que j'aimerais exposer.
Il me semble que ce mécanisme de la vérité
obéit initialement à une loi, à une espèce
de forme pure, que nous pourrions appeler la loi des moitiés.
C'est par moitiés qui s'ajustent et s'emboîtent que
procède la découverte de la vérité dans
Oedipe. Oedipe envoie consulter le dieu de Delphes, le roi Apollon.
La réponse d'Apollon, quand nous l'examinons en détail,
est donnée en deux parties. Apollon commence par dire : «
Le pays est atteint par une souillure. » À cette première
réponse manque, d'une certaine façon, une moitié
: il y a une souillure, mais qui a souillé ou qu'est-ce qui
a été souillé ? Par conséquent, il faut
se poser une seconde question, et Oedipe force Créon à
donner une seconde réponse, en demandant à quoi est
due la souillure. La seconde moitié apparaît : ce qui
a causé la souillure, c'est un assassinat. Mais quiconque
dit assassinat dit deux choses ; il dit qui a été
assassiné et qui a assassiné. On demande à
Apollon : « Qui a été assassiné ? »
La réponse est : Laïos, l'ancien roi. On demande : «
Qui l'a assassiné ? »À ce moment-là,
le roi Apollon se refuse à répondre, et, comme dit
Oedipe, on ne peut pas forcer la vérité des dieux.
Il reste, donc, une moitié manquante. À la souillure
correspondait la moitié de l'assassinat. À l'assassinat
correspondait la première moitié : qui a été
assassiné. Mais il manque la seconde moitié : le nom
de l'assassin.
Pour savoir le nom de l'assassin, il va falloir faire appel à
quelque chose, à quelqu'un, puisqu'on ne peut pas forcer
la volonté des dieux. Cet autre, le double d'Apollon, son
double humain, son ombre mortelle, c'est le devin Tirésias,
lequel, comme Apollon, est quelqu'un de divin, theios mantis, le
devin divin. Il est très proche d'Apollon, il est aussi appelé
roi, anax ; mais il est périssable, alors qu'Apollon est
immortel ; et surtout il est aveugle, il est plongé dans
la nuit, alors qu'Apollon est le dieu du soleil. Il est la moitié
d'ombre de la vérité divine, le double que le dieu-lumière
projette en noir sur la surface de la Terre. C'est cette moitié
que l'on va interroger. Et Tirésias répond à
Oedipe, en disant : « C'est toi qui as tué Laïos.
»
Par conséquent, nous pouvons dire que, dès la seconde
scène d'Oedipe, tout a été dit et représenté.
On a la vérité, puisque Oedipe est effectivement désigné
par l'ensemble constitué par les réponses d'Apollon,
d'un côté, et la réponse de Tirésias,
de l'autre. Le jeu des moitiés est complet : souillure, assassinat
; qui a été tué, qui a tué. Nous avons
tout. Mais sous la forme bien particulière de la prophétie,
de la prédiction, de la prescription. Le devin Tirésias
ne dit pas exactement à Oedipe : « C'est toi qui as
tué. » Il dit : « Tu as promis de bannir celui
qui a tué, je t'ordonne d'accomplir ton voeu et de t'expulser
toi-même. » De la même façon, Apollon n'avait
pas dit exactement : « Il y a souillure et c'est pour cela
que la cité est plongée dans la peste. » Apollon
a dit : « Si vous voulez que la peste finisse, il faut vous
laver de la souillure. » Tout cela a été dit
sous la forme du futur, de la prescription, de la prédiction
; rien ne se réfère à l'actualité du
présent, rien n'est montré du doigt.
On a toute la vérité, mais sous la forme prescriptive
et prophétique qui est caractéristique à la
fois de l'oracle et du devin. À cette vérité,
qui, d'une certaine façon, est complète, totale, où
tout a été dit, il manque cependant quelque chose
qui est la dimension du présent, de l'actualité, de
la désignation de quelqu'un. Il manque le témoignage
de ce qui s'est réellement passé. Curieusement, toute
cette vieille histoire est formulée par le devin et par le
dieu sous la forme du futur. Nous avons besoin maintenant du présent
et du témoignage du passé : le témoignage présent
de ce qui est réellement arrivé.
Cette seconde moitié, passé et présent, de
cette prescription et de cette prévision est donnée
par le reste de la pièce. Elle aussi est donnée par
un étrange jeu de moitiés. D'abord, il faut établir
qui a tué Laïos. Cela est obtenu au cours de la pièce
par l'accouplement de deux témoignages. Le premier est donné
spontanément et par inadvertance par Jocaste, lorsqu'elle
dit : « Tu vois bien que ce n'est pas toi, Oedipe, qui a tué
Laïos, contrairement à ce que dit le devin. La meilleure
preuve de cela est que Laïos a été tué
par plusieurs hommes au croisement de trois chemins. » À
ce témoignage va répondre l'inquiétude, presque
la certitude déjà, d'Oedipe : « Tuer un homme
au croisement de trois chemins, c'est exactement ce que j'ai fait
; je me souviens qu'en arrivant à Thèbes j'ai tué
quelqu'un au croisement de trois chemins. » Ainsi, par le
jeu de ces deux moitiés qui se complètent, le souvenir
de Jocaste et le souvenir d'Oedipe, nous avons cette vérité
presque complète, la vérité sur l'assassinat
de Laïos. Presque complète, car il manque encore un
petit fragment : la question de savoir s'il a été
tué par un seul ou par plusieurs, ce qui d'ailleurs n'est
pas résolu dans la pièce.
Mais cela est seulement la moitié de l'histoire d'Oedipe,
car Oedipe n'est pas seulement celui qui a tué le roi Laïos,
il est aussi celui qui a tué son propre père et qui,
après l'avoir tué, s'est marié avec sa propre
mère. Cette seconde moitié de l'histoire manque encore
après l'accouplement des témoignages de Jocaste et
d'Oedipe. Ce qui manque est exactement ce qui leur donne une sorte
d'espoir, car le dieu a prédit que Laïos ne serait pas
tué par n'importe qui, mais par son fils. Par conséquent,
tant qu'on n'aura pas prouvé qu'Oedipe est le fils de Laïos,
la prédiction ne sera pas réalisée. Cette seconde
moitié est nécessaire pour que la totalité
de la prédiction soit établie, dans la dernière
partie de la pièce, par l'accouplement de deux témoignages
différents. L'un sera celui de l'esclave qui vient de Corinthe
annoncer à Oedipe que Polybe est mort. Oedipe, qui ne pleure
pas la mort de son père, se réjouit en disant : «
Ah ! Mais au moins je ne l'ai pas tué, au contraire de ce
que dit la prédiction. » Et l'esclave réplique
: « Polybe n'était pas ton père. »
Nous avons ainsi un nouvel élément : Oedipe n'est
pas le fils de Polybe. C'est alors qu'intervient le dernier esclave,
celui qui avait fui après le drame, celui qui s'était
enfoui dans le fond du Cithéron, celui qui avait caché
la vérité dans sa cabane, le gardien de brebis, qui
est appelé pour être interrogé sur ce qui est
arrivé et qui dit : « En effet, j'ai donné jadis
à ce messager un enfant qui venait du palais de Jocaste et
dont on m'a dit qu'il était son fils. »
Nous voyons qu'il manque encore la dernière certitude, car
Jocaste n'est pas présente pour attester que c'est elle qui
a donné l'enfant à l'esclave. Mais, excepté
cette petite difficulté, maintenant le cycle est complet.
Nous savons qu'Oedipe était fils de Laïos et de Jocaste,
qu'il a été donné à Polybe, que c'est
lui qui, croyant être le fils de Polybe et retournant à
Thèbes - qu'il ne savait pas être sa patrie - , pour
échapper à la prophétie, a tué, au croisement
des trois chemins, le roi Laïos, son vrai père. Le cycle
est bouclé. Il s'est fermé par une série d'emboîtements
de moitiés qui s'ajustent les unes aux autres. Comme si toute
cette longue et complexe histoire de l'enfant à la fois exilé
et fuyant la prophétie, exilé à cause de la
prophétie, avait été cassée en deux,
et ensuite chaque fragment brisé à nouveau en deux,
et tous ces fragments répartis entre des mains différentes.
Il a fallu cette réunion du dieu et de son prophète,
de Jocaste et d'Oedipe, de l'esclave de Corinthe et de l'esclave
de Cithéron pour que toutes ces moitiés et ces moitiés
de moitiés viennent s'ajuster les unes aux autres, s'adapter,
s'emboîter et reconstituer le profil total de l'histoire.
Cette forme, réellement impressionnante dans l'Oedipe de
Sophocle, n'est pas seulement une forme rhétorique. Elle
est en même temps religieuse et politique. Elle consiste dans
la fameuse technique du symbolon, le symbole grec. Un instrument
de pouvoir, d'exercice de pouvoir qui permet à quelqu'un,
qui détient un secret ou un pouvoir, de casser en deux parts
un objet quelconque, en céramique, de garder une des parts
et de confier l'autre à quelqu'un qui doit porter le message
ou attester son authenticité. C'est par l'ajustement de ces
deux moitiés qu'on pourra reconnaître l'authenticité
du message, c'est-à-dire la continuité du pouvoir
qui s'exerce. Le pouvoir se manifeste, complète son cycle,
maintient son unité grâce à ce jeu de petits
fragments - séparés les uns des autres - d'un même
ensemble, d'un unique objet, dont la configuration générale
est la forme manifeste du pouvoir. L'histoire d'Oedipe est la fragmentation
de cette pièce dont la possession intégrale, réunifiée,
authentifie la détention du pouvoir et les ordres donnés
par lui. Les messages, les messagers qu'il envoie et qui doivent
revenir authentifieront leur liaison au pouvoir par le fait que
chacun d'eux détient un fragment de la pièce et peut
l'ajuster aux autres fragments. Celle-ci est la technique juridique,
politique et religieuse de ce que les Grecs appellent symbolon,
le symbole.
L'histoire d'Oedipe, telle qu'elle est représentée
dans la tragédie de Sophocle, obéit à ce symbolon
: forme non pas rhétorique, mais religieuse, politique, quasi
magique de l'exercice du pouvoir.
Si nous observons maintenant non pas la forme de ce mécanisme
où le jeu des moitiés qui se fragmentent et finissent
par s'ajuster, mais l'effet qui est produit par ces ajustements
réciproques, on verra une série de choses. D'abord,
une sorte de déplacement dans la mesure où les moitiés
s'ajustent. Le premier jeu de moitiés qui s'ajustent est
celui du roi Apollon et du devin Tirésias : le niveau de
la prophétie ou des dieux. Ensuite, la seconde série
de moitiés qui s'ajustent est formée par Oedipe et
Jocaste. Leurs deux témoignages se trouvent au milieu de
la pièce. C'est le niveau des rois, des souverains. Finalement,
le dernier couple de témoignages qui intervient, la dernière
moitié qui vient compléter l'histoire, n'est pas constitué
par les dieux ni par les rois, mais par les serviteurs et les esclaves.
Le plus humble esclave de Polybe et principalement le plus caché
des bergers de la forêt du Cithéron vont énoncer
la vérité dernière et apporter le dernier témoignage.
Nous avons ainsi un résultat curieux. Ce qui avait été
dit en termes de prophétie au début de la pièce
va être redit sous la forme de témoignages par les
deux bergers. Et de même que la pièce passe des dieux
aux esclaves, les mécanismes de l'énonciation de la
vérité ou de la forme sous laquelle la vérité
s'énonce changent également. Quand le dieu et le devin
parlent, la vérité se formule en forme de prescription
et de prophétie, sous la forme d'un regard éternel
et tout-puissant du dieu Soleil, sous la forme du regard du devin
qui, quoique aveugle, voit le passé, le présent et
le futur. C'est cette espèce de regard magico-religieux qui
fait briller au début de la pièce une vérité
à laquelle Oedipe et le Choeur ne veulent pas croire. Au
niveau plus bas, nous trouvons aussi le regard. Car, si les deux
esclaves peuvent témoigner, c'est parce qu'ils ont vu. L'un
a vu Jocaste lui remettre un enfant pour qu'il l'emmène à
la forêt et l'y abandonne. L'autre a vu l'enfant dans la forêt,
a vu son compagnon esclave lui remettre cet enfant et se souvient
d'avoir porté celui-ci au palais de Polybe. Il s'agit encore
ici du regard. Non plus du grand regard éternel, éclairant,
éblouissant, fulgurant du dieu et de son devin, mais de celui
des personnes qui ont vu et se souviennent d'avoir vu avec leurs
propres yeux humains. C'est le regard du témoin. C'est à
ce regard que Homère ne faisait pas référence
quand il parlait du conflit et du litige entre Antiloque et Ménélas.
Nous pouvons donc dire que toute la pièce d'Oedipe est une
manière de déplacer l'énonciation de la vérité
d'un discours de type prophétique et prescriptif vers un
autre discours d'ordre rétrospectif, non plus de l'ordre
de la prophétie, mais du témoignage. C'est encore
une certaine manière de déplacer l'éclat, ou
la lumière de la vérité de l'éclat,
prophétique et divin, vers le regard, en quelque sorte empirique
et quotidien, des bergers. Il y a une correspondance entre les bergers
et les dieux. Ils disent la même chose, ils voient la même
chose, mais non pas avec le même langage ni avec les mêmes
yeux. Dans toute la tragédie, nous voyons cette même
vérité qui se présente et se formule de deux
manières différentes, avec d'autres mots en un autre
discours, avec un autre regard. Mais ces regards se correspondent
l'un l'autre. Les bergers répondent exactement aux dieux
et l'on peut même dire que les bergers les symbolisent. Ce
que disent les bergers, c'est au fond, mais d'une autre façon,
ce que les dieux avaient déjà dit.
Nous avons là l'un des traits les plus fondamentaux de la
tragédie d'Oedipe : la communication entre les bergers et
les dieux, entre le souvenir des hommes et les prophéties
divines. Cette correspondance définit la tragédie
et établit un monde symbolique où le souvenir et le
discours des hommes sont comme une marge empirique de la grande
prophétie des dieux.
Voilà l'un des points sur lesquels nous devons insister
pour comprendre ce mécanisme de la progression de la vérité
dans Oedipe.
D'un côté se trouvent les dieux, de l'autre, les bergers.
Mais, entre les deux, il y a le niveau des rois, ou mieux : le niveau
d'Oedipe. Quel est son niveau de savoir, que signifie son regard
?
À ce sujet, il faut rectifier certaines choses. On dit habituellement,
quand on analyse la pièce, qu'Oedipe est celui qui ne savait
rien, qui était aveugle, qui avait les yeux voilés
et la mémoire bloquée, car il n'avait jamais mentionné
et paraissait avoir oublié ses propres gestes en tuant le
roi au croisement des trois chemins. Oedipe, l'homme de l'oubli,
l'homme du non-savoir, l'homme de l'inconscient pour Freud. On connaît
tous les jeux de mots qui ont été faits avec le nom
d'Oedipe. Mais n'oublions pas que ces jeux sont multiples et que
les Grecs eux-mêmes avaient déjà remarqué
que dans Oidipous nous avons le mot oida qui signifie à la
fois « avoir vu » et « savoir ». J'aimerais
montrer qu'Oedipe, dans ce mécanisme du sumbolon, de moitiés
qui communiquent, de jeu de réponses entre les bergers et
les dieux, n'est pas celui qui ne savait pas, mais, au contraire,
celui qui savait trop. Celui qui unissait son savoir et son pouvoir
d'une certaine manière condamnable, et que l'histoire d'Oedipe
devait expulser définitivement de l'histoire.
Le titre même de la tragédie de Sophocle est intéressant
: Oedipe, c'est Oedipe roi, Oidipous turannos. Il est difficile
de traduire le mot turannos. La traduction ne rend pas compte du
signifié exact du mot. Oedipe est l'homme du pouvoir, l'homme
qui exerce un certain pouvoir. Et il est caractéristique
que le titre de la pièce de Sophocle ne soit pas Oedipe,
l'incestueux, ni Oedipe, le meurtrier de son père, mais Oedipe
roi. Que signifie la royauté d'Oedipe ?
Nous pouvons remarquer l'importance de la thématique du
pouvoir tout au long de la pièce. Pendant toute celle-ci,
ce qui est en question est essentiellement le pouvoir d'Oedipe,
et c'est cela qui fait qu'il se sent menacé.
Oedipe, dans toute la tragédie, ne dira jamais qu'il est
innocent, qu'il a fait peut-être quelque chose, mais que cela
a été contre son gré, que quand il a tué
cet homme-là il ne savait pas qu'il s'agissait de Laïos.
Cette défense au niveau de l'innocence et de l'inconscience
n'est jamais entreprise par le personnage de Sophocle dans Oedipe
rot.
Ce n'est que dans Oedipe à Colone * qu'on verra gémir
un Oedipe aveugle et misérable, au long de la pièce,
disant : « Je n'y pouvais rien, les dieux m'ont pris à
un piège que je ne connaissais pas. » Dans Oedipe roi,
il ne se défend nullement sur le plan de son innocence. Son
problème est seulement le pouvoir. Pourra-t-il garder le
pouvoir ? C'est ce pouvoir qui est en jeu du début à
la fin de la pièce.
* Sophocle, Oedipe à Colone (trad. P. Masqueray), Paris,
Les Belles Lettres, « Collection des universités de
France », 1924, 273-277, p. 165, et 547-548, pp. 176-177.
Dans la première scène, c'est dans sa condition de
souverain que les habitants de Thèbes ont recours à
Oedipe contre la peste. « Tu as le pouvoir, tu dois nous guérir
de la peste. » Et il répond en disant : « J'ai
grand intérêt à vous guérir de la peste,
car cette peste qui vous atteint m'atteint aussi dans ma souveraineté
et dans ma royauté. » C'est en tant qu'intéressé
au maintien de sa propre royauté qu'Oedipe veut chercher
la solution du problème. Et, quand il commence à se
sentir menacé par les réponses qui surgissent autour
de lui, quand l'oracle le désigne et le devin dit de manière
encore plus claire que c'est lui le coupable, Oedipe, sans répondre
en termes d'innocence, dit à Tirésias : « Tu
veux mon pouvoir ; tu as armé un complot contre moi pour
me priver de mon pouvoir *. »
Il ne s'effraie pas à l'idée qu'il pourrait avoir
tué le père ou le roi. Ce qui l'effraie, c'est de
perdre son propre pouvoir.
Au moment de la grande dispute avec Créon, il lui dit :
« Tu as apporté un oracle de Delphes, mais cet oracle,
tu l'as faussé, car, fils de Laïos, tu revendiques un
pouvoir qui m'a été donné **. » Ici encore,
Oedipe se sent menacé par Créon au niveau du pouvoir
et non pas au niveau de son innocence ou de sa culpabilité.
Ce qui est en question dans tous ces affrontements du début
de la pièce, c'est le pouvoir.
Et quand, à la fin de la pièce, la vérité
va être découverte, quand l'esclave de Corinthe dit
à Oedipe : « Ne t'inquiète pas, tu n'es pas
le fils de Polybe » ***, Oedipe ne songera pas à ce
que, n'étant pas le fils de Polybe, il pourra être
le fils d'un autre et peut-être de Laïos. Il dit : «
Tu dis cela pour me faire honte, pour faire croire au peuple que
je suis fils d'un esclave ; mais même si je suis le fils d'un
esclave, cela ne m'empêchera pas d'exercer le pouvoir ; je
suis un roi comme les autres ****. » Ici encore, c'est du
pouvoir qu'il s'agit. C'est en tant que chef de la justice, en tant
que souverain qu'Oedipe convoquera à ce moment le dernier
témoin : l'esclave du Cithéron. C'est en tant que
souverain que, menaçant celui-ci de torture, il lui arrachera
la vérité. Et quand la vérité est arrachée,
quand on sait qui était Oedipe et ce qu'il a fait - meurtre
du père, inceste avec la mère - , que dit le peuple
de Thèbes ? « Nous t'appelions notre roi. »
* Sophocle, Oedipe Roi, op. cit., 399-400, p. 155.
** Ibid., 532-542, p. 160.
*** Ibid., 1016-1018, P 178.
**** Ibid., 1202, p. 185.
Cela signifiant que le peuple de Thèbes, en même temps
qu'il reconnaît en Oedipe celui qui a été son
roi, par l'usage de l'imparfait - » appelions » - le
déclare maintenant destitué de la royauté.
Ce qui est en question, c'est la chute du pouvoir d'Oedipe. La
preuve en est que, quand Oedipe perd le pouvoir au profit de Créon,
les dernières répliques de la pièce tournent
encore autour du pouvoir. Le dernier mot adressé à
Oedipe, avant qu'on l'amène à l'intérieur du
palais, est prononcé par le nouveau roi, Créon : «
Ne cherche plus à être le maître *. » Le
mot employé est kratein ; ce qui veut dire qu'Oedipe ne doit
plus commander. Et Créon ajoute encore : acratesas, un mot
qui veut dire « après être arrivé au sommet
», mais qui est aussi un jeu de mots où le a a un sens
privatif : « ne possédant plus le pouvoir » ;
acratesas signifie en même temps : « toi qui es monte
jusqu’au sommet et qui maintenant n as plus le pouvoir ».
* Ibid., 1522-1523, p. 196.
Après cela, le peuple intervient et salue Oedipe pour la
dernière fois en disant : « Toi qui étais cratistos
», c'est-à-dire : « Toi qui étais au sommet
du pouvoir. » Or le premier salut du peuple de Thèbes
à Oedipe était « ô cratunon oidipous »,
c'est-à-dire : « Oedipe tout-puissant ! » Entre
ces deux saluts du peuple s'est déroulée toute la
tragédie. La tragédie du pouvoir et de la détention
du pouvoir politique. Mais qu'est-ce que ce pouvoir d'Oedipe ? Comment
se caractérise-t-il ? Ses caractéristiques sont présentes
dans la pensée, dans l'histoire et dans la philosophie grecques
de l'époque. Oedipe est appelé basileus anax, le premier
des hommes, celui qui a la crateia, celui qui détient le
pouvoir, et il est même appelé turannos. « Tyran
» ne doit pas être entendu ici dans son sens strict,
tant il est vrai que Polybe, Laïos et tous les autres ont été
appelés aussi turannos.
Un certain nombre de caractéristiques de ce pouvoir apparaît
dans la tragédie d'Oedipe. Oedipe a le pouvoir. Mais il l'a
obtenu à travers une série d'histoires, d'aventures,
qui ont fait de lui, au départ, l'homme le plus misérable
- enfant expulsé, perdu, voyageur errant - et, ensuite, l'homme
le plus puissant. Il a connu un destin inégal. Il a connu
la misère et la gloire. Il a été au point le
plus haut, quand on croyait qu'il était le fils de Polybe,
et a été au point le plus bas, quand il est devenu
un personnage errant de cité en cité. Plus tard, à
nouveau, il a atteint le sommet. « Les années qui ont
grandi avec moi, dit-il, m'ont tantôt rabaissé, tantôt
exalté. »
Cette alternance du destin est un trait caractéristique
de deux types de personnage.
Le personnage légendaire du héros épique qui
a perdu sa citoyenneté et sa patrie et qui, après
un certain nombre d'épreuves, retrouve la gloire ; et le
personnage historique du tyran grec de la fin du VIe et du début
du Ve siècle. Le tyran étant celui qui, après
avoir connu plusieurs aventures et après être arrivé
au sommet du pouvoir, était toujours menacé de le
perdre. L'irrégularité du destin est caractéristique
du personnage du tyran tel qu'il est décrit dans les textes
grecs de cette époque.
Oedipe est celui qui, après avoir connu la misère,
a connu la gloire ; celui qui est devenu roi après avoir
été héros. Mais, s'il devient roi, c'est parce
qu'il a guéri la cité de Thèbes en tuant la
divine Chanteuse, la Chienne qui dévorait tous ceux qui ne
déchiffraient pas ses énigmes. Il avait guéri
la cité, lui avait permis de se redresser, comme il dit,
de respirer au moment où elle avait perdu haleine. Pour désigner
cette guérison de la cité, Oedipe emploie l'expression
orthosan, « redresser », anthropon polin, « redresser
la cité ». Or c'est cette expression que nous trouvons
dans le texte de Solon. Solon qui n'est pas exactement un tyran,
mais le législateur, se vantait d'avoir redressé la
cité athénienne à la fin du VIe siècle.
C'est aussi la caractéristique de tous les tyrans qui ont
surgi en Grèce pendant les Vile et VIe siècles. Non
seulement ils ont connu des hauts et des bas, mais ils ont eu aussi
pour rôle de redresser les cités à travers une
distribution économique juste, comme Kypsélos à
Corinthe, ou à travers des lois justes, comme Solon à
Athènes. Voilà, donc, deux caractéristiques
fondamentales du tyran grec tel que nous le montrent les textes
de l'époque de Sophocle ou même antérieurs à
celle-ci.
On trouve aussi dans Oedipe une série de caractéristiques
non plus positives mais négatives de la tyrannie. Plusieurs
choses sont reprochées à Oedipe dans ses discussions
avec Tirésias et Créon, voire avec le peuple. Créon,
par exemple, lui dit : « Tu es dans l'erreur ; tu t'identifies
avec cette cité où tu n'es pas né, tu imagines
que tu es cette cité et que celle-ci t'appartient ; moi aussi
je fais partie de cette cité, elle n'est pas seulement à
toi *. » Or, si nous considérons les histoires qu'Hérodote,
par exemple, racontait sur les vieux tyrans grecs, en particulier
sur Kypsélos de Corinthe, nous voyons qu'il s'agit de quelqu'un
qui jugeait posséder la cité **. Kypsélos disait
que Zeus lui avait donné la cité et que, lui, il l'avait
rendue aux citoyens. On trouve exactement la même chose dans
la tragédie de Sophocle.
* Ibid., 629-630, p. 163.
** Hérodote, Histoires (trad. Ph. Legrand), Paris, Les Belles
Lettres, « Collection des universités de France »,
1946, livre V : Terpsichore, § 92, pp. 126-127. Kypsélos
régna sur Corinthe de 657 à 627 avant Jésus-Christ.
De la même façon, Oedipe est celui qui n'accorde pas
d'importance aux lois et qui les remplace par ses volontés
et ses ordres. Ille dit clairement. Lorsque Créon lui reproche
de vouloir l'exiler, en disant que cette décision n'était
pas juste, Oedipe répond : « Peu m'importe que ce soit
juste ou non, il faut obéir tout de même *. »
Sa volonté sera la loi de la cité. C'est pour cela
qu'au moment où commence sa chute le Choeur du peuple reprochera
à Oedipe d'avoir méprisé la dike **, la justice.
Il faut donc reconnaître en Oedipe un personnage bien défini,
signalé, catalogué, caractérisé par
la pensée grecque du Ve siècle : le tyran.
* Sophocle, op. cit., 627-628, p 163
** Le texte portugais donne ici tuje, mot qui signifie plutôt
la fortune, le sort, non la justice En outre, ce mot n'est pas dans
le chant du Choeur, lequel nomme, par contre, Dike, « la Justice
» ; voir Oedipe roi, 885 (trad. fr. Mazon), Paris, Les Belles
Lettres, p 104 (N.d. T.).
Ce personnage du tyran n'est pas seulement caractérisé
par le pouvoir, mais aussi par un certain type de savoir. Le tyran
grec n'était pas simplement celui qui prenait le pouvoir.
Il était celui qui prenait le pouvoir parce qu'il détenait
ou faisait valoir le fait de détenir un certain savoir supérieur
en efficacité à celui des autres. C'est précisément
le cas d'Oedipe. Oedipe est celui qui a réussi à résoudre
par sa pensée, par son savoir la fameuse énigme du
Sphinx. Et de même que Solon a pu donner effectivement à
Athènes des lois justes, de même que Solon a pu redresser
la cité parce qu'il était sofos, sage, Oedipe, aussi,
a pu résoudre l'énigme du Sphinx parce qu'il était
sofos.
Qu'est-ce que ce savoir d'Oedipe ? Comment se caractérise-t-il
? Le savoir d'Oedipe est caractérisé tout au long
de la pièce. Oedipe dit à tout moment qu'il a vaincu
les autres, qu'il a résolu l'énigme du Sphinx, qu'il
a guéri la cité au moyen de ce qu'il appelle gnome,
sa connaissance ou sa tejne. D'autres fois, pour désigner
son mode de savoir, il se dit celui qui a trouvé, eureka.
C'est le mot qu'Oedipe utilise le plus souvent pour désigner
ce qu'il a fait jadis et est en train d'essayer de faire maintenant.
Si Oedipe a résolu l'énigme du Sphinx, c'est parce
qu'il a « trouvé ». S'il veut sauver de nouveau
Thèbes, il lui faut de nouveau trouver, euriskein. Que signifie
euriskein ? Cette activité de « trouver » est
caractérisée initialement dans la pièce comme
une chose qui se fait toute seule. Oedipe insiste sur cela sans
cesse. « Lorsque j'ai résolu l'énigme du Sphinx,
je ne me suis adressé à personne », dit-il au
peuple et au devin. Il dit au peuple : « Vous n'auriez d'aucune
façon pu m'aider à résoudre l'énigme
du Sphinx ; vous ne pouviez rien faire contre la divine Chanteuse.
»
Et il dit à Tirésias : « Mais quel devin es-tu,
qui n'as pas été capable de délivrer Thèbes
du Sphinx ? Alors que tous étaient plongés dans la
terreur, j'ai délivré Thèbes tout seul ; je
n'ai rien appris de personne, je ne me suis servi d'aucun messager,
je suis venu en personne. » Trouver, c'est quelque chose qui
se fait tout seul. Trouver est aussi ce qu'on fait lorsqu'on ouvre
les yeux. Et Oedipe est l'homme qui ne cesse pas de dire : «
J'ai enquêté, et puisque personne n'a été
capable de me donner des renseignements, j'ai ouvert les yeux et
les oreilles, j'ai vu. » Le verbe oida, qui signifie en même
temps « savoir » et « voir », est fréquemment
utilisé par Oedipe. Oidipous est celui qui est capable de
cette activité de voir et de savoir. Il est l'homme du voir,
l'homme du regard, et il le sera jusqu'à la fin.
Si Oedipe tombe dans un piège, c'est précisément
parce que, dans sa volonté de trouver, il a poussé
le témoignage, le souvenir, la recherche des personnes qui
ont vu, jusqu'au moment où on a déniché, du
fond du Cithéron, l'esclave qui avait assisté à
tout et qui savait la vérité. Le savoir d'Oedipe est
cette espèce de savoir d'expérience. C'est en même
temps ce savoir solitaire, de connaissance, de l'homme qui, tout
seul, sans s'appuyer sur ce qu'on dit, sans écouter personne,
veut voir avec ses propres yeux. Savoir autocratique du tyran qui,
par lui-même, peut et est capable de gouverner la cité.
La métaphore de ce qui gouverne, de ce qui commande est fréquemment
utilisée par Oedipe pour désigner ce qu'il fait. Oedipe
est le capitaine, celui qui à la proue du navire ouvre les
yeux pour voir. Et c'est précisément parce qu'il ouvre
les yeux sur ce qui est en train d'arriver qu'il trouve l'accident,
l'inattendu, le destin, la tuje. Parce qu'il était cet homme
au regard autocratique, ouvert sur les choses, Oedipe est tombé
dans le piège.
Ce que j'aimerais montrer, c'est qu'au fond Oedipe représente
dans la pièce de Sophocle un certain type de ce que j'appellerais
savoir-et-pouvoir, pouvoir-et-savoir. C'est parce qu'il exerce un
certain pouvoir tyrannique et solitaire, détourné
aussi bien de l'oracle des dieux - qu'il ne veut pas entendre - que
de ce que dit et veut le peuple, que, dans sa soif de gouverner
en découvrant par lui seul, il trouve, en dernière
instance, le témoignage de ceux qui ont vu.
On voit ainsi comment le jeu des moitiés a pu fonctionner
et comment Oedipe est, à la fin de la pièce, un personnage
superflu. Cela dans la mesure où ce savoir tyrannique, ce
savoir de qui veut voir avec ses propres yeux sans écouter
ni les dieux ni les hommes permet l'ajustement exact de ce qu'avaient
dit les dieux et de ce que savait le peuple. Oedipe, sans le vouloir,
réussit à établir l'union entre la prophétie
des dieux et la mémoire des hommes. Le savoir oedipien, l'excès
de pouvoir, l'excès de savoir ont été tels
qu'il est devenu inutile : le cercle s'est fermé sur lui
ou, mieux, les deux fragments de la tessère se sont ajustés
et Oedipe, dans son pouvoir solitaire, est devenu utile. Dans les
deux fragments ajustés, l'image d'Oedipe est devenue monstrueuse.
Oedipe pouvait trop par son pouvoir tyrannique, il savait trop dans
son savoir solitaire. Dans cet excès, il était encore
l'époux de sa mère et le frère de ses fils.
Oedipe est l'homme de l'excès, l'homme qui a tout en trop
: dans son pouvoir, dans son savoir, dans sa famille, dans sa sexualité.
Oedipe, homme double, qui était de trop par rapport à
la transparence symbolique de ce que savaient les bergers et de
ce qu'avaient dit les dieux.
La tragédie d'Oedipe est assez proche, donc, de ce que sera,
quelques années après, la philosophie platonicienne.
Pour Platon, à vrai dire, le savoir des esclaves, mémoire
empirique de ce qui a été vu, sera dévalorisé
au profit d'une mémoire plus profonde, essentielle, qui est
la mémoire de ce qui a été vu dans le ciel
intelligible. Mais l'important est ce qui va être fondamentalement
dévalorisé, disqualifié, aussi bien dans la
tragédie de Sophocle que dans La République de Platon
: c'est le thème ou, mieux, le personnage, la forme d'un
savoir politique à la fois privilégié et exclusif.
Ce qui est visé par la tragédie de Sophocle ou par
la philosophie de Platon, lorsqu'elles sont situées dans
une dimension historique, ce qui est visé derrière
Oedipe sofos, Oedipe le sage, le tyran qui sait, l'homme de la tejne,
de la gnomen, c'est le fameux sophiste, professionnel du pouvoir
politique et du savoir, qui existait effectivement dans la société
athénienne de l'époque de Sophocle. Mais, derrière
lui, ce qui est fondamentalement visé par Platon et par Sophocle
est une autre catégorie de personnage, dont le sophiste était
comme le petit représentant, la continuation et la fin historique
: le personnage du tyran. Celui-ci, aux VIIe et VIe siècles,
était l'homme du pouvoir et du savoir, celui qui dominait
aussi bien par le pouvoir qu'il exerçait que par le pouvoir
qu'il possédait. Finalement, sans que cela soit présent
dans le texte de Platon ou dans celui de Sophocle, ce qui est visé
derrière tout cela est le grand personnage historique qui
a existé effectivement, encore que pris dans un contexte
légendaire : le fameux roi assyrien.
Dans les sociétés européennes de l'Est méditerranéen,
à la fin du deuxième millénaire et au début
du premier, le pouvoir politique était toujours détenteur
d'un certain type de savoir. Par le fait de détenir le pouvoir,
le roi et ceux qui l'entouraient détenaient un savoir qui
ne pouvait et ne devait pas être communiqué aux autres
groupes sociaux. Savoir et pouvoir étaient exactement correspondants,
corrélatifs, superposés. Il ne pouvait pas y avoir
de savoir sans pouvoir. Et il ne pouvait pas y avoir de pouvoir
politique sans la détention d'un certain savoir spécial.
C'est cette forme de pouvoir-savoir que Dumézil, dans ses
études sur les trois fonctions, a isolée, montrant
que la première fonction, celle du pouvoir politique, était
celle d'un pouvoir politique magique et religieux *. Le savoir des
dieux, le savoir de l'action qu'on peut exercer sur les dieux ou
sur nous, tout ce savoir magico-religieux est présent dans
la fonction politique.
* Dumézil (G), Jupiter, Mars, Quirinus. Essai sur la conception
indo-européenne de la société et sur les origines
de Rome, Paris, Gallimard, 1941 Mythe et Épopée, t.
I : L' Idéologie des trois fonctions dans les épopées
des peuples indo-européens, Paris, Gallimard, 1968.
Ce qui est arrivé à l'origine de la société
grecque, à l'origine de l'âge grec du Ve siècle,
à l'origine de notre civilisation, c'est le démantèlement
de cette grande unité d'un pouvoir politique qui serait en
même temps un savoir. C'est le démantèlement
de cette unité d'un pouvoir magico-religieux qui existait
dans les grands empires assyriens, que les tyrans grecs, imprégnés
de civilisation orientale, ont essayé de réhabiliter
à leur profit et que les sophistes des VIe et Ve siècles
ont encore utilisé comme ils pouvaient, sous la forme de
leçons payées en argent. Nous assistons à cette
longue décomposition pendant les cinq ou six siècles
de la Grèce archaïque. Et, quand la Grèce classique
apparaît - Sophocle en représente la date initiale,
le point d'éclosion - , ce qui doit disparaître pour
que cette société existe, c'est l'union du pouvoir
et du savoir. À partir de ce moment, l'homme du pouvoir sera
l'homme de l'ignorance. Finalement, ce qui est arrivé à
Oedipe c'est que, pour savoir trop, il ne savait rien. À
partir de ce moment, Oedipe va fonctionner comme l'homme du pouvoir,
aveugle, qui ne savait pas, et qui ne savait pas parce qu'il pouvait
trop.
Ainsi, tandis que le pouvoir est taxé d'ignorance, d'inconscience,
d'oubli, d'obscurité, il y aura, d'un côté,
le devin et le philosophe en communication avec la vérité,
les vérités éternelles des dieux ou de l'esprit
et, de l'autre côté, le peuple qui, sans rien détenir
du pouvoir, possède en lui le souvenir ou peut encore porter
témoignage de la vérité. Ainsi, par-delà
un pouvoir qui est devenu monumentalement aveugle comme Oedipe,
il y a les bergers, qui se souviennent, et les devins, qui disent
la vérité.
L'Occident va être dominé par le grand mythe selon
lequel la vérité n'appartient jamais au pouvoir politique,
le pouvoir politique est aveugle, le véritable savoir est
celui qu'on possède quand on est en contact avec les dieux
ou quand on se souvient des choses, quand on regarde le grand soleil
éternel ou que l'on ouvre les yeux à ce qui s'est
passé. Avec Platon commence un grand mythe occidental : qu'il
y a antinomie entre savoir et pouvoir. S'il y a savoir, il faut
qu'il renonce au pouvoir. Là où savoir et science
se trouvent dans leur vérité pure, il ne peut plus
y avoir de pouvoir politique.
Ce grand mythe doit être liquidé. C'est ce mythe que
Nietzsche a commencé à démolir, en montrant,
dans les nombreux textes déjà cités, que, derrière
tout savoir, derrière toute connaissance, ce qui est en jeu,
c'est une lutte de pouvoir. Le pouvoir politique n'est pas absent
du savoir, il est tramé avec le savoir.
III
Dans la conférence précédente, j'ai fait référence
à deux formes ou types de règlement judiciaire, de
litige, de contestation ou de dispute présents dans la civilisation
grecque. La première forme, assez archaïque, se trouve
chez Homère. Deux guerriers s'affrontaient pour savoir qui
avait tort et qui avait raison, qui avait violé le droit
de l'autre. La tâche de résoudre cette question revenait
à une dispute réglée, un défi entre
les deux guerriers. L'un jetait à l'autre le défi
suivant : « Es-tu capable de jurer devant les dieux que tu
n'as pas fait ce dont je t'accuse ? » Dans une procédure
comme celle-ci, il n'y a pas de juge, de sentence, de vérité,
d'enquête ni de témoignage pour savoir qui a dit la
vérité. La charge de décider, non qui a dit
la vérité, mais qui a raison, on la confie à
la lutte, au défi, au risque que chacun va courir.
La seconde forme est celle qui se déroule au long d'Oedipe
roi. Pour résoudre un problème qui est aussi, en un
certain sens, un problème de contestation, un litige criminel
- qui a tué le roi Laïos ? - , apparaît un personnage
nouveau par rapport à la vieille procédure d'Homère
: le berger. Au fond de sa cabane, bien qu'étant un homme
sans importance, un esclave, le berger a vu et, parce qu'il dispose
de ce petit fragment de souvenir, parce qu'il porte dans son discours
le témoignage de ce qu'il a vu, il peut contester et abattre
l'orgueil du roi ou la présomption du tyran. Le témoin,
l'humble témoin, par le seul moyen du jeu de la vérité
qu'il a vu et qu'il énonce, peut tout seul vaincre les plus
puissants. Oedipe roi est une espèce de résumé
de l'histoire du droit grec. Plusieurs pièces de Sophocle,
comme Antigone et Électre, sont une espèce de ritualisation
théâtrale de l'histoire du droit. Cette dramatisation
de l'histoire du droit grec nous présente un résumé
de l'une des grandes conquêtes de la démocratie athénienne
: l'histoire du processus à travers lequel le peuple s'est
emparé du droit de juger, du droit de dire la vérité,
d'opposer la vérité à ses propres maîtres,
de juger ceux qui le gouvernent.
Cette grande conquête de la démocratie grecque, ce
droit de témoigner, d'opposer la vérité au
pouvoir, s'est constitué dans un long processus né
et instauré de façon définitive à Athènes,
au long du Ve siècle. Ce droit d'opposer une vérité
sans pouvoir à un pouvoir sans vérité a donné
lieu à une série de grandes formes culturelles caractéristiques
de la société grecque.
Premièrement, l'élaboration de ce qu'on pourrait
appeler les formes rationnelles de la preuve et de la démonstration
: comment produire la vérité, dans quelles conditions,
quelles formes observer, quelles règles appliquer. Ces formes
sont : la philosophie, les systèmes rationnels, les systèmes
scientifiques. En deuxième lieu, et entretenant une relation
avec les formes précédentes, on a développé
un art de persuader, de convaincre les gens de la vérité
de ce qu'on dit, d'obtenir la victoire pour la vérité
ou, encore, par la vérité. On a ici le problème
de la rhétorique grecque. En troisième lieu, il y
a le développement d'un nouveau type de connaissance : la
connaissance par témoignage, par souvenir, par enquête.
Savoir d'enquête que les historiens, comme Hérodote,
peu avant Sophocle, les naturalistes, les botanistes, les géographes,
les voyageurs grecs vont développer et qu'Aristote va totaliser
et rendre encyclopédique.
Il y a eu en Grèce, donc, une espèce de grande révolution
qui, à travers une série de luttes et de contestations
politiques, a eu pour résultat l'élaboration d'une
forme déterminée de découverte judiciaire,
juridique de la vérité. Celle-ci constitue la matrice,
le modèle à partir duquel une série d'autres
savoirs - philosophiques, rhétoriques et empiriques - ont pu
se développer et caractériser la pensée grecque.
Très curieusement, l'histoire de la naissance de l'enquête
est restée oubliée et s'est perdue, ayant été
reprise, sous d'autres formes, plusieurs siècles plus tard,
au Moyen Âge.
Au Moyen Âge européen, on assiste à une espèce
de seconde naissance de l'enquête, plus obscure et plus lente,
mais qui a obtenu un succès bien plus effectif que la première.
La méthode grecque de l'enquête était restée
stationnaire, n'était pas arrivée à la fondation
d'une connaissance rationnelle capable de se développer indéfiniment.
En revanche, l'enquête qui naît au Moyen Âge prendra
des dimensions extraordinaires. Son destin sera pratiquement coextensif
au destin propre de la culture dite « européenne »
ou « occidentale ».
Le vieux droit qui réglait les litiges entre les individus
dans les sociétés germaniques, au moment où
celles-ci entrent en contact avec l'Empire romain, était
en un certain sens très proche, dans quelques-unes de ses
formes, du droit grec archaïque. C'était un droit dans
lequel le système de l'enquête n'existait pas, car
les litiges entre les individus étaient réglés
par le jeu de l'épreuve.
L'ancien droit germanique à l'époque où Tacite
commence à analyser cette curieuse civilisation qui s'étend
jusqu'aux portes de l'Empire, on peut le caractériser, schématiquement,
de la façon suivante.
En premier lieu, il n'y a pas d'action publique, c'est-à-dire
qu'il n'y a personne - représentant la société,
le groupe, le pouvoir ou celui qui détient le pouvoir - chargé
de porter des accusations contre les individus. Pour qu'il y eût
un procès d'ordre pénal, il fallait qu'il y eût
tort, que quelqu'un au moins prétendît avoir subi un
tort ou se fût présenté comme victime, et que
cette soi-disant victime désignât son adversaire, la
victime pouvant être la personne directement offensée
ou quelqu'un qui appartenait à sa famille et assumait la
cause du parent. Ce qui caractérisait une action pénale
était toujours une sorte de duel, d'opposition entre individus,
entre familles ou groupes. Il n'y avait intervention d'aucun représentant
de l'autorité. Il s'agissait d'une réclamation faite
par un individu à un autre, qui ne comprenait que l'intervention
de ces deux personnages : celui qui se défend et celui qui
accuse. Nous connaissons seulement deux cas assez curieux où
il y avait une sorte d'action publique : la trahison et l'homosexualité.
La communauté intervenait alors, se considérant comme
lésée, et collectivement exigeait de l'individu la
réparation. Par conséquent, la première condition
pour qu'il y eût action pénale dans le vieux droit
germanique, c'était l'existence de deux personnages et jamais
de trois.
La deuxième condition était que, une fois introduite
l'action pénale, une fois qu'un individu se déclarait
victime et réclamait réparation à autrui, la
liquidation judiciaire devait se faire comme une espèce de
continuation de la lutte entre les individus. Une espèce
de guerre particulière, individuelle se développe,
et la procédure pénale ne sera que la ritualisation
de cette lutte entre les individus. Le droit germanique n'oppose
pas la guerre à la justice, n'identifie pas justice et paix.
Mais, au contraire, il suppose que le droit est une certaine manière
singulière et réglée de conduire la guerre
entre les individus et d'enchaîner les actes de vengeance.
Le droit est donc une manière réglée de faire
la guerre. Par exemple, quand quelqu'un est mort, l'un de ses proches
parents peut exercer la pratique judiciaire de la vengeance, ce
qui signifie ne pas renoncer à tuer quelqu'un, en principe,
l'assassin. Entrer dans le domaine du droit signifie tuer l'assassin,
mais le tuer selon certaines règles, certaines formes. Si
l'assassin a commis le crime de cette manière-ci ou de celle-là,
il faudra le tuer en le coupant en morceaux ou en lui coupant la
tête, et la placer sur un pieu à l'entrée de
sa maison. Ces actes vont ritualiser le geste de vengeance et le
caractériser comme vengeance judiciaire. Le droit est donc
la forme rituelle de la guerre.
La troisième condition est que, s'il est vrai qu'il n'y
a pas d'opposition entre droit et guerre, il n'est pas moins vrai
qu'il est possible d'arriver à un accord, c'est-à-dire
d'interrompre ces hostilités réglées. L'ancien
droit germanique offre toujours la possibilité, au long de
cette série de vengeances réciproques et rituelles,
d'arriver à un accord, à une transaction. On peut
interrompre la série de vengeances avec un pacte. À
ce moment-là, les deux adversaires ont recours à un
arbitre, qui, en accord avec eux et avec leur consentement réciproque,
va établir une somme d'argent qui constitue le rachat. Non
pas le rachat de la faute, car il n'y a pas de faute, mais uniquement
tort et vengeance. Dans cette procédure du droit germanique,
un des deux adversaires rachète le droit d'avoir la paix,
d'échapper à la vengeance possible de son adversaire.
Il rachète sa propre vie, et non pas le sang qu'il a versé,
en mettant ainsi fin à la guerre. L'interruption de la guerre
rituelle est le troisième acte ou l'acte final du drame judiciaire
dans le vieux droit germanique.
Le système qui règle les conflits et les litiges
dans les sociétés germaniques de cette époque
est donc entièrement gouverné par la lutte et par
la transaction ; c'est une épreuve de force qui peut se terminer
par une transaction économique. Il s'agit d'une procédure
qui ne permet pas l'intervention d'un troisième individu,
qui se placerait entre les deux autres comme l'élément
neutre, à la recherche de la vérité, essayant
de savoir lequel des deux a dit la vérité. Une procédure
d'enquête, une recherche de la vérité n'intervient
jamais dans un système de ce type. C'est de cette façon
que le vieux droit germanique s'est constitué, avant l'invasion
de l'Empire romain.
Je ne m'attarderai pas sur la longue série de péripéties
qui a fait que ce droit germanique est entré en rivalité,
en concurrence, parfois en complicité, avec le droit romain,
qui régnait dans les territoires occupés par l'Empire
romain. Entre le Ve et le Xe siècle de notre ère,
il y a eu une série de pénétrations et de conflits
entre ces deux systèmes de droit. Chaque fois que, sur les
ruines de l'Empire romain, un État commence à s'esquisser,
chaque fois qu'une structure étatique commence à naître,
alors le droit romain, vieux droit d'État, est revigoré.
C'est ainsi que, sous les règnes mérovingiens et surtout
à l'époque de l'Empire carolingien, le droit romain
a surpassé, d'une certaine façon, le droit germanique.
D'autre part, chaque fois qu'il y a dissolution de ces embryons,
de ces ébauches d'État, le vieux droit germanique
réapparaît. Quand l'Empire carolingien s'effondre,
au Xe siècle, le droit germanique triomphe, et le droit romain
tombe pendant plusieurs siècles dans l'oubli, ne réapparaissant
lentement qu'à la fin du XIIe et au cours du XIIIe siècle.
Ainsi, le droit féodal est essentiellement de type germanique.
Il ne présente aucun des éléments des procédures
d'enquête, d'établissement de la vérité
des sociétés grecques ou de l'Empire romain.
Dans le droit féodal, le litige entre deux individus était
réglé par le système de l'épreuve *.
Quand un individu se présentait comme porteur d'une revendication,
d'une contestation, accusant un autre d'avoir tué ou volé,
le litige entre les deux était résolu par une série
d'épreuves acceptées par l'un et l'autre et à
laquelle tous les deux étaient soumis. Ce système
était une façon de prouver non pas la vérité,
mais la force, le poids, l'importance de qui parlait.
Il y avait, en premier lieu, des épreuves sociales, épreuves
de l'importance sociale d'un individu. Dans le vieux droit de la
Bourgogne au XIe siècle, lorsque quelqu'un était accusé
de meurtre, il pouvait parfaitement établir son innocence
en réunissant autour de lui douze témoins qui juraient
qu'il n'avait pas commis le meurtre. Le serment ne se fondait pas,
par exemple, sur le fait qu'ils auraient vu en vie la prétendue
victime, ou sur un alibi pour le prétendu meurtrier. Pour
prêter serment, pour témoigner qu'un individu n'avait
pas tué, il fallait être parent de l'accusé.
Il fallait avoir des relations sociales de parenté avec lui,
qui assuraient non pas son innocence, mais son importance sociale.
Cela montrait la solidarité qu'un individu déterminé
pourrait obtenir, son poids, son influence, l'importance du groupe
auquel il appartenait et des personnes prêtes à le
soutenir dans une bataille ou dans un conflit. La preuve de l'innocence,
la preuve qu'on n'a pas commis l'acte en question n'était
nullement le témoignage.
Il y avait, en second lieu, des épreuves de type verbal.
Quand un individu était accusé de quelque chose - vol
ou meurtre - , il devait répondre à cette accusation
par un certain nombre de formules, assurant qu'il n'avait pas commis
de meurtre ou de vol.
* En français dans le texte (N.d.T.).
En prononçant ces formules, il pouvait échouer ou
réussir. Dans certains cas, on prononçait la formule
et on perdait. Non pas pour avoir dit une fausseté ou parce
qu'on prouvait qu'on avait menti, mais pour ne pas avoir prononcé
la formule comme il fallait. Une faute de grammaire, un changement
de mots invalidaient la formule, et non pas la vérité
de ce qu'on prétendait prouver. La confirmation du fait qu'au
niveau de l'épreuve il ne s'agissait que d'un jeu verbal,
c'est que, dans le cas d'un mineur, d'une femme ou d'un prêtre,
l'accusé pouvait être remplacé par une autre
personne. Cette autre personne, qui plus tard deviendra dans l'histoire
du droit l'avocat, était celle qui devait prononcer les formules
à la place de l'accusé. Si elle se trompait en les
prononçant, celui au nom de qui elle parlait perdait le procès.
Il y avait, en troisième lieu, les vieilles épreuves
magico-religieuses du serment. On demandait à l'accusé
de prêter serment, et, au cas où il ne l'osait pas
ou hésitait, il perdait le procès.
Il y avait, finalement, les fameuses épreuves corporelles,
physiques, appelées ordalies, qui consistaient à soumettre
une personne à une espèce de jeu, de lutte avec son
propre corps, pour constater si elle vaincrait ou échouerait.
Par exemple, à l'époque de l'Empire carolingien, il
y avait une épreuve célèbre imposée
à celui qui était accusé de meutre, dans certaines
régions du nord de la France. L'accusé devait marcher
sur des braises et, deux jours après, s'il avait encore des
cicatrices, il perdait le procès. Il y avait encore d'autres
épreuves comme l'ordalie de l'eau, qui consistait à
attacher la main droite au pied gauche d'une personne et à
la jeter dans l'eau. Si celle-ci ne se noyait pas, elle perdait
le procès, car l'eau elle-même ne la recevait pas bien
; et si elle se noyait, elle avait gagné le procès,
vu que l'eau ne l'avait pas rejetée. Tous ces affrontements
de l'individu ou de son corps avec les éléments naturels
sont une transposition symbolique de la propre lutte des individus
entre eux, dont la sémantique devrait être étudiée.
Au fond, il s'agit toujours d'une bataille, il s'agit toujours de
savoir qui est le plus fort. Dans le vieux droit germanique, le
procès n'est que la continuation réglée, ritualisée
de la guerre.
J'aurais pu donner des exemples plus convaincants, tels que les
luttes entre deux adversaires au long d'un procès, des luttes
physique, les fameux jugements de Dieu. Quand deux individus s'affrontaient
à cause de la propriété d'un bien, ou à
cause d'un meurtre, il leur était toujours possible, s'ils
étaient d'accord, de lutter, en obéissant à
des règles déterminées - durée de la
lutte, type d'armes - , devant une assistance présente seulement
pour assurer la régularité de ce qui se passait. Celui
qui remportait le combat gagnait le procès, sans qu'on lui
eût donné la possibilité de dire la vérité,
ou plutôt, sans qu'on lui eût demandé de prouver
la vérité de sa prétention.
Dans le système de l'épreuve judiciaire féodale,
il s'agissait non pas de la recherche de la vérité,
mais d'une sorte de jeu de structure binaire. L'individu accepte
l'épreuve ou renonce à elle. S'il renonce, s'il ne
veut pas tenter l'épreuve, il perd le procès d'avance.
L'épreuve ayant lieu, il vainc ou échoue. Il n'y a
pas d'autre possibilité. La forme binaire est la première
caractéristique de l'épreuve.
La deuxième caractéristique est que l'épreuve
finit par une victoire ou par un échec. Il y a toujours quelqu'un
qui gagne et quelqu'un qui perd, le plus fort et le plus faible,
un dénouement favorabe ou défavorable. À aucun
moment il n'apparaît quelque chose comme la sentence, ainsi
que cela arrivera à partir de la fin du XIIe siècle
et au début du XIIIe. La sentence consiste dans l'énonciation,
faite par un tiers, de ce qui suit : une certaine personne ayant
dit la vérité a raison, une autre ayant dit un mensonge
n'a pas raison. Par conséquent, la sentence n'existe pas
dans le droit féodal : la séparation de la vérité
et de l' erreur entre les individus n'y joue aucun rôle ;
il existe simplement la victoire ou l'échec.
La troisième caractéristique est que cette épreuve
est, d'une certaine façon, automatique. La présence
d'un troisième personnage n'est pas nécessaire pour
distinguer les deux adversaires. C'est l'équilibre des forces,
la chance, la vigueur, la résistance physique, l'agilité
intellectuelle qui vont distinguer les individus, selon un mécanisme
qui se développe automatiquement. L'autorité n'intervient
que comme témoin de la régularité de la procédure.
Au moment où les épreuves judiciaires se développent,
quelqu'un est présent qui porte le nom de juge - le souverain
politique ou quelqu'un désigné avec le consentement
mutuel des deux adversaires - simplement pour constater que la lutte
s'est développée régulièrement. Le juge
ne porte pas un témoignage sur la vérité, mais
sur la régularité de la procédure.
La quatrième caractéristique est que, dans ce mécanisme,
l'épreuve ne sert pas à nommer, à localiser
celui qui a dit la vérité, mais à établir
que le plus fort est, en même temps, celui qui a raison. Dans
une guerre ou une épreuve non judiciaire, un des deux est
toujours le plus fort, mais cela ne prouve pas qu'il a raison. L'épreuve
judiciaire est une façon de ritualiser la guerre ou de la
transposer symboliquement. C'est une façon de lui donner
un certain nombre de formes dérivées et théâtrales,
de sorte que le plus fort sera désigné, de ce fait,
comme celui qui a raison. L'épreuve est un opérateur
du droit, un commutateur de la force en droit, espèce de
shifter qui permet le passage de la force au droit. Elle n'a pas
une fonction apophantique, elle n'a pas la fonction de désigner,
de manifester ou de faire apparaître la vérité.
C'est un opérateur du droit, et non pas un opérateur
de vérité ou un opérateur apophantique. Voilà
en quoi consiste l'épreuve dans le vieux droit féodal.
Ce système de pratiques judiciaires disparaît à
la fin du XIIe siècle et au cours du XIIIe. Pendant toute
la seconde moitié du Moyen Âge, on va assister à
la transformation de ces vieilles pratiques et à l'invention
de nouvelles formes de justice, de nouvelles formes de pratique
et de procédure judiciaires. Formes qui sont absolument capitales
pour l'histoire de l'Europe et pour l'histoire du monde entier,
dans la mesure où l'Europe a imposé violemment son
joug à toute la surface de la terre. Ce qui a été
inventé dans cette réélaboration du droit est
quelque chose qui ne concerne pas tant les contenus que les formes
et les conditions de possibilité du savoir. Ce qu'on a inventé
dans le droit à cette époque, c'est une manière
déterminée de savoir, une condition de possibilité
du savoir, dont le destin va être capital dans le monde occidental.
Cette modalité de savoir est l'enquête, qui est apparue
pour la première fois en Grèce et qui est restée
dissimulée après la chute de l'Empire romain, pendant
plusieurs siècles. L'enquête, qui resurgit aux XIIe
et XIIIe siècles, est, cependant, d'un type assez différent
de celle dont nous avons vu l'exemple dans l'Oedipe.
Pourquoi la vieille forme judiciaire, dont je vous ai présenté
quelques traits fondamentaux, disparaît-elle à cette
époque ? On peut dire, schématiquement, que l'un des
traits fondamentaux de la société féodale européenne
occidentale, c'est que la circulation des biens est relativement
peu assurée par le commerce. Elle est assurée par
des mécanismes d'héritage ou de transmission testamentaire
et, surtout, par la contestation belliqueuse, militaire, extrajudiciaire
ou judiciaire. L'un des moyens les plus importants d'assurer la
circulation des biens dans le haut Moyen Âge, c'était
la guerre, la rapine, l'occupation de la terre, d'un château
ou d'une ville. Nous sommes sur une frontière mouvante entre
le droit et la guerre, dans la mesure où le droit est une
certaine manière de continuer la guerre. Par exemple, quelqu'un
qui dispose d'une force armée occupe une terre, une forêt,
une propriété quelconque et, à ce moment-là,
fait prévaloir ses droits. Il commence une longue contestation
à la fin de laquelle celui qui ne possède pas de force
armée et veut la récupération de sa terre n'obtient
le départ de l'envahisseur qu'au moyen d'un paiement. Cet
accord se situe à la frontière du judiciaire et du
belliqueux, et c'est l'une des manières les plus fréquentes
pour quelqu'un de s'enrichir. La circulation, l'échange des
biens, les faillites, les enrichissements ont été
faits, dans la plupart des cas, dans la haute féodalité,
selon ce mécanisme.
Il est intéressant, d'ailleurs, de comparer la société
féodale en Europe et les sociétés dites «
primitives » étudiées actuellement par les ethnologues.
Dans celles-ci, l'échange de biens se fait à travers
la contestation et la rivalité, données surtout sous
la forme du prestige, au niveau des manifestations et des signes.
Dans une société féodale, la circulation des
biens se fait également sous forme de rivalité et
de contestation. Mais rivalité et contestation non plus de
prestige, mais plutôt belliqueuses. Dans les sociétés
dites « primitives », les richesses s'échangent
dans des prestations de rivalité parce qu'elles sont non
seulement des biens, mais aussi des signes. Dans les sociétés
féodales, les richesses s'échangent non seulement
parce que ce sont des biens et des signes, mais parce que ce sont
des biens, des signes et des armes. La richesse est le moyen par
lequel on peut exercer aussi bien la violence que le droit sur la
vie et la mort des autres. Guerre, litige judiciaire et circulation
de biens font partie, au long du Moyen Âge, d'un grand processus
unique et fluctuant.
Il y a, donc, une double tendance caractéristique de la
société féodale. D'une part, il y a une concentration
d'armes dans les mains des plus puissants qui tendent à empêcher
leur utilisation par les moins puissants. Vaincre quelqu'un, c'est
le priver de ses armes, d'où il s'ensuit une concentration
du pouvoir armé, qui, dans les États féodaux,
a donné plus de force aux plus puissants et, finalement,
au plus puissant d'entre tous : le monarque. D'autre part et simultanément,
il y a les actions et les litiges judiciaires qui étaient
une manière de faire circuler les biens. On comprend ainsi
pourquoi les plus puissants ont cherché à contrôler
les litiges judiciaires, empêchant qu'ils se développent
spontanément entre les individus, et pourquoi ils ont essayé
de s'emparer de la circulation judiciaire et litigieuse des biens,
ce qui a impliqué la concentration des armes et du pouvoir
judiciaire, qui se formait, à l'époque, dans les mains
des mêmes individus.
L'existence du pouvoir exécutif, législatif et judiciaire
est une idée apparemment assez vieille dans le droit constitutionnel.
À vrai dire, il s'agit d'une idée récente,
qui date à peu près de Montesquieu. Ce qui nous intéresse
ici, cependant, c'est de voir comment quelque chose comme un pouvoir
judiciaire s'est formé. Dans le haut Moyen Âge, il
n'y avait pas de pouvoir judiciaire. La liquidation était
faite entre des individus. On demandait au plus puissant ou à
celui qui exerçait la souveraineté, non pas qu'il
fasse justice, mais qu'il constate, en fonction de ses pouvoirs
politiques, magiques et religieux, la régularité de
la procédure. Il n'y avait pas de pouvoir judiciaire autonome,
ni même de pouvoir judiciaire dans les mains de celui qui
détenait le pouvoir des armes, le pouvoir politique. Dans
la mesure où la contestation judiciaire assurait la circulation
des biens, le droit d'ordonner et de contrôler cette contestation
judiciaire, parce qu'il était un moyen d'accumuler des richesses,
a été confisqué par les plus riches et les
plus puissants.
L'accumulation de la richesse et du pouvoir des armes et la constitution
du pouvoir judiciaire dans les mains de quelques-uns sont un même
processus qui a été en vigueur dans le haut Moyen
Âge et a atteint sa maturité au moment de la formation
de la première grande monarchie médiévale,
au milieu ou à la fin du XIIe siècle. À ce
moment apparaissent des choses totalement nouvelles par rapport
à la société féodale, à l'Empire
carolingien et aux vieilles règles du droit romain.
1) Une justice qui n'est plus contestation entre des individus
et libre acceptation par ces individus d'un certain nombre de règles
de liquidation, mais qui, au contraire, va s'imposer d'en haut aux
individus, aux adversaires, aux parties. Dès lors, les individus
n'auront plus le droit de résoudre, régulièrement
ou irrégulièrement, leurs litiges ; ils devront se
soumettre à un pouvoir extérieur à eux, lequel
s'impose comme pouvoir judiciaire et pouvoir politique.
2) Apparaît un personnage totalement nouveau, sans précédents
dans le droit romain : le procureur. Ce curieux personnage, qui
apparaît en Europe autour du XIIe siècle, va se présenter
comme le représentant du souverain, du roi ou du maître.
Dès qu'il ya crime, délit ou contestation entre deux
individus, il se présente comme le représentant d'un
pouvoir lésé par le seul fait qu'un délit ou
un crime a eu lieu. Le procureur va doubler la victime, il sera
derrière celui qui devrait porter plainte, en disant : «
S'il est vrai que cet homme en a lésé un autre, moi,
représentant du souverain, je peux affirmer que le souverain,
son pouvoir, l'ordre qu'il fait régner, la loi qu'il a établie
ont été également lésés par cet
individu. Ainsi, moi aussi je me place contre lui. » Le souverain,
le pouvoir politique viennent de cette façon doubler et,
peu à peu, remplacer la victime. Ce phénomène,
absolument nouveau, va permettre au pouvoir politique de s'emparer
des procédures judiciaires. Le procureur, donc, se présente
comme le représentant du souverain lésé par
le tort.
3) Une notion absolument nouvelle apparaît : l'infraction.
Tant que le drame judiciaire se déroulait entre deux individus,
la victime et l'accusé, il ne s'agissait que du tort qu'un
individu avait fait à l'autre. La question était de
savoir, s'il y avait eu tort, qui avait raison. À partir
du moment où le souverain, ou son représentant, le
procureur, dit : « Moi aussi j'ai été lésé
par le tort », cela signifie que le tort n'est pas seulement
une offense d'un individu à l'autre, mais aussi l'offense
d'un individu à l'État, au souverain en tant que représentant
de l'État ; une attaque non pas contre l'individu, mais contre
la loi de l'État elle-même. Ainsi, dans la notion de
crime, la vieille notion de tort sera remplacée par celle
d'infraction. L'infraction n'est pas un tort commis par un individu
contre un autre, c'est une offense ou lésion d'un individu
envers l'ordre, envers l'État, envers la loi, envers la société,
envers la souveraineté, le souverain. L'infraction est l'une
des grandes inventions de la pensée médiévale.
Nous voyons ainsi comment le pouvoir étatique confisque toute
la procédure judiciaire, tout le mécanisme de liquidation
interindividuel des litiges dans le haut Moyen Âge.
4) Il y a encore une dernière découverte, une dernière
invention aussi diabolique que celle du procureur et de l'infraction
: l'État, ou, mieux, le souverain (puisqu'on ne peut pas
parler d'État à cette époque), est non seulement
la partie lésée, mais celle qui exige la réparation.
Quand un individu perd le procès, il est déclaré
coupable et doit encore une réparation à sa victime.
Mais cette réparation n'est absolument pas celle de l'ancien
droit féodal ou de l'ancien droit germanique. Il ne s'agit
plus de racheter sa paix, en rendant des comptes à son adversaire.
On va exiger du coupable non seulement la réparation du tort
fait à un autre individu, mais aussi la réparation
de l'offense qu'il a commise contre le souverain, l'État,
la loi. C'est ainsi qu'apparaît, avec le mécanisme
des amendes, le grand mécanisme des confiscations. Confiscations
des biens qui sont, pour les grandes monarchies naissantes, l'un
des grands moyens d'enrichir et d'élargir ses propriétés.
Les monarchies occidentales ont été fondées
sur l'appropriation de la justice, qui leur permettait l'application
de ces mécanismes de confiscation. Voilà l'arrière-plan
politique de cette transformation.
Il faut maintenant expliquer l'établissement de la sentence,
expliquer comment on arrive à la fin d'un processus où
l'un des personnages principaux est le procureur. Si la principale
victime d'une infraction est le roi, si c'est le procureur qui se
plaint en premier lieu, on comprend que la liquidation judiciaire
ne peut plus être obtenue par les mécanismes de l'épreuve.
Le roi ou son représentant, le procureur, ne peuvent pas
risquer leur propre vie ou leurs propres biens chaque fois qu'un
crime est commis. Ce n'est pas sur un pied d'égalité,
comme dans une lutte entre deux individus, que l'accusé et
le procureur s'affrontent. Il faut trouver un nouveau mécanisme
qui ne soit plus celui de l'épreuve, de la lutte entre deux
adversaires, pour savoir si quelqu'un est coupable ou non. Le modèle
belliqueux ne peut plus être appliqué.
Quel modèle, alors, va-t-on adopter ? C'est l'un des grands
moments de l'histoire de l'Occident. Il y avait deux modèles
pour résoudre le problème. En premier lieu, un modèle
intra-juridique. Dans le droit féodal lui-même, dans
l'ancien droit germanique, il y avait un cas où la collectivité,
dans sa totalité, pouvait intervenir, accuser quelqu'un et
obtenir sa condamnation : c'était le flagrant délit,
cas où un individu était surpris au moment exact où
il commettait le crime. À ce moment-là, les personnes
qui le surprenaient avaient le droit de l'amener au souverain, au
détenteur d'un pouvoir politique et de dire : « Nous
l'avons vu en train de faire telle chose et par conséquent
il faut le punir ou exiger de lui une réparation. »
Il y avait ainsi, dans la sphère même du droit, un
modèle d'intervention collective et de décision autoritaire
pour la liquidation d'un litige d'ordre judiciaire. C'était
le cas du flagrant délit, quand le crime était surpris
dans son actualité. Ce modèle, évidemment,
ne pouvait pas être utilisé quand on ne surprend pas
l'individu au moment où il commet le crime, ce qui est le
plus fréquent. Le problème, alors, était de
savoir dans quelles conditions on pouvait généraliser
le modèle du flagrant délit et l'utiliser dans ce
nouveau système du droit qui était en train de naître,
entièrement commandé par la souveraineté politique
et par les représentants du souverain politique.
On a préféré utiliser un second modèle,
extra-judiciaire, qui, à son tour, se subdivise en deux,
ou mieux, qui avait, à cette époque, une existence
double, une double insertion. Il s'agit du modèle de l'enquête
qui avait existé à l'époque de l'Empire carolingien.
Quand les représentants du souverain avaient à résoudre
un problème de droit, de pouvoir, ou une question d'impôts,
de moeurs, de rente foncière ou de propriété,
on procédait à quelque chose de parfaitement ritualisé
et régulier : l'inquisitio, l'enquête. Le représentant
du pouvoir appelait les personnes considérées comme
aptes à connaître les moeurs, le droit ou les titres
de propriété. Il réunissait ces personnes,
leur faisait jurer de dire la vérité, de dire ce qu'elles
connaissaient, ce qu'elles avaient vu ou ce qu'elles savaient pour
l'avoir entendu dire. Ensuite, laissées entre elles, ces
personnes délibéraient.
À la fin de cette délibération, on demandait
la solution du problème. C'était une méthode
de gestion administrative, que les fonctionnaires de l'Empire carolingien
pratiquaient régulièrement. Elle a encore été
employée, après sa dissolution, par Guillaume le Conquérant,
en Angleterre. En 1066, les conquérants normands ont occupé
l'Angleterre ; ils se sont emparés des biens anglo-saxons
et sont entrés en litige avec la population autochtone et
avec eux-mêmes, au sujet de la possession de ces biens. Guillaume
le Conquérant, pour tout mettre en ordre, pour intégrer
la nouvelle population normande à l'ancienne population anglo-saxonne,
a fait une énorme enquête sur l'état des propriétés,
les états des impôts, le système de la rente
foncière, etc. Il s'agit du fameux Domesday Book, le seul
exemple global que nous possédions de ces enquêtes
qui étaient une vieille pratique administrative des empereurs
carolingiens.
Cette procédure d'enquête administrative a quelques
caractéristiques importantes :
1) Le pouvoir politique est le personnage essentiel.
2) Le pouvoir s'exerce tout d'abord en posant des questions, en
interrogeant. Il ne sait pas la vérité et cherche
à la savoir.
3) Le pouvoir, pour déterminer la vérité,
s'adresse aux notables, aux personnes considérées
comme aptes à savoir, étant donné leur situation,
leur âge, leur richesse, leur notabilité, etc.
4) Au contraire de ce qu'on voit à la fin d'Oedipe roi,
le roi consulte les notables sans les forcer à dire la vérité
par l'usage de la violence, de la pression ou de la torture. On
demande qu'ils se réunissent librement et donnent un avis
collectif. On les laisse dire collectivement ce qu'ils estiment
être la vérité.
Nous avons ainsi un type d'établissement de la vérité
totalement lié à la gestion administrative de la première
grande forme d'État connue dans l'Occident. Ces procédures
d'enquête ont été, cependant, oubliées
pendant les Xe et XIe siècles dans l'Europe de la haute féodalité
et auraient été totalement oubliées si l'Église
ne les avait pas utilisées dans la gestion de ses propres
biens. Il faudrait, cependant, compliquer un peu l'analyse. Car,
si l'Église a utilisé à nouveau la méthode
carolingienne d'enquête, c'est parce qu'elle l'avait pratiquée
déjà avant l'Empire carolingien, pour des raisons
plus spirituelles qu'administratives.
Il y avait, en effet, une pratique d'enquête dans l'Église
du haut Moyen Âge, dans l'Église mérovingienne
et carolingienne. Cette méthode s'appelait visitatio et consistait
dans la visite que l'évêque devait statutairement rendre,
en parcourant son diocèse, et qui a été reprise
ensuite par les grands ordres monastiques. En arrivant à
un endroit déterminé, l'évêque instituait,
en premier lieu, l'inquisitio generalis, l'inquisition générale,
en interrogeant tous ceux qui devaient savoir - les notables, les
plus âgés, les plus savants, les plus vertueux - sur
ce qui s'était passé en son absence, surtout s'il
y avait eu faute, crime, etc. Si cette enquête arrivait à
une réponse positive, l'évêque passait au deuxième
stade, à l'inquisitio specialis, inquisition spéciale,
qui consistait à rechercher qui avait fait quoi, à
déterminer en vérité qui était l'auteur
et quelle était la nature de l'acte. Finalement, un troisième
point : la confession du coupable pouvait interrompre l'inquisition
à n'importe quel stade, en sa forme générale
ou spéciale. Celui qui avait commis le crime pouvait se présenter
et proclamer publiquement : « Oui, un crime a été
commis. Il a consisté en ceci. Je suis son auteur. »
Cette forme spirituelle, essentiellement religieuse, de l'enquête
ecclésiastique a subsisté pendant tout le Moyen Âge,
ayant acquis des fonctions administratives et économiques.
Quand l'Église est devenue le seul corps économico-politique
cohérent de l'Europe, aux Xe, XIe et XIIe siècles,
l'inquisition ecclésiastique a été en même
temps l'enquête spirituelle sur les péchés,
fautes et crimes commis, et l'enquête administrative sur la
manière dont les biens de l'Église étaient
administrés et les profits réunis, accumulés,
distribués, etc. Ce modèle à la fois religieux
et administratif de l'enquête a subsisté jusqu'au XIIe
siècle, quand l'État qui naissait, ou plutôt
la personne du souverain qui surgissait comme source de tout pouvoir,
en vient à confisquer les procédures judiciaires.
Ces procédures judiciaires ne peuvent plus fonctionner selon
le système de l'épreuve. De quelle manière,
alors, le procureur va-t-il établir si quelqu'un est ou non
coupable ? Le modèle spirituel et administratif, religieux
et politique, la manière de gérer et de surveiller
et de contrôler les âmes se trouve dans l'Église
: l'enquête comprise comme regard tant sur les biens et les
richesses que sur les coeurs, les actes, les intentions. C'est ce
modèle qui va être repris dans la procédure
judiciaire. Le procureur du roi va faire la même chose que
les visiteurs ecclésiastiques faisaient dans les paroisses,
diocèses et communautés. Il va chercher à établir
par inquisitio, par enquête, s'il y a eu crime, lequel, et
qui l'a commis.
Ceci est l'hypothèse que j'aimerais avancer. L'enquête
a eu une double origine. Une origine administrative, liée
au surgissement de l'État à l'époque carolingienne,
et une origine religieuse, ecclésiastique, mais constamment
présente pendant le Moyen Âge. C'est cette procédure
d'enquête que le procureur du roi - la justice monarchique
naissante - a utilisé pour remplir la fonction du flagrant
délit, dont j'ai parlé auparavant. Le problème
était de savoir comment généraliser le flagrant
délit à des crimes qui n'étaient pas du domaine,
du champ de l'actualité ; comment le procureur du roi pouvait
amener le coupable devant une instance judiciaire qui détenait
le pouvoir, s'il ne savait pas qui était le coupable, puisqu'il
n'y avait pas eu de flagrant délit. L'enquête va être
le substitut du flagrant délit. Si, en effet, on arrive à
réunir des personnes qui peuvent, sous serment, garantir
qu'elles ont vu, qu'elles savent, qu'elles sont au courant ; s'il
est possible d'établir à travers elles que quelque
chose a réellement eu lieu, on aura indirectement, à
travers l'enquête par l'intermédiaire des personnes
qui savent, l'équivalent du flagrant délit. Et on
pourra traiter des gestes, actes, délits, crimes qui ne sont
plus dans le champ de l'actualité, comme s'ils étaient
appréhendés en flagrant délit. On a là
une nouvelle manière de prolonger l'actualité, de
la transférer d'une époque à une autre et de
l'offrir au regard, au savoir, comme si elle était encore
présente. Cette insertion de la procédure d'enquête,
réactualisant, rendant présent, sensible, immédiat,
vrai ce qui est arrivé, comme si on y était présent,
constitue une découverte capitale.
Nous pouvons tirer de cette analyse quelques conclusions.
1) On a l'habitude d'opposer les vieilles épreuves du droit
barbare à la nouvelle procédure rationnelle d'enquête.
J'ai évoqué plus haut les différentes manières
par lesquelles on essayait d'établir qui avait raison dans
le haut Moyen Âge. Nous avons l'impression que ce sont là
des systèmes barbares, archaïques, irrationnels. On
reste impressionné par le fait qu'on ait dû attendre
jusqu'au XIIe siècle pour arriver finalement, avec la procédure
d'enquête, à un système rationnel d'établissement
de la vérité. Je ne crois pas, cependant, que la procédure
d'enquête soit simplement le résultat d'une espèce
de progrès de la rationalité. Ce n'est pas en rationalisant
les procédures judiciaires qu'on est arrivé à
la procédure d'enquête. C'est toute une transformation
politique, une nouvelle structure politique qui a rendu non seulement
possible, mais nécessaire l'utilisation de cette procédure
dans le domaine judiciaire. L'enquête dans l'Europe médiévale
est surtout un processus de gouvernement, une technique d'administration,
une modalité de gestion ; en d'autres mots, l'enquête
est une manière déterminée d'exercer le pouvoir.
Nous nous tromperions si nous voyions dans l'enquête le résultat
naturel d'une raison qui agit sur elle-même, qui s'élabore,
qui fait ses propres progrès ; si nous y voyions l'effet
d'une connaissance, d'un sujet de connaissance en train de s'élaborer.
Aucune histoire faite en termes de progrès de la raison,
de raffinement de la connaissance ne peut rendre compte de l'acquisition
de la rationalité de l'enquête. Son surgissement est
un phénomène politique complexe. C'est l'analyse des
transformations politiques de la société médiévale
qui explique comment, pourquoi et à quel moment apparaît
ce type d'établissement de la vérité à
partir de procédures juridiques complètement différentes.
Aucune référence à un sujet de connaissance
et à son histoire interne ne rendrait compte de ce phénomène.
C'est seulement l'analyse des jeux de force politique, des relations
de pouvoir qui peut expliquer le surgissement de l'enquête.
2) L'enquête dérive d'un certain type de relations
de pouvoir, d'une manière d'exercer le pouvoir. Elle s'introduit
dans le droit à partir de l'Église et, par conséquent,
est imprégnée de catégories religieuses. Dans
la conception du haut Moyen Âge, l'essentiel était
le tort, ce qui s'était passé entre deux individus
; il n'y avait pas de faute ni d'infraction. La faute, le péché,
la culpabilité morale n'intervenaient absolument pas. Le
problème était de savoir s'il y avait eu offense,
qui l'avait faite, et si celui qui prétendait l'avoir subie
était capable d'endurer l'épreuve qu'il proposait
à son adversaire. Il n'y avait pas de faute, de culpabilité,
ni de rapport au péché. En revanche, à partir
du moment où l'enquête s'introduit dans la pratique
judiciaire, elle apporte avec elle l'importance notion d'infraction.
Quand un individu fait un tort à un autre, il y a toujours
a fortiori un tort fait à la souveraineté, à
la loi, au pouvoir. D'autre part, étant donné toutes
les implications et connotations religieuses de l'enquête,
le tort sera une faute morale, presque religieuse ou avec connotation
religieuse. On a ainsi, autour du XIIe siècle, une curieuse
conjonction entre l'atteinte à la loi et la faute religieuse.
Léser le souverain et commettre un péché sont
deux choses qui commencent à se réunir. Elles seront
profondément unies dans le droit classique. Nous ne nous
sommes pas encore totalement délivrés de cette conjonction.
3) L'enquête qui apparaît au XIIe siècle, en
conséquence de cette transformation dans les structures politiques
et dans les relations de pouvoir, a entièrement réorganisé
(ou, autour d'elle, se sont réorganisées) toutes les
pratiques judiciaires du Moyen Âge, de l'époque classique
et même celles de l'époque moderne. De manière
plus générale, cette enquête judiciaire s'est
diffusée dans beaucoup d'autres domaines de pratiques - sociales,
économiques - et dans beaucoup de domaines du savoir. C'est
à partir de ces enquêtes judiciaires conduites par
les procureurs du roi qu'ont été diffusées,
à partir du XIIIe siècle, une série de procédures
d'enquête.
Quelques-unes étaient principalement administratives ou
économiques. C'est ainsi que, grâce aux enquêtes
sur l'état de la population, le niveau des richesses, la
quantité d'argent et de ressources, les agents royaux ont
assuré, établi et augmenté le pouvoir royal.
C'est de cette façon que tout un savoir économique,
d'administration économique des États s'est accumulé
à la fin du Moyen Âge et aux XVIIe et XVIIIe siècles.
C'est à partir de là qu'une forme régulière
d'administration des États, de transmission et de continuité
du pouvoir politique est née, ainsi que des sciences comme
l'économie politique, la statistique, etc.
Ces techniques d'enquête se sont diffusées également
dans des domaines non directement liés aux domaines d'exercice
du pouvoir : les domaines du savoir ou de la connaissance au sens
traditionnel du mot.
À partir des XIVe et XVe siècles apparaissent des
types d'enquête qui cherchent à établir la vérité
à partir d'un certain nombre de témoignages soigneusement
recueillis dans des domaines comme celui de la géographie,
de l'astronomie, de la connaissance des climats. Apparaît,
en particulier, une technique de voyage - entreprise politique d'exercice
du pouvoir et entreprise de curiosité et d'acquisition de
savoir - qui a finalement conduit à la découverte de
l'Amérique. Toutes les grandes enquêtes qui ont dominé
la fin du Moyen Âge sont, au fond, l'éclosion et la
dispersion de cette première forme, de cette matrice qui
est née au XIIe siècle. Même des domaines comme
la médecine, la botanique, la zoologie sont, à partir
des XVIe et XVIIe siècles, des irradiations de ce processus.
Tout le grand mouvement culturel qui, après le XIIe siècle,
commence à préparer la Renaissance peut être
défini en grande partie comme celui du développement,
du fleurissement de l'enquête comme forme générale
du savoir.
Alors que l'enquête se développe comme forme générale
du savoir à l'intérieur duquel la Renaissance va éclore,
l'épreuve tend à disparaître. De celle-ci nous
ne trouverons que les éléments, les restes, sous la
forme de la fameuse torture, mais mêlée déjà
avec la préoccupation d'obtenir l'aveu, épreuve de
vérification. On peut faire toute une histoire de la torture,
la situant entre les procédures d'épreuve et d'enquête.
L'épreuve tend à disparaître de la pratique
judiciaire ; elle disparaît aussi des domaines du savoir.
On pourrait indiquer deux exemples.
En premier lieu, l'alchimie. L'alchimie est un savoir qui a pour
modèle l'épreuve. Il ne s'agit pas de faire une enquête
pour savoir ce qui se passe, pour savoir la vérité.
Il s'agit essentiellement d'un affrontement entre deux forces :
celle de l'alchimiste qui cherche et celle de la nature qui dissimule
ses secrets ; celle de l'ombre et celle de la lumière, celle
du bien et celle du mal, celle de Satan et celle de Dieu. L'alchimiste
accomplit une sorte de lutte, dans laquelle il est à la fois
le spectateur - celui qui verra le dénouement du combat et
l'un des combattants, étant donné qu'il peut gagner
ou perdre. On peut dire que l'alchimie est une forme chimique, naturaliste
de l'épreuve. On a la confirmation que le savoir alchimique
est essentiellement une épreuve dans le fait qu'il ne s'est
absolument pas transmis, ne s'est pas accumulé, comme un
résultat d'enquêtes qui auraient permis d'arriver à
la vérité. Le savoir alchimique s'est uniquement transmis
sous la forme de règles, secrètes ou publiques, de
procédures : voici comment il faut faire, voilà comment
il faut agir, voilà quels principes respecter, quelles prières
faire, quels textes lire, quels codes doivent être présents.
L'alchimie constitue essentiellement un corpus de règles
juridiques, de procédures. La disparition de l'alchimie,
le fait qu'un savoir du type nouveau se soit constitué absolument
en dehors de son domaine, on le doit à ce que ce nouveau
savoir a pris comme modèle la matrice de l'enquête.
Tout savoir d'enquête, savoir naturaliste, botanique, minéralogique,
philologique, est absolument étranger au savoir alchimique
qui obéit au modèle judiciaire de l'épreuve.
En second lieu, la crise de l'Université médiévale
à la fin du Moyen Âge peut aussi être analysée
en termes d'opposition entre l'enquête et l'épreuve.
Dans l'Université médiévale, le savoir se manifestait,
se transmettait et s'authentifiait à travers des rituels
déterminés, dont le plus célèbre et
le plus connu était la disputatio, la dispute. Il s'agissait
de l'affrontement entre deux adversaires qui utilisaient l'arme
verbale, les procédés rhétoriques et les démonstrations
fondées essentiellement sur l'appel à l'autorité.
On faisait appel non pas aux témoins de vérité,
mais aux témoins de force. Dans la disputatio, plus l'un
des participants avait d'auteurs de son côté, plus
il pouvait invoquer de témoignages d'autorité, de
force, de gravité - et non pas de témoignages de vérité
- , et plus il aurait de possibilités d'en sortir vainqueur.
La disputatio est une forme de preuve, de manifestation du savoir,
d'authentification du savoir qui obéit au schéma général
de l'épreuve. Le savoir médiéval, et surtout
le savoir encyclopédique de la Renaissance, comme celui de
Pic de La Mirandole, qui va se heurter à la forme médiévale
de l'Université, sera précisément un savoir
du type de l'enquête. Avoir vu, avoir lu les textes, savoir
ce qui a été effectivement dit ; connaître aussi
bien ce qui a été dit que la nature au sujet de laquelle
quelque chose a été dit ; vérifier ce que les
auteurs ont dit par la constatation de la nature ; utiliser les
auteurs non plus comme autorité mais comme témoignage
- tout cela va constituer l'une des grandes révolutions dans
la forme de transmission du savoir. La disparition de l'alchimie
et de la disputatio ou, mieux, le fait que cette dernière
ait été reléguée aux formes universitaires
complètement sclérosées et n'ait plus présenté
à partir du XVIe siècle, aucune actualité,
aucune efficacité dans les formes d'authentification réelle
du savoir, c'est l'un des nombreux signes du conflit entre l'enquête
et l'épreuve et du triomphe de l'enquête sur l'épreuve,
à la fin du Moyen Âge.
Comme conclusion nous pourrions dire : l'enquête n'est absolument
pas un contenu, mais une forme de savoir. Forme de savoir située
dans la jonction d'un type de pouvoir et d'un certain nombre de
contenus de connaissance. Ceux qui veulent établir une relation
entre ce qui est connu et les formes politiques, sociales ou économiques
qui servent de contexte à cette connaissance ont l'habitude
d'établir cette relation par l'intermédiaire de la
conscience ou du sujet de la connaissance. Il me semble que la véritable
jonction entre les processus économico-politiques et les
conflits du savoir pourrait être trouvée dans ces formes
qui sont en même temps des modalités d'exercice du
pouvoir et des modalités d'aquisition et de transmission
du savoir. L'enquête est précisément une forme
politique, une forme de gestion, d'exercice du pouvoir, qui, à
travers l'institution judiciaire, est devenue, dans la culture occidentale,
une manière d'authentifier la vérité, d'acquérir
des choses qui vont être considérées comme vraies,
et de les transmettre. L'enquête est une forme de savoir-pouvoir.
C'est l'analyse de ces formes qui doit nous conduire à l'analyse
plus stricte des relations entre les conflits de connaissance et
les déterminations économico-politiques.
IV
Dans la conférence précédente, j'ai cherché
à montrer quels ont été les mécanismes
et les effets de l'étatisation de la justice pénale
au Moyen Âge. J'aimerais que nous nous situions, maintenant,
à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle,
au moment où se constitue ce que j'essaierai d'analyser dans
cette conférence et dans la prochaine sous le nom de «
société disciplinaire ». La société
contemporaine, pour des raisons que j'expliquerai, mérite
le nom de société disciplinaire. J'aimerais montrer
quelles sont les formes des pratiques pénales qui caractérisent
cette société ; quelles sont les relations du pouvoir
sous-jacentes à ces pratiques pénales ; quelles sont
les formes de savoir, les types de connaissance, les types de sujet
de connaissance qui émergent, qui apparaissent à partir
- et dans l'espace - de cette société disciplinaire
qu'est la société contemporaine.
La formation de la société disciplinaire peut être
caractérisée par l'apparition, à la fin du
XVIIIe et au début du XIXe siècle, de deux faits contradictoires
ou, mieux, d'un fait qui a deux aspects, deux côtés
apparemment contradictoires : la réforme, la réorganisation
du système judiciaire et du système pénal dans
les différents pays de l'Europe et du monde. Cette transformation
ne présente pas les mêmes formes, la même amplitude,
la même chronologie dans les différents pays.
En Angleterre, par exemple, les formes de justice sont restées
relativement stables, alors que le contenu des lois, l'ensemble
des conduites pénalement répréhensibles s'est
profondément modifié. Au XVIIIe siècle, il
y avait en Angleterre 315 conduites susceptibles de mener quelqu'un
à la potence, à l’échaufaud ; 315 cas
punis par la mort. Cela rendait le code pénal, la loi pénale,
le système pénal anglais du XVIIIe siècle l'un
des plus sauvages et sanglants que l 'histoire des civilisations
ait connus. Cette situation a été profondément
modifiée au début du XIXe siècle, sans que
les formes et les institutions judiciaires se soient modifiées
profondément. En France, au contraire, des modifications
très profondes dans les institutions judiciaires ont eu lieu,
sans que le contenu de la loi pénale se soit modifié.
En quoi consistent ces transformations des systèmes pénaux
? Dans une réélaboration théorique de la loi
pénale. Cela peut être trouvé chez Beccaria,
Bentham, Brissot et chez les législateurs qui sont les auteurs
du premier et du second Code pénal français de l'époque
révolutionnaire.
Le principe fondamental du système théorique de la
loi pénale, défini par ces auteurs, c'est que le crime,
au sens pénal du terme, ou, plus techniquement : l'infraction,
ne doit plus avoir aucune relation avec la faute morale ou religieuse.
La faute est une infraction à la loi naturelle, à
la loi religieuse, à la loi morale. Le crime, ou l'infraction
pénale, est la rupture avec la loi civile, explicitement
établie à l'intérieur d'une société
par le côté législatif du pouvoir politique.
Pour qu'il y ait infraction, il faut qu'il y ait un pouvoir politique,
une loi, et que cette loi ait été effectivement formulée.
Avant que la loi existe, il ne peut pas y avoir d'infraction. D'après
ces théoriciens, ne peuvent être pénalisées
que les conduites effectivement définies comme répréhensibles
par la loi.
Un deuxième principe est que, pour être de bonnes
lois, ces lois positives formulées par le pouvoir politique
à l'intérieur d'une société ne doivent
pas retranscrire en termes positifs la loi naturelle, la loi religieuse
ou la loi morale. Une loi pénale doit simplement représenter
ce qui est utile pour la société. La loi définit
comme répréhensible ce qui est nuisible à la
société, définissant ainsi, négativement,
ce qui lui est utile.
Le troisième principe se déduit naturellement des
deux premiers : il faut une définition claire et simple du
crime. Le crime n'est pas quelque chose d'apparenté au péché
et à la faute ; c'est quelque chose qui fait tort à
la société ; c'est un dommage social, un trouble,
un dérangement pour toute la société.
Il y a aussi, par conséquent, une nouvelle définition
du criminel. Le criminel est celui qui endommage, trouble la société.
Le criminel est l'ennemi social. Nous trouvons cela très
clairement chez tous ces théoriciens et aussi chez Rousseau,
qui affirme que le criminel est celui qui a rompu le pacte social.
Le criminel est un ennemi intérieur. Cette idée du
criminel comme ennemi intérieur, comme individu qui, à
l'intérieur de la société, a rompu le pacte
qui s'était théoriquement établi, c'est une
définition nouvelle et capitale dans l 'histoire de la théorie
du crime et de la pénalité.
Si le crime est un dommage social, si le criminel est l'ennemi
de la société, comment la loi pénale doit-elle
traiter ce criminel ou réagir à ce crime ? Si le crime
est un trouble pour la société, si le crime n'a plus
rien à voir avec la faute, avec la loi naturelle, divine,
religieuse, il est clair que la loi pénale ne peut pas prescrire
une vengeance, la rédemption d'un péché. La
loi pénale doit seulement permettre la réparation
du trouble causé à la société. La loi
pénale doit être faite de telle manière que
le dommage causé par l'individu à la société
soit effacé ; si cela n'est pas possible, il faut que le
dommage ne puisse plus être recommencé par l'individu
en question ou par un autre. La loi pénale doit réparer
le mal ou empêcher que des maux semblables puissent être
commis contre le corps social.
De là découlent, pour ces théoriciens, quatre
types possibles de punition. Premièrement, la punition exprimée
dans l'affirmation : « Vous avez rompu le pacte social, vous
n'appartenez plus au corps social, vous vous êtes vous-même
placé en dehors de l'espace de la légalité
; nous vous expulserons de l'espace social où cette légalité
fonctionne. » C'est l'idée, rencontrée fréquemment
chez ces auteurs - Beccaria, Bentham, etc. - , qu'au fond la punition
idéale serait simplement d'expulser les personnes, de les
exiler, de les bannir ou de les déporter. C'est la déportation.
La deuxième possibilité est une espèce d'exclusion
sur place. Son mécanisme n'est plus celui de la déportation
matérielle, du transfert hors de l'espace social, mais de
l'isolement à l'intérieur de l'espace moral, psychologique,
public constitué par l'opinion. C'est l'idée de punition
au niveau du scandale, de la honte, de l'humiliation de celui qui
a commis une infraction. On publie sa faute, on montre sa personne
en public, on suscite dans le public une réaction d'aversion,
de mépris, de condamnation. C'était cela la peine.
Beccaria et d'autres ont inventé des mécanismes pour
provoquer la honte et l'humiliation.
La troisième peine est la réparation du dommage social
: le travail forcé. Elle consiste à forcer les personnes
à une activité utile à l'État ou à
la société, de telle manière que le dommage
causé soit compensé. On a ainsi une théorie
du travail forcé.
Enfin, en quatrième lieu, la peine consiste à faire
que le dommage ne puisse pas être commis de nouveau ; à
faire que l'individu en question ou d'autres ne puissent plus avoir
envie de causer à la société le dommage qui
a été précédemment occasionné
; à leur faire éprouver de la répugnance pour
le crime qu'ils ont commis. Pour obtenir ce résultat, la
peine idéale, qui s'y ajuste exactement, c'est la peine du
talion. On tue celui qui a tué, on prend les biens de celui
qui a volé ; celui qui a commis un viol droit, pour certains
théoriciens du XVIIIe siècle, subir quelque chose
de semblable.
Voilà, donc, une batterie de peines : déportation,
travail forcé, honte, scandale public et peine du talion.
Des projets effectivement présentés non seulement
par des théoriciens purs comme Beccaria, mais aussi par des
législateurs comme Brissot et Le Peletier de Saint-Fargeau,
qui ont participé à l'élaboration du premier
Code pénal révolutionnaire. On était déjà
assez avancé dans l'organisation de la pénalité
centrée sur l'infraction pénale et sur l'infraction
à une loi représentant l'utilité publique.
Tout dérive de là, même le cadre des peines
et le mode par lequel elles sont appliquées.
On a ainsi ces projets, ces textes et même ces décrets
adoptés par les Assemblées. Mais, si nous observons
ce qui s'est réellement passé, comment a fonctionné
la pénalité quelque temps après, autour de
1820, au moment de la Restauration en France et de la Sainte-Alliance
en Europe, nous remarquons que le système des peines adopté
par les sociétés industrielles en voie de formation,
en voie de développement, a été entièrement
différent de ce qui avait été projeté
quelques années auparavant. Non pas que la pratique ait démenti
la théorie, mais elle s'est détournée rapidement
des principes théoriques que nous trouvons chez Beccaria
et chez Bentham.
Reprenons le système des peines. La déportation a
disparu assez rapidement ; le travail forcé a été
généralement une peine purement symbolique dans sa
fonction de réparation ; les mécanismes du scandale
ne sont jamais arrivés à être mis en pratique
; la peine du talion a disparu rapidement, ayant été
dénoncée comme archaïque pour une société
suffisamment développée.
Ces projets bien précis de pénalité ont été
remplacés par une peine assez curieuse, dont Beccaria avait
parlé légèrement et que Brissot mentionnait
de façon bien marginale : il s'agit de l'emprisonnement,
de la prison.
La prison n'appartient pas au projet théorique de la réforme
de la pénalité au XVIIIe siècle. Elle surgit
au début du XIXe siècle, comme une institution de
fait, presque sans justification théorique.
Non seulement la prison - peine qui va se généraliser
effectivement au XIXe siècle - n'était pas prévue
dans le programme du XVIIIe siècle, mais encore la législation
pénale va subir une inflexion formidable par rapport à
ce qui était établi dans la théorie.
En effet, la législation pénale, dès le début
du XIXe siècle, et de façon de plus en plus rapide
et accélérée pendant tout le siècle,
va se détourner de ce que nous pouvons appeler l'utilité
sociale ; elle ne cherchera plus à viser ce qui est socialement
utile, mais, au contraire, elle cherchera à s'ajuster à
l'individu. Nous pouvons citer comme exemple les grandes réformes
de la législation pénale en France et dans d'autres
pays européens entre 1825 et 1850-1860, et qui consistent
dans l'organisation de ce que nous appelons les circonstances atténuantes
: le fait que l'application rigoureuse de la loi, telle qu'elle
se trouve dans le Code, peut être modifiée par détermination
du juge ou du jury et en fonction de l'individu en jugement. Le
principe d'une loi universelle ne représentant que les intérêts
sociaux est considérablement faussé par l'utilisation
des circonstances atténuantes, qui vont avoir une importance
de plus en plus grande. En outre, la pénalité qui
se développe au XIXe siècle se propose de moins en
moins de définir de façon abstraite et générale
ce qui est nuisible à la société, d'écarter
les individus qui sont nuisibles à la société
ou de les empêcher de recommencer. La pénalité,
au XIXe siècle, a en vue, d'une manière de plus en
plus insistante, moins la défense générale
de la société que le contrôle et la réforme
psychologique et morale des attitudes et du comportement des individus.
C'est une forme de pénalité totalement différente
de celle qui était prévue au XVIIIe siècle,
dans la mesure où le grand principe de la pénalité
était, pour Beccaria, celui selon lequel il n'y aurait pas
de punition sans une loi explicite et sans un comportement explicite
violant cette loi. Tant qu'il n'y aurait pas de loi et d'infraction
explicite, il ne pourrait pas y avoir de punition. C'était
le principe fondamental de Beccaria.
Toute la pénalité du XIXe siècle devient un
contrôle, non pas tant sur ce que font les individus - est-ce
conforme ou non à la loi ? - , mais sur ce qu'ils peuvent
faire, de ce qu'ils sont capables de faire, de ce qu'ils sont sujets
à faire, de ce qu'ils sont dans l'imminence de faire.
Ainsi, la grande notion de la criminologie et de la pénalité,
vers la fin du XIXe siècle, a été la scandaleuse
notion, en termes de théorie pénale, de dangerosité.
La notion de dangerosité signifie que l'individu doit être
considéré par la société au niveau de
ses virtualités, et non pas au niveau de ses actes ; non
pas au niveau des infractions effectives à une loi effective,
mais au niveau des virtualités de comportement qu'elles représentent.
Le dernier point capital que la théorie pénale met
en question plus fortement encore que Beccaria est que, pour assurer
le contrôle des individus - ce qui n'est plus une réaction
pénale à ce qu'ils ont fait, mais un contrôle
de leur comportement au moment même où celui-ci s'ébauche
- , l'institution pénale ne peut plus être entièrement
dans les mains d'un pouvoir autonome, le pouvoir judiciaire.
On arrive ainsi à la contestation de la grande séparation
attribuée à Montesquieu, ou du moins formulée
par lui, entre pouvoir judiciaire, pouvoir exécutif et pouvoir
législatif. Le contrôle des individus, cette espèce
de contrôle pénal punitif des individus au niveau de
leurs virtualités, ne peut pas être effectué
par la justice elle-même, mais par une série d'autres
pouvoirs latéraux, en marge de la justice, comme la police
et tout un réseau d'institutions de surveillance et de correction
: la police pour la surveillance, les institutions psychologiques,
psychiatriques, criminologiques, médicales, pédagogiques
pour la correction. C'est ainsi que, au XIXe siècle, se développe
autour de l'institution judiciaire, et pour lui permettre d'assumer
la fonction de contrôle des individus au niveau de leur dangerosité,
une gigantesque série d'institutions qui vont encadrer les
individus au long de leur existence : institutions pédagogiques
comme l'école ; psychologiques ou psychiatriques comme l'hôpital,
l'asile, la police... Tout ce réseau d'un pouvoir qui n'est
pas judiciaire doit remplir l'une des fonctions que la justice s'attribue
à ce moment : non plus celle de punir les infractions des
individus, mais celle de corriger leurs virtualités.
Nous entrons ainsi dans l'âge de ce que j'appellerais l'orthopédie
sociale. Il s'agit d'une forme de pouvoir, d'un type de société
que je désigne comme société disciplinaire
par opposition aux sociétés proprement pénales
que nous avions connues auparavant. C'est l'âge du contrôle
social. Parmi les théoriciens que j'ai cités tout
à l 'heure, il y a quelqu'un qui, d'une certaine façon,
a prévu et présenté une sorte de schéma
de cette société de surveillance, de la grande orthopédie
sociale. Il s'agit de Bentham. Je demande des excuses aux historiens
de la philosophie pour cette affirmation, mais je crois que Bentham
est plus important pour notre société que Kant ou
Hegel. On devrait lui rendre hommage dans chacune de nos sociétés.
C'est lui qui a programmé, défini et décrit
de la manière la plus précise les formes de pouvoir
dans lesquelles nous vivons, et qui a présenté un
merveilleux et célèbre petit modèle de cette
société de l'orthopédie généralisée
: le fameux panoptique *. Une forme d'architecture qui permet un
type de pouvoir de l'esprit sur l'esprit ; une espèce d'institution
qui doit valoir pour les écoles, les hôpitaux, les
prisons, les maisons de correction, les hospices, les usines.
* Bentham (J), Panoptique. Mémoire sur un nouveau principe
pour construire des maisons d'inspection, et nommément des
maisons de force, Paris, Imprimerie nationale, 1791 (réédité
par Pierre Belfond, 1977).
Le panoptique est un édifice en forme d'anneau, au milieu
duquel il y a une cour, avec une tour au centre. L'anneau se divise
en petites cellules qui donnent aussi bien sur l'intérieur
que sur l'extérieur. Dans chacune de ces petites cellules,
il y a, selon le but de l'institution, un enfant apprenant à
écrire, un ouvrier travaillant, un prisonnier se corrigeant,
un fou actualisant sa folie. Dans la tour centrale, il y a un surveillant.
Comme chaque cellule donne à la fois sur l'intérieur
et sur l'extérieur, le regard du surveillant peut traverser
toute la cellule ; il n'y a aucun point d'ombre, et, par conséquent,
tout ce que fait l'individu est exposé au regard d'un surveillant
qui observe à travers les persiennes, les guichets semi-fermés,
de façon à pouvoir tout voir, sans que personne, en
revanche, ne puisse le voir. Pour Bentham, cette petite et merveilleuse
ruse architectonique pouvait être utilisée par une
série d'institutions. Le panoptique est l'utopie d'une société
et d'un type de pouvoir qui est, au fond, la société
que nous connaissons actuellement, utopie qui s'est effectivement
réalisée. Ce type de pouvoir peut parfaitement recevoir
le nom de panoptisme. Nous vivons dans une société
où règne le panoptisme.
Le panoptisme est une forme de pouvoir qui repose non plus sur
une enquête, mais sur quelque chose de totalement différent
que j'appellerai l'examen. L'enquête était une procédure
par laquelle, dans la pratique judiciaire, on cherchait à
savoir ce qui s'était passé. Il s'agissait de réactualiser
un événement passé à travers les témoignages
présentés par des personnes qui, pour une raison ou
une autre, par leur savoir ou par le fait d'avoir été
présentes à l'événement, étaient
tenues pour aptes à savoir.
Avec le panoptique va se produire quelque chose de totalement différent
; il n'y a plus d'enquête, mais surveillance, examen. Il ne
s'agit plus de reconstituer un événement, mais quelque
chose, ou plutôt quelqu'un qu'on doit surveiller sans interruption
et totalement. Surveillance permanente des individus par quelqu'un
qui exerce sur eux un pouvoir - instituteur, chef d'atelier, médecin,
psychiatre, directeur de prison - et qui, tant qu'il exerce le pouvoir,
a la possibilité aussi bien de surveiller que de constituer,
sur ceux qu'il surveille, à leur sujet, un savoir. Un savoir
qui a maintenant pour caractéristique non plus de déterminer
si quelque chose s'est passé ou non, mais de déterminer
si un individu se conduit ou non comme il faut, en conformité
ou non à la règle, s'il progresse ou non. Ce nouveau
savoir ne s'organise plus autour des questions : « Ceci a
été fait ? Qui l'a fait ? » ; il ne s'ordonne
plus en termes de présence ou d'absence, d'existence ou de
non-existence. Il s'ordonne autour de la norme, en termes de ce
qui est normal ou non, correct ou non, de ce qu'on doit faire ou
non.
On a donc, par opposition au grand savoir de l'enquête - organisé
au milieu du Moyen Âge à travers la confiscation étatique
de la justice, qui consistait à obtenir les instruments de
réactualisation des faits à travers le témoignage
- , un nouveau savoir, de type totalement différent, un savoir
de surveillance, d'examen, organisé autour de la norme par
le contrôle des individus au long de leur existence. Celle-ci
est la base du pouvoir, la forme du savoir-pouvoir qui va donner
lieu non pas aux grandes sciences de l'observation, comme dans le
cas de l'enquête, mais à ce que nous appelons «
sciences humaines » : psychiatrie, psychologie, sociologie.
J'aimerais maintenant analyser comment cela s'est passé.
Comment on est arrivé à avoir, d'une part, une théorie
pénale déterminée qui programmait clairement
un certain nombre de choses et, d'autre part, une pratique réelle,
sociale qui a conduit à des résultats totalement différents.
Je prendrai successivement deux exemples, qui se trouvent parmi
les plus importants et déterminants de ce processus : celui
de l'Angleterre et celui de la France. Je laisserai de côté
l'exemple des États-Unis, qui est aussi important. J'aimerais
montrer comment en France, et surtout en Angleterre, a existé
une série de mécanismes de contrôle ; contrôle
de la population, contrôle permanent du comportement des individus.
Ces mécanismes se sont formés obscurément pendant
le XVIIIe siècle pour répondre à un certain
nombre de besoins et, assumant de plus en plus d'importance, ils
se sont finalement étendus à toute la société
et se sont imposés à la pratique pénale. Cette
nouvelle théorie n'était pas capable de rendre compte
de ces phénomènes de surveillance qui sont nés
totalement en dehors d'elle, elle n'était pas capable de
les programmer. On pourrait même dire que la théorie
pénale du XVIIIe siècle ratifie une pratique judiciaire
qui s'est formée au Moyen Âge : l'étatisation
de la justice. Beccaria pense dans les termes d'une justice étatisée
*. Bien qu'il ait été, en un certain sens, un grand
réformateur, il n'a pas vu naître, à côté
et en dehors de cette justice étatisée, des processus
de contrôle qui seront le véritable contenu de la nouvelle
pratique pénale.
* Beccaria (C. de), Dei Delitti e delle Pene, Milan, 1764 (Traité
des délits et des peines, trad. Collin de Plancy, Paris,
Flammarion, coll. « Champs », 1979).
Quels sont ces mécanismes de contrôle, d'où
viennent-ils et à quoi répondent-ils ? Prenons l'exemple
de l'Angleterre. Depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle
se sont formés, à des niveaux relativement bas de
l'échelle sociale, des groupes spontanés de personnes
qui s'attribuaient, sans aucune délégation d'un pouvoir
supérieur, la tâche de maintenir l'ordre et de créer,
pour eux-mêmes, de nouveaux instruments pour assurer l'ordre.
Ces groupes étaient nombreux et ont proliféré
pendant tout le XVIIIe siècle. Suivant un ordre chronologique,
il y a eu, en premier lieu, les communautés religieuses dissidentes
de l'anglicanisme - les quakers, les méthodistes - , qui se
chargeaient d'organiser leur propre police. C'est ainsi que, parmi
les méthodistes, Wesley, par exemple, rendait visite aux
communautés méthodistes, en voyage d'inspection, un
peu comme les évêques du haut Moyen Âge. Tous
les cas de désordre : ivresse, adultère, refus de
travailler, lui étaient soumis. Les sociétés
d'amis d'inspiration quaker fonctionnaient de façon semblable.
Toutes ces sociétés avaient la double tâche
de surveillance et d'assistance. Elles s'attribuaient la tâche
d'assister ceux qui ne possédaient pas de moyens de subsistance,
ceux qui ne pouvaient pas travailler parce qu'ils étaient
trop vieux, infirmes, malades mentaux. Mais, en même temps
qu'elles les assistaient, elles s'attribuaient la possibilité
et le droit d'observer dans quelles conditions était donnée
l'assistance : observer si l'individu qui ne travaillait pas était
effectivement malade, si sa pauvreté et sa misère
n'étaient pas dues à la débauche, à
l'ivresse, aux vices. Il s'agissait donc de groupes de surveillance
spontanée, avec une origine, un fonctionnement et une idéologie
profondément religieux.
Il y a eu, en second lieu, à côté de ces communautés
proprement religieuses, des sociétés qui leur étaient
apparentées, quoique en gardant une certaine distance, un
certain éloignement. Par exemple, à la fin du XVIIe
siècle, en 1692 en Angleterre, il y a eu la fondation d'une
société qui s'appelait, de façon assez caractéristique,
Société pour la réforme des manières
(du comportement, de la conduite). Il s'agit d'une société
très importante qui avait, à l'époque de Guillaume
III, cent filiales en Angleterre et dix en Irlande, rien que dans
la ville de Dublin. Cette société, qui a disparu au
XVIIIe siècle et a reparu, sous l'influence de Wesley, dans
la seconde moitié du siècle, se proposait de réformer
les manières : faire respecter le dimanche (c'est, en grande
partie, à l'action de ces grandes sociétés
que nous devons l'exciting dimanche anglais), empêcher le
jeu, l'ivresse, réprimer la prostitution, l'adultère,
les imprécations, les blasphèmes, tout ce qui pouvait
manifester un mépris à l'égard de Dieu. Il
s'agissait, comme dit Wesley dans ses sermons, d'empêcher
la classe la plus basse et la plus vile de profiter des jeunes sans
expérience et de leur extorquer leur argent.
Vers la fin du XVIIIe siècle, cette société
a été dépassée en importance par une
autre, inspirée par un évêque et certains aristocrates
de la Cour, appelée Société de la proclamation
pour avoir obtenu du roi une proclamation pour l'encouragement de
la piété et de la vertu. Cette société,
en 1802, se transforme et reçoit le titre caractéristique
de Société pour la suppression du vice, son objectif
étant de faire respecter le dimanche, d'empêcher la
circulation de livres licencieux et obscènes, d'intenter
des actions en justice contre la mauvaise littérature et
de faire fermer les maisons de jeu et de prostitution. Cette société,
encore que de fonctionnement essentiellement moral, proche des groupes
religieux, était déjà, cependant, un peu laïcisée.
En troisième lieu nous rencontrons au XVIIIe siècle,
en Angleterre, d'autres groupes plus intéressants et plus
inquiétants : groupes d'autodéfense de caractère
paramilitaire. Ils ont surgi en réponse aux premières
grandes agitations sociales, non encore prolétaires, aux
grands mouvements politiques, sociaux, avec encore une forte connotation
religieuse, de la fin du siècle, particulièrement
ceux des partisans de lord Gordon. En réponse à ces
grandes agitations populaires, les milieux les plus fortunés,
l'aristocratie, la bourgeoisie, s'organisent en groupes d'autodéfense.
C'est ainsi qu'une série d'associations - l'Infanterie militaire
de Londres, la Compagnie de l'artillerie - s'organisent spontanément,
sans appui ou avec l'appui latéral du pouvoir. Elles ont
pour fonction de faire régner l'ordre politique, pénal,
ou simplement l'ordre, dans un quartier, une ville, une région
ou un comté.
Dernière catégorie, les sociétés proprement
économiques. Les grandes compagnies, les grandes sociétés
commerciales s'organisent en sociétés de police, de
police privée, pour défendre leur patrimoine, leur
stock, leurs marchandises, les bateaux ancrés dans le port
de Londres, contre les émeutiers, le banditisme, le pillage
quotidien, les petits voleurs. Ces polices quadrillaient les quartiers
de Londres ou de grandes villes comme Liverpool, avec des organisations
privées.
Ces sociétés répondaient à un besoin
démographique ou social, à l'urbanisation, au grand
déplacement des populations de la campagne vers les villes
; elles répondaient aussi, et nous reviendrons sur ce sujet,
à une transformation économique importante, à
une nouvelle forme d'accumulation de la richesse, dans la mesure
où, quand la richesse commence à s'accumuler sous
la forme de stocks, de marchandises emmagasinées, de machines,
il devient nécessaire de faire garder, surveiller et garantir
sa sécurité ; elles répondaient, enfin, à
une nouvelle situation politique, aux nouvelles formes des révoltes
populaires qui, d'origine essentiellement paysanne aux XVIe et XVIIe
siècles, deviennent maintenant de grandes révoltes
urbaines populaires et, par la suite, prolétaires.
Il est intéressant d'observer l'évolution de ces
associations spontanées dans l'Angleterre du XVIIIe siècle.
Il y a un triple déplacement tout au long de cette histoire.
Considérons le premier déplacement. Au départ,
ces groupes étaient presque populaires, de la petite bourgeoisie.
Les quakers et les méthodistes de la fin du XVIIe et du début
du XVIIIe siècle, qui s'organisaient pour essayer de supprimer
les vices, de réformer les manières, étaient
des petits-bourgeois qui se groupaient dans le dessein de faire
évidemment régner l'ordre entre eux et autour d'eux.
Mais cette volonté de faire régner l'ordre était,
au fond, une façon d'échapper au pouvoir politique,
car celui-ci détenait un instrument formidable, terrifiant
et sanguinaire : sa législation pénale. Dans plus
de trois cents cas, en effet, on pouvait être pendu. Cela
signifiait qu'il était très facile pour le pouvoir,
pour l'aristocratie, pour ceux qui détenaient l'appareil
judiciaire, d'exercer des pressions terribles sur les couches populaires.
On comprend comment les groupes religieux dissidents avaient intérêt
à essayer d'échapper à ce pouvoir judiciaire
si sanguinaire et menaçant.
Pour échapper à ce pouvoir judiciaire, les individus
s'organisaient en sociétés de réforme morale,
interdisaient l'ivresse, la prostitution, le vol, tout ce qui permettait
au pouvoir d'attaquer le groupe, de le détruire, de se servir
d'un prétexte quelconque pour envoyer à l'échafaud.
Il s'agit, donc, plutôt de groupes d'autodéfense contre
la loi que de groupes de surveillance effective. Ce renforcement
de la pénalité autonome était une manière
d'échapper à la pénalité étatique.
Or, au cours du XVIIIe siècle, ces groupes vont changer
d'insertion sociale et vont abandonner de plus en plus leur recrutement
populaire ou petit-bourgeois. À la fin du XVIIIe siècle,
ce sont l'aristocratie, les évêques, les personnes
les plus riches qui vont susciter ces groupes d'autodéfense
morale, ces ligues pour la suppression des vices.
On a ainsi un déplacement social qui indique parfaitement
comment cette entreprise de réforme morale cesse d'être
une autodéfense pénale pour devenir, au contraire,
un renforcement du pouvoir de l'autorité pénale elle-même.
À côté du redoutable instrument pénal
qu'il possède, le pouvoir va s'attribuer ces instruments
de pression, de contrôle. Il s'agit, d'une certaine façon,
d'un mécanisme d'étatisation des groupes de contrôle.
Le second déplacement consiste en ceci : alors que, dans
le premier groupe, il s'agissait de faire régner un ordre
moral différent de la loi, qui permettrait aux individus
d'échapper à la loi, à la fin du XVIIIe siècle,
ces groupes - maintenant contrôlés, animés par
les aristocrates et les personnes riches - ont pour but essentiel
d'obtenir du pouvoir politique de nouvelles lois qui ratifieront
cet effort moral. On a ainsi un déplacement de la moralité
à la pénalité.
En troisième lieu, on peut dire que, dès lors, ce
contrôle moral va être exercé par les classes
supérieures, par les détenteurs du pouvoir, par le
pouvoir lui-même sur les couches inférieures, plus
pauvres, les couches populaires. Il devient ainsi un instrument
de pouvoir des classes riches sur les classes pauvres, des classes
qui exploitent sur les classes exploitées, ce qui confère
une nouvelle polarité politique et sociale à ces instances
de contrôle. Je citerai un texte, daté de 1804, de
la fin de cette évolution que j'essaie d'esquisser, écrit
par un évêque nommé Watson, qui prêchait
devant la Société pour la suppression du vice : «
Les lois sont bonnes, mais, malheureusement, elles sont transgressées
par les classes inférieures. Les classes supérieures,
certainement, ne les prennent pas très en considération.
Mais ce fait n'aurait pas d'importance si les classes supérieures
ne servaient pas d'exemple aux classes inférieures *. »
* Watson (R. ; évêque de Llandaff), A Sermon Preached
Before the Society for the Suppression of Vice, in the Parish Church
of St George (3 mai 1804), Londres, Printed for the Society for
the Suppression of Vice, 1804. La Société pour la
suppression du vice et l'enseignement de la religion succède
en 1802 à la Société pour la proclamation contre
le vice et l'immoralité, fondée en 1787 pour soutenir
la proclamation de Georges III.
Impossible d'être plus clair : les lois sont bonnes, bonnes
pour les pauvres ; malheureusement, les pauvres échappent
aux lois, ce qui est vraiment détestable. Les riches aussi
échappent aux lois, néanmoins cela n'a aucune importance,
car les lois n'ont pas été faites pour eux. Cependant,
cela a pour conséquence que les pauvres suivent l'exemple
des riches pour ne pas respecter les lois. De là que l'évêque
Watson dise aux riches : « Je vous demande de suivre ces lois
qui n'ont pas été faites pour vous, car ainsi il y
aura au moins la possibilité de contrôle et de surveillance
des classes plus pauvres. »
Dans cette étatisation progressive, dans ce déplacement
des instances de contrôle des mains des groupes de la petite
bourgeoisie essayant d'échapper au pouvoir à celles
du groupe social qui détient effectivement le pouvoir, dans
toute cette évolution, nous pouvons observer comment s'introduit
et se diffuse, dans un système pénal étatisé
- qui ignorait par définition la morale et prétendait
couper les liens avec la moralité et la religion - , une moralité
d'origine religieuse. L'idéologie religieuse, surgie et fomentée
dans les petits groupes quakers, méthodistes, en Angleterre,
à la fin du XVIIe siècle, vient maintenant pointer
à l'autre pôle, à l'autre extrémité
de l'échelle sociale, du côté du pouvoir, comme
instrument d'un contrôle exercé du haut sur le bas.
Autodéfense au XVIIe siècle ; instrument de pouvoir
au début du XIXe siècle. C'est le mécanisme
du processus que nous pouvons observer en Angleterre.
En France, il s'est passé un processus assez différent.
Cela s'explique par le fait que la France, pays de monarchie absolue,
possédait un puissant appareil d'État que l'Angleterre
au XVIIIe siècle ne possédait déjà plus,
dans la mesure où il avait été en partie ébranlé
par la révolution bourgeoise du XVIIe siècle. L'Angleterre
s'était libérée de cette monarchie absolue,
brûlant cette étape dans laquelle la France est restée
pendant cent cinquante ans.
Ce puissant appareil d'État monarchique en France s'appuyait
sur un double instrument : un instrument judiciaire classique - les
parlements, les cours - et un instrument parajudiciaire, la police,
dont l'invention est le privilège de la France. Une police
qui comprenait les intendants, le corps de police montée,
les lieutenants de police ; qui était dotée d'instruments
architecturaux comme la Bastille, Bicêtre, les grandes prisons
; qui possédait aussi ses aspects institutionnels, comme
les curieuses lettres de cachet *.
* En français dans le texte (N.d.T.). Dans la suite du texte,
par commodité, l'italique a été supprimé.
Voir Le Désordre des familles. Lettres de cachet des archives
de la Bastille (présenté par A. Farge et M. Foucault),
Paris, Gallimard- Julliard, coll. « Archives », no 91,
1982.
La lettre de cachet n'était pas une loi ou un décret,
mais un ordre du roi qui concernait une personne, individuellement,
l'obligeant à faire quelque chose. On pouvait même
obliger quelqu'un à se marier par lettre de cachet. Dans
la plupart des cas, néanmoins, elle était un instrument
de punition.
On pouvait exiler quelqu'un par lettre de cachet, le priver de
certaines fonctions, l'emprisonner. Elle était l'un des grands
instruments de pouvoir de la monarchie absolue. Les lettres de cachet
ont été beaucoup étudiées en France
et il est devenu commun de les classer comme quelque chose de redoutable,
instrument de l' arbitraire royal s'abattant sur quelqu'un comme
un coup de foudre, pouvant l'emprisonner pour toujours. Il faut
être plus prudent et dire que les lettres de cachet n'ont
pas fonctionné seulement de cette façon. De même
que nous avons vu que les sociétés de moralité
étaient une manière d'échapper au droit, de
même nous pouvons observer, au sujet des lettres de cachet,
un jeu assez curieux.
En examinant les lettres de cachet envoyées par le roi en
quantité assez nombreuse, on remarque que, dans la plupart
des cas, ce n'était pas lui qui prenait la décision
de les envoyer. Ille faisait dans certains cas, pour les affaires
d'État. Mais la plupart de ces lettres - des dizaines de milliers
de lettres de cachet ont été envoyées par la
monarchie - étaient en vérité sollicitées
par des individus divers : maris outragés par leurs épouses,
pères de famille mécontents de leurs enfants, familles
qui voulaient se débarrasser d'un individu, communautés
religieuses troublées par quelqu'un, communes mécontentes
de leur curé. Tous ces individus ou petits groupes demandaient
à l'intendant du roi une lettre de cachet ; celui-ci faisait
une enquête pour savoir si la demande était justifiée.
Quand c'était le cas, il écrivait au ministre du roi
chargé de l'affaire, lui demandant d'envoyer une lettre de
cachet permettant à quelqu'un de faire arrêter sa femme
qui le trompait, son fils prodigue, sa fille qui se prostituait
ou le curé du village qui ne faisait pas montre de bonne
conduite. De sorte que la lettre de cachet se présentait
- sous 'son aspect d'instrument terrible de l'arbitraire royal- comme
investie d'une espèce de contre-pouvoir, pouvoir qui venait
d'en bas et qui permettait à des groupes, à des communautés,
à des familles ou à des individus d'exercer un pouvoir
sur quelqu'un. C'étaient des instruments de contrôle,
d'une certaine façon spontanée, de contrôle
par en bas que la société, la communauté exerçait
sur elle-même. La lettre de cachet consistait donc en une
façon de régler la moralité quotidienne de
la vie sociale, une manière pour le groupe ou les groupes
- familiaux, religieux, paroissiaux, régionaux, locaux d'assurer
leur propre contrôle policier et leur propre ordre.
Observant les conduites qui suscitaient la demande de lettre de
cachet et qui étaient sanctionnées par elle, on peut
distinguer trois catégories.
En premier lieu, la catégorie de ce qu'on pourrait appeler
les conduites d'immoralité : débauche, adultère,
sodomie, ivresse. De telles conduites provoquaient de la part des
familles et des communautés une demande de lettre de cachet
qui était immédiatement acceptée. On a donc
ici la répression morale.
En deuxième lieu, il y a les lettres de cachet envoyées
pour sanctionner des conduites religieuses jugées dangereuses
et dissidentes. C'est de cette façon qu'on arrêtait
les sorciers qui, depuis longtemps, ne mouraient plus sur les bûchers.
En troisième lieu, il est intéressant de remarquer
qu'au XVIIIe siècle les lettres de cachet ont été
assez utilisées dans des cas de conflits du travail. Quand
les employeurs, les patrons ou les maîtres n'étaient
pas satisfaits de leurs apprentis ou de leurs ouvriers dans les
corporations, ils pouvaient s'en débarrasser en les expulsant
ou, dans des cas plus rares, en sollicitant une lettre de cachet.
La première grève de l'histoire de France qui peut
être ainsi caractérisée est celle des horlogers,
en 1724. Les patrons horlogers ont réagi contre elle en localisant
ceux qu'ils considéraient comme les leaders et ont ensuite
écrit au roi en demandant une lettre de cachet qui a été
envoyée aussitôt. Quelque temps après, le ministre
du roi a voulu annuler la lettre de cachet et libérer les
ouvriers grévistes. Ce fut la corporation des horlogers elle-même
qui a alors sollicité du roi de ne pas libérer les
ouvriers et de maintenir la lettre de cachet.
Nous voyons donc comment les contrôles sociaux, relatifs
ici non plus à la moralité ou à la religion,
mais aux problèmes de travail, s'exercent par en bas et par
l'intermédiaire du système des lettres de cachet sur
la population ouvrière qui est en train d'apparaître.
Dans le cas où la lettre de cachet était punitive,
elle avait pour résultat l'emprisonnement de l'individu.
Il est intéressant de remarquer que la prison n'était
pas une peine légale dans le système pénal
des XVIIe et XVIIIe siècles. Les juristes sont parfaitement
clairs à cet égard. Ils affirment que, quand la loi
punit quelqu'un, la punition sera la condamnation à mort,
à être brûlé, à être écartelé,
à être marqué, à être banni, à
payer une amende. La prison n'est pas une peine.
La prison, qui va devenir la grande peine du XIXe siècle,
a son origine précisément dans cette pratique parajudiciaire
de la lettre de cachet, d'utilisation du pouvoir royal par le contrôle
spontané des groupes. Quand une lettre de cachet était
envoyée contre quelqu'un, ce quelqu'un n'était ni
pendu, ni marqué, ni n'avait à payer une amende. Il
était mis en prison et devait y rester pour un temps non
fixé d'avance. La lettre de cachet disait rarement que quelqu'un
devait rester en prison pour six mois ou un an, par exemple. En
général, elle déterminait que quelqu'un devait
rester détenu jusqu'à nouvel ordre, et le nouvel ordre
n'intervenait que quand la personne qui avait demandé la
lettre de cachet affirmait que l'individu emprisonné s'était
corrigé. Cette idée d'emprisonner pour corriger, de
conserver la personne prisonnière jusqu'à ce qu'elle
se corrige, cette idée paradoxale, bizarre, sans aucun fondement
ou justification au niveau du comportement humain, a son origine
précisément dans cette pratique.
Il apparaît aussi l'idée d'une pénalité
qui a pour fonction non pas d'être une réponse à
une infraction, mais de corriger les individus au niveau de leurs
comportements, de leurs attitudes, de leurs dispositions, du danger
qu'ils représentent, au niveau de leurs virtualités
possibles. Cette forme de pénalité appliquée
aux virtualités des individus, de pénalité
qui cherche à les corriger par la réclusion et par
l'internement n'appartient pas, à vrai dire, à l'univers
du droit, ne naît pas de la théorie juridique du crime,
n'est pas dérivée des grands réformateurs comme
Beccaria. Cette idée d'une pénalité qui cherche
à corriger en emprisonnant est une idée policière,
née parallèlement à la justice, en dehors de
la justice, dans une pratique des contrôles sociaux ou dans
un système d'échanges entre la demande du groupe et
l'exercice du pouvoir.
Je voudrais maintenant, après ces deux analyses, tirer quelques
conclusions provisoires que je chercherai à utiliser dans
la prochaine conférence.
Les données du problème sont les suivantes : comment
l'ensemble théorique des réflexions sur le droit pénal,
qui aurait dû conduire à certaines dispositions, a-t-il
été en fait brouillé et recouvert par une pratique
pénale totalement différente, qui a eu sa propre élaboration
théorique au XIXe siècle, lorsque la théorie
de la peine, de la criminologie a été reprise ? Comment
la grande leçon de Beccaria a-t-elle pu être oubliée,
reléguée et finalement étouffée par
une pratique de la pénalité totalement différente,
fondée sur les individus, sur leurs comportements et leurs
virtualités, avec la fonction de les corriger ?
Il me semble que l'origine de cela se trouve dans une pratique
extra-pénale. En Angleterre, ce sont les groupes eux-mêmes
qui, pour échapper au droit pénal, se sont attribué
des instruments de contrôle qui ont finalement été
confisqués par le pouvoir central. En France, où la
structure du pouvoir politique était différente, les
instruments étatiques établis au XVIIe siècle
par le pouvoir royal pour contrôler l'aristocratie, la bourgeoisie
et les émeutiers ont été réutilisés
du bas vers le haut par des groupes sociaux.
C'est alors que se pose la question de savoir le pourquoi de ce
mouvement, de ces groupes de contrôle, la question de savoir
à quoi ils ont répondu. Nous avons vu à quels
besoins originaires ils répondaient ; mais pourquoi ont-ils
eu ce destin, pourquoi ont-ils subi ce déplacement, pourquoi
le pouvoir ou ceux qui le détenaient ont-ils repris ces mécanismes
de contrôle situés au niveau le plus bas de la population
?
Pour répondre, il faut prendre en considération un
phénomène important : la nouvelle forme assumée
par la production. Ce qui est à l'origine du processus que
j'ai cherché à analyser, c'est la nouvelle forme matérielle
de la richesse. À vrai dire, ce qui surgit en Angleterre
à la fin du XVIIIe siècle, beaucoup plus qu'en France
d'ailleurs, c'est le fait que la fortune, la richesse s'investit
de plus en plus à l'intérieur d'un capital qui n'est
plus purement et simplement monétaire. La richesse des XVIe
et XVIIe siècles était essentiellement constituée
par la fortune des terres, par les espèces monétaires
ou éventuellement par les lettres de change que les individus
pouvaient échanger. Au XVIIIe siècle apparaît
une forme de richesse qui est maintenant investie à l'intérieur
d'un nouveau type de matérialité, qui n'est plus monétaire
: qui est investie dans les marchandises, les stocks, les machines,
les ateliers, les matières premières, les marchandises
qui doivent être expédiées. Et la naissance
du capitalisme, ou la transformation et l'accélération
de l'installation du capitalisme, va se traduire dans ce nouveau
mode d'investissement matériel de la fortune. Or cette fortune
constituée de stocks, de matières premières,
d'objets importés, de machines, d'ateliers est directement
exposée à la déprédation. Toute cette
population de gens pauvres, de chômeurs, de personnes qui
cherchent du travail a maintenant une sorte de contact direct, physique
avec la fortune, avec la richesse. Le vol des navires, le pillage
des magasins et des stocks, les déprédations dans
les ateliers sont devenus courants à la fin du XVIIIe siècle
en Angleterre. Et justement, le grand problème du pouvoir
en Angleterre à cette époque est d'instaurer des mécanismes
de contrôle qui permettent la protection de cette nouvelle
forme matérielle de la richesse. On comprend donc pourquoi
le créateur de la police en Angleterte, Colquhoun, était
quelqu'un qui au départ a été commerçant,
puis chargé par une compagnie de navigation d'organiser un
système pour surveiller les marchandises emmagasinées
dans les docks de Londres. La police de Londres est née du
besoin de protéger les docks, les entrepôts, les magasins,
les stocks. C'est la première raison, beaucoup plus forte
en Angleterre qu'en France, de l'apparition de la nécessité
absolue de ce contrôle. En d'autres mots, c'est la raison
pour laquelle ce contrôle, avec un fonctionnement de base
presque populaire, a été repris en haut à un
moment déterminé.
La seconde raison est qu'aussi bien en France qu'en Angleterre
la propriété des terres va également changer
de forme, avec la multiplication de la petite propriété,
la division et la délimitation des propriétés.
Le fait qu'à partir de là il n'y a plus de grands
espaces déserts ou presque non cultivés, ni de terres
communes sur lesquelles tous peuvent vivre, va diviser la propriété,
la fragmenter, la fermer sur elle-même et exposer chaque propriétaire
aux déprédations.
Et, surtout parmi les Français, il y aura cette perpétuelle
idée fixe du pillage paysan, du pillage de la terre, de ces
vagabonds et travailleurs agricoles fréquemment au chômage,
dans la misère, vivant comme ils peuvent, volant des chevaux,
des fruits, des légumes. L'un des grands problèmes
de la Révolution française a été celui
de faire disparaître ce type de rapine paysanne. Les grandes
révoltes politiques de la seconde partie de la Révolution
française dans la Vendée et en Provence ont été
d'une certaine façon le résultat politique d'un malaise
des petits paysans, des travailleurs agricoles qui ne trouvaient
plus, dans ce nouveau système de division de la propriété,
les moyens d'existence qu'ils avaient sous le régime des
grandes propriétés agricoles.
Ce fut donc cette nouvelle distribution spatiale et sociale de
la richesse industrielle et agricole qui a rendu nécessaire
de nouveaux contrôles sociaux à la fin du XVIIIe siècle.
Ces nouveaux systèmes de contrôle social établis
maintenant par le pouvoir, par la classe industrielle, par la classe
des propriétaires ont été justement pris aux
contrôles d'origine populaire ou semi-populaire, auxquels
a été donnée une version autoritaire et étatique.
Cela est, à mon sens, l'origine de la société
disciplinaire. J'essaierai d'expliquer dans la prochaine conférence
comment ce mouvement - dont je n'ai montré que l'ébauche
au XVIIIe siècle - a été institutionnalisé
et est devenu une forme de relation politique interne de la société
au XIXe siècle.
V
Dans la dernière conférence, j'ai cherché
à définir ce que j'ai appelé le panoptisme.
Le panoptisme est l'un des traits caractéristiques de notre
société. C'est un type de pouvoir qui s'exerce sur
les individus sous forme de surveillance individuelle et continuelle,
sous forme de contrôle, de punition et de récompense,
et sous forme de correction, c'est-à-dire de formation et
de transformation des individus en fonction de certaines normes.
Ce triple aspect du panoptisme - surveillance, contrôle et
correction - semble être une dimension fondamentale et caractéristique
des relations de pouvoir qui existent dans notre société.
Dans une société comme la société féodale,
on ne trouve rien de semblable au panoptisme. Cela ne veut pas dire
que, dans une société de type féodal ou dans
les sociétés européennes du XVIIe siècle,
il n'y ait pas eu des instances de contrôle social, de punition
et de récompense. Cependant, la manière par laquelle
celles-ci se distribuaient était complètement différente
de la manière dont elles se sont installées à
la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe. Nous
vivons aujourd'hui dans une société programmée
au fond par Bentham, société panoptique, société
où règne le panoptisme.
J'essaierai de montrer dans cette conférence que l'apparition
du panoptisme comporte une espèce de paradoxe. Au moment
même où il apparaît, ou, plus exactement, dans
les années qui ont précédé immédiatement
son apparition, nous voyons se former une certaine théorie
du droit pénal, de la pénalité, de la punition,
dont Beccaria est le représentant le plus important, laquelle
se fonde essentiellement sur un légalisme strict. Cette théorie
de la punition subordonne le fait de punir, la possibilité
de punir à l'existence d'une loi explicite, à la constatation
explicite d'une infraction à cette loi et finalement à
une punition qui aurait pour fonction de réparer ou de prévenir,
dans la mesure du possible, le tort que fait l'infraction à
la société. Cette théorie légaliste,
théorie proprement sociale, presque collectiviste, s'oppose
entièrement au panoptisme. Dans le panoptisme, la surveillance
des individus s'exerce au niveau non pas de ce qu'on fait, mais
de ce qu'on est, au niveau non pas de ce qu'on a fait, mais de ce
qu'on peut faire. Avec lui, la surveillance tend de plus en plus
à individualiser l'auteur de l'acte, en cessant de considérer
la nature juridique, la qualification pénale de l'acte lui-même.
Le panoptisme s'oppose, donc, à la théorie légaliste
qui s'était formée dans les années précédentes.
En fait, ce qui est important à observer et qui constitue
un fait historique essentiel, c'est que cette théorie légaliste
a été doublée dans un premier moment, - et,
ultérieurement, dissimulée et totalement obscurcie
- par le panoptisme, qui s'était formé en marge ou
à côté d'elle. C'est la naissance du panoptisme,
qui se forme et qui est mû par une force de déplacement,
depuis le XVIIe et jusqu'au XIXe siècle, et tout au long
de l'espace social ; c'est cette reprise par le pouvoir central
des mécanismes populaires de contrôle qui caractérise
l'évolution du XVIIe siècle et qui explique comment
débute, à l'aube du XIXe siècle, l'ère
du panoptisme qui va recouvrir toute la pratique et, jusqu'à
un certain point, toute la théorie du droit pénal.
Pour justifier les thèses que je suis en train de présenter,
j'aimerais me référer à certaines autorités.
Les gens du début du XIXe siècle, ou du moins quelques-uns
d'entre eux, n'ont pas ignoré l'apparition de ce que j'ai
appelé, un peu arbitrairement, mais en tout cas en hommage
à Bentham, le panoptisme. À vrai dire, plusieurs personnes
ont réfléchi et ont été très
intriguées par ce qui était en train de se passer
à leur époque, par l'organisation de la pénalité
ou de la morale étatique. Il y a un auteur, très important
à l'époque, professeur à l'université
de Berlin et collègue de Hegel, qui a écrit et publié,
en 1830, un grand traité en plusieurs volumes intitulé
Leçons sur les prisons *. Cet homme, nommé Julius,
dont je vous recommande la lecture, et qui a fait pendant plusieurs
années un cours à Berlin sur les prisons, est un personnage
extraordinaire qui avait à certains moments un souffle presque
hégélien.
* Julius
(N. H.), Vorlesungen über die Gefängnisskunde, Berlin,
Stuhr, 1828 (Leçons sur les prisons, présentées
en forme de cours au public de Berlin en l'année 1827, trad.
Lagarmitte, Paris, F.G. Levrault, 1831).
Dans ses Leçons sur les prisons, il y a un passage qui dit
: « Les architectes modernes sont en train de découvrir
une forme qui n'était pas connue auparavant. Jadis, dit-il
en se référant à la civilisation grecque, la
grande préoccupation des architectes était de résoudre
le problème de savoir comment rendre accessible le spectacle
d'un événement, d'un geste, d'un seul individu au
plus grand nombre possible de personnes. C'est le cas, dit Julius,
du sacrifice religieux, événement unique auquel doit
participer le plus grand nombre possible de personnes ; c'est le
cas aussi du théâtre qui dérive, d'ailleurs,
du sacrifice ; et des jeux du cirque, des orateurs et des discours.
Or, dit-il, ce problème, présent dans la société
grecque dans la mesure où celle-ci était une communauté
qui participait aux événements forts qui formaient
son unité - sacrifices religieux, théâtre ou
discours politiques - , a continué à dominer la civilisation
occidentale jusqu'à l'époque moderne. Le problème
des églises est encore exactement le même.
Tous doivent être présents ou tous doivent servir
d'assistance dans le cas du sacrifice de la messe ou de la parole
du prêtre. Actuellement, continue Julius, le problème
fondamental qui se présente pour l'architecture moderne est
l'inverse. On veut faire que le plus grand nombre de personnes soit
offert comme spectacle à un seul individu chargé de
les surveiller *. »
En écrivant cela, Julius pensait au panoptique de Bentham
et, d'une façon générale, à l'architecture
des prisons et, jusqu'à un certain point, des hôpitaux,
des écoles. Il se référait au problème
d'une architecture non plus du spectacle, comme celle de la Grèce,
mais d'une architecture de la surveillance, qui permet à
un seul regard de parcourir le plus grand nombre de visages, de
corps, d'attitudes, le plus grand nombre de cellules possibles.
« Or, dit Julius, l'apparition de ce problème architectural
est cortélative de la disparition d'une société
qui vivait sous la forme d'une communauté spirituelle et
religieuse et de l'apparition d'une société étatique.
L'État se présente comme une certaine disposition
spatiale et sociale des individus, dans laquelle tous sont soumis
à une seule surveillance. » En concluant son exposé
sur ces deux types d'architecture, Julius affirme qu' « il
ne s'agit pas d'un simple problème d'architecture et [que]
cette différence est capitale dans l'histoire de l'esprit
humain » **.
Julius n'a pas été le seul en son temps à
s'apercevoir de ce phénomène d'inversion du spectacle
en surveillance ou de la naissance d'une société du
panoptisme. Dans beaucoup de textes, on trouve des analyses du même
type. Je ne citerai que l'un de ces textes, écrit par Treilhard,
conseiller d'État, juriste de l'Empire, et qui est la présentation
du Code d'instruction criminelle de 1808. Dans ce texte, Treilhard
affirme : « Le Code d'instruction criminelle que je vous présente
constitue une véritable nouveauté non seulement dans
l'histoire de la justice, de la pratique judiciaire, mais dans celle
des sociétés humaines. Avec lui nous donnons au procureur,
qui représente le pouvoir étatique ou le pouvoir social
face aux accusés, un rôle complètement nouveau
***. » Et Treilhard utilise une métaphore : le procureur
ne doit pas avoir comme seule fonction celle de poursuivre les individus
ayant commis des infractions ; sa fonction principale et première
doit être de surveiller les individus avant même que
l'infraction soit commise.
* Leçons sur les prisons, t l, pp. 384-386.
** Ibid., p. 384.
*** Treilhard (J.-B), Exposé des motifs des lois composant
le Code d'instruction criminel, Paris, Hacquart, 1808, p. 2.
Le procureur n'est pas seulement l'agent de la loi qui agit quand
celle-ci est violée ; le procureur est avant tout un regard,
un oeil perpétuellement ouvert sur la population. L'oeil
du procureur doit transmettre les renseignements à l'oeil
du procureur général, qui, à son tour, les
transmet au grand oeil de la surveillance, qui était, à
l'époque, le ministre de la Police. Ce dernier transmet les
renseignements à l'oeil de celui qui se trouve au point le
plus haut de la société : l'Empereur, qui, précisément
à l'époque était symbolisé par un oeil.
L'Empereur est l'oeil universel tourné sur la société
dans toute son extension. Oeil assisté par une série
de regards, disposés en forme de pyramide à partir
de l'oeil impérial, et qui surveillent toute la société.
Pour Treilhard, pour les légistes de l'Empire, pour ceux
qui ont fondé le droit pénal français - lequel
a eu, malheureusement, beaucoup d'influence dans le monde entier
- , cette grande pyramide de regards constituait la nouvelle forme
de justice.
Je n'analyserai pas ici toutes les institutions dans lesquelles
sont actualisées ces caractéristiques du panoptisme,
propres à la société moderne, industrielle,
capitaliste. J'aimerais simplement appréhender ce panoptisme,
cette surveillance à la base, à l'endroit où
il apparaît peut-être moins clairement, où il
est le plus éloigné du centre de la décision,
du pouvoir de l'État ; montrer comment ce panoptisme existe,
au niveau le plus simple et dans le fonctionnement quotidien des
institutions qui encadrent la vie et les corps des individus ; le
panoptisme au niveau, donc, de l'existence individuelle.
En quoi consistait et surtout à quoi servait le panoptisme
? Je vais proposer une devinette. Je présenterai le règlement
d'une institution qui a réellement existé dans les
années 1840-1845 en France, au début donc de la période
que je suis en train d'analyser. Je donnerai le règlement
sans dire si c'est une usine, une prison, un hôpital psychiatrique,
un couvent, une école, une caserne ; il faut deviner de quelle
institution il s'agit. C'était une institution où
il y avait quatre cents personnes qui n'étaient pas mariées
et qui devaient se lever tous les matins à 5 heures ; à
5 h 50, elles devaient avoir fini de faire leur toilette *, leur
lit et avoir pris leur café ; à 6 heures commençait
le travail obligatoire, qui finissait à 8 h 15 du soir, avec
une heure d'intervalle pour le déjeuner ; à 8 h 15,
dîner, prière collective ; le retrait dans les dortoirs
s'effectuait à 9 heures précises. Le dimanche était
un jour spécial ; l'article 5 du règlement de cette
institution disait : « Nous voulons garder l'esprit que le
dimanche doit avoir, c'est-à-dire le consacrer à l'accomplissement
du devoir religieux et au repos.
* En français dans le texte (N.d.T.).
Cependant, comme l'ennui ne tarderait pas à rendre le dimanche
plus fatigant que les autres jours de la semaine, des exercices
divers devront être faits de façon à passer
cette journée de manière chrétienne et gaie.
» Le matin : exercices religieux, ensuite, exercices de lecture
et d' écriture et, finalement, récréation aux
dernières heures de la matinée ; l'après-midi
: catéchisme, les vêpres et promenade après
4 heures, s'il ne faisait pas froid. Au cas où il ferait
froid, lecture en commun. Les exercices religieux et la messe n'étaient
pas suivis dans l'église proche, car cela permettrait aux
pensionnaires de cet établissement d'entrer en contact avec
le monde extérieur ; ainsi, pour que l'église elle-même
ne fût pas le lieu ou le prétexte d'un contact avec
le monde extérieur, les services religieux avaient lieu dans
une chapelle construire à l'intérieur de l' établissement.
« L'église paroissiale, dit encore ce règlement,
pourrait être un point de contact avec le monde et c'est pourquoi
une chapelle a été consacrée à l'intérieur
de l'établissement. » Les fidèles du dehors
n'étaient même pas admis. Les pensionnaires ne pouvaient
sortir de l'établissement que pendant les promenades du dimanche,
mais toujours sous la surveillance du personnel religieux. Ce personnel
surveillait les promenades, les dortoirs et assurait la surveillance
et l'exploitation des ateliers. Le personnel religieux garantissait,
donc, non seulement le contrôle du travail et de la moralité,
mais aussi le contrôle économique. Ces pensionnaires
ne recevaient pas de salaire, mais un prix, une somme globale fixée
entre 40 et 80 francs par an, qui ne leur était donnée
qu'au moment où ils partaient. Dans le cas où une
personne de l'autre sexe avait besoin d'entrer dans l'établissement
pour des raisons matérielles ou économiques, elle
devait être choisie avec le plus grand soin et y rester très
peu de temps. Le silence leur était imposé sous peine
d'expulsion. D'une façon générale, les deux
principes d'organisation, selon le règlement, étaient
: les pensionnaires ne doivent jamais être seuls dans le dortoir,
dans le restaurant, dans l'atelier ou dans la cour ; et tout mélange
avec le monde extérieur doit être évité,
un seul esprit devant régner dans l'établissement.
Quelle institution était-ce ? Au fond la question n'a pas
d'importance, car cela pouvait être indifféremment
n'importe laquelle : une institution pour hommes ou pour femmes,
pour jeunes ou pour adultes, une prison, un internat, une école
ou une maison de correction. Ce n'est pas un hôpital, car
on parle beaucoup de travail. Ce n'est pas non plus une caserne,
car on y travaille. Cela pouvait être un hôpital psychiatrique,
ou même une maison de tolérance. En fait, c'était
simplement une usine. Une usine de femmes dans la région
du Rhône et qui comprenait quatre cents ouvrières *.
Quelqu'un pourrait dire que cela est un exemple caricatural, qui
fait rire, une espèce d'utopie. Les usines-prisons, les usines-couvents,
des usines sans salaire où le temps de l'ouvrier est entièrement
acheté, une fois pour toutes, à un prix annuel qui
n'était perçu qu'à la sortie. Il s'agit d'un
rêve de patron ou de ce que le désir du capitaliste
a toujours produit au niveau des fantasmes, un cas limite qui n'a
jamais eu d'existence historique réelle. À cela je
répondrai : ce rêve patronal, ce panoptique industriel
a réellement existé, et sur une large échelle,
au début du XIXe siècle. Dans une seule région
de la France, dans le Sud-Est, il y avait quarante mille ouvrières
textiles qui travaillaient sous ce régime, ce qui était
à ce moment-là un chiffre considérable. Le
même type d'institution a aussi existé dans d'autres
régions et dans d'autres pays ; en Suisse, en particulier,
et en Angleterre. D'ailleurs, c'est ainsi qu'Owen a eu l'idée
de ses réformes. Aux États-Unis, il y avait un complexe
entier d'usines textiles orgnisées selon le modèle
des usines-prisons, des usines-pensionnats, des usines-couvents.
Il s'agit donc d'un phénomène qui a eu, à
l'époque, une portée économique et démographique
très grande. Si bien que nous pouvons dire que non seulement
tout cela a été le rêve du patronat, mais que
cela a été le rêve accompli du patronat. En
fait, il y a deux espèces d'utopie : les utopies prolétaires
socialistes qui ont la propriété de ne jamais s'accomplir,
et les utopies capitalistes qui ont souvent la mauvaise tendance
de s'accomplir. L'utopie dont je parle, celle de l'usine-prison,
s'est réellement accomplie. Et non seulement elle s'est accomplie
dans l'industrie, mais aussi dans une série d'institutions
qui surgissaient à la même époque. Des institutions
qui au fond obéissaient aux mêmes principes et aux
mêmes modèles de fonctionnement ; des institutions
de type pédagogique comme les écoles, les orphelinats,
les centres de formation ; des institutions correctionnelles comme
la prison, la maison de redressement, la maison de correction ;
des institutions à la fois correctionnelles et thérapeutiques
comme l'hôpital, l'hôpital psychiatrique, tout ce que
les Américains appellent asylums (asiles) et qu'un historien
américain a analysé dans un livre récent **.
* Il s’agit du règlement de l'usine de tissage de
soieries de Jujurieu (Ain), 1840. Cité par Michel Foucault
in Surveiller et Punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard,
coll. « Bibliothèque des histoires », 1975, p.
305.
** Goffman (E.), Asylums, New York, Doubleday, 1961 (Asiles. Études
sur la condition sociale des malades mentaux et autres exclus, trad.
C. et L. Laîné, Paris, Éd. de Minuit, coll.
« Le Sens commun », 1968).
Dans ce livre, il a cherché à analyser comment ont
paru, aux États-Unis, ces bâtiments et ces institutions
qui se sont répandus à travers toute la société
occidentale. Cette histoire commence à être faite pour
les États-Unis ; il faudra la faire aussi pour d'autres
pays, en essayant surtout de donner la mesure de son importance,
de mesurer sa portée politique et économique.
Il faut aller encore plus loin. Non seulement il y a eu des institutions
industrielles et à leur côté une série
d'autres institutions, mais en fait, ce qui s'est passé,
c'est que ces institutions industrielles ont été en
un certain sens perfectionnées ; ce fut dans leur construction
que les efforts se sont immédiatement concentrés,
c'est elles qui étaient visées par le capitalisme.
Cependant, très vite elles ont paru ne pas être viables
ni gouvernables par le capitalisme. La charge économique
de ces institutions s'est immédiatement révélée
très lourde, et la structure rigide de ces usines-prisons
a très vite mené beaucoup d'entre elles à la
ruine. Finalement, elles ont toutes disparu. En effet, au moment
où il y a eu une crise de production, où il a été
nécessaire de licencier un certain nombre d'ouvriers, où
il a fallu réadapter la production, au moment où le
rythme de croissance de la production s'est accéléré,
ces maisons énormes, avec un nombre fixe d'ouvriers et un
équipement monté de façon définitive,
se sont révélées absolument non valables. On
a préféré faire disparaître ces institutions,
tout en conservant, d'une certaine manière, quelques-unes
des fonctions qu'elles remplissaient. Des techniques latérales
ou marginales se sont organisées pour assurer, dans le monde
industriel, les fonctions d'internement, de réclusion, de
fixation de la classe ouvrière, remplies initialement par
ces institutions rigides, chimériques, un peu utopiques.
Des mesures ont été prises alors, telles que la création
de villes ouvrières, de caisses d'épargne, de caisses
d'assistance, d'une série de moyens par lesquels on a essayé
de fixer la population ouvrière, le prolétariat en
formation au corps même de l'appareil de production.
La question à laquelle il faudrait répondre est la
suivante : qu'est-ce qu'on visait avec cette institution de la réclusion
dans ses deux formes - la forme compacte, forte, trouvée au
début du XIXe siècle et même après dans
des institutions comme les écoles, les hôpitaux psychiatriques,
les maisons de correction, les prisons, et ensuite la réclusion
dans sa forme douce, diffuse, rencontrée dans des institutions
comme la ville ouvrière, la caisse d'épargne, la caisse
d'assistance ?
À première vue, on pourrait dire que cette réclusion
moderne, qui apparaît au XIXe siècle dans les institutions
auxquelles je me réfère, est un héritage direct
des deux courants ou tendances que nous trouvons au XVIIIe siècle.
D'un côté, la technique française de l'internement
et, de l'autre, la procédure de contrôle de type anglais.
Dans la conférence précédente, j'ai essayé
de montrer comment, en Angleterre, la surveillance sociale avait
son origine dans le contrôle exercé à l'intérieur
du groupe religieux par le groupe lui-même, et cela spécialement
dans les groupes dissidents, et comment, en France, la surveillance
et le contrôle social étaient exercés par un
appareil d'État - d'ailleurs fortement infiltré par
des intérêts particuliers - qui avait comme sanction
principale l'internement dans les prisons ou dans d'autres institutions
de réclusion. Par conséquent, on pourrait dire que
la réclusion au XIXe siècle est une combinaison de
contrôle moral et social, né en Angleterre, et de l'institution
proprement française et étatique de la réclusion
dans un lieu, dans un bâtiment, dans une institution, dans
une architecture.
Cependant, le phénomène qui apparaît au XIXe
siècle se présente, malgré tout, comme une
nouveauté aussi bien par rapport au mode de contrôle
anglais que par rapport à la réclusion française.
Dans le système anglais du XVIIIe siècle, le contrôle
est exercé par le groupe sur un individu ou sur des individus
appartenant à ce groupe. Telle était la situation,
au moins dans son moment initial, à la fin du XVIIe et au
début du XVIIIe siècle. Les quakers, les méthodistes
exerçaient toujours le contrôle sur ceux qui appartenaient
à leurs propres groupes ou sur ceux qui se trouvaient dans
l'espace social et économique du groupe lui-même. Ce
n'est que plus tard que les instances se sont déplacées
vers le haut et vers l'État. C'est le fait qu'un individu
appartenait à un groupe qui faisait qu'il pouvait être
surveillé par son propre groupe. Déjà, dans
les institutions qui se forment au XIXe siècle, ce n'est
nullement en tant que membre d'un groupe que l'individu est surveillé
; au contraire, c'est justement parce qu'il est un individu qu'il
se trouve placé dans une institution, cette institution étant
ce qui va constituer le groupe, la collectivité qui sera
surveillée. C'est en tant qu'individu qu'on entre à
l'école, c'est en tant qu'individu qu'on entre à l'hôpital
ou qu'on entre en prison. La prison, l'hôpital, l'école,
l'atelier ne sont pas des formes de surveillance du groupe lui-même.
C'est la structure de surveillance qui, appelant à elle les
individus, les prenant individuellement, les intégrant, va
les constituer secondairement en tant que groupe. Nous voyons donc
comment, dans la relation entre la surveillance et le groupe, il
y a une différence capitale entre les deux moments.
En ce qui concerne le modèle français, l'internement
au XIXe siècle est aussi assez différent de ce qu'il
était en France au XVIIIe siècle.
À cette époque, lorsque quelqu'un était interné,
il s'agissait toujours d'un individu marginalisé par rapport
à la famille, au groupe social, à la communauté
locale à laquelle il appartenait ; quelqu'un qui n'était
pas dans la règle et qui était devenu marginal par
sa conduite, son désordre, l'irrégularité de
sa vie. L'internement répondait à cette marginalisation
de fait, par une espèce de marginalisation de second degré,
de punition. C'était comme si on disait à l'individu
: « Puisque vous vous êtes séparé de votre
groupe, nous allons vous séparer définitivement ou
provisoirement de la société. » Il y avait donc
en France, à cette époque, une réclusion d'exclusion.
À l'époque actuelle, toutes ces institutions - usine,
école, hôpital psychiatrique, hôpital, prison
- ont pour finalité non pas d'exclure mais, au contraire,
de fixer les individus. L'usine n'exclut pas les individus, elle
les attache à un appareil de production. L'école n'exclut
pas les individus, même en les enfermant ; elle les fixe à
un appareil de transmission du savoir. L'hôpital psychiatrique
n'exclut pas les individus, il les attache à un appareil
de correction, à un appareil de normalisation des individus.
Il en va de même de la maison de correction ou de la prison.
Même si les effets de ces institutions sont l'exclusion de
l'individu, elles ont comme finalité première de fixer
les individus dans un appareil de normalisation des hommes. L'usine,
l'école, la prison ou les hôpitaux ont pour objectif
de lier l'individu à un processus de production, de formation
ou de correction des producteurs. Il s'agit de garantir la production,
ou les producteurs, en fonction d'une norme déterminée.
On peut donc opposer la réclusion du XVIIIe siècle,
qui exclut les individus du cercle social, à la réclusion
qui apparaît au XIXe siècle, qui a pour fonction d'attacher
les individus aux appareils de production, de formation, de réforme
ou de correction des producteurs. Il s'agit donc d'une inclusion
par exclusion. Voilà pourquoi j'opposerai la réclusion
à la séquestration ; la réclusion du XVIIIe
siècle, qui a pour fonction essentielle l'exclusion des marginaux
ou le renforcement de la marginalité, et la séquestration
du XIXe siècle, qui a pour finalité l'inclusion et
la normalisation.
Il existe, finalement, un troisième ensemble de différences
par rapport au XVIIIe siècle, qui donne une configuration
originale à la réclusion au XIXe siècle. En
Angleterre au XVIIIe siècle, il y avait un processus de contrôle
qui était, au commencement, nettement extra-étatique
et même anti-étatique ; une espèce de réaction
de défense des groupes religieux contre la domination de
l'État, par laquelle ils assuraient leur propre contrôle.
En France, il y avait, au contraire, un appareil fortement étatisé,
au moins dans sa forme et dans ses instruments, pour autant qu'il
consistait essentiellement dans l'institution des lettres de cachet
*. Il y avait donc une formule absolument extra-étatique
en Angleterre et une formule absolument étatique en France.
Au XIXe siècle apparaît quelque chose de nouveau et
de beaucoup plus doux et riche : une série d'institutions
- écoles, usines... - dont il est difficile de dire si elles
sont franchement étatiques ou extra-étatiques, si
elles font partie ou non de l'appareil d'État. En fait, suivant
les institutions, les pays et les circonstances, quelques-unes de
ces institutions sont contrôlées directement par l'appareil
d'État. En France, par exemple, il y a eu un conflit pour
que les institutions pédagogiques essentielles fussent contrôlées
par l'appareil d'État ; on a fait de cela un enjeu politique.
Mais, au niveau où je me situe, la question n'est pas pertinente
; il ne me semble pas que cette différence soit très
importante. Ce qui est nouveau, ce qui est intéressant, c'est
qu'au fond l'État et ce qui n'est pas étatique viennent
se confondre, s'entrecroiser à l'intérieur de ces
institutions. Plutôt que les institutions étatiques
ou non étatiques, il faut dire qu'il existe un réseau
institutionnel de séquestration, qui est intra-étatique.
La différence entre appareil d'État et ce qui n'est
pas appareil d'État ne me semble pas importante pour analyser
les fonctions de cet appareil général de séquestration,
de ce réseau de séquestration à l'intérieur
duquel notre existence se trouve emprisonnée.
À quoi servent ce réseau et ces institutions ? Nous
pouvons caractériser la fonction de ces institutions de la
manière suivante. Premièrement, ces institutions - pédagogiques,
médicales, pénales ou industrielles - ont la propriété
très curieuse d'entraîner le contrôle, la responsabilité
de la totalité ou de la quasi-totalité du temps des
individus ; ce sont, donc, des institutions qui, d'une certaine
façon, prennent en charge toute la dimension temporelle de
la vie des individus.
Je crois à ce sujet qu'il est possible d'opposer la société
moderne à la société féodale. Dans la
société féodale et dans beaucoup de sociétés
que les ethnologues appellent primitives, le contrôle des
individus se fait essentiellement à partir de l'insertion
locale, du fait qu'ils appartiennent à un lieu déterminé.
Le pouvoir féodal s'exerce sur les hommes dans la mesure
où ils appartiennent à une certaine terre. L'inscription
géographique locale est un moyen d'exercice du pouvoir. *
En français dans le texte (N.d.T.).
Celui-ci s'inscrit dans les hommes par l'intermédiaire de
leur localisation. En revanche, la société moderne
qui se forme au début du XIXe siècle est, au fond,
indifférente ou relativement indifférente à
l'appartenance spatiale des individus ; elle ne s'intéresse
pas au contrôle spatial des individus sous la forme de leur
appartenance à une terre, à un lieu, mais simplement
dans la mesure où elle a besoin que les hommes mettent leur
temps à sa disposition. Il faut que le temps des hommes soit
offert à l'appareil de production ; que l'appareil de production
puisse utiliser le temps de vie, le temps d'existence des hommes.
C'est pour cela et sous cette forme que le contrôle s'exerce.
Deux choses sont nécessaires pour que la société
industrielle se forme. D'une part, il faut que le temps des hommes
soit mis sur le marché, offert à ceux qui veulent
l'acheter, et l'acheter en échange d'un salaire ; et il faut,
d'autre part, que le temps des hommes soit transformé en
temps de travail. C'est pour cela que, dans toute une série
d'institutions, nous trouvons le problème et les techniques
de l'extraction maximale de temps.
Nous avons vu, dans l'exemple auquel je me suis référé,
ce phénomène dans sa forme compacte, à son
état pur. Le temps exhaustif de la vie des travailleurs,
du matin au soir et du soir au matin, est acheté une fois
pour toutes, au prix d'une récompense, par une institution.
Nous retrouvons le même phénomène dans d'autres
institutions, dans les institutions pédagogiques fermées,
qui s'ouvriront peu à peu au cours du siècle, les
maisons de correction, les orphelinats et les prisons. En outre,
nous avons une quantité de formes diffuses, en particulier
à partir du moment où on s'est aperçu qu'il
n'était pas possible de gérer ces usines-prisons,
quand on a été obligé de revenir à un
type de travail où les personnes viendraient le matin, travailleraient
et quitteraient le travaille soir. Nous voyons se multiplier, alors,
des institutions où le temps des personnes, même s'il
n'est pas effectivement extrait dans sa totalité, se trouve
contrôlé pour devenir temps de travail.
Au cours du XIXe siècle, une série de mesures sera
adoptée visant à supprimer les fêtes et à
diminuer le temps de repos ; une technique très subtile s'élabore
au long du siècle pour contrôler l'économie
des ouvriers. Pour que l'économie, d'un côté,
ait la flexibilité nécessaire, il fallait, au besoin,
pouvoir licencier les individus ; mais, de l'autre côté,
pour que les ouvriers puissent, après le temps de chômage
indispensable, recommencer à travailler, sans que, dans cet
intervalle, ils meurent de faim, il fallait qu'ils aient des réserves
et des économies. De là l'augmentation des salaires
que nous voyons clairement s'esquisser en Angleterre dans les années
1840 et en France dans les années 1850. Mais, à partir
du moment où les ouvriers ont de l'argent, il ne faut pas
qu'ils utilisent leurs économies avant l'heure où
ils seront au chômage. Ils ne doivent pas utiliser leurs économies
au moment où ils le désireront, pour faire la grève
ou la fête. Apparaît alors la nécessité
de contrôler les économies de l'ouvrier. De là
la création, dans la décennie 1820 et surtout à
partir des années 1840 et 1850, des caisses d'épargne,
des caisses d'assistance, qui permettent de drainer les économies
des ouvriers et de contrôler la manière dont elles
sont utilisées. De cette façon, le temps de l'ouvrier,
non seulement le temps de sa journée de travail, mais celui
de sa vie entière, pourra être effectivement utilisé
de la meilleure façon par l'appareil de production. C'est
ainsi que, sous la forme d'institutions apparemment de protection
et de sécurité, s'établit un mécanisme
par lequel le temps entier de l'existence humaine est mis à
la disposition du marché du travail et des exigences du travail.
L'extraction de la totalité du temps est la première
fonction de ces institutions d'assujettisement. Il serait possible
de montrer, également, comment, dans les pays développés,
ce contrôle général du temps est exercé
par le mécanisme de la consommation et de la publicité.
La deuxième fonction des institutions d'assujettissement
est non plus celle de contrôler le temps des individus, mais
celle de contrôler simplement leurs corps. Il y a quelque
chose de très curieux dans ces institutions. C'est que si
elles sont toutes apparemment spécialisées - des usines
faites pour produire, des hôpitaux, psychiatriques ou non,
faits pour guérir, des écoles pour enseigner, des
prisons pour punir - , le fonctionnement de ces institutions implique
une discipline générale de l'existence qui dépasse
largement leurs finalités apparemment précises. Il
est très curieux d'observer, par exemple, comment l'immoralité
(l'immoralité sexuelle) a constitué, pour les patrons
des usines au début du XIXe siècle, un problème
considérable. Et cela non pas simplement en fonction des
problèmes de natalité, qu'on contrôlait mal,
du moins au niveau de l'incidence démographique. La raison
en est que le patronat ne supportait par la débauche ouvrière,
la sexualité ouvrière. On peut se demander également
pourquoi dans les hôpitaux, psychiatriques ou non, qui sont
faits pour guérir, le comportement sexuel, l'activité
sexuelle, était interdit. On peut invoquer un certain nombre
de raisons d'hygiène. Elles sont cependant marginales au
regard d'une espèce de décision générale,
fondamentale, universelle d'après laquelle un hôpital,
psychiatrique ou non, doit prendre en charge non seulement la fonction
particulière qu'il exerce sur les individus, mais aussi la
totalité de leur existence. Pourquoi dans les écoles
n'apprend-on pas seulement à lire, mais oblige-t-on les gens
à se laver ? Il y a ici une espèce de polymorphisme,
de polyvalence, d'indiscrétion, de non-discrétion,
de syncrétisme de cette fonction de contrôle de l'existence.
Mais si on analyse de près les raisons pour lesquelles toute
l'existence des individus se trouve contrôlée par ces
institutions, on voit qu'il s'agit au fond non seulement d'approprier,
d'extraire la quantité maximale de temps, mais aussi de contrôler,
de former, de valoriser, selon un système déterminé,
le corps de l'individu. Si on faisait une histoire du contrôle
social du corps, on pourrait montrer que, jusqu'au XVIIIe siècle
compris, le corps des individus est essentiellement la surface d'inscription
de supplices et de peines ; le corps était fait pour être
supplicié et châtié. Déjà, dans
les instances de contrôle qui surgissent à partir du
XIXe siècle, le corps acquiert une signification totalement
différente ; il n'est plus ce qui doit être supplicié,
mais ce qui doit être formé, réformé,
corrigé, ce qui doit acquérir des aptitudes, recevoir
un certain nombre de qualités, se qualifier comme corps capable
de travailler. Nous voyons ainsi apparaître clairement la
seconde fonction de l'assujettissement. La première fonction
était d'extraire le temps, en faisant que le temps des hommes,
le temps de leur vie se transformât en temps de travail. Sa
seconde fonction consiste à faire que le corps des hommes
devienne force de travail. La fonction de transformation du corps
en force de travail répond à la fonction de transformation
de temps en temps de travail.
La troisième fonction de ces institutions d'assujettissement
consiste dans la création d'un nouveau et curieux type de
pouvoir. Quelle est la forme de pouvoir qui s'exerce dans ces institutions
? Un pouvoir polymorphe, polyvalent. Il y a, d'un côté,
dans un certain nombre de cas, un pouvoir économique. Dans
le cas d'une usine, le pouvoir économique offre un salaire
en échange d'un temps de travail dans un appareil de production
qui appartient au propriétaire. Il y a, en outre, un pouvoir
économique d'un autre type : le caractère payant du
traitement, dans un certain nombre d'institutions hospitalières.
Mais, de l'autre côté, dans toutes ces institutions,
il y a un pouvoir non seulement économique, mais aussi politique.
Les personnes qui dirigent ces institutions s'attribuent le droit
de donner des ordres, d'établir des règlements, de
prendre des mesures, d'expulser des individus, d'en accepter d'autres.
En troisième lieu, ce même pouvoir, économique
et politique, est aussi un pouvoir judiciaire. Dans ces institutions,
non seulement on donne des ordres, on prend des décisions,
non seulement on assure des fonctions comme la production, l'apprentissage,
mais on a aussi le droit de punir et de récompenser, on a
le pouvoir de faire comparaître devant les instances de jugement.
Le micro-pouvoir qui fonctionne à l'intérieur de ces
institutions est en même temps un pouvoir judiciaire. Le fait
est surprenant, par exemple, dans le cas des prisons, dans lesquelles
les individus sont envoyés parce qu'ils ont été
jugés par un tribunal, mais où leur existence est
placée sous l'observation d'une espèce de micro-tribunal,
de petit tribunal permanent, constitué par les gardiens et
par le directeur de la prison, qui, du matin au soir, va les punir
suivant leur comportement. Le système scolaire aussi est
entièrement fondé sur une espèce de pouvoir
judiciaire. À tout moment on punit et on récompense,
on évalue, on classe, on dit qui est le meilleur, qui est
le moins bon. Pouvoir judiciaire qui, par conséquent, double
- de façon assez arbitraire, si on ne considère pas
sa fonction générale - le modèle du pouvoir
judiciaire. Pourquoi, pour apprendre quelque chose à quelqu'un,
doit-on punir et récompenser ? Ce système semble évident,
mais, si nous réfléchissons, nous voyons que l'évidence
se dissout. Si nous lisons Nietzsche, nous voyons qu'on peut concevoir
un système de transmission du savoir qui ne reste pas à
l'intérieur d'un appareil de pouvoir judiciaire, politique,
économique.
Finalement, il y a une quatrième caractéristique
du pouvoir. Pouvoir qui, d'une certaine façon, traverse et
anime ces autres pouvoirs. Il s'agit d'un pouvoir épistémologique
: pouvoir d'extraire des individus un savoir et d'extraire un savoir
sur ces individus soumis au regard et déjà contrôlés
par ces différents pouvoirs. Cela se passe, donc, de deux
manières. Dans une institution comme l'usine, par exemple,
le travail ouvrier et le savoir de l'ouvrier sur son propre travail,
les améliorations techniques, les petites inventions et découvertes,
les micro-adaptations qu'il pourra faire au cours du travail, sont
immédiatement notés et enregistrés, extraits
donc de sa pratique, accumulés par le pouvoir qui s'exerce
sur lui par l'intermédiaire de la surveillance. De cette
façon, le travail de l'ouvrier est pris peu à peu
dans un certain savoir de la productivité ou dans un certain
savoir technique de la production qui vont permettre un renforcement
du contrôle. L'on voit donc comment se forme un savoir extrait
des individus eux-mêmes, à partir de leur propre comportement.
Il y a, en outre, un second savoir qui se forme à partir
de cette situation. Un savoir sur les individus qui naît de
l'observation des individus, de leur classement, de l'enregistrement
et de l'analyse de leurs comportements, de leur comparaison. On
voit naître ainsi, à côté de ce savoir
technologique, propre à toutes les institutions de séquestration,
un savoir d'observation, un savoir en quelque sorte clinique, comme
celui de la psychiatrie, de la psychologie, de la psychosociologie,
de la criminologie. C'est ainsi que les individus sur lesquels s'exerce
le pouvoir sont, ou bien ce à partir de quoi on va extraire
le savoir qu'eux-mêmes ont formé et qui sera retranscrit
et accumulé selon des nouvelles normes, ou bien des objets
d'un savoir qui permettra aussi bien de nouvelles formes de contrôle.
C'est ainsi, par exemple, qu'un savoir psychiatrique est né
et s'est développé jusqu'à Freud, qui a été
le premier à rompre avec lui. Le savoir psychiatrique s'est
formé à partir du champ d'une observation exercée
pratiquement et exclusivement par les médecins, alors qu'ils
détenaient le pouvoir à l'intérieur d'un champ
institutionnel fermé qui était l'asile, l'hôpital
psychiatrique. De la même manière, la pédagogie
s'est formée à partir des propres adaptations de l'enfant
aux tâches scolaires, adaptations observées et extraites
de son comportement pour devenir ensuite des lois de fonctionnement
des institutions et des formes de pouvoir exercées sur l'enfant.
Dans cette troisième fonction des institutions de séquestration
à travers ces jeux du pouvoir et du savoir, pouvoir multiple
et savoir qui interfèrent et s'exercent simultanément
dans ces institutions, on a la transformation de la force du temps
et de la force du travail et leur intégration dans la production.
Que le temps de vie devienne force de travail, que la force de travail
devienne force productive, tout cela est possible par le jeu d'une
série d'institutions qui, schématiquement, globalement,
les définit comme institutions de séquestration. Il
me semble que, lorsque nous interrogeons de près ces institutions
de séquestration, nous trouvons toujours, quel que soit leur
point d'insertion, leur point d'application particulier, un schéma
général, un grand mécanisme de transformation
: comment faire du temps et du corps des hommes, de la vie des hommes,
quelque chose qui soit de la force productive ? C'est cet ensemble
de mécanismes qui est assuré par la séquestration.
Pour terminer, je présenterai, d'une façon un peu
abrupte, quelques conclusions. Premièrement, il me semble
qu'à partir de cette analyse on peut expliquer l'apparition
de la prison, institution dont je vous ai déjà dit
qu'elle est assez énigmatique. De quelle manière,
à partir d'une théorie du droit pénal comme
celle de Beccaria, a-t-on pu arriver à quelque chose d'aussi
paradoxal que la prison ? Comment une institution aussi paradoxale
et aussi pleine d'inconvénients a-t-elle pu s'imposer à
un droit pénal qui était, en apparence, d'une rigoureuse
rationalité ? Comment un projet de prison corrective a-t-il
pu s'imposer à la rationalité légaliste de
Beccaria ? Il me semble que si la prison s'est imposée, c'est
parce qu'elle n'était au fond que la forme concentrée,
exemplaire, symbolique de toutes ces institutions de séquestration
créées au XIXe siècle. En fait, la prison est
isomorphe à tout cela. Dans le grand panoptisme social, dont
la fonction est précisément celle de transformer la
vie des hommes en force productive, la prison exerce une fonction
beaucoup plus symbolique et exemplaire que réellement économique,
pénale ou corrective. La prison est l'image inversée
de la société, image transformée en menace.
La prison émet deux discours. Elle dit : « Voilà
ce qu'est la société ; vous ne pouvez pas me critiquer
dans la mesure où je ne fais que ce qu'on vous fait chaque
jour à l'usine, à l'école. Je suis, donc, innocente
; je ne suis que l'expression d'un consensus social. » C'est
cela qu'on trouve dans la théorie de la pénalité
ou de la criminologie : la prison n'est pas en rupture avec ce qui
se passe tous les jours. Mais, en même temps, la prison émet
un autre discours : « La meilleure preuve que vous n'êtes
pas en prison, c'est que j'existe comme institution particulière,
séparée des autres, destinée seulement à
ceux qui ont commis une faute contre la loi. »
Ainsi, la prison à la fois s'innocente d'être prison
par le fait de ressembler à tout le reste, et innocente toutes
les autres institutions d'être des prisons, puisqu'elle se
présente comme étant valable uniquement pour ceux
qui ont commis une faute. C'est justement cette ambiguïté
dans la position de la prison qui me semble expliquer son incroyable
succès, son caractère quasi évident, la facilité
avec laquelle elle a été acceptée ; alors que,
dès le moment où elle a paru, dès le moment
où se sont développées les grandes prisons
pénales, de 1817 à 1830, tout le monde connaissait
aussi bien ses inconvénients que son caractère funeste
et dangereux. C'est la raison pour laquelle la prison a pu s'insérer
et s'insère de fait dans la pyramide des panoptismes sociaux.
La seconde conclusion est plus polémique. Quelqu'un a dit
: l'essence concrète de l'homme est le travail. À
vrai dire, cette thèse a été énoncée
par plusieurs personnes. Nous la trouvons chez Hegel, chez les post-hégéliens,
et aussi chez Marx, le Marx d'une certaine période, comme
dirait Althusser ; comme je ne m'intéresse pas aux auteurs
mais au fonctionnement des énoncés, peu importe qui
l'a dit ou quand cela a été dit. Ce que j'aimerais
montrer c'est qu'en fait le travail n'est absolument pas l'essence
concrète de l'homme ou l'existence de l'homme dans sa forme
concrète. Pour que les hommes soient effectivement placés
dans le travail, liés au travail, il faut une opération
ou une série d'opérations complexes par lesquelles
les hommes se trouvent effectivement - d'une manière non pas
analytique, mais synthétique - liés à l'appareil
de production pour lequel ils travaillent. Il faut l'opération
ou la synthèse opérée par un pouvoir politique
pour que l'essence de l'homme puisse apparaître comme étant
le travail.
Je ne pense donc pas qu'on puisse admettre purement et simplement
l'analyse traditionnellement marxiste, qui suppose que, le travail
étant l'essence concrète de l'homme, c'est le système
capitaliste qui transforme ce travail en profit, en sur-profit ou
en plus-value. En effet, le système capitaliste pénètre
beaucoup plus profondément dans notre existence. Tel qu'il
a été instauré au XIXe siècle, ce régime
a été obligé d'élaborer un ensemble
de techniques politiques, techniques de pouvoir, par lequel l'homme
se trouve lié à quelque chose comme le travail ; un
ensemble de techniques par lequel le corps et le temps des hommes
deviennent temps de travail et force de travail et peuvent être
effectivement utilisés pour se transformer en sur-profit.
Mais, pour qu'il y ait sur-profit, il faut qu'il y ait sous-pouvoir.
Il faut que, au niveau même de l'existence de l'homme, une
trame de pouvoir politique microscopique, capillaire, se soit établie,
fixant les hommes à l'appareil de production, en faisant
d'eux des agents de la production, des travailleurs. La liaison
de l'homme au travail est synthétique, politique ; c'est
une laison opérée par le pouvoir. Il n'y a pas de
sur-profit sans sous-pouvoir. Je parle de sous-pouvoir, car il s'agit
du pouvoir que j'ai décrit tout à l'heure, et non
pas de celui qui est appelé traditionnellement pouvoir politique
; il ne s'agit pas d'un appareil d'État, ni de la classe
au pouvoir, mais de l'ensemble de petits pouvoirs, de petites institutions
situées à un niveau plus bas. Ce que j'ai prétendu
faire, c'est l'analyse du sous-pouvoir comme condition de possibilité
du sur-profit.
La dernière conclusion est que ce sous-pouvoir, condition
du sur-profit, en s'établissant, en commençant à
fonctionner, a provoqué la naissance d'une série de
savoirs - savoir de l'individu, de la normalisation, savoir correctif
- qui se sont multipliés dans ces institutions de sous-pouvoir,
faisant apparaître lesdites « sciences de l'homme »
et l'homme comme objet de science.
Nous voyons ainsi comment la destruction du sur-profit implique
nécessairement le questionnement et l'attaque du sous-pouvoir
; comment l'attaque du sous-pouvoir se lie forcément au questionnement
des sciences humaines et de l'homme considéré comme
objet privilégié et fondamental d'un type de savoir.
Nous voyons aussi, si mon analyse est exacte, que nous ne pouvons
pas situer les sciences de l'homme au niveau d'une idéologie
qui soit purement et simplement le reflet et l'expression, dans
la conscience des hommes, des relations de production. Si ce que
j'ai dit est vrai, aussi bien ces savoirs que ces formes de pouvoir
ne sont pas ce qui, au-dessus des relations de production, exprime
ces relations ou permet de les reconduire. Ces savoirs et ces pouvoirs
se trouvent enracinés beaucoup plus profondément,
non seulement dans l'existence des hommes mais aussi dans les relations
de production. Cela parce que, pour qu'il y ait les relations de
production qui caractérisent les sociétés capitalistes,
il faut qu'il y ait, outre un certain nombre de déterminations
économiques, ces relations de pouvoir et ces formes de fonctionnement
du savoir. Pouvoir et savoir se trouvent ainsi profondément
enracinés ; ils ne se superposent pas aux relations de production,
mais se trouvent très profondément enracinés
dans ce qui constitue celles-ci. Nous voyons, par conséquent,
comment la définition de ce qu'on appelle l'idéologie
doit être revue. L'enquête et l'examen sont précisément
des formes de savoir-pouvoir qui viennent fonctionner au niveau
de l'appropriation des biens dans la société féodale,
et au niveau de la production et de la constitution du sur-profit
capitaliste. C'est à ce niveau fondamental que se situent
les formes de savoir-pouvoir comme l'enquête ou l'examen.
TABLE RONDE
R.O. Cruz : Après l'oeuvre de Deleuze, L'Anti-Oedipe *,
comment situez-vous la pratique psychanalytique ? Serait-elle condamnée
à la disparition ?
M. Foucault : Je ne suis pas sûr que la seule lecture du
livre de Deleuze nous permettrait de répondre à cette
question. Je ne suis pas sûr qu'il le ferait lui-même.
Il me semble que Guattari - qui a écrit le livre avec lui
et qui est un psychiatre et un psychanalyste connu - continue à
pratiquer des cures qui, au moins sous certains aspects, restent
proches des cures psychanalytiques. Ce qu'il y a d'essentiel dans
le livre de Deleuze est la mise en question de la relation de pouvoir
qui s'établit, dans la cure psychanalytique, entre le psychanalyste
et le patient ; relation de pouvoir assez semblable à celle
qui existe dans la psychiatrie classique. Je crois que l'essentiel
du livre consiste même à montrer comment l'oedipe,
le triangle oedipien, loin d'être ce qui est découvert
par la psychanalyse, ce qui est libéré par le discours
du patient sur le divan, est au contraire une espèce d'instrument
de blocage par lequel la psychanalyse empêche la pulsion et
le désir du malade de se libérer, de s'exprimer.
* Deleuze (G.) et Guattari (F.), CaPitalisme et Schizophrénie,
t. 1 : L'Anti-Oedipe, Paris, Éd. de Minuit, 1972.
Deleuze décrit la psychanalyse comme étant, au fond,
une entreprise de refamilialisation, ou de familialisation forcée
d'un désir qui, selon lui n'a pas dans la famille son lieu
de naissance, son objet et son centre de délimitation.
Comment situer une disparition possible de la psychanalyse ? Le
problème est de savoir : est-ce qu'il est possible d'envisager
une cure, disons, psychothérapique, morale, qui ne passe
pas par un type quelconque de relations de pouvoir ?
C'est ce qu'on discute. À mon avis, dans L'Anti-Oedipe,
[la différence entre] * les versions minimale et maximale
n'est pas abordée avec beaucoup de clarté ; ce que
Deleuze et Guattari essaieront d'éclaircir dans leur prochain
livre ; il s'agit peut-être d'une obscurité voulue.
La version minimale dirait que l'oedipe, le prétendu complexe
d'Oedipe, est alors essentiellement l'instrument par lequel le psychanalyste
trouve dans la famille les mouvements et le flux du désir.
La version maximale consisterait à dire que le simple fait
que quelqu'un soit désigné comme malade, le simple
fait qu'il vienne se faire traiter indique déjà entre
lui et son médecin, ou entre lui et ceux qui l'entourent,
ou entre lui et la société qui le désigne comme
malade, une relation de pouvoir. Et c'est cela qui doit être
éliminé.
* Passage tronqué (N.d.T.).
La notion de schizophrénie que nous trouvons dans L' Anti-Oedipe
est en même temps, peut-être, la plus générale,
et par conséquent la moins élaborée : espace
dans lequel tout individu se situe. Cette notion de schizophrénie
n'est pas claire. Est-ce que la schizophrénie, telle que
Deleuze l'entend, doit être interprétée comme
étant la manière par laquelle la société,
à un certain moment, impose aux individus un certain nombre
de relations de pouvoir ? Ou est-ce que la schizophrénie
est la structure même du désir non oedipien ? Je pense
que Deleuze serait plus enclin à dire que la schizophrénie,
ce qu'il appelle ainsi, est le désir non oedipianisé.
J'entends par oedipe non pas un stade constitutif de la personnalité,
mais une entreprise d'imposition, de contrainte par laquelle le
psychanalyste - représentant d'ailleurs, en soi, la société
- triangule le désir.
H. Pelegrino : Je pense que l'oedipe, c'est ça. Mais l'oedipe
n'est pas que ça. L'oedipe est cette contrainte **, mais
l'oedipe est plus que ça. D'ailleurs, dans la conférence,
vous avez parlé d'oedipe. Votre position m'a paru extrêmement
curieuse.
** En français dans le texte (N.d. T.).
Vous semblez distinguer un Oedipe qui est l'Oedipe du pouvoir,
l'Oedipe de la science, un Oedipe qui déchiffre des énigmes,
mais qui n'est pas encore l'Oedipe de la conscience ; c'est un Oedipe
scientifique, de la connaissance. Et il y a aussi un Oedipe de la
sagesse. Alors, le pouvoir et la science s'unissent en Oedipe pour
réprimer le traumatisme originaire d'Oedipe, qui vient du
fait qu'il est condamné à mort par sa mère,
Jocaste, et par son père, Laïos. Au fond, Oedipe refuse
la tache. Il se défend de sa propre nuit, en étant
un homme de pouvoir et de science. De quoi se défend-il ?
Il se défend de la nuit. Qu'est-ce que la nuit ? La nuit,
c'est la mort. Alors Oedipe ne veut pas être un homme condamné
à mort. Il a été condamné à mort
par Jocaste et par Laïos. Mais nous sommes tous des condamnés
à mort depuis le jour où nous sommes nés. Nous
commençons à mourir dès l'instant de notre
naissance. Alors, dans la mesure où Oedipe, ayant renoncé
à la vision qui sert à ne pas voir - car avant l'enquête
policière-militaire qu'il a mené contre lui-même,
il avait des yeux pour ne pas voir - , du moment où il a assumé
l'aveuglement, l'obscurité et la nuit, dans la mesure où
cela est arrivé, il a commencé à être
un homme de sagesse. Alors je pense qu'Oedipe est aussi un homme
de la liberté. Et le problème oedipien n'est pas seulement
celui de la contrainte, mais c'est aussi une tentative pour venir
en deçà de la situation de contrainte *, pour s'aveugler,
pour perdre la vision paranoïaque, pour perdre la connaissance,
pour perdre la science, pour perdre le pouvoir, pour acquérir,
enfin, la sagesse.
M. Foucault : Pour parler franchement, je dois dire que je suis
entièrement en désaccord non pas proprement avec ce
que vous dites, mais avec votre manière d'envisager les choses.
Ce n'est absolument pas à ce niveau que je me situe. Je n'ai
pas parlé d'Oedipe. Et je dois dire que pour moi Oedipe n'existe
pas. Il existe un texte de Sophocle qui s'appelle Oedipe roi ; il
en existe un autre qui s'appelle Oedipe à Colone ; il existe
un certain nombre de textes grecs, antérieurs et postérieurs
à Sophocle, qui racontent une histoire. Mais dire qu'Oedipe
est ceci, qu'Oedipe a peur de la mort signifie que vous faites une
analyse que j'appellerais pré-deleuzienne. Postfreudienne,
mais pré-deleuzienne. Cela veut dire que vous admettez cette
espèce d'identification constitutive entre Oedipe et nous.
Chacun de nous est Oedipe. Or l'analyse de Deleuze, et c'est en
cela qu'elle me paraît très intéressante, consiste
à dire : Oedipe n'est pas nous, Oedipe, c'est les autres.
Oedipe est l'autre. Et Oedipe est précisément ce grand
Autre qu'est le médecin, le psychanalyste. Oedipe est, si
vous voulez, la famille en tant que pouvoir. C'est le psychanalyste
comme pouvoir. C'est ça, Oedipe.
* En français dans le texte (N.d. T.).
Nous ne sommes pas Oedipe. Nous sommes les autres dans la mesure
où, effectivement, nous acceptons ce jeu de pouvoir. Mais
dans l'analyse que j'ai pu faire, je me suis référé
uniquement à la pièce de Sophocle, et Oedipe n'y est
pas l'homme du pouvoir. J'ai dit que Sophocle, dans cette tragédie
qui s'appelle Oedipe roi, au fond n'a presque pas parlé d'inceste.
Et c'est vrai ! Il n'a parlé que du meurtre du père.
De l'autre côté, tout ce que nous voyons se dérouler
dans la pièce est un conflit entre les protagonistes, un
certain nombre de procédures de vérité, des
mesures de caractère prophétique et religieux, et
d'autres au contraire, de caractère nettement judiciaire.
Ce fut tout ce jeu de recherche de la vérité que Sophocle
a abordé. Et c'est ainsi que la pièce apparaît
plus comme une sorte d'histoire dramatisée du droit grec
que comme la représentation du désir incestueux. Vous
voyez donc que mon thème, et là-dessus je suis Deleuze,
c'est : Oedipe n'existe pas.
H. Pelegrino : Je pense que vous avez réellement raison,
au sens où l'oedipe, tel que nous l'entendons au fond, n'est
pas tant un problème de désir qu'un problème
de peur de la naissance. À mon avis, l'incestueux est celui
qui vise à détruire le triangle pour former une dyade,
pour former un point. Au fond, le projet originaire de l'incestueux,
c'est de ne pas être né. Et par conséquent de
ne pas être condamné à mort. De là cette
rancune, fondamentale en psychanalyse, que nous rencontrons tous,
dans le rapport à nos mères, qui nous ont donné
le jour, et ça, nous ne le leur pardonnons pas. Ici le problème
d'Oedipe est moins celui du désir que celui de la peur du
désir.
M. Foucault : Vous allez trouver que je suis détestable
et vous aurez raison, je suis détestable. Oedipe, je ne le
connais pas. Quand vous dites qu'Oedipe, c'est le désir,
ce n'est pas le désir, je réponds : si vous voulez.
Qui est Oedipe ? Qu'est-ce que c'est que ça ?
H. Pelegrino : Une structure fondamentale de l'existence humaine.
M. Foucault : Alors je vous réponds en termes deleuziens
- et ici je suis entièrement deleuzien - que ce n'est absolument
pas une structure fondamentale de l'existence humaine, mais un certain
type de contrainte *, une certaine relation de pouvoir que la société,
la famille, le pouvoir politique, etc., établissent sur les
individus.
H. Pelegrino : La famille est une usine d'inceste.
* En français dans le texte (N.d. T.).
M. Foucault : Prenons les choses d'une autre façon : l'idée
que ce qu'on désire en premier, fondamentalement et essentiellement,
ce qui devient le corrélatif du premier objet du désir,
c'est la mère. C'est à ce moment que s'instaure la
discussion. Deleuze vous dira, et je suis de nouveau avec lui :
pourquoi désirerait-on sa mère ? Ce n'est déjà
pas si amusant d'avoir une mère... Qu'est-ce qu'on désire
? Bien, on désire des choses, des histoires, des contes,
Napoléon, Jeanne d'Arc, tout. Toutes ces choses sont objets
de désir.
H. Pelegrino : Mais l'autre aussi est objet de désir. La
mère est le premier autre. La mère se constitue propriétaire
de l'enfant.
M. Foucault : Là, Deleuze vous dira : non, précisément,
ce n'est pas la mère qui constitue l'autre, l'autre fondamental
et essentiel du désir.
H. Pelegrino : Quel est l'autre fondamental du désir ?
M. Foucault : Il n'y a pas d'autre fondamental du désir.
Il y a tous les autres. La pensée de Deleuze est profondément
pluraliste. Il a fait ses études en même temps que
moi et il préparait un mémoire sur Hume. J'en faisais
un sur Hegel. J'étais de l'autre côté, car,
à cette époque j'étais communiste, tandis qu'il
était déjà pluraliste. Et je pense que ça
l'a toujours aidé. Son thème fondamental : comment
peut-on faire une philosophie qui soit non humaniste, non militaire,
une philosophie du pluriel, une philosophie de la différence,
une philosophie de l'empirique au sens plus ou moins métaphysique
du mot.
H. Pelegrino : C'est en tant qu'homme adulte qu'il parle d'un enfant.
L'enfant, par définition, ne peut pas avoir ce pluralisme,
cet éventail d'objets. C'est, de façon caractéristique,
le rapport que nous établissons avec le monde. Mais nous
ne pouvons pas surcharger un pauvre enfant nouveau-né de
tout cet éventail de possibilités, qui sont nos possibilités
comme adultes. Y compris le problème de la psychose. C'est
ça que je veux dire : l'autre, c'est le monde, les autres
sont toutes les choses. Mais un enfant, quand il est nouveau-né,
ne peut pas avoir cet éventail de possibilités qui
est le nôtre. En raison d'une dépendance inexorable,
il a comme objet primordial la mère, qui se transforme alors,
par contrainte * presque biologique, en objet primordial de l'enfant.
* En français dans le texte (N.d. T.).
M. Foucault : Là, il faut faire attention aux mots. Si vous
dites que le système d'existence familiale, d'éducation,
de soins dispensés à l'enfant amène le désir
de l'enfant à avoir pour objet premier - premier chronologiquement
- la mère, je pense que je peux être d'accord. Cela
nous renvoie à la structure historique de la famille, de
la pédagogie, des soins dispensés à l'enfant.
Mais si vous dites que la mère est l'objet primordial, l'objet
essentiel, l'objet fondamental, que le triangle oedipien caractérise
la structure fondamentale de l'existence humaine, je dis non.
H. Pelegrino : Il y a aujourd'hui les expériences d'un psychanalyste
très important qui s'appelle René Spitz. Il montre
le phénomène hospitalier. Les enfants qui n'ont pas
de « maternage »périssent, meurent par manque
de « mère maternelle » *.
M. Foucault : Je comprends. Cela ne prouve qu'une chose : non pas
que la mère est indispensable, mais que l'hôpital n'est
pas bon.
H. Pelegrino : La mère est nécessaire, mais elle
n'est pas suffisante. La mère doit faire plus que pourvoir
aux besoins, elle doit donner de l'amour.
M. Foucault : Écoutez. Là je reste un peu embarrassé.
Je suis un peu forcé de parler pour Deleuze, et surtout dans
un domaine qui n'est pas le mien. La psychanalyse proprement dite
est encore plus le domaine de Guattari que celui de Deleuze. Pour
revenir à cette histoire d'Oedipe : ce que j'ai fait, ce
n'est absolument pas une réinterprétation du mythe
d'Oedipe, mais, au contraire, une façon de ne pas parler
d'Oedipe comme structure fondamentale, primordiale, universelle,
mais simplement de replacer, d'essayer d'analyser un peu la tragédie
même de Sophocle, où on peut voir, de façon
très claire, qu'il n'est jamais question de culpabilité
ou d'innocence, mais qu'au fond il s'agit à peine d'une question
d'inceste. Voilà ce que je peux dire. Il me paraît
beaucoup plus intéressant de replacer la tragédie
de Sophocle dans une histoire de la vérité que de
la replacer dans une histoire du désir ou à l'intérieur
de la mythologie exprimant la structure essentielle et fondamentale
du désir. Transférer donc la tragédie de Sophocle,
d'une mythologie du désir à une histoire absolument
réelle, historique, de la vérité.
* Spitz (R.), « Hospitalism : An Inquiry into the Genesis
of Psychiatric Conditions in Early Childhood », in The Psychoanalytic
Study of the Child, Londres, Imago Publishing, 1945, t. l («
Hospitalisme. Une enquête sur la genèse des états
psychopathiques de la première enfance », Revue française
de psychanalyse, XIIIe année, no 3, 1949, pp. 397425).
M.J. Pinto : Dans votre deuxième conférence, vous
avez donné au mythe d'Oedipe une interprétation - et
ici j'emploie le mot dans le sens nietzschéen, défini
par vous dans votre conférence de lundi - , interprétation,
disais-je, complètement différente de l'interprétation
freudienne et, plus récemment, de celle de Lévi-Strauss,
pour ne citer que deux interprétations de ce fameux mythe.
À votre avis, votre interprétation est-elle plus valable
que celles-ci, ou toutes ces interprétations sont-elles sur
le même plan d'importance ? Y en aurait-il une qui surdéterminerait
les autres ? Pensez-vous que le sens d'un discours est fondé
sur une interprétation privilégiée ou sur l'ensemble
de toutes ces interprétations ? Peut-on dire que l'interprétation
est le lieu où s'annule la différence sujet / objet
?
M. Foucault : Il y a deux mots qui sont fondamentaux dans cette
question, le mot « mythe » et le mot « interprétation
». Je n'ai absolument pas parlé du mythe d'Oedipe.
J'ai parlé de la tragédie de Sophocle, rien d'autre.
C'est l'ensemble des textes qui nous apprennent ce qu'étaient
les mythes grecs, qui nous permettent d'apercevoir ce qu'était
le mythe grec d'Oedipe, ou les mythes grecs sur Oedipe, car il y
en avait beaucoup ; j'ai laissé tout cela totalement de côté.
J'ai fait l'analyse d'un texte et non pas l'analyse d'un mystère.
J'ai voulu justement démythifier cette histoire d'Oedipe,
prendre la tragédie de Sophocle sans la rapporter au fonds
mythique, mais en la mettant en rapport avec une tout autre chose.
À quoi l'ai-je rapportée ? Eh bien, aux pratiques
judiciaires. Et c'est ici qu'apparaît le problème de
l'interprétation. C'est-à-dire : je n'ai pas voulu
chercher le sens du mythe, savoir si ce sens est le plus important.
Ce que j'ai fait, ce que j'ai voulu faire, enfin, mon analyse, ne
visait pas tant les mots que le type de discours qui est développé
dans la pièce, la façon, par exemple, dont les gens,
les personnages se posent des questions, se répondent les
uns aux autres ; quelque chose comme la stratégie du discours
des uns par rapport aux autres, les tactiques employées pour
parvenir à la vérité. Dans les premières
scènes, on voit un type de question et de réponse,
un type d'information qui est caractéristique du discours
employé dans les oracles, dans les divinations, en somme
par l'ensemble des prescriptions religieuses. La manière
dont les questions et les réponses sont formulées,
les mots employés, le temps des verbes, tout cela indique
un type de discours prescriptif, prophétique. Ce qui m'a
impressionné, à la fin de la pièce, lors de
la confrontation des deux esclaves - celui de Corinthe et celui du
Cithéron - organisée par Oedipe, c'est qu'Oedipe a
joué exactement le rôle du magistrat grec du Ve siècle.
Il pose exactement ce type de question, il dit à chaque esclave
: « Est-ce toi-même celui qui... ? », etc. Il
les soumet à un interrogatoire identique. Il demande à
l'un et à l'autre s'ils se reconnaissent ; il demande à
l'esclave de Corinthe et à celui du Cithéron : «
Cet homme-là, le reconnais-tu ? Est-ce bien celui-là
qui t'a dit telle chose ? As-tu vu telle chose ? T'en souviens-tu
? » C'est exactement la forme de cette nouvelle procédure
de recherche de la vérité qui a commencé à
être employée à la fin du VIe et au Ve siècle.
Nous en avons la preuve dans le texte, car, à un certain
moment, lorsque l'esclave du Cithéron n'ose pas dire la vérité,
n'ose pas dire qu'il a reçu l'enfant des mains de Jocaste
et qu'au lieu de l'exposer à la mort il l'a donné
à un autre esclave, n'osant pas dire cela, il refuse de parler.
Et Oedipe lui dit : « Si tu ne parles pas, je vais te torturer.
» Or, dans le droit grec du Ve siècle, celui qui interrogeait
avait le droit de faire torturer l'esclave d'un autre pour savoir
la vérité. Chez Démosthène, nous trouvons
encore quelque chose comme ça, la menace de faire torturer
l'esclave de son adversaire pour lui extorquer la vérité.
C'était donc, essentiellement, la forme du discours comme
stratégie verbale pour obtenir la vérité, c'était
ça l'objet, la base même de mon analyse. Donc, non
pas une interprétation au sens de l'interprétation
littéraire, ni une analyse à la manière de
Lévi-Strauss. Cela répond-il à votre question
?
M.J. Pinto : La différence sujet / objet. Comme vous l'avez
présenté dans votre analyse, il y a un sujet de connaissance
et un objet à connaître. Dans votre première
conférence, vous avez essayé de montrer qu'il n'y
ajustement pas cette différence.
M. Foucault : Est-ce que vous pourriez expliciter un peu ? Votre
première proposition, c'est-à-dire : vous avez eu
l'impression que je faisais une différence entre le sujet
de la connaissance et...
M.J. Pinto : Il m'a semblé que vous vous placiez comme un
sujet qui cherche à connaître une vérité,
une vérité objective.
M. Foucault : Vous voulez dire que je me suis placé... ?
M.J. Pinto : Oui, oui, j'ai compris comme ça.
M. Foucault : Je me suis placé comme un sujet * de connaissance...
* En français dans le texte (N.d. T.).
M.J. Pinto : Je me réfère surtout à la première
conférence, où vous avez soulevé le problème
selon lequel le sujet lui-même est formé par l'idéologie.
M. Foucault : Non, absolument pas par l'idéologie. J'ai
bien précisé que ce n'était pas une analyse
de type idéologique que je présentais. Reprenons par
exemple ce que je disais hier. Si vous lisez Bacon, ou, en tout
cas, dans la tradition de la philosophie empiriste - et non seulement
de la philosophie empiriste, mais finalement de la science expérimentale,
de la science de l'observation anglaise, à partir de la fin
du XVIe siècle, et puis la française, etc. - , dans
cette pratique de la science de l'observation, vous avez un sujet,
d'une certaine façon neutre, sans préjugés,
qui, devant le monde extérieur, est capable de voir ce qui
se passe, de le saisir, de le comparer. Ce type de sujet, en même
temps vide, neutre, qui sert de point de convergence pour tout le
monde empirique, et qui va devenir le sujet encyclopédique
du XVIIIe siècle, comment s'est-il formé ? Est-ce
un sujet naturel ? Est-ce que tout homme a pu faire cela ? Faudra-t-il
admettre que, s'il ne l'a pas fait avant le XVe siècle, mais
au XVIe siècle, ce fut seulement parce qu'il avait des préjugés
ou des illusions ? Est-ce que c'étaient des voiles idéologiques
qui l'empêchaient de porter ce regard neutre et accueillant
sur le monde ? Telle est l'interprétation traditionnelle,
et je crois encore que c'est l'interprétation donnée
par les marxistes, qui diront : les pesanteurs idéologiques
d'une certaine époque empêchaient que... Je leur dirai
non, il ne me semble pas qu'une telle analyse soit suffisante. En
fait, ce sujet supposé neutre est lui-même une production
historique. Il a fallu tout un réseau d'institutions, de
pratiques pour arriver à ce qui constitue cette espèce
de point idéal, de lieu à partir duquel les hommes
devraient poser sur le monde un regard de pure observation. Dans
l'ensemble, il me paraît que la constitution historique de
cette forme d'objectivité pourrait être trouvée
dans les pratiques judiciaires et, en particulier, dans la pratique
de l'enquête *. Cela répond-il à votre question
?
M. T. Amaral : Avez-vous l'intention de développer une étude
du discours à travers la stratégie...
M. Foucault : Oui, oui.
M. T. Amaral : Vous avez dit que ce serait l'une des recherches
que vous feriez... très spontanément... ?
M. Foucault : En fait, j'ai dit que j'avais trois projets qui convergeaient,
mais ils ne se situent pas au même niveau. Il s'agit, d'un
côté, d'une sorte d'analyse du discours comme stratégie,
un peu à la manière de ce que font les Anglo-Saxons,
en particulier Wittgenstein, Austin, Strawson, Searle. Ce qui me
semble un peu limité dans l'analyse de Searle, de Strawson,
etc., c'est que les analyses de la stratégie d'un discours
qui se font autour d'une tasse de thé, dans un salon d'Oxford,
ne concernent que des jeux stratégiques qui sont intéressants,
mais qui me paraissent profondément limités. Le problème
serait de savoir si nous ne pourrions pas étudier la stratégie
du discours dans un contexte historique plus réel, ou à
l'intérieur de pratiques qui sont d'une espèce différente
de celle des conversations de salon.
* En français dans le texte (N.d. T.),
Par exemple, dans l'histoire des pratiques judiciaires, il me paraît
qu'on peut retrouver, on peut appliquer l'hypothèse, on peut
projeter une analyse stratégique du discours à l'intérieur
des processus historiques réels et importants. C'est d'ailleurs
un peu ce que, dans ses recherches actuelles, Deleuze fait à
propos du traitement psychanalytique. On veut voir comment, dans
la cure psychanalytique, s'accomplit cette stratégie du discours,
en étudiant la cure psychanalytique non pas en tant que processus
de dévoilement, mais, au contraire, comme jeu stratégique
entre deux individus parlants, où l'un se tait, mais dont
le silence stratégique est au moins aussi important que le
discours. Cela étant, les trois projets dont j'ai parlé
ne sont pas incompatibles, mais il s'agit d'appliquer une hypothèse
de travail à un domaine historique.
A. R. de Sant'Anna : Étant donné votre position de
stratège, serait-il pertinent de vous rapprocher de la problématique
du pharmakon et de vous placer du côté des sophistes
(de la vraisemblance) et non pas du côté des philosophes
(de la parole de vérité) ?
M. Foucault : Ah, là-dessus je suis radicalement du côté
des sophistes. D'ailleurs, j'ai fait ma première leçon
au Collège de France sur les sophistes. Je pense que les
sophistes sont très importants. Car nous avons là
une pratique et une théorie du discours qui est essentiellement
stratégique : nous bâtissons des discours et nous discutons
non pas pour arriver à la vérité, mais pour
vaincre. C'est un jeu : qui perdra, qui vaincra ? C'est pour cela
que la lutte entre Socrate et les sophistes me paraît très
importante. Pour Socrate, cela ne vaut la peine de parler que si
l'on veut dire la vérité. En deuxième lieu,
si pour les sophistes, parler, discuter, c'est chercher à
remporter la victoire à n'importe quel prix, voire au prix
des ruses les plus grossières, c'est que pour eux la pratique
du discours n'est pas dissociable de l'exercice du pouvoir. Parler,
c'est exercer un pouvoir, parler, c'est risquer son pouvoir, parler,
c'est risquer de réussir ou de tout perdre. Et là
il y a encore quelque chose de très intéressant, que
le socratisme et le platonisme ont complètement écarté
: le parler, le logos, enfin, à partir de Socrate, n'est
plus l'exercice d'un pouvoir ; c'est un logos qui n'est qu'un exercice
de la mémoire. Ce passage du pouvoir à la mémoire
est quelque chose de très important. En troisième
lieu, il me semble que c'est également important, chez les
sophistes, cette idée que le logos, enfin, le discours, est
quelque chose qui a une existence matérielle. Cela veut dire
que, dans les jeux sophistiques, une fois qu'une chose est dite,
elle a été dite. Dans le jeu entre les sophistes,
on discute : vous avez dit telle chose ; vous l'avez dite et vous
restez attaché à elle par le fait de l'avoir dite.
Vous ne pouvez plus vous libérer d'elle. Cela arrive non
pas en fonction d'un principe de contradiction, dont les sophistes
se soucient peu, mais, d'une certaine manière, parce que
maintenant ce qu'on a dit est là, matériellement.
C'est là matériellement et vous ne pouvez plus rien
faire. D'ailleurs, ils ont beaucoup joué de cette matérialité
du discours, puisqu'ils ont été les premiers à
jouer de toute cette contradiction, de ces paradoxes dont les historiens
ensuite se sont délectés. Ce sont eux qui ont dit
en premier : est-ce que quand je dis le mot char, le char passe
effectivement par ma bouche ? Si un char ne peut pas passer à
travers ma bouche, je ne peux pas prononcer le mot char. Enfin,
ils ont joué de cette double matérialité :
celle dont nous parlons et celle du mot lui-même. Du fait
que, pour eux, le logos était en même temps un événement
qui s'était produit une fois pour toutes, la bataille avait
été engagée, on avait jeté les dés,
et voilà, on ne pouvait plus rien faire. La phrase avait
été dite. Et puis c'est en même temps une matérialité,
cela a un certain écho ; et on voit d'ailleurs comment les
historiens, à partir de là, ont développé
tout ce problème du corporel, incorporel, relativement indifférent.
Or, là encore, le logos platonicien tend à être
de plus en plus immatériel, plus immatériel que la
raison, la raison humaine. Alors la matérialité du
discours, le caractère factuel du discours, le rapport entre
discours et pouvoir, tout cela me paraît un noyau d'idées
qui étaient profondément intéressantes, et
que le platonisme et le socratisme ont totalement repoussées
au profit d'une certaine conception du savoir.
R. Machado : [incompréhensible] *... (* La bande est ici
inaudible.) quand on discute la vérité.
M. Foucault : Là je vous dirai que les discours sont effectivement
des événements, les discours ont une matérialité.
R. Machado : Je ne parle pas des vôtres, je parle des autres
discours, au long de toute l'histoire du discours.
M. Foucault : Certes, mais ici je suis obligé de vous dire
ce que j'entends par discours. Le discours a fonctionné exactement
comme ça ; simplement, toute une tradition philosophique
l'a déguisé, l'a occulté. Quelqu'un dans ma
conférence, un étudiant en droit, a dit : «
Alors, je suis très content, enfin on réhabilite le
droit. » Oui, tout le monde a ri, mais je n'ai pas voulu répondre
à sa remarque. Et il a poursuivi : « C'est très
bien ce que vous dites. » Car, en fait, il y a toujours eu
une certaine difficulté, une certaine ignorance, en tout
cas, de la philosophie, non pas au sujet de la théorie du
droit, puisque toute la philosophie occidentale a été
liée à la théorie du droit, mais elle a été
très imperméable à la pratique même du
droit, à la pratique judiciaire. Au fond, la grande opposition
entre le rhéteur et le philosophe - le mépris que le
philosophe, l'homme de la vérité, l'homme du savoir
a toujours eu pour celui qui n'était qu'un orateur : le rhéteur,
l'homme de discours, d'opinion, celui qui cherche des effets, celui
qui cherche à remporter la victoire - , cette rupture entre
philosophie et rhétorique me paraît caractériser
ce qui s'est passé au temps de Platon *. Et le problème
est de réintroduire la rhétorique, l'orateur, la lutte
du discours à l'intérieur du champ de l'analyse ;
non pas pour faire, comme les linguistes, une analyse systématique
des procédés rhétoriques, mais pour étudier
le discours, même le discours de vérité, comme
des procédés rhétoriques, des manières
de vaincre, de produire des événements, de produire
des décisions, de produire des batailles, de produire des
victoires. Pour « rhétoriser » la philosophie.
R. Machado : Il faut détruire la volonté de vérité,
n'est-ce pas ?
M. Foucault : Oui.
L. C. Lima : Il s'agit, si j'ai compris votre intention, de proposer
une analyse qui conjugue le binôme savoir et pouvoir. Quand
vous avez dit, à l'instant, qu'il ne s'agissait pas du mythe
d'Oedipe, mais de lire le texte de Sophocle, il me semble qu'il
s'agissait implicitement de re-privilégier l'énoncé
**, d'où cette nécessité de relire le texte,
de relire l'énoncé. La première raison que
je vois à cela est que, sans doute, le type de lecture lévi-straussienne
du texte, par exemple, ne me permet pas de lire le pouvoir qui est
dans le texte. Alors là, vous dites : ce que nous allons
relire dans l'Oedipe n'est pas la question de la culpabilité
ou de l'innocence. Au fond, Oedipe se conduit comme un juge reproduisant
la stratégie du discours grec, etc. Nous revenons nécessairement
à Deleuze. Deleuze fait la comparaison, il cherche à
montrer que si, d'un côté, le complexe d'Oedipe, une
oedipianisation, est propre à une certaine formation sociale,
de l'autre côté, il est une espèce de hantise
**, d'obsession ** de la société. Cette obsession
ne se serait actualisée, ne se ferait présente que
dans une formation sociale, avec l'apparition de l'Urstaat, l'État
originaire. Il dit alors que c'est dans cette formation sociale
dans laquelle l'Oedipe s'actualise qu'il commence à y avoir
l'« impérialisme du signifiant » **. Il s'agit
pour votre part, de « rompre avec l'impérialisme du
signifiant » **, de « proposer une
* La traduction portugaise donne : « me paraît plus
caractéristique que ce qui s'est passé au temps de
Platon » (N.d.T.).
** En français dans le texte (N.d.T.).
Il s'agit pour votre part, de « rompre avec l'impérialisme
du signifiant » *, de « proposer une stratégie
du langage » * : du discours comme stratégie, le discours
non plus comme recherche de la vérité, mais comme
exercice de pouvoir.
* En français dans le texte (N.d. T.).
La première conclusion que j'en tirerai est provocatrice
: il me semble que ce qui est en train d'être proposé
est un retour au régime de l'épreuve * contre le régime
de l'enquête *. La seconde : il me semble que si on posait
la chaîne suivante : Oedipe actualisé, impérialisme
du signifiant contre libération du désir, contre Oedipe,
le refoulement d'Oedipe *, s'il s'agit maintenant de proposer une
libération du désir contre cette répression
causée par Oedipe et, par conséquent, une analyse
non plus du texte comme chaîne signifiante, mais du discours
comme stratégie, comme re-réthorisation du discours,
je me demande : comment, opérationnellement, cela se distingue-t-il
de l'analyse classique du discours prononcé ?
M. Foucault : Il y a une tradition de recherches qui vont dans
cette direction et qui ont déjà obtenu des résultats
très importants. Je suppose que vous connaissez l'oeuvre
de Dumézil, encore qu'elle soit beaucoup moins connue que
celle de Lévi-Strauss. On a l'habitude de classer Dumézil
parmi les ancêtres du structuralisme, de dire qu'il a été
un structuraliste encore peu conscient de lui-même, n'ayant
pas encore les moyens d'analyse rigoureux et mathématiques
qu'avait Lévi-Strauss, qu'il a fait, sous certains aspects,
de façon empirique, encore lourdement historique, une ébauche
de ce que Lévi-Strauss fera plus tard. Dumézil n'est
pas du tout content de ce type d'interprétation de son oeuvre
d'analyse historique, et il est de plus en plus hostile à
l'oeuvre de Lévi-Strauss. Dumézil lui-même n'a
pas été le premier sur ce terrain, ni le dernier.
Il y a actuellement en France un groupe autour de Jean-Pierre Vernant
qui reprend un peu les idées de Dumézil et essaie
de les appliquer. Dans l'analyse de Dumézil, il y a la recherche
d'une structure, c'est-à-dire la tentative de montrer que
dans un mythe, par exemple, l'opposition entre deux personnages
était une opposition de type structurel, c'est-à-dire
qui contenait un certain nombre de transformations cohérentes.
Dans ce sens, Dumézil faisait exactement du structuralisme.
Mais l'important chez lui, ce qui jusqu'à maintenant a été
un peu négligé, quand on relit Dumézil, tient
dans deux points importants. D'abord Dumézil disait que lorsqu'il
faisait des comparaisons il pouvait prendre par exemple un mythe
sanscrit, une légende sanscrite, et après les comparer.
Avec quoi ? Pas forcément avec un autre mythe, mais par exemple
avec un rituel assyrien ou encore avec une pratique judiciaire romaine.
Pour lui, il n'y a donc pas de privilège absolu accordé
au mythe verbal, au mythe en tant que production verbale, mais il
admet que les mêmes relations puissent intervenir aussi bien
dans un discours que dans un rituel religieux ou dans une pratique
sociale. Je pense que Dumézil, loin d'identifier ou de projeter
toutes les structures sociales, les pratiques sociales, les rites,
dans un univers du discours, replace, au fond, la pratique du discours
à l'intérieur des pratiques sociales. Telle est la
différence fondamentale entre Dumézil et Lévi-Strauss.
Deuxièmement, étant donné l'homogénéisation
faite entre le discours et la pratique sociale, il traite le discours
comme étant une pratique qui a son efficacité, ses
résultats, qui produit quelque chose dans la société,
qui est destinée à avoir un effet, obéissant,
par conséquent, à une stratégie. Dans la ligne
de Dumézil, Vernant et d'autres ont repris les mythes assyriens
et ont montré que ces grands mythes de la jeunesse du monde
étaient des mythes qui avaient pour fonction essentielle
de restaurer, de revigorer le pouvoir royal. Chaque fois qu'un roi
en remplaçait un autre, ou qu'il était arrivé
à la fin de la période de ses quatre ans de gouvernement,
et qu'une autre devait commencer, on récitait des rites qui
avaient pour fonction de revigorer le pouvoir royal ou la personne
même du roi. Bref, nous voyons ce problème du discours
comme rituel, comme pratique, comme stratégie à l'intérieur
des pratiques sociales.
Alors, vous avez dit qu'on finit par placer au premier plan l'énoncé,
la chose dite, la scène de ce qui a été dit.
Il nous faut savoir ce que nous entendons par énoncé.
Si nous voulons appeler « énoncé » l'ensemble
des mots, l'ensemble d'éléments signifiants, et puis
le sens du signifiant et du signifié, je dirai que ce n'est
pas cela que moi et Dumézil entendons par énoncé,
enfin par discours. Il y a, en Europe, toute une tradition d'analyse
du discours à partir des pratiques judiciaires, politiques,
etc. Il y a en France, Glotz, Gernet, Dumézil et actuellement
Vernant, qui pour moi ont été les personnes les plus
significatives.
Le structuralisme consiste à prendre des ensembles de discours
et à les traiter seulement comme des énoncés,
en cherchant les lois de passage, de transformation, les isomorphismes
entre ces ensembles d'énoncés. Ce n'est pas cela qui
m'intéresse.
L. C. Lima : C'est-à-dire que la différence est une
différence de corpus. La comparaison d'un mythe avec un autre
suppose un corpus, tandis que vous proposez la comparaison entre
des corpus hétérogènes.
M. Foucault : Entre des corpus hétérogènes,
mais avec une espèce d'isotopie, c'est-à-dire ayant
comme champ d'application un domaine historique particulier. Le
découpage de Lévi-Strauss suppose, en vérité,
une certaine homogénéité, puisqu'il s'agit
de mythes, de discours, mais il n'y a pas d'homogénéité
historique, ou historico-géographique ; alors que, ce que
Dumézil cherche, c'est à établir, à
l'intérieur d'un ensemble constitué par les sociétés
indo-européennes, ce qui constitue un corpus, une isotopie
géographique et politique, historique et linguistique, une
comparaison entre les discours théoriques et les pratiques.
M. T. Amaral : S'en remettre à un sujet pour comprendre
les formations discursives est un processus mythifiant dans lequel
se cache le volume du discours. S'en remettre à la pratique
et à l'histoire ne signifie-t-il pas occulter à nouveau
ce discours ?
M. Foucault : Vous accusez une certaine forme d'analyse de cacher
les niveaux du discours de la pratique discursive, de la stratégie
discursive. Vous voulez savoir si l'analyse que je propose n'occulterait
pas d'autres choses ?
M. T. Amaral : Vous nous avez montré comment les formations
discursives constituent un fait - et je crois qu'elles sont le seul
fait que nous pouvons réellement considérer comme
tel - et qu' interpréter celui-ci, le remettre à un
sujet ou à des objets était mythifier. Dans votre
conférence, cependant, vous vous êtes référé
aux pratiques et à l'histoire ; par conséquent je
ne comprends pas très bien.
M. Foucault : Vous m'attribuez l'idée que le seul élément
en réalité analysable, le seul qui s'offrirait à
nous serait le discours. Et que, par conséquent, le reste
n'existe pas. Il n'existe que le discours.
M. T. Amaral : Je ne dis pas que le reste n'existe pas ; je dis
que ce n'est pas accessible.
M. Foucault : Cela est un problème important. En vérité,
il n'y aurait pas de sens à dire qu'il n'y a que le discours
qui existe. Un exemple très simple : l'exploitation capitaliste,
d'une certaine façon, s'est réalisée sans que
jamais sa théorie ait été vraiment formulée
directement dans un discours. Elle a pu être révélée
ultérieurement par un discours analytique : discours historique
ou discours économique. Mais les processus historiques se
sont-ils exercés - ou non à l'intérieur d'un
discours ? Ils se sont exercés sur la vie des gens, sur leurs
corps, sur leurs horaires de travail, sur leur vie et leur mort.
Cependant, si nous voulons faire l'étude de l'établissement
et des effets de l'exploitation capitaliste, qu'aurons-nous à
traiter ? Où la verrons-nous se traduire ? Dans les discours,
compris au sens large, c'est-à-dire dans les registres du
commerce, des taux de salaires, des douanes. Nous la trouverons
encore dans les discours au sens strict :
dans les décisions prises par les conseils d'administration
et dans les règlements des usines, dans les photographies
[sic], etc. Tout cela, en un certain sens, ce sont des éléments
du discours. Mais il n'y a pas qu'un seul univers du discours à
l'extérieur duquel nous nous placerions et qu'ensuite nous
étudierons. Nous pourrions, par exemple, étudier le
discours moral que le capitalisme ou ses représentants, le
pouvoir capitaliste, ont développé pour expliquer
que le salut était de travailler sans jamais exiger une quelconque
augmentation de salaire. Cette « éthique du travail
» a constitué un type de discours extraordinairement
important dès la fin du XVIIIe siècle jusqu'à
la fin du XIXe siècle. Discours moral que nous trouvons dans
les catéchismes catholiques, dans les guides spirituels protestants,
dans les livres scolaires, dans les journaux, etc. Nous pouvons
alors prendre ce corpus, cet ensemble du discours moral capitaliste
et, par l'analyse, montrer à quelle finalité stratégique
cela correspondrait, faisant ainsi le rapport entre ce discours
et la pratique même de l'exploitation capitaliste. Et à
ce moment-là l'exploitation capitaliste nous servira d'élément
extradiscursif pour étudier la stratégie de ces discours
moraux. Il est vrai, cependant, que ces pratiques, ces processus
d'exploitation capitaliste seront connus, d'une certaine façon,
à travers un certain nombre d'éléments discursifs.
Bref, nous pouvons parfaitement mettre en oeuvre ensuite un autre
procédé qui ne contrarie pas le précédent.
Prendre, par exemple, des discours économiques capitalistes
: on peut se demander comment s'est établie la comptabilité
des entreprises capitalistes. On peut faire l'histoire de ce contrôle
que l'entreprise capitaliste a effectué, depuis les salaires
comptabilisés, qui apparaissent à partir de la fin
du Moyen Âge, jusqu'à la gigantesque comptabilité
nationale de nos jours. On peut parfaitement faire l'analyse de
ce type de discours, dans le dessein de montrer à quelle
stratégie il s'attachait, à quoi il servait, comment
il fonctionnait dans la lutte économique. Et à partir
de quoi ferait-on cela ? À partir de certaines pratiques
qui seraient connues à travers d'autres discours.
H. Pelegrino : Vous affirmez que la relation entre l'analyste et
le patient est une relation de pouvoir. Je suis d'accord, mais je
ne crois pas qu'une analyse doit être nécessairement
quelque chose qui constitue une relation de pouvoir, dans laquelle
l'analyste a le pouvoir et l'analysé est soumis à
ce pouvoir. S'il en est ainsi, je peux vous dire que l'analyse est
mauvaise, qu'elle est mal faite et se transforme en une psychothérapie
directive. L'analyste se met à jouer un rôle substitutif,
dominateur. Ce n'est pas un analyste. À vrai dire, quand
un analyste a du pouvoir, il est investi d'un pouvoir que le patient
lui donne. Parce qu'il a besoin que l'analyste ait du pouvoir, car,
d'un certain côté, le patient est dépendant
du pouvoir de l'analyste. Et même, il arrive fréquemment
qu'un patient donne à l'analyste, confère à
l'analyste un pouvoir omnipotent, qui est le reflet des désirs
d'omnipotence du patient. Alors toute l'analyse, en dernière
instance, consiste à questionner ce pouvoir que l'analysé
veut donner à l'analyste. L'analysé veut se départir
de sa cure et de sa recherche, pour que l'analyste le remplace dans
la tâche d'exister. L'analyste, s'il est un bon analyste,
doit justement questionner et détruire cette démarche
* transférentielle par laquelle le patient veut lui donner
le pouvoir, l'investir d'un pouvoir qu'il ne peut pas accepter,
et qu'il doit essayer de dissoudre dans une atmosphère d'entente
humaine, atmosphère d'égalité absolue, dans
une atmosphère de recherche de la vérité.
M. Foucault : Cette discussion est extrêmement importante.
Il y a soixante ans, en 1913 **, étaient ici pour parler
de psychanalyse des Brésiliens et des Allemands (pas de Français,
car à cette époque ils ne savaient rien à ce
sujet). La discussion était aussi vigoureuse que celle de
maintenant. Mais sur quoi portait-elle ? Sur le problème
de savoir si tout était effectivement sexuel. Autrement dit,
le thème du débat était la question de la sexualité,
de la généralité et de l'extension de la sexualité,
ce qui a provoqué des discussions également violentes.
Je trouve formidable que nous ayons discuté pendant quinze
minutes de psychanalyse et que les mots de sexualité, libido
et désir n'aient été pratiquement pas prononcés.
Pour quelqu'un comme moi qui, depuis un certain nombre d'années,
suis en train de placer les choses du côté de la relation
de pouvoir, voir comment on discute maintenant à propos de
la psychanalyse me rend très heureux. Je pense que nous passons,
actuellement, par une transformation complète des problèmes
traditionnels.
Je ne sais pas si est déjà arrivé au Brésil
un livre écrit par Castel, intitulé Le Psychanalysme
***, qui est paru il y a trois semaines. Robert Castel est un ami,
nous avons travaillé ensemble. Il essaie de reprendre cette
idée que, en dernière analyse, la psychanalyse cherche
seulement à déplacer, à modifier, enfin à
reprendre les relations de pouvoir qui sont celles de la psychiatrie
traditionnelle.
* En français dans le texte (N.d. T.).
** Freud ne signale la constitution d'un groupe de psychanalystes
au Brésil qu'à partir de 1928.
*** Castel (R.), Le Psychanalysme, Paris, Maspero, coll. «
Textes à l’appui : psychiatries », 1973.
J'avais exprimé cela, maladroitement, à la fin de
l' Histoire de la folie. Mais Castel traite le sujet très
sérieusement, avec une documentation, notamment sur la pratique
psychiatrique, psychanalytique, psychothérapeutique, dans
une analyse en termes de relation de pouvoir. Je crois que c'est
un travail très intéressant, mais qui peut beaucoup
blesser les psychanalystes. Ce qui est curieux, c'est que ce livre
est sorti en mars, et quand j'ai quitté la France, au début
de mai, les journaux n'avaient pas encore osé en parler.
Quand vous dites que la psychanalyse est faite pour détruire
la relation de pouvoir, je suis d'accord. Je suis d'accord quand
je pense qu'on peut parfaitement imaginer une certaine relation
qui se vérifierait entre deux individus, ou entre plusieurs
individus, et qui aurait pour fonction d'essayer de maîtriser
et de détruire complètement les relations de pouvoir
; enfin d'essayer de les contrôler d'une façon quelconque,
car la relation de pouvoir passe par notre chair, notre corps, notre
système nerveux. L'idée d'une psychothérapie,
d'une relation en groupe, d'une relation qui essaierait de briser
complètement cette relation de pouvoir est une idée
profondément féconde, et ce serait formidable si les
psychanalystes plaçaient cette relation de pouvoir au sein
même de leur projet.
Mais je dois dire que la psychanalyse, telle qu'elle est pratiquée
actuellement, à tant de francs par séance, ne donne
pas lieu à ce qu'on puisse dire : elle est destruction des
relations de pouvoir. Jusqu'à maintenant, elle a été
conduite sous la forme d'une normalisation.
H. Pelegrino : Il y a une série de symptômes importants
comme, par exemple, l'antipsychiatrie, le mouvement argentin ; et
naturellement vous avez déjà fait connaissance avec
un groupe italien de psychanalystes, un groupe brillant qui a rompu
avec l'Internationale et a fondé la IVe Internationale. Il
faut donc qu'on observe non pas un ou deux exemples isolés,
qui donneraient de la psychanalyse la vision d'une institution globalement
oppressive. Je pense qu'aujourd'hui cela n'est pas une vision correcte
; aussi, il existe déjà un mouvement qui a pris corps,
et qui se place justement dans la position d'un questionnement radical
du pouvoir. Cela est la preuve que la psychanalyse est exactement
un processus de destruction d'une relation de pouvoir de domination
nominale.
M. Foucault : Je répète que je ne suis pas psychanalyste,
mais je m'étonne quand j'entends dire que la psychanalyse
est la destruction des relations de pouvoir. Je dirais qu'il y a,
actuellement, dans le milieu psychothérapeutique, un certain
nombre de gens qui, partant d'expériences et de principes
différents, essaient de voir comment on pourrait faire une
psychothérapie qui ne serait pas assujettie à ces
relations de pouvoir. Nous pouvons les citer, mais nous ne pouvons
pas dire que la psychanalyse, c'est cela. Ceux qui essaient de détruire
ces relations de pouvoir affrontent de grandes difficultés
et c'est avec une modestie louable qu'ils se réfèrent
à leurs tentatives.
H. Pelegrino : Mais aujourd'hui il y a psychanalystes et psychanalystes.
Nous, heureusement, avons déjà perdu cette unité
monolithique qui nous caractérisait.
M. Foucault : Permettez-moi de parler comme historien. En envisageant
la psychanalyse comme phénomène culturel qui a eu
une réelle importance dans le monde occidental, nous pourrions
dire que, comme pratique, envisagée comme un tout, la psychanalyse
a joué un rôle dans le sens de la normalisation. D'ailleurs,
on pourrait dire la même chose de l'Université, qui
reconstitue aussi les relations de pouvoir ; mais il y a, néanmoins
quelques universités qui ont essayé et essaient de
ne pas remplir cette fonction. Je suis d'accord avec vous en ce
qui concerne l'effort qu'on fait actuellement dans le sens de la
destruction des relations de pouvoir à l'intérieur
de la psychanalyse, mais je ne qualifierais pas la psychanalyse
de science qui met en question le pouvoir. Pas plus que je ne qualifierais
la théorie freudienne d'essai de contestation du pouvoir.
Peut-être que la différence entre nos points de vue
est due à la différence entre nos contextes respectifs.
En France, il y a eu un certain nombre de gens que nous appelons
freudo-marxistes qui ont eu une certaine importance idéologique.
D'après eux, il y aurait deux théories qui seraient,
par essence, révolutionnaires et contestataires : la théorie
marxiste et la théorie freudienne. L'une centrée sur
les relations de production et l'autre sur les relations de plaisir
; révolution dans les relations de production, révolution
dans le désir, etc. Or, même dans la théorie
marxiste, nous pourrons trouver beaucoup d'exemples de reconduction
des relations de pouvoir...
L. C. Lima : Il me semble que la question centrale n'est pas la
psychanalyse ; c'est le traitement de l'idée de pouvoir.
La façon dont elle est en train d'être traitée
la convertit en fétiche. C'est-à-dire : chaque fois
qu'on parle de pouvoir, on pense à l'exploitation ; je paie
un analyste, dont je suis opprimé. On parle de l'Université,
mais Foucault est payé pour nous parler. Ce n'est pas le
problème du paiement en soi qui détermine une relation
négative. Si nous prenons le pouvoir comme une réalité
une, tout pouvoir signifie oppression : je convertis le pouvoir
en fétiche. J'aurai plutôt à analyser les conditions
négatives et positives du pouvoir, car, si je ne fais pas
cette distinction, je serai en train de rétablir simplement
une base anarchiste ou, dans une version plus contemporaine, une
version académique, érudite d'une pensée hippie.
C. Katz : J'aimerais ajouter que je ne vois pas où est le
caractère pernicieux de la pensée hippie, anarchiste.
À mon avis, Deleuze est hippie et anarchiste, et je ne vois
pas en quoi c'est pernicieux.
M. Foucault : Je n'ai absolument pas voulu identifier pouvoir et
oppression. Pourquoi ? D'abord parce que je pense qu'il n'y a pas
un pouvoir, mais que, dans une société, il existe
des relations de pouvoir extraordinairement nombreuses, multiples,
à différents niveaux, où les unes s'appuient
sur les autres, et où les unes contestent les autres. Des
relations de pouvoir très différentes viennent s'actualiser
à l'intérieur d'une institution ; par exemple, dans
les rapports sexuels, nous avons des relations de pouvoir, et il
serait simpliste de dire que ces relations sont la projection du
pouvoir de classe. Même d'un point de vue strictement politique,
dans certains pays de l'Occident, le pouvoir, le pouvoir politique
est exercé par des individus ou des classes sociales qui
ne détiennent absolument pas le pouvoir économique.
Ces relations de pouvoir sont subtiles, à divers niveaux,
et nous ne pouvons pas parler d'un pouvoir, mais plutôt décrire
des relations de pouvoir ; tâche difficile et qui impliquerait
un long processus. Nous pourrions les étudier du point de
vue de la psychiatrie, de la société, de la famille.
Ces relations sont si multiples qu'elles ne pourraient pas être
définies comme oppression, en résumant tout dans une
phrase : « Le pouvoir opprime. » Ce n'est pas vrai.
Le pouvoir n'opprime pas, pour deux raisons : premièrement,
parce qu'il procure du plaisir, du moins à certaines personnes.
Nous avons toute une économie libidinale du plaisir, toute
une érotique du pouvoir ; cela vient prouver que le pouvoir
n'est pas seulement oppressif. En deuxième lieu, le pouvoir
peut créer. Dans la conférence d'hier, j'ai essayé
de montrer que des choses comme les relations de pouvoir, les confiscations,
etc., ont produit quelque chose de merveilleux qui est un type de
savoir qui se transforme en enquête * et donne lieu à
une série de connaissances. Bref, je n'approuve pas l'analyse
simpliste qui considérerait le pouvoir comme une seule chose.
Quelqu'un a dit ici que les révolutionnaires cherchent à
prendre le pouvoir. Là, je serais beaucoup plus anarchiste.
Il faut dire que je ne suis pas anarchiste au sens où je
n'admets pas cette conception entièrement négative
du pouvoir ; mais je ne suis pas d'accord avec vous lorsque vous
dites que les révolutionnaires cherchent à prendre
le pouvoir.
* En français dans le texte (N.d.T.).
Ou plutôt, je suis d'accord, en ajoutant « Dieu merci
! oui ». Pour les révolutionnaires authentiques, s'emparer
du pouvoir signifie s'emparer d'un trésor qui se trouve dans
les mains d'une classe, pour le livrer à une autre classe,
en l'occurrence le prolétariat. Je crois que c'est ainsi
qu'on conçoit la révolution et la prise du pouvoir.
Observez alors l'Union soviétique. Nous avons là un
régime où les relations de pouvoir dans la famille,
dans la sexualité, dans les usines dans les écoles
restent les mêmes. Le problème est de savoir si nous
pouvons, dans le régime actuel, transformer à des
niveaux microscopiques - à l'école, dans la famille
- les relations de pouvoir, de telle sorte que, quand il y aura une
révolution politico-économique, nous ne trouvions
pas, après, les mêmes relations de pouvoir que nous
trouvons maintenant. C'est le problème de la révolution
culturelle en Chine...
R. Muraro : Une fois que l'archéologie semble ne pas obéir
à une méthode, pouvons-nous la considérer comme
une activité apparentée à l'art ?
M. Foucault : Il est vrai que ce que j'essaie de faire est de moins
en moins inspiré par l'idée de fonder une discipline
plus ou moins scientifique. Ce que je cherche à faire n'est
pas quelque chose qui soit lié à l'art, mais plutôt
une espèce d'activité. Une espèce d'activité,
mais non une discipline. Une activité essentiellement historico-politique.
Je ne crois pas que l 'histoire puisse servir à la politique
par le fait de lui fournir des modèles ou des exemples. Je
ne cherche pas à savoir, par exemple, dans quelle mesure
la situation de l'Europe au début du XIXe siècle est
semblable à la situation du reste du monde à la fin
du XXe siècle. Ce système d'analogie ne me semble
pas fécond. D'un autre côté, il me semble que
l'histoire peut servir à l'activité politique et que
celle-ci, à son tour, peut servir à l'histoire dans
la mesure où la tâche de l'historien ou, mieux, de
l'archéologue serait de découvrir les bases, les continuités
dans le comportement, dans le conditionnement, dans les conditions
d'existence, dans les relations de pouvoir, etc. Ces bases, qui
se sont constituées à un moment donné, qui
ont remplacé d'autres bases et qui sont restées, sont
actuellement cachées sous d'autres productions, ou sont cachées
simplement parce qu'elles ont fait tellement partie de notre corps,
de notre existence. Ainsi, il me semble évident que tout
cela a eu une genèse historique. En ce sens, l'analyse archéologique
aurait, premièrement, la fonction de découvrir ces
continuités obscures incorporées en nous. En partant
de l'étude de leur formation, nous pourrions, en deuxième
lieu, constater l'utilité qu'elles ont eue et qu'elles ont
encore aujourd'hui ; comment elles agissent dans l'économie
actuelle de nos conditions d'existence. En troisième lieu,
l'analyse historique permettrait encore de savoir déterminer
à quel système de pouvoir sont liées ces bases,
ces continuités, et, par conséquent, comment faire
pour les aborder. Par exemple, dans le domaine de la psychiatrie,
il me semble qu'il est intéressant de savoir comment s'est
instauré le savoir psychiatrique, l'institution psychiatrique
au début du XIXe siècle, de voir comment tout cela
a été engagé à l'intérieur d'une
série de relations économiques ou du moins utiles,
si nous voulons lutter maintenant contre toutes les instances de
normalisation. Pour moi, l'archéologie, c'est cela : une
tentative historico-politique qui ne se fonde pas sur des relations
de ressemblance entre le passé et le présent, mais
plutôt sur des relations de continuité et sur la possibilité
de définir actuellement des objectifs tactiques de stratégie
de lutte, précisément en fonction de cela.
Intervenant non identifié : Deleuze a dit que vous étiez
un poète. Or, vous venez d'affirmer que vous n'êtes
pas un poète, que l'archéologie n'est pas un art,
n'est pas une théorie, n'est pas un poème ; c'est
une pratique. Est-ce que l'archéologie est une machine miraculeuse
?
M. Foucault : L'archéologie est une machine, sans doute,
mais pourquoi miraculeuse ? Une machine critique, une machine qui
remet en question certaines relations de pouvoir, une machine qui
a, ou du moins devrait avoir, une fonction libératrice. Dans
la mesure où nous en venons à attribuer à la
poésie une fonction libératrice, je dirais non que
l'archéologie est, mais que j'aimerais qu'elle fût
poétique. Je ne me rappelle pas bien en quoi Deleuze a dit
que j'étais un poète, mais si je veux donner un sens
à cette affirmation, ce serait en ceci que Deleuze a voulu
dire que mon discours ne cherche pas à obéir aux mêmes
lois de vérification qui régissent l'histoire proprement
dite, une fois que celle-ci a pour seule fin de dire la vérité,
dire ce qui s'est passé, au niveau de l'élément,
du processus, de la structure des transformations. Je dirais, de
manière beaucoup plus pragmatique, qu'au fond ma machine
est bonne ; non pas dans la mesure où elle transcrit ou fournit
le modèle de ce qui s'est passé, mais dans la mesure
où elle réussit à donner de ce qui s'est passé
un modèle tel qu'il permet que nous nous libérions
de ce qui s'est passé.
A. R. de Sant'Anna : Vous avez déjà dit que l'hermétisme
est une forme de contrôle du pouvoir et dans cela il y avait
aussi une référence à la forme obscure de la
pensée lacanienne. D'un autre côté, je sens
chez vous un désir d'écrire un livre si clair que
j'appellerais cela un projet mallarméen d'un livre antimallarméen.
Alors, quand on considère l'opacité du discours littéraire
par opposition au discours de la transparence, ne serions-nous pas
avec Mallarmé (le retour du langage *) et avec Borges (l'hétérotopie
*), en train de privilégier le même discours de l'opacité,
surtout si nous considérons que « avec Nietzsche, avec
Mallarmé, la pensée fut reconduite, et violemment,
vers le langage lui-même, vers son être unique et difficile
» ** ?
* En français dans le texte (N.d. T.).
** Citation des Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966, p.
317.
M. Foucault : Il faut souligner que je ne souscris pas sans restrictions
à ce que j'ai dit dans mes livres... Au fond, j'écris
pour le plaisir d'écrire. Ce que j'ai voulu dire sur Mallarmé
et Nietzsche, c'est qu'il y a eu, dans la seconde moitié
du XIXe siècle, un mouvement dont nous trouvons les échos
dans des disciplines comme la linguistique ou dans des expériences
poétiques comme celles de Mallarmé ; c'est toute une
série de mouvements qui tendaient à se demander grosso
modo : qu'est-ce que le langage ? Alors que les recherches antérieures
avaient surtout visé à savoir comment nous nous servions
du langage pour transmettre des idées, représenter
la pensée, lier des significations, maintenant, au contraire,
la capacité du langage, sa matérialité, est
devenue un problème.
Il me semble que nous avons là, lorsque nous abordons le
problème de la matérialité du langage, une
sorte de retour au thème de la sophistique. Je ne crois pas
que ce retour, cette préoccupation autour de l'être
du langage puissent être identifiés à l'ésotérisme.
Mallarmé n'est pas un auteur clair, ni ne prétendait
l'être, mais il ne me semble pas que cet ésotérisme
soit forcément impliqué dans le retour au problème
de l'être du langage. Si nous considérons le langage
comme une série de faits ayant un statut déterminé
de matérialité, ce langage est un abus de pouvoir
du fait qu'on peut l'utiliser d'une façon déterminée,
tellement obscure qu'elle vient s'imposer de l'extérieur
à la personne à qui elle est adressée, créant
des problèmes sans solution, soit de compréhension,
soit de réutilisation, de rétorsion, de réponses,
de critiques, etc. Le retour à l'être du langage n'est
donc pas lié à la pratique de l'ésotérisme.
J'aimerais ajouter que l'archéologie, cette sorte d'activité
historico-politique, ne se traduit pas forcément en livres,
ni en discours, ni en articles. En dernière analyse, ce qui
actuellement me gêne, c'est justement l'obligation de transcrire,
d'enfermer tout cela dans un livre.
Il me semble qu'il s'agit d'une activité en même temps
pratique et théorique qui doit être accomplie à
travers des livres, des discours et des discussions comme celle-ci,
à travers des actions politiques, la peinture, la musique...
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