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La vérité et les formes juridiques
Michel Foucault
Dits Ecrits tome II texte n°139

« A verdade e as formas juridicas » (« La vérité et les formes juridiques ») ; trad. J. W. Prado Jr.), Cadernos da P.U.C., no 16, juin 1974, pp. 5-133 (discussion avec M. T. Amaral, R. O. Cruz, C. Katz, L. C. Lima, R. Machado, R. Muraro, H. Pelegrino, M. J. Pinto, A. R. de Sant'Anna). (Conférences à l'Université pontificale catholique de Rio de Janeiro, du 21 au 25 mai 1973.)

Dits Ecrits tome II texte n°139

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Ce que j'aimerais vous dire dans ces conférences, ce sont des choses peut-être inexactes, fausses, erronées, que je présenterai à titre d 'hypothèses de travail, d'hypothèses en vue d'un travail futur. Je demande votre indulgence et, plus que cela, votre méchanceté. J'aimerais en effet beaucoup que, à la fin de chaque conférence, vous me posiez des questions, me fassiez des critiques et des objections pour que, dans la mesure du possible et dans la mesure où mon esprit n'est pas encore trop rigide, je puisse peu à peu m'adapter à ces questions, et que nous puissions ainsi, à la fin de ces cinq conférences, avoir accompli ensemble un travail ou éventuellement quelque progrès.

Je présenterai aujourd'hui une réflexion méthodologique pour introduire le problème qui, sous le titre de « La vérité et les formes juridiques », peut vous paraître quelque peu énigmatique. J'essaierai de vous présenter ce qu'est le point de convergence de trois ou quatre séries de recherches existantes, déjà explorées, déjà inventoriées, pour les confronter et les réunir dans une sorte de recherche, je ne dis pas originelle, mais au moins rénovatrice.

En premier lieu, une recherche proprement historique : comment des domaines de savoir ont-ils pu se former à partir des pratiques sociales ? La question est la suivante : il existe une tendance que nous pourrions appeler, un peu ironiquement, de marxisme académique, et qui consiste à chercher de quelle manière les conditions économiques d'existence peuvent trouver dans la conscience des hommes leur reflet et leur expression. Il me semble que cette forme d'analyse, traditionnelle dans le marxisme universitaire en France et en Europe, présente un défaut très grave : celui de supposer, au fond, que le sujet humain, le sujet de connaissance, et les formes de la connaissance elles-mêmes, sont d'une certaine façon donnés préalablement et définitivement, et que les conditions économiques, sociales et politiques de l'existence ne font plus que se déposer ou s'imprimer dans ce sujet définitivement donné.

Mon but sera de vous montrer comment les pratiques sociales peuvent en venir à engendrer des domaines de savoir qui non seulement font apparaître de nouveaux objets, de nouveaux concepts, de nouvelles techniques, mais aussi font naître des formes totalement nouvelles de sujets et de sujets de connaissance. Le sujet de connaissance a lui-même une histoire, la relation du sujet avec l'objet, ou, plus clairement, la vérité elle-même a une histoire.

Ainsi, j'aimerais particulièrement montrer comment on a pu former, au XIXe siècle, un certain savoir de l'homme, de l'individualité, de l'individu normal ou anormal, dans ou hors la règle, un savoir qui, en vérité, est né des pratiques sociales de contrôle et de surveillance. Et comment, d'une certaine manière, ce savoir ne s'est pas imposé à un sujet de connaissance, ne s'est pas proposé à lui, ni ne s'est imprimé en lui, mais a fait naître un type absolument nouveau de sujet de connaissance. L'histoire des domaines de savoir en relation avec les pratiques sociales, en excluant le primat d'un sujet de connaissance donné définitivement, est un premier axe de recherche que je vous propose.

Le deuxième axe de recherche est un axe méthodologique, que l'on pourrait appeler analyse des discours. Ici encore il existe, il me semble, dans une tradition récente mais déjà acceptée dans les universités européennes, une tendance à traiter le discours comme un ensemble de faits linguistiques liés entre eux par des règles syntaxiques de construction.

Il ya quelques années, il était original et important de dire et de montrer que ce qui était fait avec le langage - poésie, littérature, philosophie, discours en général - obéissait à un certain nombre de lois ou de régularités internes : les lois et les régularités du langage. Le caractère linguistique des faits de langage a été une découverte qui a eu de l'importance à une époque déterminée.

Le moment serait alors venu de considérer ces faits de discours non plus simplement sous leur aspect linguistique, mais, d'une certaine façon - et ici je m'inspire des recherches réalisées par les Anglo-Américains - , comme jeux, games, jeux stratégiques d'action et de réaction, de question et de réponse, de domination et d'esquive, ainsi que de lutte. Le discours est cet ensemble régulier de faits linguistiques à un certain niveau et de faits polémiques et stratégiques à un autre niveau. Cette analyse du discours comme jeu stratégique et polémique est, à mon sens, un deuxième axe de recherche.

Enfin, le troisième axe de recherche que je vous propose, et qui va définir, par sa rencontre avec les deux premiers, le point de convergence où je me situe, consisterait en une réélaboration de la théorie du sujet. Cette théorie a été profondément modifiée et renouvelée, au long des dernières années, par un certain nombre de théories ou, plus sérieusement encore, par un certain nombre de pratiques, parmi lesquelles la psychanalyse se situe, bien sûr, au premier plan. La psychanalyse a été certainement la pratique et la théorie qui ont réévalué de la façon la plus fondamentale la priorité un peu sacrée conférée au sujet, qui s'était établie dans la pensée occidentale depuis Descartes.

Il y a deux ou trois siècles, la philosophie occidentale postulait, de façon explicite ou implicite, le sujet comme fondement, comme noyau central de toute connaissance, comme ce dans quoi et à partir de quoi la liberté se révélait et la vérité pouvait éclore. Or il me semble que la psychanalyse a mis en question, de manière insistante, cette position absolue du sujet. Mais si la psychanalyse l'a fait, en revanche, dans le domaine de ce que l'on pourrait appeler la théorie de la connaissance, ou dans celui de l'épistémologie, ou dans celui de l 'histoire des sciences, ou encore dans celui de l'histoire des idées, il me semble que la théorie du sujet est restée encore très philosophique, très cartésienne et kantienne - car, au niveau de généralités où je me situe, je ne fais pas de différence entre les conceptions cartésienne et kantienne.

Actuellement, quand on fait de l'histoire - histoire des idées, de la connaissance ou simplement histoire - , on s'en tient à ce sujet de connaissance, à ce sujet de la représentation comme point d'origine à partir duquel la connaissance est possible et la vérité apparaît. Il serait intéressant d'essayer de voir comment se produit, à travers l'histoire, la constitution d'un sujet qui n'est pas donné définitivement, qui n'est pas ce à partir de quoi la vérité arrive à l'histoire, mais d'un sujet qui se constitue à l'intérieur même de l'histoire, et qui est à chaque instant fondé et refondé par l'histoire. C'est vers cette critique radicale du sujet humain par l'histoire que l'on doit se diriger.

Une certaine tradition universitaire ou académique du marxisme n'en a pas encore fini avec cette conception philosophique traditionnelle du sujet. Or, à mon sens, c'est ce qui doit être fait : montrer la constitution historique d'un sujet de connaissance à travers un discours pris comme un ensemble de stratégies qui font partie des pratiques sociales.

Cela est le fond théorique des problèmes que j'aimerais soulever. Il m'a semblé que, parmi les pratiques sociales, dont l'analyse historique permet de localiser l'émergence de nouvelles formes de subjectivité, les pratiques juridiques ou, plus précisément, les pratiques judiciaires sont les plus importantes.

L'hypothèse que j'aimerais proposer, c'est qu'il y a deux histoires de la vérité. La première est une sorte d'histoire interne de la vérité, l'histoire d'une vérité qui se corrige à partir de ses propres principes de régulation : c'est l'histoire de la vérité telle qu'elle se fait dans ou à partir de l'histoire des sciences. De l'autre côté, il me semble qu'il existe dans la société, ou du moins dans nos sociétés, plusieurs autres lieux où la vérité se forme, où un certain nombre de règles de jeu sont définies - règles de jeu d'après lesquelles on voit naître certaines formes de subjectivité, certains domaines d'objet, certains types de savoir - , et par conséquent l'on peut, à partir de là, faire une histoire externe, extérieure, de la vérité.

Les pratiques judiciaires, la manière par laquelle, entre les hommes, on arbitre les torts et les responsabilités, le mode par lequel, dans l'histoire de l'Occident, on a conçu et défini la façon par laquelle les hommes pouvaient être jugés en fonction des erreurs commises, la manière par laquelle on a imposé à des individus déterminés la réparation de quelques-unes de leurs actions et la punition d'autres, toutes ces règles ou, si vous voulez, toutes ces pratiques régulières, bien sûr, mais aussi modifiées sans cesse à travers l'histoire, me semblent l'une des formes par lesquelles notre société a défini des types de subjectivité, des formes de savoir et, par conséquent, des relations entre l'homme et la vérité qui méritent d'être étudiées.

Voilà la vision générale du thème que je prétends développer : les formes juridiques et, par conséquent, leur évolution dans le champ du droit pénal en tant que lieu d'origine d'un nombre déterminé de formes de vérité. J'essaierai de vous montrer comment certaines formes de vérité peuvent être définies à partir de la pratique pénale. Car ce qu'on appelle l'enquête * - enquête telle quelle est et a été pratiquée par les philosophes du XVe au XVIIIe siècle, et aussi par les scientifiques, fussent-ils géographes, botanistes, zoologues, économistes - est une forme assez caractéristique de la vérité dans nos sociétés.

* En français dans le texte (N.d. T.).

Or où trouve-t-on l'origine de l'enquête ? On la trouve dans une pratique politique et administrative, dont je vais vous parler, mais on la trouve aussi dans la pratique judiciaire. C'est au milieu du Moyen Âge que l'enquête est apparue comme forme de recherche de la vérité à l'intérieur de l'ordre judiciaire. C'est pour savoir exactement qui a fait quoi, dans quelles conditions et à quel moment que l'Occident a élaboré les techniques complexes d'enquête qui ont pu, ensuite, être utilisées dans l'ordre scientifique et dans l'ordre de la réflexion philosophique.

De la même façon, au XIXe siècle, on a inventé aussi, à partir de problèmes juridiques, judiciaires, pénaux, des formes d'analyse assez curieuses que j'appellerai examen *, et non plus enquête. De telles formes d'analyse ont donné naissance à la sociologie, à la psychologie, à la psychopathologie, à la criminologie, à la psychanalyse. J'essaierai de vous montrer comment, lorsque l'on cherche l'origine de ces formes d'analyse, on voit qu'elles sont nées en liaison directe avec la formation d'un certain nombre de contrôles politiques et sociaux, au moment de la formation de la société capitaliste, à la fin du XIXe siècle.

Nous avons ainsi, tracée à grands traits, la formulation de ce qui sera traité dans les conférences suivantes. Dans la prochaine, je parlerai de la naissance de l'enquête dans la pensée grecque, dans quelque chose qui n'est ni totalement un mythe ni entièrement une tragédie : l'histoire d'Oedipe. Je parlerai de l'histoire d'Oedipe non pas comme point d'origine, de formulation du désir ou des formes du désir de l 'homme, mais, au contraire, comme épisode assez curieux de l'histoire du savoir et point d'émergence de l'enquête. Dans la conférence suivante, je traiterai de la relation qui s'est établie au Moyen Âge, du conflit, de l'opposition entre le régime de l'épreuve * et le système de l'enquête. Finalement, dans les deux dernières conférences, je parlerai de la naissance de ce que j'appelle l'examen ou les sciences de l'examen, qui sont en relation avec la formation et la stabilisation de la société capitaliste.

* En français dans le texte (N.d. T.).

Pour le moment, j'aimerais reprendre, de façon différente, les réflexions méthodologiques dont je parlais tout à l'heure. Il aurait été possible, et peut-être plus honnête, de ne citer qu'un nom, celui de Nietzche ; car ce que je dis ici n'a de sens que s'il est mis en rapport avec l'oeuvre de Nietzsche, qui me semble être, parmi les modèles auxquels on peut avoir recours pour les recherches que je propose, le meilleur, le plus efficace et le plus actuel. Chez Nietzsche, on trouve effectivement un type de discours qui fait l'analyse historique de la formation du sujet lui-même, l'analyse historique de la naissance d'un certain type de savoir - sans jamais admettre la préexistence d'un sujet de connaissance. Ce que je me propose maintenant, c'est de suivre, dans l'oeuvre de Nietzsche, les linéaments qui peuvent nous servir de modèle pour les analyses en question.

Je prendrai comme point de départ un texte de Nietzsche daté de 1873, et qui n'est paru qu'en édition posthume.

Le texte dit : « Au détour de quelque coin de l'univers inondé des feux d'innombrables systèmes solaires, il y eut un jour une planète sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus orgueilleuse et la plus mensongère de l'" histoire universelle" *. »

* Nietzsche (F.), Vérité et Mensonge au sens extra-moral (1873 ; trad M. Haar et M. de Launay), in Oeuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, 1975, t. l, vol. II : Écrits posthumes (1870-1873), p. 277.

Dans ce texte, extrêmement riche et difficile, je laisserai de côté plusieurs choses, y compris - et surtout - la célèbre phrase : « Ce fut la minute la plus mensongère. » Je considérerai d'abord, et de bon gré, l'insolence, la désinvolture de Nietzsche en disant que la connaissance a été inventée sur un astre et à un moment déterminé. Je parle d'insolence dans ce texte de Nietzsche, car on ne doit pas oublier qu'en 1873 on est, sinon en plein kantisme, du moins en plein néokantisme. Et l'idée que le temps et l'espace ne sont pas des formes de la connaissance, mais, au contraire, des espèces de rochers primitifs sur lesquels la connaissance vient se fixer, est pour l'époque absolument inadmissible.

C'est à cela que j'aimerais m'en tenir, en m'arrêtant premièrement sur le terme d'invention lui-même. Nietzsche affirme que, en un point déterminé du temps et en un lieu déterminé de l'Univers, des animaux intelligents ont inventé la connaissance. Le mot qu'il emploie, « invention » - le terme allemand est Erfindung - , est souvent repris dans ses textes, et toujours avec un sens et une intention polémiques. Quand il parle d'invention, Nietzsche a toujours en tête un mot qui s'oppose à « invention » : le mot « origine ». Quand il dit « invention », c'est pour ne pas dire « origine » ; quand il dit Erfindung, c'est pour ne pas dire Ursprung.

On en a un certain nombre de preuves. J'en présenterai deux ou trois. Par exemple, dans un texte qui est, je crois, du Gai Savoir, où il parle de Schopenhauer en lui reprochant son analyse de la religion, Nietzsche dit que Schopenhauer a commis l'erreur de chercher l'origine - Ursprung - de la religion dans un sentiment métaphysique qui serait présent chez tous les hommes et qui contiendrait, par anticipation, le noyau de toute religion, son modèle en même temps vrai et essentiel. Nietzsche affirme : voilà une analyse de l'histoire de la religion qui est totalement fausse, car admettre que la religion s'origine dans un sentiment métaphysique signifie, purement et simplement, que la religion était déjà donnée, au moins à l'état implicite, enveloppée dans ce sentiment métaphysique.

Or, dit Nietzsche, l'histoire n'est pas cela, ce n'est pas de cette manière qu'on fait l'histoire, ce n'est pas ainsi que les choses se sont passées. Car la religion n'a pas d'origine, elle n'a pas d'Ursprung, elle a été inventée, il y a eu une Erfindung de la religion. À un moment donné, quelque chose est arrivé qui a fait apparaître la religion. La religion a été fabriquée ; elle n'existait pas auparavant. Entre la grande continuité de l' Ursprung décrite par Schopenhauer et la rupture qui caractérise l' Erfindung de Nietzsche, il y a une opposition fondamentale.

Parlant de la poésie, toujours dans Le Gai Savoir, Nietzsche affirme qu'il y a ceux qui cherchent l'origine, Ursprung, de la poésie, quant à vrai dire il n'y a pas d' Ursprung de la poésie, il n'y a qu'une invention de la poésie *. Un jour, quelqu'un a eu l'idée assez curieuse d'utiliser un certain nombre de propriétés rythmiques ou musicales du langage pour parler, pour imposer ses mots, pour établir à travers ses mots une certaine relation de pouvoir sur les autres. La poésie aussi a été inventée ou fabriquée.

Il y a encore le célèbre passage à la fin du premier discours de La Généalogie de la morale où Nietzsche se réfère à cette espèce de grande fabrique, de grande usine où se produit l'idéal **. L'idéal n'a pas d'origine. Lui aussi a été inventé, fabriqué, produit par une série de mécanismes, de petits mécanismes.

* Nietzsche (F), Le Gai Savoir (1883 ; trad. de la 2e éd de 1887, par P. Klossowski), livre V, § 353 De l'origine des religions, op. cit., t V, 1967, pp. 238-239.

** Nietzsche (F), La Généalogie de la morale (1887 ; trad. l Hildenbrand et J. Gratien), Première Dissertation, § 14 : « Quelqu'un veut-il plonger un instant le regard dans le secret où se fabriquent les idéaux terrestres ? Cette officine où l'on fabrique des idéaux - il me parait qu'elle pue le mensonge » (op. cit., t. VII, 1971, pp. 243-244)

L'invention, Erfindung, est pour Nietzsche, d'un côté, une rupture, de l'autre, quelque chose qui possède un petit commencement, bas, mesquin, inavouable. Celui-ci est le point crucial de l'Erfindung. Ce fut par d'obscures relations de pouvoir que la poésie a été inventée. Ce fut également par de pures et obscures relations de pouvoir que la religion a été inventée. Vilenie, donc, de tous ces commencements lorsqu'ils sont opposés à la solennité de l'origine telle qu'elle est conçue par les philosophes. L'historien ne doit pas craindre les mesquineries, car ce fut de mesquinerie en mesquinerie, de petite chose en petite chose que, finalement, les grandes choses se sont formées. À la solennité de l'origine il faut opposer, en bonne méthode historique, la petitesse méticuleuse et inavouable de ces fabrications, de ces inventions.

La connaissance a été, donc, inventée. Dire qu'elle a été inventée, c'est dire qu'elle n'a pas d'origine. C'est dire, de façon plus précise, aussi paradoxal que ce soit, que la connaissance n'est absolument pas inscrite dans la nature humaine. La connaissance ne constitue pas le plus ancien instinct de l 'homme ou, inversement, il n'y a pas dans le comportement humain, dans l'appétit humain, dans l'instinct humain quelque chose comme un germe de la connaissance. En fait, dit Nietzsche, la connaissance a un rapport aux instincts, mais elle ne peut pas être présente en eux, et pas même être un instinct parmi les autres. La connaissance est simplement le résultat du jeu, de l'affrontement, de la jonction, de la lutte et du compromis entre les instincts. C'est parce que les instincts se rencontrent, se battent et arrivent, finalement, à la fin de leurs batailles, à un compromis que quelque chose se produit. Ce quelque chose est la connaissance.

Par conséquent, pour Nietzsche, la connaissance n'est pas de la même nature que les instincts, elle n'est pas comme un raffinement des instincts eux-mêmes. La connaissance a pour fondement, pour base et pour point de départ les instincts, mais les instincts dans leur confrontation, dont elle n'est que le résultat, à la surface. La connaissance est comme un éclat, comme une lumière qui se répand, mais qui est produite par des mécanismes ou des réalités qui sont de nature totalement diverse. La connaissance est l'effet des instincts ; c'est comme un coup de chance, ou comme le résultat d'un long compromis. Elle est encore, dit Nietzsche, comme « une étincelle entre deux épées », mais qui n'est pas faite avec le même fer.

Effet de surface, non esquissé d'avance dans la nature humaine, la connaissance mène son jeu devant les instincts, au-dessus d'eux, au milieu d'eux ; elle les comprime, elle traduit un certain état de tension ou d'apaisement entre les instincts. Mais on ne peut pas déduire la connaissance de manière analytique, selon une sorte de dérivation naturelle. On ne peut pas, de façon nécessaire, la déduire des instincts eux-mêmes. La connaissance, au fond, ne fait pas partie de la nature humaine. C'est la lutte, le combat, le résultat du combat, et c'est par conséquent le risque et le hasard qui vont donner lieu à la connaissance. La connaissance n'est pas instinctive, elle est contre-instinctive ; de même qu'elle n'est pas naturelle, elle est contre-naturelle.

C'est le premier sens qui peut être donné à l'idée que la connaissance est une invention et qu'elle n'a pas d'origine. Mais l'autre sens qui peut être donné à cette affirmation, ce serait que la connaissance, en plus de ne pas être liée à la nature humaine, de ne pas dériver de la nature humaine, n'est même pas apparentée, par un droit d'origine, au monde à connaître. Il n'y a, selon Nietzsche, aucune ressemblance, aucune affinité préalable entre la connaissance et les choses qu'il faudrait connaître. En termes plus rigoureusement kantiens, il faudrait dire que les conditions de l'expérience et les conditions de l'objet de l'expérience sont totalement hétérogènes.

Voilà la grande rupture avec ce qui avait été la tradition de la philosophie occidentale, alors que Kant lui-même avait été le premier à dire explicitement que les conditions de l'expérience et celles de l'objet de l'expérience étaient identiques. Nietzsche pense, au contraire, qu'entre la connaissance et le monde à connaître il y a autant de différence qu'entre la connaissance et la nature humaine. On a alors une nature humaine, un monde, et quelque chose entre les deux qui s'appelle la connaissance, sans qu'il y ait entre eux aucune affinité, ressemblance ni même lien de nature.

La connaissance n'a pas de relation d'affinité avec le monde à connaître, dit Nietzsche fréquemment. Je ne citerai qu'un texte du Gai Savoir, aphorisme 109 : « Le caractère de l'ensemble du monde est de toute éternité celui du chaos, en raison non pas de l'absence de nécessité, mais de l'absence d'ordre, d'articulation, de forme, de beauté, de sagesse *. » Le monde ne cherche absolument pas à imiter l'homme, il ignore toute loi. Gardons-nous de dire qu'il y a des lois dans la nature. C'est contre un monde sans ordre, sans enchaînement, sans forme, sans beauté, sans sagesse, sans harmonie, sans loi que la connaissance doit lutter. C'est à lui que la connaissance se rapporte. Il n'y a rien dans la connaissance qui l'habilite, par un droit quelconque, à connaître ce monde. Il n'est pas naturel à la nature d'être connue. Ainsi, entre l'instinct et la connaissance, l'on trouve non pas une continuité, mais une relation de lutte, de domination, de servitude, de compensation ; de la même façon il ne peut y avoir, entre la connaissance et les choses que la connaissance doit connaître, aucune relation de continuité naturelle. Il ne peut y avoir qu'une relation de violence, de domination, de pouvoir et de force, de violation. La connaissance ne peut être qu'une violation des choses à connaître, et non pas une perception, une reconnaissance, une identification de celles-ci ou à celles-ci.

Il me semble qu'il y a, dans cette analyse de Nietzsche, une double et très importante rupture avec la tradition de la philosophie occidentale, dont il faut retenir la leçon. La première est la rupture entre la connaissance et les choses. Qu'est-ce qui, effectivement, dans la philosophie occidentale, assurait que les choses à connaître et la connaissance elle-même étaient en relation de continuité ? Qu'est-ce qui assurait à la connaissance le pouvoir de connaître vraiment les choses du monde et de ne pas être indéfiniment erreur, illusion, arbitraire ?

* Nietzsche (F.), Le Gai Savoir, op. cit., livre III, § 109, p. 126.

Qu'est-ce qui garantissait cela dans la philosophie occidentale, sinon Dieu ? Dieu, certainement, depuis Descartes, pour ne pas aller au-delà, et même encore chez Kant, c'est ce principe qui assure qu'il y a une harmonie entre la connaissance et les choses à connaître. Pour démontrer que la connaissance était une connaissance fondée, en vérité, dans les choses du monde, Descartes a dû affirmer l'existence de Dieu.

S'il n'existe plus de relation entre la connaissance et les choses à connaître, si la relation entre la connaissance et les choses connues est arbitraire, si elle est relation de pouvoir et de violence, l'existence de Dieu au centre du système de connaissance n'est plus indispensable. Dans le même passage du Gai Savoir où il évoque l'absence d'ordre, d'enchaînement, de forme, de beauté dans le monde, Nietzsche demande précisément : « Quand toutes ces ombres de Dieu cesseront-elles de nous obscurcir ? Quand aurons-nous totalement dédivinisé la nature * ? »

* Ibid. Nietzsche (F.), Le Gai Savoir, op. cit..

La rupture de la théorie de la connaissance avec la théologie commence de manière stricte avec une analyse comme celle de Nietzsche.

En second lieu, je dirais que, s'il est vrai qu'entre la connaissance et les instincts - tout ce qui fait, tout ce qui trame l'animal humain - il n'y a que rupture, des relations de domination et de servitude, des relations de pouvoir, alors disparaît non plus Dieu, mais le sujet dans son unité et sa souveraineté.

En remontant à la tradition philosophique à partir de Descartes, pour ne pas aller plus loin, on voit que l'unité du sujet humain était assurée par la continuité qui va du désir à la connaissance, de l'instinct au savoir, du corps à la vérité. Tout cela assurait l'existence du sujet. S'il est vrai qu'il y a, d'un côté, les mécanismes de l'instinct, les jeux du désir, les affrontements de la mécanique du corps et de la volonté, et, de l'autre côté - à un niveau de la nature totalement différent - , la connaissance, alors on n'a plus besoin de l'unité du sujet humain. Nous pouvons admettre des sujets, ou nous pouvons admettre que le sujet n'existe pas. Voilà en quoi le texte de Nietzsche que j'ai cité, consacré à l'invention de la connaissance, me semble être en rupture avec la tradition la plus ancienne et la plus établie de la philosophie occidentale.

Or, quand Nietzsche dit que la connaissance est le résultat des instincts, mais qu'elle n'est pas un instinct, ni ne dérive directement des instincts, que veut-il dire exactement et comment conçoit-il ce curieux mécanisme par lequel les instincts, sans avoir aucune relation de nature avec la connaissance, peuvent, par leur simple jeu, produire, fabriquer, inventer une connaissance qui n'a rien à voir avec eux ? Voilà la seconde série de problèmes que j'aimerais aborder.

Il existe un texte dans Le Gai Savoir, aphorisme 333, que l'on peut considérer comme l'une des analyses les plus strictes que Nietzsche a faites de cette fabrication, de cette invention de la connaissance. Dans ce long texte intitulé « Que signifie connaître ? », Nietzsche reprend un texte de Spinoza, où celui-ci opposait intelligere, comprendre, à ridere, lugere et detestari *. Spinoza disait que, si nous voulons comprendre les choses, si nous voulons effectivement les comprendre dans leur nature, dans leur essence, et donc dans leur vérité, il faut que nous nous gardions de rire d'elles, de les déplorer ou de les détester. Ce n'est que lorsque ces passions s'apaisent que nous pouvons enfin comprendre. Nietzsche dit que non seulement cela n'est pas vrai, mais que c'est exactement le contraire qui arrive. Intelligere, comprendre, n'est rien de plus qu'un certain jeu ou, mieux, le résultat d'un certain jeu, d'une certaine composition ou compensation entre ridere, rire ; lugere, déplorer ; et detestari, détester.

Nietzsche dit que nous ne comprenons que parce qu'il y a derrière tout cela le jeu et la lutte de ces trois instincts, de ces trois mécanismes, ou de ces trois passions que sont le rire, la plainte et la haine **. À cet égard, il faut considérer plusieurs choses.

* Op. cit., § 333, p. 210.

** Les volontés d'ironiser (Verlachen), de déplorer (Beklagen), de honnir (Verwünschen), propose la traduction Klossowski, éd. 1982, t. V, p. 222 (N.d.T.).

D'abord, nous devons remarquer que ces trois passions, ou ces trois pulsions - rire, déplorer, détester - , ont en commun le fait d'être une façon non pas de s'approcher de l'objet, de s'identifier à lui, mais, au contraire, de maintenir l'objet à distance, de s'en différencier ou de se placer en rupture avec lui, de s'en protéger par le rire, de le dévaloriser par la plainte, de l'éloigner et éventuellement de le détruire par la haine. Par conséquent, toutes ces pulsions qui sont à la racine de la connaissance et la produisent ont en commun la mise à distance de l'objet, une volonté de s'en éloigner et de l'éloigner en même temps, enfin, de le détruire. Derrière la connaissance, il y a une volonté, sans doute obscure, non pas d'amener l'objet à soi, de s'identifier à lui, mais, au contraire, une volonté obscure de s'en éloigner et de le détruire. Méchanceté radicale de la connaissance.

On arrive ainsi à une seconde idée importante : que ces pulsions - rire, déplorer, détester - sont toutes de l'ordre des mauvaises relations. Derrière la connaissance, à la racine de la connaissance, Nietzsche ne met pas une sorte d'affection, de pulsion ou de passion qui nous ferait aimer l'objet à connaître, mais plutôt des pulsions qui nous placent en position de haine, de mépris ou de crainte devant des choses qui sont menaçantes et présomptueuses.

Si ces trois pulsions - rire, déplorer, haïr - arrivent à produire la connaissance, ce n'est pas, selon Nietzsche, parce qu'elles se sont apaisées, comme chez Spinoza, ou se sont réconciliées, ou parce qu'elles sont parvenues à une unité. C'est, au contraire, parce qu'elles ont lutté entre elles, parce qu'elles se sont affrontées. C'est parce que ces pulsions se sont combattues, parce qu'elles ont essayé, comme dit Nietzsche, de se nuire les unes aux autres, c'est parce qu'elles sont en état de guerre, dans une stabilisation momentanée de cet état de guerre, qu'elles arrivent à une espèce d'état, de coupure où finalement la connaissance va apparaître comme l' « étincelle entre deux épées ».

Il n'y a donc pas, dans la connaissance, une adéquation à l'objet, une relation d'assimilation, mais plutôt une relation de distance et de domination ; il n'y a pas, dans la connaissance, quelque chose comme bonheur et amour, mais haine et hostilité ; il n'y a pas unification, mais système précaire de pouvoir. Les grands thèmes traditionnellement présentés dans la philosophie occidentale ont été entièrement questionnés dans le texte cité de Nietzsche.

La philosophie occidentale - et, cette fois, il n'est pas nécessaire de se référer à Descartes, on peut remonter à Platon - a toujours caractérisé la connaissance par le logocentrisme, par la ressemblance, par l'adéquation, par la béatitude, par l'unité. Tous ces grands thèmes sont maintenant mis en question. De là on comprend pourquoi c'est à Spinoza que Nietzsche se réfère, car Spinoza, de tous les philosophes occidentaux, est celui qui a mené le plus loin cette conception de la connaissance comme adéquation, béatitude et unité. Nietzsche met au centre, dans la racine de la connaissance, quelque chose comme la haine, la lutte, la relation de pouvoir.

On comprend alors pourquoi Nietzsche affirme que le philosophe est celui qui se trompe le plus facilement sur la nature de la connaissance, puisqu'il la pense toujours sous la forme de l'adéquation, de l'amour, de l'unité, de la pacification. Or, si on veut savoir ce qu'est la connaissance, il ne faut pas nous approcher de la forme de vie, d'existence, d'ascétisme propre au philosophe. Si on veut réellement connaître la connaissance, savoir ce qu'elle est, l'appréhender dans sa racine, dans sa fabrication, on doit s'approcher non pas des philosophes, mais des politiciens, on doit comprendre quelles sont les relations de lutte et de pouvoir. C'est seulement dans ces relations de lutte et de pouvoir, par la manière dont les choses entre elles, les hommes entre eux se haïssent, luttent, cherchent à se dominer les uns les autres, veulent exercer, les uns sur les autres, des relations de pouvoir que l'on comprend en quoi consiste la connaissance.

On peut alors comprendre comment une analyse de ce type nous introduit, de manière efficace, à une histoire politique de la connaissance, des faits de connaissance et du sujet de connaissance.

Mais, auparavant, j'aimerais répondre à une objection possible : « Tout cela est très beau, mais n'est pas chez Nietzsche ; c'est votre délire, votre obsession de trouver partout des relations de pouvoir, d'introduire cette dimension du politique jusque dans l'histoire de la connaissance ou dans l'histoire de la vérité qui vous a fait croire que Nietzsche disait cela. »

Je répondrai deux choses. D'abord, j'ai pris ce texte de Nietzsche en fonction de mes intérêts, non pas pour montrer que c'était la conception nietzschéenne de la connaissance - car il y a d'innombrables textes assez contradictoires entre eux à ce sujet - , mais seulement pour montrer qu'il existe chez Nietzsche un certain nombre d'éléments qui mettent à notre disposition un modèle pour une analyse historique de ce que j'appellerais la politique de la vérité. C'est un modèle que l'on trouve effectivement chez Nietzsche, et je pense même qu'il constitue dans son oeuvre l'un des modèles les plus importants pour la compréhension de quelques éléments apparemment contradictoires de sa conception de la connaissance.

En effet, si on admet que c'est là ce que Nietzsche entend par découverte de la connaissance, si toutes ces relations sont derrière la connaissance qui, d'une certaine façon, n'est que leur résultat, on peut alors comprendre certains textes de Nietzsche.

D'abord, tous ceux où Nietzsche affirme qu'il n'y a pas de connaissance en soi. Encore une fois il faut penser à Kant, rapprocher les deux philosophes et vérifier toutes leurs différences. Ce que la critique kantienne mettait en question, c'était la possibilité d'une connaissance de l'en-soi, une connaissance d'une vérité ou d'une réalité en soi. Nietzsche dit, dans La Généalogie de la morale : « Gardons-nous donc mieux dorénavant, messieurs les philosophes, [...] des tentacules de concepts contradictoires tels que" raison pure', "spiritualité absolue', "connaissance en soi” *. » Ou encore, dans La Volonté de puissance, Nietzsche affirme qu'il n'y a pas d'être en soi, de même qu'il ne peut pas y avoir de connaissance en soi **. Et quand il dit cela, il désigne quelque chose de totalement différent de ce que Kant entendait par connaissance en soi. Nietzsche veut dire qu'il n'y a pas une nature de la connaissance, une essence de la connaissance, de conditions universelles de la connaissance, mais que la connaissance est, chaque fois, le résultat historique et ponctuel de conditions qui ne sont pas de l'ordre de la connaissance. La connaissance est en effet un événement qui peut être placé sous le signe de l'activité. La connaissance n'est pas une faculté ni une structure universelle. Même quand elle utilise un certain nombre d'éléments, qui peuvent passer pour universels, la connaissance sera seulement de l'ordre du résultat, de l'événement, de l'effet.

* Nietzsche (F.), La Généalogie de la morale, op. cit., Troisième Dissertation : « Que signifient les idéaux ascétiques ? », § 12, p. 309.

** Id., La Volonté de puissance (1885-1888 ; trad. G. Bianquis), t. I, livre I : Critique des valeurs supérieures, rapportées à la vie, § 175, p. 92.

On peut comprendre ainsi la série de textes où Nietzsche affirme que la connaissance a un caractère perspectif. Quand Nietzsche dit que la connaissance est toujours une perspective, il ne veut pas dire, dans ce qui serait un mélange de kantisme et d'empirisme, que la connaissance se trouve limitée chez l 'homme par un certain nombre de conditions, de limites dérivées de la nature humaine, du corps humain ou de la structure de la connaissance elle-même. Quand il parle du caractère perspectif de la connaissance, Nietzsche veut désigner le fait qu'il n'y a de connaissance que sous la forme d'un certain nombre d'actes qui sont différents entre eux et multiples dans leur essence ; actes par lesquels l'être humain s'empare violemment d'un certain nombre de choses, réagit à un certain nombre de situations, leur impose des rapports de forces. C'est-à-dire que la connaissance est toujours une certaine relation stratégique dans laquelle l'homme se trouve placé. C'est cette relation stratégique qui va définir l'effet de connaissance et c'est pour cela qu'il serait totalement contradictoire d'imaginer une connaissance qui ne fût pas dans sa nature forcément partiale, oblique, perspective. Le caractère perspectif de la connaissance ne dérive pas de la nature humaine, mais toujours du caractère polémique et stratégique de la connaissance. On peut parler du caractère perspectif de la connaissance parce qu'il y a bataille et que la connaissance est l'effet de cette bataille.

C'est pour cela que nous trouvons chez Nietzsche l'idée, qui revient constamment, que la connaissance est en même temps ce qu'il y a de plus généralisant et de plus particulier. La connaissance schématise, ignore les différences, assimile les choses entre elles, et cela sans aucun fondement en vérité. De ce fait, la connaissance est toujours une méconnaissance. D'autre part, c'est toujours quelque chose qui vise, méchamment, insidieusement et agressivement, individus, choses, situations. Il n'y a de connaissance que dans la mesure où, entre l'homme et ce qu'il connaît, s'établit, se trame quelque chose comme une lutte singulière, un tête-à-tête *, un duel. Il y a toujours dans la connaissance quelque chose qui est de l'ordre du duel et qui fait qu'elle est toujours singulière. Cela est le caractère contradictoire de la connaissance, tel qu'il est défini dans les textes de Nietzsche qui apparemment se contredisent : généralisante et toujours singulière.

* En français dans le texte.

Voilà donc comment, à travers les textes de Nietzsche, on peut restituer non pas une théorie générale de la connaissance, mais un modèle qui permet d'aborder l'objet de ces conférences : le problème de la formation d'un certain nombre de domaines de savoir à partir des rapports de forces et des relations politiques dans la société.

Je reprends maintenant mon point de départ. Dans une certaine conception que le milieu universitaire a du marxisme ou dans une certaine conception du marxisme qui s'est imposée à l'Université, il y a toujours, au fondement de l'analyse, l'idée que les rapports de forces, les conditions économiques, les relations sociales sont données préalablement aux individus, mais en même temps s'imposent à un sujet de connaissance qui demeure identique, sauf par rapport aux idéologies prises comme des erreurs.

On arrive ainsi à cette notion très importante et en même temps embarrassante d'idéologie. Dans les analyses marxistes traditionnelles, l'idéologie est une espèce d'élément négatif à travers lequel se traduit le fait que la relation du sujet avec la vérité, ou simplement la relation de connaissance, est troublée, obscurcie, voilée par les conditions d'existence, par les relations sociales ou par les formes politiques qui s'imposent de l'extérieur au sujet de la connaissance. L'idéologie est la marque, le stigmate de ces conditions politiques ou économiques d'existence sur un sujet de connaissance qui, en droit, devrait être ouvert à la vérité.

Ce que je prétends montrer dans ces conférences, c'est comment, en fait, les conditions politiques, économiques d'existence ne sont pas un voile ou un obstacle pour le sujet de connaissance, mais ce à travers quoi se forment les sujets de connaissance, et donc les relations de vérité. Il ne peut y avoir certains types de sujets de connaissance, certains ordres de vérité, certains domaines de savoir qu'à partir de conditions politiques qui sont le sol où se forment le sujet, les domaines de savoir et les relations avec la vérité. Ce n'est qu'en nous débarrassant de ces grands thèmes du sujet de connaissance - en même temps originaire et absolu - , en utilisant éventuellement le modèle nietzschéen que nous pourrons faire une histoire de la vérité.

Je présenterai quelques esquisses de cette histoire à partir des pratiques judiciaires d'où sont nés les modèles de vérité qui circulent encore dans notre société, qui s'y imposent encore et qui valent non seulement dans le domaine de la politique, dans le domaine du comportement quotidien, mais jusque dans l'ordre de la science. Jusque dans la science on trouve des modèles de vérité dont la formation relève des structures politiques qui ne s'imposent pas de l'extérieur au sujet de connaissance, mais qui sont, elles-mêmes, constitutives du sujet de connaissance.

II

J'aimerais vous parler aujourd'hui de l'histoire d'Oedipe, sujet qui depuis un an est devenu considérablement démodé. Depuis Freud, l'histoire d'Oedipe était considérée comme racontant la fable la plus ancienne de notre désir et de notre inconscient. Or, depuis la publication, l'an dernier, du livre de Deleuze et Guattari, L'Anti-Oedipe *, la référence à Oedipe joue un rôle entièrement différent.

* Deleuze (G.) et Guattari (F.), Capitalisme et Schizophrénie, t. I : L'Anti-Oedipe, Paris, Éd. de Minuit, 1972.

Deleuze et Guattari ont essayé de montrer que le triangle oedipien père-mère-fils ne révèle pas une vérité atemporelle, ni une vérité profondément historique de notre désir. Ils ont essayé de montrer que ce fameux triangle oedipien constitue, pour les analystes qui le manipulent à l'intérieur de la cure, une certaine façon de contenir le désir, d'assurer que le désir ne vient pas s'investir, se répandre dans le monde qui nous entoure, dans le monde historique, que le désir reste à l'intérieur de la famille et se déroule comme un petit drame presque bourgeois entre le père, la mère et le fils.

Oedipe ne serait donc pas une vérité de la nature, mais un instrument de limitation et de contrainte que les psychanalystes, depuis Freud, utilisent pour contenir le désir et le faire entrer dans une structure familiale définie par notre société à un moment déterminé. En d'autres termes, Oedipe, selon Deleuze et Guattari, ce n'est pas le contenu secret de notre inconscient, mais la forme de contrainte que la psychanalyse essaie d'imposer, dans la cure, à notre désir et à notre inconscient. Oedipe est un instrument de pouvoir, est une certaine manière par laquelle le pouvoir médical et psychanalytique s'exerce sur le désir et l'inconscient.

J'avoue qu'un problème comme celui-là m'attire beaucoup et que moi aussi je me sens tenté de rechercher, derrière ce qu'on prétend qu'est l'histoire d'Oedipe, quelque chose qui a à faire non pas avec l'histoire indéfinie, toujours recommencée, de notre désir et de notre inconscient, mais avec l'histoire d'un pouvoir, un pouvoir politique.

Je fais une parenthèse pour rappeler que tout ce que j'essaie de dire, tout ce que Deleuze, avec plus de profondeur, a montré dans son Anti-Oedipe, fait partie d'un ensemble de recherches qui ne concernent pas, au contraire de ce qu'on dit dans les journaux, ce que traditionnellement on appelle « structure ». Ni Deleuze, ni Lyotard, ni Guattari, ni moi, ne faisons jamais des analyses de structure, nous ne sommes absolument pas « structuralistes ». Si on me demandait ce que je fais et ce que d'autres font mieux que moi, je dirais que nous ne faisons pas une recherche de structure. Je ferais un jeu de mots et dirais que nous faisons des recherches de dynastie. Je dirais, en jouant avec les mots grecs dunamis dunasteia, que nous cherchons à faire apparaître ce qui, dans l'histoire de notre culture, est resté jusqu'à maintenant le plus caché, le plus occulté, le plus profondément investi : les relations de pouvoir. Curieusement, les structures économiques de notre société sont mieux connues, mieux inventoriées, mieux dégagées que les structures de pouvoir politique. J'aimerais montrer, dans cette série de conférences, de quelle manière les relations politiques se sont établies et ont été profondément investies dans notre culture, donnant lieu à une série de phénomènes qui ne peuvent être expliqués que si on les met en rapport non pas avec les structures économiques, les relations économiques de production, mais avec les relations politiques qui investissent toute la trame de notre existence.

Je prétends montrer comment la tragédie d'Oedipe, celle qu'on peut lire dans Sophocle - je laisserai de côté le problème du fonds mythique auquel elle se lie - , est représentative et d'une certaine façon instauratrice d'un type déterminé de relation entre pouvoir et savoir, entre pouvoir politique et connaissance, dont notre civilisation ne s'est pas encore libérée. Il me semble qu'il y a réellement un complexe d'Oedipe dans notre civilisation. Mais il ne concerne pas notre inconscient et notre désir, ni les relations entre désir et inconscient. Si complexe d'Oedipe il y a, il ne se joue pas au niveau individuel, mais collectif ; non pas à propos du désir et de l'inconscient, mais à propos du pouvoir et du savoir. C'est cette espèce de « complexe » que j'aimerais analyser.

La tragédie d'Oedipe * est fondamentalement le premier témoignage que nous avons des pratiques judiciaires grecques. Comme chacun sait, il s'agit d'une histoire où des personnes - un souverain, un peuple - , ignorant une certaine vérité, réussissent, par une série de techniques dont nous parlerons, à découvrir une vérité qui met en question la souveraineté même du souverain. La tragédie d'Oedipe est donc l'histoire d'une recherche de la vérité ; c'est une procédure de recherche de la vérité qui obéit exactement aux pratiques judiciaires grecques de l'époque. Pour cette raison, le premier problème qui se pose est celui de savoir ce qu'était dans la Grèce archaïque la recherche judiciaire de la vérité.

Le premier témoignage que nous avons de la recherche de la vérité dans la procédure judiciaire grecque remonte à L'Iliade. Il s'agit de l'histoire du différend opposant Antiloque et Ménélas pendant les jeux organisés à l'occasion de la mort de Patrocle **. Parmi ces jeux, il y a une course de chars qui, comme d'habitude, se déroulait dans un circuit avec aller et retour, passant par une borne qu'il fallait contourner au plus près possible. Les organisateurs des jeux avaient placé à cet endroit quelqu'un qui devait être le responsable de la régularité de la course, et dont Homère dit, sans le nommer personnellement, qu'il est un témoin, istor, celui qui est là pour voir. La course se déroule et ceux qui sont en tête au moment du tournant sont Antiloque et Ménélas. Une irrégularité a lieu et, lorsque Antiloque arrive en premier, Ménélas introduit une contestation et dit au juge, ou au jury, qui doit décerner le prix qu'Antiloque a commis une irrégularité. Contestation, litige, comment établir la vérité ? Curieusement, dans ce texte d'Homère, on ne fait pas appel à celui qui a vu, au fameux témoin qui était auprès de la borne et qui devrait attester ce qui s'est passé. On ne le convoque pas pour témoigner, aucune question ne lui est posée. Il y a seulement contestation entre les adversaires Ménélas et Antiloque.

* Sophocle, Oedipe roi (trad. P. Masqueray) , Paris, Les Belles Lettres, « Collection des universités de France », 1940

** Homère, Iliade, t. IV, chant XXIII, 262-652 (trad. P Mazon), Paris, Les Belles Lettres, « Collection des universités de France », 1938, pp 108-123.

Celle-ci se développe de la manière suivante : après l'accusation de Ménélas : « Vous avez commis une irrégularité », et la défense d'Antiloque : « Je n'ai pas commis d'irrégularité », Ménélas jette un défi : « Posez votre main droite sur le front de votre cheval, tenez avec la main gauche votre fouet et jurez devant Zeus que vous n'avez pas commis d'irrégularité. » À ce moment, Antiloque, devant ce défi qui est une épreuve *, renonce à l'épreuve, renonce à porter serment et reconnaît ainsi qu'il a commis l'irrégularité **.

Voilà une manière singulière de produire la vérité, d'établir la vérité juridique. On ne passe pas par le témoin, mais par une espèce de jeu d'épreuve, de défi jeté par un adversaire à un autre. L'un jette un défi, l'autre doit accepter le risque ou y renoncer. Si par hasard il avait accepté le risque, s'il avait réellement juré, la responsabilité de ce qui arriverait, la découverte finale de la vérité, incomberait immédiatement aux dieux. Et ce serait Zeus qui, en punissant celui qui a fait le faux serment, si c'était le cas, aurait manifesté la vérité avec sa foudre.

Voilà la vieille et très archaïque pratique de l'épreuve de la vérité, où celle-ci est établie judiciairement non pas par une constatation, un témoin, une enquête ou une inquisition, mais par un jeu d'épreuve. L'épreuve est caractéristique de la société grecque archaïque. Nous allons aussi la retrouver dans le haut Moyen Âge.

Il est évident que, quand Oedipe et toute la cité de Thèbes cherchent la vérité, ce n'est pas ce modèle qu'ils utilisent. Les siècles ont passé. Il est cependant intéressant d'observer que nous retrouvons encore dans la tragédie de Sophocle un ou deux restes de la pratique d'établissement de la vérité par l'épreuve. D'abord, dans la scène entre Créon et Oedipe. Quand Oedipe critique son beau-frère pour avoir tronqué la réponse de l'oracle de Delphes, en disant : « Tu as inventé tout cela simplement pour prendre mon pouvoir, pour me remplacer. » Et Créon répond, sans qu'il cherche à établir la vérité à travers des témoins : « Eh bien, nous allons jurer. Et je vais jurer que je n'ai fait aucun complot contre toi. » Cela est dit en présence de Jocaste, qui accepte le jeu, qui est comme la responsable de la régularité du jeu. Créon répond à Oedipe selon la vieille formule du litige entre guerriers ***.

* En français dans le texte (N.d.T.).

** Ibid., 581-585, p. 121.

*** Sophocle, op. cit., 642-648, p. 164.

Nous pourrions dire, en second lieu, que dans toute la pièce nous trouvons ce système du défi et de l'épreuve. Oedipe, quand il apprend que la peste de Thèbes était due à la malédiction des dieux en conséquence de la souillure et du meurtre, s'engage à bannir la personne qui aurait commis ce crime, sans savoir, naturellement, que c'était lui-même qui l'avait commis. Il se trouve ainsi impliqué par son propre serment, de la même façon que, lors des rivalités entre des guerriers archaïques, les adversaires s'incluaient dans les serments de promesse et de malédiction. Ces restes de la vieille tradition réapparaissent quelquefois au long de la pièce. Mais, en vérité, toute la tragédie d'Oedipe se fonde sur un mécanisme entièrement différent. C'est ce mécanisme d'établissement de la vérité que j'aimerais exposer.

Il me semble que ce mécanisme de la vérité obéit initialement à une loi, à une espèce de forme pure, que nous pourrions appeler la loi des moitiés. C'est par moitiés qui s'ajustent et s'emboîtent que procède la découverte de la vérité dans Oedipe. Oedipe envoie consulter le dieu de Delphes, le roi Apollon. La réponse d'Apollon, quand nous l'examinons en détail, est donnée en deux parties. Apollon commence par dire : « Le pays est atteint par une souillure. » À cette première réponse manque, d'une certaine façon, une moitié : il y a une souillure, mais qui a souillé ou qu'est-ce qui a été souillé ? Par conséquent, il faut se poser une seconde question, et Oedipe force Créon à donner une seconde réponse, en demandant à quoi est due la souillure. La seconde moitié apparaît : ce qui a causé la souillure, c'est un assassinat. Mais quiconque dit assassinat dit deux choses ; il dit qui a été assassiné et qui a assassiné. On demande à Apollon : « Qui a été assassiné ? » La réponse est : Laïos, l'ancien roi. On demande : « Qui l'a assassiné ? »À ce moment-là, le roi Apollon se refuse à répondre, et, comme dit Oedipe, on ne peut pas forcer la vérité des dieux. Il reste, donc, une moitié manquante. À la souillure correspondait la moitié de l'assassinat. À l'assassinat correspondait la première moitié : qui a été assassiné. Mais il manque la seconde moitié : le nom de l'assassin.

Pour savoir le nom de l'assassin, il va falloir faire appel à quelque chose, à quelqu'un, puisqu'on ne peut pas forcer la volonté des dieux. Cet autre, le double d'Apollon, son double humain, son ombre mortelle, c'est le devin Tirésias, lequel, comme Apollon, est quelqu'un de divin, theios mantis, le devin divin. Il est très proche d'Apollon, il est aussi appelé roi, anax ; mais il est périssable, alors qu'Apollon est immortel ; et surtout il est aveugle, il est plongé dans la nuit, alors qu'Apollon est le dieu du soleil. Il est la moitié d'ombre de la vérité divine, le double que le dieu-lumière projette en noir sur la surface de la Terre. C'est cette moitié que l'on va interroger. Et Tirésias répond à Oedipe, en disant : « C'est toi qui as tué Laïos. »

Par conséquent, nous pouvons dire que, dès la seconde scène d'Oedipe, tout a été dit et représenté. On a la vérité, puisque Oedipe est effectivement désigné par l'ensemble constitué par les réponses d'Apollon, d'un côté, et la réponse de Tirésias, de l'autre. Le jeu des moitiés est complet : souillure, assassinat ; qui a été tué, qui a tué. Nous avons tout. Mais sous la forme bien particulière de la prophétie, de la prédiction, de la prescription. Le devin Tirésias ne dit pas exactement à Oedipe : « C'est toi qui as tué. » Il dit : « Tu as promis de bannir celui qui a tué, je t'ordonne d'accomplir ton voeu et de t'expulser toi-même. » De la même façon, Apollon n'avait pas dit exactement : « Il y a souillure et c'est pour cela que la cité est plongée dans la peste. » Apollon a dit : « Si vous voulez que la peste finisse, il faut vous laver de la souillure. » Tout cela a été dit sous la forme du futur, de la prescription, de la prédiction ; rien ne se réfère à l'actualité du présent, rien n'est montré du doigt.

On a toute la vérité, mais sous la forme prescriptive et prophétique qui est caractéristique à la fois de l'oracle et du devin. À cette vérité, qui, d'une certaine façon, est complète, totale, où tout a été dit, il manque cependant quelque chose qui est la dimension du présent, de l'actualité, de la désignation de quelqu'un. Il manque le témoignage de ce qui s'est réellement passé. Curieusement, toute cette vieille histoire est formulée par le devin et par le dieu sous la forme du futur. Nous avons besoin maintenant du présent et du témoignage du passé : le témoignage présent de ce qui est réellement arrivé.

Cette seconde moitié, passé et présent, de cette prescription et de cette prévision est donnée par le reste de la pièce. Elle aussi est donnée par un étrange jeu de moitiés. D'abord, il faut établir qui a tué Laïos. Cela est obtenu au cours de la pièce par l'accouplement de deux témoignages. Le premier est donné spontanément et par inadvertance par Jocaste, lorsqu'elle dit : « Tu vois bien que ce n'est pas toi, Oedipe, qui a tué Laïos, contrairement à ce que dit le devin. La meilleure preuve de cela est que Laïos a été tué par plusieurs hommes au croisement de trois chemins. » À ce témoignage va répondre l'inquiétude, presque la certitude déjà, d'Oedipe : « Tuer un homme au croisement de trois chemins, c'est exactement ce que j'ai fait ; je me souviens qu'en arrivant à Thèbes j'ai tué quelqu'un au croisement de trois chemins. » Ainsi, par le jeu de ces deux moitiés qui se complètent, le souvenir de Jocaste et le souvenir d'Oedipe, nous avons cette vérité presque complète, la vérité sur l'assassinat de Laïos. Presque complète, car il manque encore un petit fragment : la question de savoir s'il a été tué par un seul ou par plusieurs, ce qui d'ailleurs n'est pas résolu dans la pièce.

Mais cela est seulement la moitié de l'histoire d'Oedipe, car Oedipe n'est pas seulement celui qui a tué le roi Laïos, il est aussi celui qui a tué son propre père et qui, après l'avoir tué, s'est marié avec sa propre mère. Cette seconde moitié de l'histoire manque encore après l'accouplement des témoignages de Jocaste et d'Oedipe. Ce qui manque est exactement ce qui leur donne une sorte d'espoir, car le dieu a prédit que Laïos ne serait pas tué par n'importe qui, mais par son fils. Par conséquent, tant qu'on n'aura pas prouvé qu'Oedipe est le fils de Laïos, la prédiction ne sera pas réalisée. Cette seconde moitié est nécessaire pour que la totalité de la prédiction soit établie, dans la dernière partie de la pièce, par l'accouplement de deux témoignages différents. L'un sera celui de l'esclave qui vient de Corinthe annoncer à Oedipe que Polybe est mort. Oedipe, qui ne pleure pas la mort de son père, se réjouit en disant : « Ah ! Mais au moins je ne l'ai pas tué, au contraire de ce que dit la prédiction. » Et l'esclave réplique : « Polybe n'était pas ton père. »

Nous avons ainsi un nouvel élément : Oedipe n'est pas le fils de Polybe. C'est alors qu'intervient le dernier esclave, celui qui avait fui après le drame, celui qui s'était enfoui dans le fond du Cithéron, celui qui avait caché la vérité dans sa cabane, le gardien de brebis, qui est appelé pour être interrogé sur ce qui est arrivé et qui dit : « En effet, j'ai donné jadis à ce messager un enfant qui venait du palais de Jocaste et dont on m'a dit qu'il était son fils. »

Nous voyons qu'il manque encore la dernière certitude, car Jocaste n'est pas présente pour attester que c'est elle qui a donné l'enfant à l'esclave. Mais, excepté cette petite difficulté, maintenant le cycle est complet. Nous savons qu'Oedipe était fils de Laïos et de Jocaste, qu'il a été donné à Polybe, que c'est lui qui, croyant être le fils de Polybe et retournant à Thèbes - qu'il ne savait pas être sa patrie - , pour échapper à la prophétie, a tué, au croisement des trois chemins, le roi Laïos, son vrai père. Le cycle est bouclé. Il s'est fermé par une série d'emboîtements de moitiés qui s'ajustent les unes aux autres. Comme si toute cette longue et complexe histoire de l'enfant à la fois exilé et fuyant la prophétie, exilé à cause de la prophétie, avait été cassée en deux, et ensuite chaque fragment brisé à nouveau en deux, et tous ces fragments répartis entre des mains différentes. Il a fallu cette réunion du dieu et de son prophète, de Jocaste et d'Oedipe, de l'esclave de Corinthe et de l'esclave de Cithéron pour que toutes ces moitiés et ces moitiés de moitiés viennent s'ajuster les unes aux autres, s'adapter, s'emboîter et reconstituer le profil total de l'histoire.

Cette forme, réellement impressionnante dans l'Oedipe de Sophocle, n'est pas seulement une forme rhétorique. Elle est en même temps religieuse et politique. Elle consiste dans la fameuse technique du symbolon, le symbole grec. Un instrument de pouvoir, d'exercice de pouvoir qui permet à quelqu'un, qui détient un secret ou un pouvoir, de casser en deux parts un objet quelconque, en céramique, de garder une des parts et de confier l'autre à quelqu'un qui doit porter le message ou attester son authenticité. C'est par l'ajustement de ces deux moitiés qu'on pourra reconnaître l'authenticité du message, c'est-à-dire la continuité du pouvoir qui s'exerce. Le pouvoir se manifeste, complète son cycle, maintient son unité grâce à ce jeu de petits fragments - séparés les uns des autres - d'un même ensemble, d'un unique objet, dont la configuration générale est la forme manifeste du pouvoir. L'histoire d'Oedipe est la fragmentation de cette pièce dont la possession intégrale, réunifiée, authentifie la détention du pouvoir et les ordres donnés par lui. Les messages, les messagers qu'il envoie et qui doivent revenir authentifieront leur liaison au pouvoir par le fait que chacun d'eux détient un fragment de la pièce et peut l'ajuster aux autres fragments. Celle-ci est la technique juridique, politique et religieuse de ce que les Grecs appellent symbolon, le symbole.

L'histoire d'Oedipe, telle qu'elle est représentée dans la tragédie de Sophocle, obéit à ce symbolon : forme non pas rhétorique, mais religieuse, politique, quasi magique de l'exercice du pouvoir.

Si nous observons maintenant non pas la forme de ce mécanisme où le jeu des moitiés qui se fragmentent et finissent par s'ajuster, mais l'effet qui est produit par ces ajustements réciproques, on verra une série de choses. D'abord, une sorte de déplacement dans la mesure où les moitiés s'ajustent. Le premier jeu de moitiés qui s'ajustent est celui du roi Apollon et du devin Tirésias : le niveau de la prophétie ou des dieux. Ensuite, la seconde série de moitiés qui s'ajustent est formée par Oedipe et Jocaste. Leurs deux témoignages se trouvent au milieu de la pièce. C'est le niveau des rois, des souverains. Finalement, le dernier couple de témoignages qui intervient, la dernière moitié qui vient compléter l'histoire, n'est pas constitué par les dieux ni par les rois, mais par les serviteurs et les esclaves. Le plus humble esclave de Polybe et principalement le plus caché des bergers de la forêt du Cithéron vont énoncer la vérité dernière et apporter le dernier témoignage.

Nous avons ainsi un résultat curieux. Ce qui avait été dit en termes de prophétie au début de la pièce va être redit sous la forme de témoignages par les deux bergers. Et de même que la pièce passe des dieux aux esclaves, les mécanismes de l'énonciation de la vérité ou de la forme sous laquelle la vérité s'énonce changent également. Quand le dieu et le devin parlent, la vérité se formule en forme de prescription et de prophétie, sous la forme d'un regard éternel et tout-puissant du dieu Soleil, sous la forme du regard du devin qui, quoique aveugle, voit le passé, le présent et le futur. C'est cette espèce de regard magico-religieux qui fait briller au début de la pièce une vérité à laquelle Oedipe et le Choeur ne veulent pas croire. Au niveau plus bas, nous trouvons aussi le regard. Car, si les deux esclaves peuvent témoigner, c'est parce qu'ils ont vu. L'un a vu Jocaste lui remettre un enfant pour qu'il l'emmène à la forêt et l'y abandonne. L'autre a vu l'enfant dans la forêt, a vu son compagnon esclave lui remettre cet enfant et se souvient d'avoir porté celui-ci au palais de Polybe. Il s'agit encore ici du regard. Non plus du grand regard éternel, éclairant, éblouissant, fulgurant du dieu et de son devin, mais de celui des personnes qui ont vu et se souviennent d'avoir vu avec leurs propres yeux humains. C'est le regard du témoin. C'est à ce regard que Homère ne faisait pas référence quand il parlait du conflit et du litige entre Antiloque et Ménélas.

Nous pouvons donc dire que toute la pièce d'Oedipe est une manière de déplacer l'énonciation de la vérité d'un discours de type prophétique et prescriptif vers un autre discours d'ordre rétrospectif, non plus de l'ordre de la prophétie, mais du témoignage. C'est encore une certaine manière de déplacer l'éclat, ou la lumière de la vérité de l'éclat, prophétique et divin, vers le regard, en quelque sorte empirique et quotidien, des bergers. Il y a une correspondance entre les bergers et les dieux. Ils disent la même chose, ils voient la même chose, mais non pas avec le même langage ni avec les mêmes yeux. Dans toute la tragédie, nous voyons cette même vérité qui se présente et se formule de deux manières différentes, avec d'autres mots en un autre discours, avec un autre regard. Mais ces regards se correspondent l'un l'autre. Les bergers répondent exactement aux dieux et l'on peut même dire que les bergers les symbolisent. Ce que disent les bergers, c'est au fond, mais d'une autre façon, ce que les dieux avaient déjà dit.

Nous avons là l'un des traits les plus fondamentaux de la tragédie d'Oedipe : la communication entre les bergers et les dieux, entre le souvenir des hommes et les prophéties divines. Cette correspondance définit la tragédie et établit un monde symbolique où le souvenir et le discours des hommes sont comme une marge empirique de la grande prophétie des dieux.

Voilà l'un des points sur lesquels nous devons insister pour comprendre ce mécanisme de la progression de la vérité dans Oedipe.

D'un côté se trouvent les dieux, de l'autre, les bergers. Mais, entre les deux, il y a le niveau des rois, ou mieux : le niveau d'Oedipe. Quel est son niveau de savoir, que signifie son regard ?

À ce sujet, il faut rectifier certaines choses. On dit habituellement, quand on analyse la pièce, qu'Oedipe est celui qui ne savait rien, qui était aveugle, qui avait les yeux voilés et la mémoire bloquée, car il n'avait jamais mentionné et paraissait avoir oublié ses propres gestes en tuant le roi au croisement des trois chemins. Oedipe, l'homme de l'oubli, l'homme du non-savoir, l'homme de l'inconscient pour Freud. On connaît tous les jeux de mots qui ont été faits avec le nom d'Oedipe. Mais n'oublions pas que ces jeux sont multiples et que les Grecs eux-mêmes avaient déjà remarqué que dans Oidipous nous avons le mot oida qui signifie à la fois « avoir vu » et « savoir ». J'aimerais montrer qu'Oedipe, dans ce mécanisme du sumbolon, de moitiés qui communiquent, de jeu de réponses entre les bergers et les dieux, n'est pas celui qui ne savait pas, mais, au contraire, celui qui savait trop. Celui qui unissait son savoir et son pouvoir d'une certaine manière condamnable, et que l'histoire d'Oedipe devait expulser définitivement de l'histoire.

Le titre même de la tragédie de Sophocle est intéressant : Oedipe, c'est Oedipe roi, Oidipous turannos. Il est difficile de traduire le mot turannos. La traduction ne rend pas compte du signifié exact du mot. Oedipe est l'homme du pouvoir, l'homme qui exerce un certain pouvoir. Et il est caractéristique que le titre de la pièce de Sophocle ne soit pas Oedipe, l'incestueux, ni Oedipe, le meurtrier de son père, mais Oedipe roi. Que signifie la royauté d'Oedipe ?

Nous pouvons remarquer l'importance de la thématique du pouvoir tout au long de la pièce. Pendant toute celle-ci, ce qui est en question est essentiellement le pouvoir d'Oedipe, et c'est cela qui fait qu'il se sent menacé.

Oedipe, dans toute la tragédie, ne dira jamais qu'il est innocent, qu'il a fait peut-être quelque chose, mais que cela a été contre son gré, que quand il a tué cet homme-là il ne savait pas qu'il s'agissait de Laïos. Cette défense au niveau de l'innocence et de l'inconscience n'est jamais entreprise par le personnage de Sophocle dans Oedipe rot.

Ce n'est que dans Oedipe à Colone * qu'on verra gémir un Oedipe aveugle et misérable, au long de la pièce, disant : « Je n'y pouvais rien, les dieux m'ont pris à un piège que je ne connaissais pas. » Dans Oedipe roi, il ne se défend nullement sur le plan de son innocence. Son problème est seulement le pouvoir. Pourra-t-il garder le pouvoir ? C'est ce pouvoir qui est en jeu du début à la fin de la pièce.

* Sophocle, Oedipe à Colone (trad. P. Masqueray), Paris, Les Belles Lettres, « Collection des universités de France », 1924, 273-277, p. 165, et 547-548, pp. 176-177.

Dans la première scène, c'est dans sa condition de souverain que les habitants de Thèbes ont recours à Oedipe contre la peste. « Tu as le pouvoir, tu dois nous guérir de la peste. » Et il répond en disant : « J'ai grand intérêt à vous guérir de la peste, car cette peste qui vous atteint m'atteint aussi dans ma souveraineté et dans ma royauté. » C'est en tant qu'intéressé au maintien de sa propre royauté qu'Oedipe veut chercher la solution du problème. Et, quand il commence à se sentir menacé par les réponses qui surgissent autour de lui, quand l'oracle le désigne et le devin dit de manière encore plus claire que c'est lui le coupable, Oedipe, sans répondre en termes d'innocence, dit à Tirésias : « Tu veux mon pouvoir ; tu as armé un complot contre moi pour me priver de mon pouvoir *. »

Il ne s'effraie pas à l'idée qu'il pourrait avoir tué le père ou le roi. Ce qui l'effraie, c'est de perdre son propre pouvoir.

Au moment de la grande dispute avec Créon, il lui dit : « Tu as apporté un oracle de Delphes, mais cet oracle, tu l'as faussé, car, fils de Laïos, tu revendiques un pouvoir qui m'a été donné **. » Ici encore, Oedipe se sent menacé par Créon au niveau du pouvoir et non pas au niveau de son innocence ou de sa culpabilité. Ce qui est en question dans tous ces affrontements du début de la pièce, c'est le pouvoir.

Et quand, à la fin de la pièce, la vérité va être découverte, quand l'esclave de Corinthe dit à Oedipe : « Ne t'inquiète pas, tu n'es pas le fils de Polybe » ***, Oedipe ne songera pas à ce que, n'étant pas le fils de Polybe, il pourra être le fils d'un autre et peut-être de Laïos. Il dit : « Tu dis cela pour me faire honte, pour faire croire au peuple que je suis fils d'un esclave ; mais même si je suis le fils d'un esclave, cela ne m'empêchera pas d'exercer le pouvoir ; je suis un roi comme les autres ****. » Ici encore, c'est du pouvoir qu'il s'agit. C'est en tant que chef de la justice, en tant que souverain qu'Oedipe convoquera à ce moment le dernier témoin : l'esclave du Cithéron. C'est en tant que souverain que, menaçant celui-ci de torture, il lui arrachera la vérité. Et quand la vérité est arrachée, quand on sait qui était Oedipe et ce qu'il a fait - meurtre du père, inceste avec la mère - , que dit le peuple de Thèbes ? « Nous t'appelions notre roi. »

* Sophocle, Oedipe Roi, op. cit., 399-400, p. 155.

** Ibid., 532-542, p. 160.

*** Ibid., 1016-1018, P 178.

**** Ibid., 1202, p. 185.

Cela signifiant que le peuple de Thèbes, en même temps qu'il reconnaît en Oedipe celui qui a été son roi, par l'usage de l'imparfait - » appelions » - le déclare maintenant destitué de la royauté.

Ce qui est en question, c'est la chute du pouvoir d'Oedipe. La preuve en est que, quand Oedipe perd le pouvoir au profit de Créon, les dernières répliques de la pièce tournent encore autour du pouvoir. Le dernier mot adressé à Oedipe, avant qu'on l'amène à l'intérieur du palais, est prononcé par le nouveau roi, Créon : « Ne cherche plus à être le maître *. » Le mot employé est kratein ; ce qui veut dire qu'Oedipe ne doit plus commander. Et Créon ajoute encore : acratesas, un mot qui veut dire « après être arrivé au sommet », mais qui est aussi un jeu de mots où le a a un sens privatif : « ne possédant plus le pouvoir » ; acratesas signifie en même temps : « toi qui es monte jusqu’au sommet et qui maintenant n as plus le pouvoir ».

* Ibid., 1522-1523, p. 196.

Après cela, le peuple intervient et salue Oedipe pour la dernière fois en disant : « Toi qui étais cratistos », c'est-à-dire : « Toi qui étais au sommet du pouvoir. » Or le premier salut du peuple de Thèbes à Oedipe était « ô cratunon oidipous », c'est-à-dire : « Oedipe tout-puissant ! » Entre ces deux saluts du peuple s'est déroulée toute la tragédie. La tragédie du pouvoir et de la détention du pouvoir politique. Mais qu'est-ce que ce pouvoir d'Oedipe ? Comment se caractérise-t-il ? Ses caractéristiques sont présentes dans la pensée, dans l'histoire et dans la philosophie grecques de l'époque. Oedipe est appelé basileus anax, le premier des hommes, celui qui a la crateia, celui qui détient le pouvoir, et il est même appelé turannos. « Tyran » ne doit pas être entendu ici dans son sens strict, tant il est vrai que Polybe, Laïos et tous les autres ont été appelés aussi turannos.

Un certain nombre de caractéristiques de ce pouvoir apparaît dans la tragédie d'Oedipe. Oedipe a le pouvoir. Mais il l'a obtenu à travers une série d'histoires, d'aventures, qui ont fait de lui, au départ, l'homme le plus misérable - enfant expulsé, perdu, voyageur errant - et, ensuite, l'homme le plus puissant. Il a connu un destin inégal. Il a connu la misère et la gloire. Il a été au point le plus haut, quand on croyait qu'il était le fils de Polybe, et a été au point le plus bas, quand il est devenu un personnage errant de cité en cité. Plus tard, à nouveau, il a atteint le sommet. « Les années qui ont grandi avec moi, dit-il, m'ont tantôt rabaissé, tantôt exalté. »

Cette alternance du destin est un trait caractéristique de deux types de personnage.

Le personnage légendaire du héros épique qui a perdu sa citoyenneté et sa patrie et qui, après un certain nombre d'épreuves, retrouve la gloire ; et le personnage historique du tyran grec de la fin du VIe et du début du Ve siècle. Le tyran étant celui qui, après avoir connu plusieurs aventures et après être arrivé au sommet du pouvoir, était toujours menacé de le perdre. L'irrégularité du destin est caractéristique du personnage du tyran tel qu'il est décrit dans les textes grecs de cette époque.

Oedipe est celui qui, après avoir connu la misère, a connu la gloire ; celui qui est devenu roi après avoir été héros. Mais, s'il devient roi, c'est parce qu'il a guéri la cité de Thèbes en tuant la divine Chanteuse, la Chienne qui dévorait tous ceux qui ne déchiffraient pas ses énigmes. Il avait guéri la cité, lui avait permis de se redresser, comme il dit, de respirer au moment où elle avait perdu haleine. Pour désigner cette guérison de la cité, Oedipe emploie l'expression orthosan, « redresser », anthropon polin, « redresser la cité ». Or c'est cette expression que nous trouvons dans le texte de Solon. Solon qui n'est pas exactement un tyran, mais le législateur, se vantait d'avoir redressé la cité athénienne à la fin du VIe siècle. C'est aussi la caractéristique de tous les tyrans qui ont surgi en Grèce pendant les Vile et VIe siècles. Non seulement ils ont connu des hauts et des bas, mais ils ont eu aussi pour rôle de redresser les cités à travers une distribution économique juste, comme Kypsélos à Corinthe, ou à travers des lois justes, comme Solon à Athènes. Voilà, donc, deux caractéristiques fondamentales du tyran grec tel que nous le montrent les textes de l'époque de Sophocle ou même antérieurs à celle-ci.

On trouve aussi dans Oedipe une série de caractéristiques non plus positives mais négatives de la tyrannie. Plusieurs choses sont reprochées à Oedipe dans ses discussions avec Tirésias et Créon, voire avec le peuple. Créon, par exemple, lui dit : « Tu es dans l'erreur ; tu t'identifies avec cette cité où tu n'es pas né, tu imagines que tu es cette cité et que celle-ci t'appartient ; moi aussi je fais partie de cette cité, elle n'est pas seulement à toi *. » Or, si nous considérons les histoires qu'Hérodote, par exemple, racontait sur les vieux tyrans grecs, en particulier sur Kypsélos de Corinthe, nous voyons qu'il s'agit de quelqu'un qui jugeait posséder la cité **. Kypsélos disait que Zeus lui avait donné la cité et que, lui, il l'avait rendue aux citoyens. On trouve exactement la même chose dans la tragédie de Sophocle.

* Ibid., 629-630, p. 163.

** Hérodote, Histoires (trad. Ph. Legrand), Paris, Les Belles Lettres, « Collection des universités de France », 1946, livre V : Terpsichore, § 92, pp. 126-127. Kypsélos régna sur Corinthe de 657 à 627 avant Jésus-Christ.

De la même façon, Oedipe est celui qui n'accorde pas d'importance aux lois et qui les remplace par ses volontés et ses ordres. Ille dit clairement. Lorsque Créon lui reproche de vouloir l'exiler, en disant que cette décision n'était pas juste, Oedipe répond : « Peu m'importe que ce soit juste ou non, il faut obéir tout de même *. » Sa volonté sera la loi de la cité. C'est pour cela qu'au moment où commence sa chute le Choeur du peuple reprochera à Oedipe d'avoir méprisé la dike **, la justice. Il faut donc reconnaître en Oedipe un personnage bien défini, signalé, catalogué, caractérisé par la pensée grecque du Ve siècle : le tyran.

* Sophocle, op. cit., 627-628, p 163

** Le texte portugais donne ici tuje, mot qui signifie plutôt la fortune, le sort, non la justice En outre, ce mot n'est pas dans le chant du Choeur, lequel nomme, par contre, Dike, « la Justice » ; voir Oedipe roi, 885 (trad. fr. Mazon), Paris, Les Belles Lettres, p 104 (N.d. T.).

Ce personnage du tyran n'est pas seulement caractérisé par le pouvoir, mais aussi par un certain type de savoir. Le tyran grec n'était pas simplement celui qui prenait le pouvoir. Il était celui qui prenait le pouvoir parce qu'il détenait ou faisait valoir le fait de détenir un certain savoir supérieur en efficacité à celui des autres. C'est précisément le cas d'Oedipe. Oedipe est celui qui a réussi à résoudre par sa pensée, par son savoir la fameuse énigme du Sphinx. Et de même que Solon a pu donner effectivement à Athènes des lois justes, de même que Solon a pu redresser la cité parce qu'il était sofos, sage, Oedipe, aussi, a pu résoudre l'énigme du Sphinx parce qu'il était sofos.

Qu'est-ce que ce savoir d'Oedipe ? Comment se caractérise-t-il ? Le savoir d'Oedipe est caractérisé tout au long de la pièce. Oedipe dit à tout moment qu'il a vaincu les autres, qu'il a résolu l'énigme du Sphinx, qu'il a guéri la cité au moyen de ce qu'il appelle gnome, sa connaissance ou sa tejne. D'autres fois, pour désigner son mode de savoir, il se dit celui qui a trouvé, eureka. C'est le mot qu'Oedipe utilise le plus souvent pour désigner ce qu'il a fait jadis et est en train d'essayer de faire maintenant. Si Oedipe a résolu l'énigme du Sphinx, c'est parce qu'il a « trouvé ». S'il veut sauver de nouveau Thèbes, il lui faut de nouveau trouver, euriskein. Que signifie euriskein ? Cette activité de « trouver » est caractérisée initialement dans la pièce comme une chose qui se fait toute seule. Oedipe insiste sur cela sans cesse. « Lorsque j'ai résolu l'énigme du Sphinx, je ne me suis adressé à personne », dit-il au peuple et au devin. Il dit au peuple : « Vous n'auriez d'aucune façon pu m'aider à résoudre l'énigme du Sphinx ; vous ne pouviez rien faire contre la divine Chanteuse. »

Et il dit à Tirésias : « Mais quel devin es-tu, qui n'as pas été capable de délivrer Thèbes du Sphinx ? Alors que tous étaient plongés dans la terreur, j'ai délivré Thèbes tout seul ; je n'ai rien appris de personne, je ne me suis servi d'aucun messager, je suis venu en personne. » Trouver, c'est quelque chose qui se fait tout seul. Trouver est aussi ce qu'on fait lorsqu'on ouvre les yeux. Et Oedipe est l'homme qui ne cesse pas de dire : « J'ai enquêté, et puisque personne n'a été capable de me donner des renseignements, j'ai ouvert les yeux et les oreilles, j'ai vu. » Le verbe oida, qui signifie en même temps « savoir » et « voir », est fréquemment utilisé par Oedipe. Oidipous est celui qui est capable de cette activité de voir et de savoir. Il est l'homme du voir, l'homme du regard, et il le sera jusqu'à la fin.

Si Oedipe tombe dans un piège, c'est précisément parce que, dans sa volonté de trouver, il a poussé le témoignage, le souvenir, la recherche des personnes qui ont vu, jusqu'au moment où on a déniché, du fond du Cithéron, l'esclave qui avait assisté à tout et qui savait la vérité. Le savoir d'Oedipe est cette espèce de savoir d'expérience. C'est en même temps ce savoir solitaire, de connaissance, de l'homme qui, tout seul, sans s'appuyer sur ce qu'on dit, sans écouter personne, veut voir avec ses propres yeux. Savoir autocratique du tyran qui, par lui-même, peut et est capable de gouverner la cité. La métaphore de ce qui gouverne, de ce qui commande est fréquemment utilisée par Oedipe pour désigner ce qu'il fait. Oedipe est le capitaine, celui qui à la proue du navire ouvre les yeux pour voir. Et c'est précisément parce qu'il ouvre les yeux sur ce qui est en train d'arriver qu'il trouve l'accident, l'inattendu, le destin, la tuje. Parce qu'il était cet homme au regard autocratique, ouvert sur les choses, Oedipe est tombé dans le piège.

Ce que j'aimerais montrer, c'est qu'au fond Oedipe représente dans la pièce de Sophocle un certain type de ce que j'appellerais savoir-et-pouvoir, pouvoir-et-savoir. C'est parce qu'il exerce un certain pouvoir tyrannique et solitaire, détourné aussi bien de l'oracle des dieux - qu'il ne veut pas entendre - que de ce que dit et veut le peuple, que, dans sa soif de gouverner en découvrant par lui seul, il trouve, en dernière instance, le témoignage de ceux qui ont vu.

On voit ainsi comment le jeu des moitiés a pu fonctionner et comment Oedipe est, à la fin de la pièce, un personnage superflu. Cela dans la mesure où ce savoir tyrannique, ce savoir de qui veut voir avec ses propres yeux sans écouter ni les dieux ni les hommes permet l'ajustement exact de ce qu'avaient dit les dieux et de ce que savait le peuple. Oedipe, sans le vouloir, réussit à établir l'union entre la prophétie des dieux et la mémoire des hommes. Le savoir oedipien, l'excès de pouvoir, l'excès de savoir ont été tels qu'il est devenu inutile : le cercle s'est fermé sur lui ou, mieux, les deux fragments de la tessère se sont ajustés et Oedipe, dans son pouvoir solitaire, est devenu utile. Dans les deux fragments ajustés, l'image d'Oedipe est devenue monstrueuse. Oedipe pouvait trop par son pouvoir tyrannique, il savait trop dans son savoir solitaire. Dans cet excès, il était encore l'époux de sa mère et le frère de ses fils. Oedipe est l'homme de l'excès, l'homme qui a tout en trop : dans son pouvoir, dans son savoir, dans sa famille, dans sa sexualité. Oedipe, homme double, qui était de trop par rapport à la transparence symbolique de ce que savaient les bergers et de ce qu'avaient dit les dieux.

La tragédie d'Oedipe est assez proche, donc, de ce que sera, quelques années après, la philosophie platonicienne. Pour Platon, à vrai dire, le savoir des esclaves, mémoire empirique de ce qui a été vu, sera dévalorisé au profit d'une mémoire plus profonde, essentielle, qui est la mémoire de ce qui a été vu dans le ciel intelligible. Mais l'important est ce qui va être fondamentalement dévalorisé, disqualifié, aussi bien dans la tragédie de Sophocle que dans La République de Platon : c'est le thème ou, mieux, le personnage, la forme d'un savoir politique à la fois privilégié et exclusif. Ce qui est visé par la tragédie de Sophocle ou par la philosophie de Platon, lorsqu'elles sont situées dans une dimension historique, ce qui est visé derrière Oedipe sofos, Oedipe le sage, le tyran qui sait, l'homme de la tejne, de la gnomen, c'est le fameux sophiste, professionnel du pouvoir politique et du savoir, qui existait effectivement dans la société athénienne de l'époque de Sophocle. Mais, derrière lui, ce qui est fondamentalement visé par Platon et par Sophocle est une autre catégorie de personnage, dont le sophiste était comme le petit représentant, la continuation et la fin historique : le personnage du tyran. Celui-ci, aux VIIe et VIe siècles, était l'homme du pouvoir et du savoir, celui qui dominait aussi bien par le pouvoir qu'il exerçait que par le pouvoir qu'il possédait. Finalement, sans que cela soit présent dans le texte de Platon ou dans celui de Sophocle, ce qui est visé derrière tout cela est le grand personnage historique qui a existé effectivement, encore que pris dans un contexte légendaire : le fameux roi assyrien.

Dans les sociétés européennes de l'Est méditerranéen, à la fin du deuxième millénaire et au début du premier, le pouvoir politique était toujours détenteur d'un certain type de savoir. Par le fait de détenir le pouvoir, le roi et ceux qui l'entouraient détenaient un savoir qui ne pouvait et ne devait pas être communiqué aux autres groupes sociaux. Savoir et pouvoir étaient exactement correspondants, corrélatifs, superposés. Il ne pouvait pas y avoir de savoir sans pouvoir. Et il ne pouvait pas y avoir de pouvoir politique sans la détention d'un certain savoir spécial.

C'est cette forme de pouvoir-savoir que Dumézil, dans ses études sur les trois fonctions, a isolée, montrant que la première fonction, celle du pouvoir politique, était celle d'un pouvoir politique magique et religieux *. Le savoir des dieux, le savoir de l'action qu'on peut exercer sur les dieux ou sur nous, tout ce savoir magico-religieux est présent dans la fonction politique.

* Dumézil (G), Jupiter, Mars, Quirinus. Essai sur la conception indo-européenne de la société et sur les origines de Rome, Paris, Gallimard, 1941 Mythe et Épopée, t. I : L' Idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples indo-européens, Paris, Gallimard, 1968.

Ce qui est arrivé à l'origine de la société grecque, à l'origine de l'âge grec du Ve siècle, à l'origine de notre civilisation, c'est le démantèlement de cette grande unité d'un pouvoir politique qui serait en même temps un savoir. C'est le démantèlement de cette unité d'un pouvoir magico-religieux qui existait dans les grands empires assyriens, que les tyrans grecs, imprégnés de civilisation orientale, ont essayé de réhabiliter à leur profit et que les sophistes des VIe et Ve siècles ont encore utilisé comme ils pouvaient, sous la forme de leçons payées en argent. Nous assistons à cette longue décomposition pendant les cinq ou six siècles de la Grèce archaïque. Et, quand la Grèce classique apparaît - Sophocle en représente la date initiale, le point d'éclosion - , ce qui doit disparaître pour que cette société existe, c'est l'union du pouvoir et du savoir. À partir de ce moment, l'homme du pouvoir sera l'homme de l'ignorance. Finalement, ce qui est arrivé à Oedipe c'est que, pour savoir trop, il ne savait rien. À partir de ce moment, Oedipe va fonctionner comme l'homme du pouvoir, aveugle, qui ne savait pas, et qui ne savait pas parce qu'il pouvait trop.

Ainsi, tandis que le pouvoir est taxé d'ignorance, d'inconscience, d'oubli, d'obscurité, il y aura, d'un côté, le devin et le philosophe en communication avec la vérité, les vérités éternelles des dieux ou de l'esprit et, de l'autre côté, le peuple qui, sans rien détenir du pouvoir, possède en lui le souvenir ou peut encore porter témoignage de la vérité. Ainsi, par-delà un pouvoir qui est devenu monumentalement aveugle comme Oedipe, il y a les bergers, qui se souviennent, et les devins, qui disent la vérité.

L'Occident va être dominé par le grand mythe selon lequel la vérité n'appartient jamais au pouvoir politique, le pouvoir politique est aveugle, le véritable savoir est celui qu'on possède quand on est en contact avec les dieux ou quand on se souvient des choses, quand on regarde le grand soleil éternel ou que l'on ouvre les yeux à ce qui s'est passé. Avec Platon commence un grand mythe occidental : qu'il y a antinomie entre savoir et pouvoir. S'il y a savoir, il faut qu'il renonce au pouvoir. Là où savoir et science se trouvent dans leur vérité pure, il ne peut plus y avoir de pouvoir politique.

Ce grand mythe doit être liquidé. C'est ce mythe que Nietzsche a commencé à démolir, en montrant, dans les nombreux textes déjà cités, que, derrière tout savoir, derrière toute connaissance, ce qui est en jeu, c'est une lutte de pouvoir. Le pouvoir politique n'est pas absent du savoir, il est tramé avec le savoir.

III

Dans la conférence précédente, j'ai fait référence à deux formes ou types de règlement judiciaire, de litige, de contestation ou de dispute présents dans la civilisation grecque. La première forme, assez archaïque, se trouve chez Homère. Deux guerriers s'affrontaient pour savoir qui avait tort et qui avait raison, qui avait violé le droit de l'autre. La tâche de résoudre cette question revenait à une dispute réglée, un défi entre les deux guerriers. L'un jetait à l'autre le défi suivant : « Es-tu capable de jurer devant les dieux que tu n'as pas fait ce dont je t'accuse ? » Dans une procédure comme celle-ci, il n'y a pas de juge, de sentence, de vérité, d'enquête ni de témoignage pour savoir qui a dit la vérité. La charge de décider, non qui a dit la vérité, mais qui a raison, on la confie à la lutte, au défi, au risque que chacun va courir.

La seconde forme est celle qui se déroule au long d'Oedipe roi. Pour résoudre un problème qui est aussi, en un certain sens, un problème de contestation, un litige criminel - qui a tué le roi Laïos ? - , apparaît un personnage nouveau par rapport à la vieille procédure d'Homère : le berger. Au fond de sa cabane, bien qu'étant un homme sans importance, un esclave, le berger a vu et, parce qu'il dispose de ce petit fragment de souvenir, parce qu'il porte dans son discours le témoignage de ce qu'il a vu, il peut contester et abattre l'orgueil du roi ou la présomption du tyran. Le témoin, l'humble témoin, par le seul moyen du jeu de la vérité qu'il a vu et qu'il énonce, peut tout seul vaincre les plus puissants. Oedipe roi est une espèce de résumé de l'histoire du droit grec. Plusieurs pièces de Sophocle, comme Antigone et Électre, sont une espèce de ritualisation théâtrale de l'histoire du droit. Cette dramatisation de l'histoire du droit grec nous présente un résumé de l'une des grandes conquêtes de la démocratie athénienne : l'histoire du processus à travers lequel le peuple s'est emparé du droit de juger, du droit de dire la vérité, d'opposer la vérité à ses propres maîtres, de juger ceux qui le gouvernent.

Cette grande conquête de la démocratie grecque, ce droit de témoigner, d'opposer la vérité au pouvoir, s'est constitué dans un long processus né et instauré de façon définitive à Athènes, au long du Ve siècle. Ce droit d'opposer une vérité sans pouvoir à un pouvoir sans vérité a donné lieu à une série de grandes formes culturelles caractéristiques de la société grecque.

Premièrement, l'élaboration de ce qu'on pourrait appeler les formes rationnelles de la preuve et de la démonstration : comment produire la vérité, dans quelles conditions, quelles formes observer, quelles règles appliquer. Ces formes sont : la philosophie, les systèmes rationnels, les systèmes scientifiques. En deuxième lieu, et entretenant une relation avec les formes précédentes, on a développé un art de persuader, de convaincre les gens de la vérité de ce qu'on dit, d'obtenir la victoire pour la vérité ou, encore, par la vérité. On a ici le problème de la rhétorique grecque. En troisième lieu, il y a le développement d'un nouveau type de connaissance : la connaissance par témoignage, par souvenir, par enquête. Savoir d'enquête que les historiens, comme Hérodote, peu avant Sophocle, les naturalistes, les botanistes, les géographes, les voyageurs grecs vont développer et qu'Aristote va totaliser et rendre encyclopédique.

Il y a eu en Grèce, donc, une espèce de grande révolution qui, à travers une série de luttes et de contestations politiques, a eu pour résultat l'élaboration d'une forme déterminée de découverte judiciaire, juridique de la vérité. Celle-ci constitue la matrice, le modèle à partir duquel une série d'autres savoirs - philosophiques, rhétoriques et empiriques - ont pu se développer et caractériser la pensée grecque.

Très curieusement, l'histoire de la naissance de l'enquête est restée oubliée et s'est perdue, ayant été reprise, sous d'autres formes, plusieurs siècles plus tard, au Moyen Âge.

Au Moyen Âge européen, on assiste à une espèce de seconde naissance de l'enquête, plus obscure et plus lente, mais qui a obtenu un succès bien plus effectif que la première. La méthode grecque de l'enquête était restée stationnaire, n'était pas arrivée à la fondation d'une connaissance rationnelle capable de se développer indéfiniment. En revanche, l'enquête qui naît au Moyen Âge prendra des dimensions extraordinaires. Son destin sera pratiquement coextensif au destin propre de la culture dite « européenne » ou « occidentale ».

Le vieux droit qui réglait les litiges entre les individus dans les sociétés germaniques, au moment où celles-ci entrent en contact avec l'Empire romain, était en un certain sens très proche, dans quelques-unes de ses formes, du droit grec archaïque. C'était un droit dans lequel le système de l'enquête n'existait pas, car les litiges entre les individus étaient réglés par le jeu de l'épreuve.

L'ancien droit germanique à l'époque où Tacite commence à analyser cette curieuse civilisation qui s'étend jusqu'aux portes de l'Empire, on peut le caractériser, schématiquement, de la façon suivante.

En premier lieu, il n'y a pas d'action publique, c'est-à-dire qu'il n'y a personne - représentant la société, le groupe, le pouvoir ou celui qui détient le pouvoir - chargé de porter des accusations contre les individus. Pour qu'il y eût un procès d'ordre pénal, il fallait qu'il y eût tort, que quelqu'un au moins prétendît avoir subi un tort ou se fût présenté comme victime, et que cette soi-disant victime désignât son adversaire, la victime pouvant être la personne directement offensée ou quelqu'un qui appartenait à sa famille et assumait la cause du parent. Ce qui caractérisait une action pénale était toujours une sorte de duel, d'opposition entre individus, entre familles ou groupes. Il n'y avait intervention d'aucun représentant de l'autorité. Il s'agissait d'une réclamation faite par un individu à un autre, qui ne comprenait que l'intervention de ces deux personnages : celui qui se défend et celui qui accuse. Nous connaissons seulement deux cas assez curieux où il y avait une sorte d'action publique : la trahison et l'homosexualité. La communauté intervenait alors, se considérant comme lésée, et collectivement exigeait de l'individu la réparation. Par conséquent, la première condition pour qu'il y eût action pénale dans le vieux droit germanique, c'était l'existence de deux personnages et jamais de trois.

La deuxième condition était que, une fois introduite l'action pénale, une fois qu'un individu se déclarait victime et réclamait réparation à autrui, la liquidation judiciaire devait se faire comme une espèce de continuation de la lutte entre les individus. Une espèce de guerre particulière, individuelle se développe, et la procédure pénale ne sera que la ritualisation de cette lutte entre les individus. Le droit germanique n'oppose pas la guerre à la justice, n'identifie pas justice et paix. Mais, au contraire, il suppose que le droit est une certaine manière singulière et réglée de conduire la guerre entre les individus et d'enchaîner les actes de vengeance. Le droit est donc une manière réglée de faire la guerre. Par exemple, quand quelqu'un est mort, l'un de ses proches parents peut exercer la pratique judiciaire de la vengeance, ce qui signifie ne pas renoncer à tuer quelqu'un, en principe, l'assassin. Entrer dans le domaine du droit signifie tuer l'assassin, mais le tuer selon certaines règles, certaines formes. Si l'assassin a commis le crime de cette manière-ci ou de celle-là, il faudra le tuer en le coupant en morceaux ou en lui coupant la tête, et la placer sur un pieu à l'entrée de sa maison. Ces actes vont ritualiser le geste de vengeance et le caractériser comme vengeance judiciaire. Le droit est donc la forme rituelle de la guerre.

La troisième condition est que, s'il est vrai qu'il n'y a pas d'opposition entre droit et guerre, il n'est pas moins vrai qu'il est possible d'arriver à un accord, c'est-à-dire d'interrompre ces hostilités réglées. L'ancien droit germanique offre toujours la possibilité, au long de cette série de vengeances réciproques et rituelles, d'arriver à un accord, à une transaction. On peut interrompre la série de vengeances avec un pacte. À ce moment-là, les deux adversaires ont recours à un arbitre, qui, en accord avec eux et avec leur consentement réciproque, va établir une somme d'argent qui constitue le rachat. Non pas le rachat de la faute, car il n'y a pas de faute, mais uniquement tort et vengeance. Dans cette procédure du droit germanique, un des deux adversaires rachète le droit d'avoir la paix, d'échapper à la vengeance possible de son adversaire. Il rachète sa propre vie, et non pas le sang qu'il a versé, en mettant ainsi fin à la guerre. L'interruption de la guerre rituelle est le troisième acte ou l'acte final du drame judiciaire dans le vieux droit germanique.

Le système qui règle les conflits et les litiges dans les sociétés germaniques de cette époque est donc entièrement gouverné par la lutte et par la transaction ; c'est une épreuve de force qui peut se terminer par une transaction économique. Il s'agit d'une procédure qui ne permet pas l'intervention d'un troisième individu, qui se placerait entre les deux autres comme l'élément neutre, à la recherche de la vérité, essayant de savoir lequel des deux a dit la vérité. Une procédure d'enquête, une recherche de la vérité n'intervient jamais dans un système de ce type. C'est de cette façon que le vieux droit germanique s'est constitué, avant l'invasion de l'Empire romain.

Je ne m'attarderai pas sur la longue série de péripéties qui a fait que ce droit germanique est entré en rivalité, en concurrence, parfois en complicité, avec le droit romain, qui régnait dans les territoires occupés par l'Empire romain. Entre le Ve et le Xe siècle de notre ère, il y a eu une série de pénétrations et de conflits entre ces deux systèmes de droit. Chaque fois que, sur les ruines de l'Empire romain, un État commence à s'esquisser, chaque fois qu'une structure étatique commence à naître, alors le droit romain, vieux droit d'État, est revigoré. C'est ainsi que, sous les règnes mérovingiens et surtout à l'époque de l'Empire carolingien, le droit romain a surpassé, d'une certaine façon, le droit germanique. D'autre part, chaque fois qu'il y a dissolution de ces embryons, de ces ébauches d'État, le vieux droit germanique réapparaît. Quand l'Empire carolingien s'effondre, au Xe siècle, le droit germanique triomphe, et le droit romain tombe pendant plusieurs siècles dans l'oubli, ne réapparaissant lentement qu'à la fin du XIIe et au cours du XIIIe siècle. Ainsi, le droit féodal est essentiellement de type germanique. Il ne présente aucun des éléments des procédures d'enquête, d'établissement de la vérité des sociétés grecques ou de l'Empire romain.

Dans le droit féodal, le litige entre deux individus était réglé par le système de l'épreuve *. Quand un individu se présentait comme porteur d'une revendication, d'une contestation, accusant un autre d'avoir tué ou volé, le litige entre les deux était résolu par une série d'épreuves acceptées par l'un et l'autre et à laquelle tous les deux étaient soumis. Ce système était une façon de prouver non pas la vérité, mais la force, le poids, l'importance de qui parlait.

Il y avait, en premier lieu, des épreuves sociales, épreuves de l'importance sociale d'un individu. Dans le vieux droit de la Bourgogne au XIe siècle, lorsque quelqu'un était accusé de meurtre, il pouvait parfaitement établir son innocence en réunissant autour de lui douze témoins qui juraient qu'il n'avait pas commis le meurtre. Le serment ne se fondait pas, par exemple, sur le fait qu'ils auraient vu en vie la prétendue victime, ou sur un alibi pour le prétendu meurtrier. Pour prêter serment, pour témoigner qu'un individu n'avait pas tué, il fallait être parent de l'accusé. Il fallait avoir des relations sociales de parenté avec lui, qui assuraient non pas son innocence, mais son importance sociale. Cela montrait la solidarité qu'un individu déterminé pourrait obtenir, son poids, son influence, l'importance du groupe auquel il appartenait et des personnes prêtes à le soutenir dans une bataille ou dans un conflit. La preuve de l'innocence, la preuve qu'on n'a pas commis l'acte en question n'était nullement le témoignage.

Il y avait, en second lieu, des épreuves de type verbal. Quand un individu était accusé de quelque chose - vol ou meurtre - , il devait répondre à cette accusation par un certain nombre de formules, assurant qu'il n'avait pas commis de meurtre ou de vol.

* En français dans le texte (N.d.T.).

En prononçant ces formules, il pouvait échouer ou réussir. Dans certains cas, on prononçait la formule et on perdait. Non pas pour avoir dit une fausseté ou parce qu'on prouvait qu'on avait menti, mais pour ne pas avoir prononcé la formule comme il fallait. Une faute de grammaire, un changement de mots invalidaient la formule, et non pas la vérité de ce qu'on prétendait prouver. La confirmation du fait qu'au niveau de l'épreuve il ne s'agissait que d'un jeu verbal, c'est que, dans le cas d'un mineur, d'une femme ou d'un prêtre, l'accusé pouvait être remplacé par une autre personne. Cette autre personne, qui plus tard deviendra dans l'histoire du droit l'avocat, était celle qui devait prononcer les formules à la place de l'accusé. Si elle se trompait en les prononçant, celui au nom de qui elle parlait perdait le procès.

Il y avait, en troisième lieu, les vieilles épreuves magico-religieuses du serment. On demandait à l'accusé de prêter serment, et, au cas où il ne l'osait pas ou hésitait, il perdait le procès.

Il y avait, finalement, les fameuses épreuves corporelles, physiques, appelées ordalies, qui consistaient à soumettre une personne à une espèce de jeu, de lutte avec son propre corps, pour constater si elle vaincrait ou échouerait. Par exemple, à l'époque de l'Empire carolingien, il y avait une épreuve célèbre imposée à celui qui était accusé de meutre, dans certaines régions du nord de la France. L'accusé devait marcher sur des braises et, deux jours après, s'il avait encore des cicatrices, il perdait le procès. Il y avait encore d'autres épreuves comme l'ordalie de l'eau, qui consistait à attacher la main droite au pied gauche d'une personne et à la jeter dans l'eau. Si celle-ci ne se noyait pas, elle perdait le procès, car l'eau elle-même ne la recevait pas bien ; et si elle se noyait, elle avait gagné le procès, vu que l'eau ne l'avait pas rejetée. Tous ces affrontements de l'individu ou de son corps avec les éléments naturels sont une transposition symbolique de la propre lutte des individus entre eux, dont la sémantique devrait être étudiée. Au fond, il s'agit toujours d'une bataille, il s'agit toujours de savoir qui est le plus fort. Dans le vieux droit germanique, le procès n'est que la continuation réglée, ritualisée de la guerre.

J'aurais pu donner des exemples plus convaincants, tels que les luttes entre deux adversaires au long d'un procès, des luttes physique, les fameux jugements de Dieu. Quand deux individus s'affrontaient à cause de la propriété d'un bien, ou à cause d'un meurtre, il leur était toujours possible, s'ils étaient d'accord, de lutter, en obéissant à des règles déterminées - durée de la lutte, type d'armes - , devant une assistance présente seulement pour assurer la régularité de ce qui se passait. Celui qui remportait le combat gagnait le procès, sans qu'on lui eût donné la possibilité de dire la vérité, ou plutôt, sans qu'on lui eût demandé de prouver la vérité de sa prétention.

Dans le système de l'épreuve judiciaire féodale, il s'agissait non pas de la recherche de la vérité, mais d'une sorte de jeu de structure binaire. L'individu accepte l'épreuve ou renonce à elle. S'il renonce, s'il ne veut pas tenter l'épreuve, il perd le procès d'avance. L'épreuve ayant lieu, il vainc ou échoue. Il n'y a pas d'autre possibilité. La forme binaire est la première caractéristique de l'épreuve.

La deuxième caractéristique est que l'épreuve finit par une victoire ou par un échec. Il y a toujours quelqu'un qui gagne et quelqu'un qui perd, le plus fort et le plus faible, un dénouement favorabe ou défavorable. À aucun moment il n'apparaît quelque chose comme la sentence, ainsi que cela arrivera à partir de la fin du XIIe siècle et au début du XIIIe. La sentence consiste dans l'énonciation, faite par un tiers, de ce qui suit : une certaine personne ayant dit la vérité a raison, une autre ayant dit un mensonge n'a pas raison. Par conséquent, la sentence n'existe pas dans le droit féodal : la séparation de la vérité et de l' erreur entre les individus n'y joue aucun rôle ; il existe simplement la victoire ou l'échec.

La troisième caractéristique est que cette épreuve est, d'une certaine façon, automatique. La présence d'un troisième personnage n'est pas nécessaire pour distinguer les deux adversaires. C'est l'équilibre des forces, la chance, la vigueur, la résistance physique, l'agilité intellectuelle qui vont distinguer les individus, selon un mécanisme qui se développe automatiquement. L'autorité n'intervient que comme témoin de la régularité de la procédure. Au moment où les épreuves judiciaires se développent, quelqu'un est présent qui porte le nom de juge - le souverain politique ou quelqu'un désigné avec le consentement mutuel des deux adversaires - simplement pour constater que la lutte s'est développée régulièrement. Le juge ne porte pas un témoignage sur la vérité, mais sur la régularité de la procédure.

La quatrième caractéristique est que, dans ce mécanisme, l'épreuve ne sert pas à nommer, à localiser celui qui a dit la vérité, mais à établir que le plus fort est, en même temps, celui qui a raison. Dans une guerre ou une épreuve non judiciaire, un des deux est toujours le plus fort, mais cela ne prouve pas qu'il a raison. L'épreuve judiciaire est une façon de ritualiser la guerre ou de la transposer symboliquement. C'est une façon de lui donner un certain nombre de formes dérivées et théâtrales, de sorte que le plus fort sera désigné, de ce fait, comme celui qui a raison. L'épreuve est un opérateur du droit, un commutateur de la force en droit, espèce de shifter qui permet le passage de la force au droit. Elle n'a pas une fonction apophantique, elle n'a pas la fonction de désigner, de manifester ou de faire apparaître la vérité. C'est un opérateur du droit, et non pas un opérateur de vérité ou un opérateur apophantique. Voilà en quoi consiste l'épreuve dans le vieux droit féodal.

Ce système de pratiques judiciaires disparaît à la fin du XIIe siècle et au cours du XIIIe. Pendant toute la seconde moitié du Moyen Âge, on va assister à la transformation de ces vieilles pratiques et à l'invention de nouvelles formes de justice, de nouvelles formes de pratique et de procédure judiciaires. Formes qui sont absolument capitales pour l'histoire de l'Europe et pour l'histoire du monde entier, dans la mesure où l'Europe a imposé violemment son joug à toute la surface de la terre. Ce qui a été inventé dans cette réélaboration du droit est quelque chose qui ne concerne pas tant les contenus que les formes et les conditions de possibilité du savoir. Ce qu'on a inventé dans le droit à cette époque, c'est une manière déterminée de savoir, une condition de possibilité du savoir, dont le destin va être capital dans le monde occidental. Cette modalité de savoir est l'enquête, qui est apparue pour la première fois en Grèce et qui est restée dissimulée après la chute de l'Empire romain, pendant plusieurs siècles. L'enquête, qui resurgit aux XIIe et XIIIe siècles, est, cependant, d'un type assez différent de celle dont nous avons vu l'exemple dans l'Oedipe.

Pourquoi la vieille forme judiciaire, dont je vous ai présenté quelques traits fondamentaux, disparaît-elle à cette époque ? On peut dire, schématiquement, que l'un des traits fondamentaux de la société féodale européenne occidentale, c'est que la circulation des biens est relativement peu assurée par le commerce. Elle est assurée par des mécanismes d'héritage ou de transmission testamentaire et, surtout, par la contestation belliqueuse, militaire, extrajudiciaire ou judiciaire. L'un des moyens les plus importants d'assurer la circulation des biens dans le haut Moyen Âge, c'était la guerre, la rapine, l'occupation de la terre, d'un château ou d'une ville. Nous sommes sur une frontière mouvante entre le droit et la guerre, dans la mesure où le droit est une certaine manière de continuer la guerre. Par exemple, quelqu'un qui dispose d'une force armée occupe une terre, une forêt, une propriété quelconque et, à ce moment-là, fait prévaloir ses droits. Il commence une longue contestation à la fin de laquelle celui qui ne possède pas de force armée et veut la récupération de sa terre n'obtient le départ de l'envahisseur qu'au moyen d'un paiement. Cet accord se situe à la frontière du judiciaire et du belliqueux, et c'est l'une des manières les plus fréquentes pour quelqu'un de s'enrichir. La circulation, l'échange des biens, les faillites, les enrichissements ont été faits, dans la plupart des cas, dans la haute féodalité, selon ce mécanisme.

Il est intéressant, d'ailleurs, de comparer la société féodale en Europe et les sociétés dites « primitives » étudiées actuellement par les ethnologues. Dans celles-ci, l'échange de biens se fait à travers la contestation et la rivalité, données surtout sous la forme du prestige, au niveau des manifestations et des signes. Dans une société féodale, la circulation des biens se fait également sous forme de rivalité et de contestation. Mais rivalité et contestation non plus de prestige, mais plutôt belliqueuses. Dans les sociétés dites « primitives », les richesses s'échangent dans des prestations de rivalité parce qu'elles sont non seulement des biens, mais aussi des signes. Dans les sociétés féodales, les richesses s'échangent non seulement parce que ce sont des biens et des signes, mais parce que ce sont des biens, des signes et des armes. La richesse est le moyen par lequel on peut exercer aussi bien la violence que le droit sur la vie et la mort des autres. Guerre, litige judiciaire et circulation de biens font partie, au long du Moyen Âge, d'un grand processus unique et fluctuant.

Il y a, donc, une double tendance caractéristique de la société féodale. D'une part, il y a une concentration d'armes dans les mains des plus puissants qui tendent à empêcher leur utilisation par les moins puissants. Vaincre quelqu'un, c'est le priver de ses armes, d'où il s'ensuit une concentration du pouvoir armé, qui, dans les États féodaux, a donné plus de force aux plus puissants et, finalement, au plus puissant d'entre tous : le monarque. D'autre part et simultanément, il y a les actions et les litiges judiciaires qui étaient une manière de faire circuler les biens. On comprend ainsi pourquoi les plus puissants ont cherché à contrôler les litiges judiciaires, empêchant qu'ils se développent spontanément entre les individus, et pourquoi ils ont essayé de s'emparer de la circulation judiciaire et litigieuse des biens, ce qui a impliqué la concentration des armes et du pouvoir judiciaire, qui se formait, à l'époque, dans les mains des mêmes individus.

L'existence du pouvoir exécutif, législatif et judiciaire est une idée apparemment assez vieille dans le droit constitutionnel. À vrai dire, il s'agit d'une idée récente, qui date à peu près de Montesquieu. Ce qui nous intéresse ici, cependant, c'est de voir comment quelque chose comme un pouvoir judiciaire s'est formé. Dans le haut Moyen Âge, il n'y avait pas de pouvoir judiciaire. La liquidation était faite entre des individus. On demandait au plus puissant ou à celui qui exerçait la souveraineté, non pas qu'il fasse justice, mais qu'il constate, en fonction de ses pouvoirs politiques, magiques et religieux, la régularité de la procédure. Il n'y avait pas de pouvoir judiciaire autonome, ni même de pouvoir judiciaire dans les mains de celui qui détenait le pouvoir des armes, le pouvoir politique. Dans la mesure où la contestation judiciaire assurait la circulation des biens, le droit d'ordonner et de contrôler cette contestation judiciaire, parce qu'il était un moyen d'accumuler des richesses, a été confisqué par les plus riches et les plus puissants.

L'accumulation de la richesse et du pouvoir des armes et la constitution du pouvoir judiciaire dans les mains de quelques-uns sont un même processus qui a été en vigueur dans le haut Moyen Âge et a atteint sa maturité au moment de la formation de la première grande monarchie médiévale, au milieu ou à la fin du XIIe siècle. À ce moment apparaissent des choses totalement nouvelles par rapport à la société féodale, à l'Empire carolingien et aux vieilles règles du droit romain.

1) Une justice qui n'est plus contestation entre des individus et libre acceptation par ces individus d'un certain nombre de règles de liquidation, mais qui, au contraire, va s'imposer d'en haut aux individus, aux adversaires, aux parties. Dès lors, les individus n'auront plus le droit de résoudre, régulièrement ou irrégulièrement, leurs litiges ; ils devront se soumettre à un pouvoir extérieur à eux, lequel s'impose comme pouvoir judiciaire et pouvoir politique.

2) Apparaît un personnage totalement nouveau, sans précédents dans le droit romain : le procureur. Ce curieux personnage, qui apparaît en Europe autour du XIIe siècle, va se présenter comme le représentant du souverain, du roi ou du maître. Dès qu'il ya crime, délit ou contestation entre deux individus, il se présente comme le représentant d'un pouvoir lésé par le seul fait qu'un délit ou un crime a eu lieu. Le procureur va doubler la victime, il sera derrière celui qui devrait porter plainte, en disant : « S'il est vrai que cet homme en a lésé un autre, moi, représentant du souverain, je peux affirmer que le souverain, son pouvoir, l'ordre qu'il fait régner, la loi qu'il a établie ont été également lésés par cet individu. Ainsi, moi aussi je me place contre lui. » Le souverain, le pouvoir politique viennent de cette façon doubler et, peu à peu, remplacer la victime. Ce phénomène, absolument nouveau, va permettre au pouvoir politique de s'emparer des procédures judiciaires. Le procureur, donc, se présente comme le représentant du souverain lésé par le tort.

3) Une notion absolument nouvelle apparaît : l'infraction. Tant que le drame judiciaire se déroulait entre deux individus, la victime et l'accusé, il ne s'agissait que du tort qu'un individu avait fait à l'autre. La question était de savoir, s'il y avait eu tort, qui avait raison. À partir du moment où le souverain, ou son représentant, le procureur, dit : « Moi aussi j'ai été lésé par le tort », cela signifie que le tort n'est pas seulement une offense d'un individu à l'autre, mais aussi l'offense d'un individu à l'État, au souverain en tant que représentant de l'État ; une attaque non pas contre l'individu, mais contre la loi de l'État elle-même. Ainsi, dans la notion de crime, la vieille notion de tort sera remplacée par celle d'infraction. L'infraction n'est pas un tort commis par un individu contre un autre, c'est une offense ou lésion d'un individu envers l'ordre, envers l'État, envers la loi, envers la société, envers la souveraineté, le souverain. L'infraction est l'une des grandes inventions de la pensée médiévale. Nous voyons ainsi comment le pouvoir étatique confisque toute la procédure judiciaire, tout le mécanisme de liquidation interindividuel des litiges dans le haut Moyen Âge.

4) Il y a encore une dernière découverte, une dernière invention aussi diabolique que celle du procureur et de l'infraction : l'État, ou, mieux, le souverain (puisqu'on ne peut pas parler d'État à cette époque), est non seulement la partie lésée, mais celle qui exige la réparation. Quand un individu perd le procès, il est déclaré coupable et doit encore une réparation à sa victime. Mais cette réparation n'est absolument pas celle de l'ancien droit féodal ou de l'ancien droit germanique. Il ne s'agit plus de racheter sa paix, en rendant des comptes à son adversaire. On va exiger du coupable non seulement la réparation du tort fait à un autre individu, mais aussi la réparation de l'offense qu'il a commise contre le souverain, l'État, la loi. C'est ainsi qu'apparaît, avec le mécanisme des amendes, le grand mécanisme des confiscations. Confiscations des biens qui sont, pour les grandes monarchies naissantes, l'un des grands moyens d'enrichir et d'élargir ses propriétés. Les monarchies occidentales ont été fondées sur l'appropriation de la justice, qui leur permettait l'application de ces mécanismes de confiscation. Voilà l'arrière-plan politique de cette transformation.

Il faut maintenant expliquer l'établissement de la sentence, expliquer comment on arrive à la fin d'un processus où l'un des personnages principaux est le procureur. Si la principale victime d'une infraction est le roi, si c'est le procureur qui se plaint en premier lieu, on comprend que la liquidation judiciaire ne peut plus être obtenue par les mécanismes de l'épreuve. Le roi ou son représentant, le procureur, ne peuvent pas risquer leur propre vie ou leurs propres biens chaque fois qu'un crime est commis. Ce n'est pas sur un pied d'égalité, comme dans une lutte entre deux individus, que l'accusé et le procureur s'affrontent. Il faut trouver un nouveau mécanisme qui ne soit plus celui de l'épreuve, de la lutte entre deux adversaires, pour savoir si quelqu'un est coupable ou non. Le modèle belliqueux ne peut plus être appliqué.

Quel modèle, alors, va-t-on adopter ? C'est l'un des grands moments de l'histoire de l'Occident. Il y avait deux modèles pour résoudre le problème. En premier lieu, un modèle intra-juridique. Dans le droit féodal lui-même, dans l'ancien droit germanique, il y avait un cas où la collectivité, dans sa totalité, pouvait intervenir, accuser quelqu'un et obtenir sa condamnation : c'était le flagrant délit, cas où un individu était surpris au moment exact où il commettait le crime. À ce moment-là, les personnes qui le surprenaient avaient le droit de l'amener au souverain, au détenteur d'un pouvoir politique et de dire : « Nous l'avons vu en train de faire telle chose et par conséquent il faut le punir ou exiger de lui une réparation. » Il y avait ainsi, dans la sphère même du droit, un modèle d'intervention collective et de décision autoritaire pour la liquidation d'un litige d'ordre judiciaire. C'était le cas du flagrant délit, quand le crime était surpris dans son actualité. Ce modèle, évidemment, ne pouvait pas être utilisé quand on ne surprend pas l'individu au moment où il commet le crime, ce qui est le plus fréquent. Le problème, alors, était de savoir dans quelles conditions on pouvait généraliser le modèle du flagrant délit et l'utiliser dans ce nouveau système du droit qui était en train de naître, entièrement commandé par la souveraineté politique et par les représentants du souverain politique.

On a préféré utiliser un second modèle, extra-judiciaire, qui, à son tour, se subdivise en deux, ou mieux, qui avait, à cette époque, une existence double, une double insertion. Il s'agit du modèle de l'enquête qui avait existé à l'époque de l'Empire carolingien. Quand les représentants du souverain avaient à résoudre un problème de droit, de pouvoir, ou une question d'impôts, de moeurs, de rente foncière ou de propriété, on procédait à quelque chose de parfaitement ritualisé et régulier : l'inquisitio, l'enquête. Le représentant du pouvoir appelait les personnes considérées comme aptes à connaître les moeurs, le droit ou les titres de propriété. Il réunissait ces personnes, leur faisait jurer de dire la vérité, de dire ce qu'elles connaissaient, ce qu'elles avaient vu ou ce qu'elles savaient pour l'avoir entendu dire. Ensuite, laissées entre elles, ces personnes délibéraient.

À la fin de cette délibération, on demandait la solution du problème. C'était une méthode de gestion administrative, que les fonctionnaires de l'Empire carolingien pratiquaient régulièrement. Elle a encore été employée, après sa dissolution, par Guillaume le Conquérant, en Angleterre. En 1066, les conquérants normands ont occupé l'Angleterre ; ils se sont emparés des biens anglo-saxons et sont entrés en litige avec la population autochtone et avec eux-mêmes, au sujet de la possession de ces biens. Guillaume le Conquérant, pour tout mettre en ordre, pour intégrer la nouvelle population normande à l'ancienne population anglo-saxonne, a fait une énorme enquête sur l'état des propriétés, les états des impôts, le système de la rente foncière, etc. Il s'agit du fameux Domesday Book, le seul exemple global que nous possédions de ces enquêtes qui étaient une vieille pratique administrative des empereurs carolingiens.

Cette procédure d'enquête administrative a quelques caractéristiques importantes :

1) Le pouvoir politique est le personnage essentiel.

2) Le pouvoir s'exerce tout d'abord en posant des questions, en interrogeant. Il ne sait pas la vérité et cherche à la savoir.

3) Le pouvoir, pour déterminer la vérité, s'adresse aux notables, aux personnes considérées comme aptes à savoir, étant donné leur situation, leur âge, leur richesse, leur notabilité, etc.

4) Au contraire de ce qu'on voit à la fin d'Oedipe roi, le roi consulte les notables sans les forcer à dire la vérité par l'usage de la violence, de la pression ou de la torture. On demande qu'ils se réunissent librement et donnent un avis collectif. On les laisse dire collectivement ce qu'ils estiment être la vérité.

Nous avons ainsi un type d'établissement de la vérité totalement lié à la gestion administrative de la première grande forme d'État connue dans l'Occident. Ces procédures d'enquête ont été, cependant, oubliées pendant les Xe et XIe siècles dans l'Europe de la haute féodalité et auraient été totalement oubliées si l'Église ne les avait pas utilisées dans la gestion de ses propres biens. Il faudrait, cependant, compliquer un peu l'analyse. Car, si l'Église a utilisé à nouveau la méthode carolingienne d'enquête, c'est parce qu'elle l'avait pratiquée déjà avant l'Empire carolingien, pour des raisons plus spirituelles qu'administratives.

Il y avait, en effet, une pratique d'enquête dans l'Église du haut Moyen Âge, dans l'Église mérovingienne et carolingienne. Cette méthode s'appelait visitatio et consistait dans la visite que l'évêque devait statutairement rendre, en parcourant son diocèse, et qui a été reprise ensuite par les grands ordres monastiques. En arrivant à un endroit déterminé, l'évêque instituait, en premier lieu, l'inquisitio generalis, l'inquisition générale, en interrogeant tous ceux qui devaient savoir - les notables, les plus âgés, les plus savants, les plus vertueux - sur ce qui s'était passé en son absence, surtout s'il y avait eu faute, crime, etc. Si cette enquête arrivait à une réponse positive, l'évêque passait au deuxième stade, à l'inquisitio specialis, inquisition spéciale, qui consistait à rechercher qui avait fait quoi, à déterminer en vérité qui était l'auteur et quelle était la nature de l'acte. Finalement, un troisième point : la confession du coupable pouvait interrompre l'inquisition à n'importe quel stade, en sa forme générale ou spéciale. Celui qui avait commis le crime pouvait se présenter et proclamer publiquement : « Oui, un crime a été commis. Il a consisté en ceci. Je suis son auteur. »

Cette forme spirituelle, essentiellement religieuse, de l'enquête ecclésiastique a subsisté pendant tout le Moyen Âge, ayant acquis des fonctions administratives et économiques. Quand l'Église est devenue le seul corps économico-politique cohérent de l'Europe, aux Xe, XIe et XIIe siècles, l'inquisition ecclésiastique a été en même temps l'enquête spirituelle sur les péchés, fautes et crimes commis, et l'enquête administrative sur la manière dont les biens de l'Église étaient administrés et les profits réunis, accumulés, distribués, etc. Ce modèle à la fois religieux et administratif de l'enquête a subsisté jusqu'au XIIe siècle, quand l'État qui naissait, ou plutôt la personne du souverain qui surgissait comme source de tout pouvoir, en vient à confisquer les procédures judiciaires. Ces procédures judiciaires ne peuvent plus fonctionner selon le système de l'épreuve. De quelle manière, alors, le procureur va-t-il établir si quelqu'un est ou non coupable ? Le modèle spirituel et administratif, religieux et politique, la manière de gérer et de surveiller et de contrôler les âmes se trouve dans l'Église : l'enquête comprise comme regard tant sur les biens et les richesses que sur les coeurs, les actes, les intentions. C'est ce modèle qui va être repris dans la procédure judiciaire. Le procureur du roi va faire la même chose que les visiteurs ecclésiastiques faisaient dans les paroisses, diocèses et communautés. Il va chercher à établir par inquisitio, par enquête, s'il y a eu crime, lequel, et qui l'a commis.

Ceci est l'hypothèse que j'aimerais avancer. L'enquête a eu une double origine. Une origine administrative, liée au surgissement de l'État à l'époque carolingienne, et une origine religieuse, ecclésiastique, mais constamment présente pendant le Moyen Âge. C'est cette procédure d'enquête que le procureur du roi - la justice monarchique naissante - a utilisé pour remplir la fonction du flagrant délit, dont j'ai parlé auparavant. Le problème était de savoir comment généraliser le flagrant délit à des crimes qui n'étaient pas du domaine, du champ de l'actualité ; comment le procureur du roi pouvait amener le coupable devant une instance judiciaire qui détenait le pouvoir, s'il ne savait pas qui était le coupable, puisqu'il n'y avait pas eu de flagrant délit. L'enquête va être le substitut du flagrant délit. Si, en effet, on arrive à réunir des personnes qui peuvent, sous serment, garantir qu'elles ont vu, qu'elles savent, qu'elles sont au courant ; s'il est possible d'établir à travers elles que quelque chose a réellement eu lieu, on aura indirectement, à travers l'enquête par l'intermédiaire des personnes qui savent, l'équivalent du flagrant délit. Et on pourra traiter des gestes, actes, délits, crimes qui ne sont plus dans le champ de l'actualité, comme s'ils étaient appréhendés en flagrant délit. On a là une nouvelle manière de prolonger l'actualité, de la transférer d'une époque à une autre et de l'offrir au regard, au savoir, comme si elle était encore présente. Cette insertion de la procédure d'enquête, réactualisant, rendant présent, sensible, immédiat, vrai ce qui est arrivé, comme si on y était présent, constitue une découverte capitale.

Nous pouvons tirer de cette analyse quelques conclusions.

1) On a l'habitude d'opposer les vieilles épreuves du droit barbare à la nouvelle procédure rationnelle d'enquête. J'ai évoqué plus haut les différentes manières par lesquelles on essayait d'établir qui avait raison dans le haut Moyen Âge. Nous avons l'impression que ce sont là des systèmes barbares, archaïques, irrationnels. On reste impressionné par le fait qu'on ait dû attendre jusqu'au XIIe siècle pour arriver finalement, avec la procédure d'enquête, à un système rationnel d'établissement de la vérité. Je ne crois pas, cependant, que la procédure d'enquête soit simplement le résultat d'une espèce de progrès de la rationalité. Ce n'est pas en rationalisant les procédures judiciaires qu'on est arrivé à la procédure d'enquête. C'est toute une transformation politique, une nouvelle structure politique qui a rendu non seulement possible, mais nécessaire l'utilisation de cette procédure dans le domaine judiciaire. L'enquête dans l'Europe médiévale est surtout un processus de gouvernement, une technique d'administration, une modalité de gestion ; en d'autres mots, l'enquête est une manière déterminée d'exercer le pouvoir. Nous nous tromperions si nous voyions dans l'enquête le résultat naturel d'une raison qui agit sur elle-même, qui s'élabore, qui fait ses propres progrès ; si nous y voyions l'effet d'une connaissance, d'un sujet de connaissance en train de s'élaborer.

Aucune histoire faite en termes de progrès de la raison, de raffinement de la connaissance ne peut rendre compte de l'acquisition de la rationalité de l'enquête. Son surgissement est un phénomène politique complexe. C'est l'analyse des transformations politiques de la société médiévale qui explique comment, pourquoi et à quel moment apparaît ce type d'établissement de la vérité à partir de procédures juridiques complètement différentes. Aucune référence à un sujet de connaissance et à son histoire interne ne rendrait compte de ce phénomène. C'est seulement l'analyse des jeux de force politique, des relations de pouvoir qui peut expliquer le surgissement de l'enquête.

2) L'enquête dérive d'un certain type de relations de pouvoir, d'une manière d'exercer le pouvoir. Elle s'introduit dans le droit à partir de l'Église et, par conséquent, est imprégnée de catégories religieuses. Dans la conception du haut Moyen Âge, l'essentiel était le tort, ce qui s'était passé entre deux individus ; il n'y avait pas de faute ni d'infraction. La faute, le péché, la culpabilité morale n'intervenaient absolument pas. Le problème était de savoir s'il y avait eu offense, qui l'avait faite, et si celui qui prétendait l'avoir subie était capable d'endurer l'épreuve qu'il proposait à son adversaire. Il n'y avait pas de faute, de culpabilité, ni de rapport au péché. En revanche, à partir du moment où l'enquête s'introduit dans la pratique judiciaire, elle apporte avec elle l'importance notion d'infraction. Quand un individu fait un tort à un autre, il y a toujours a fortiori un tort fait à la souveraineté, à la loi, au pouvoir. D'autre part, étant donné toutes les implications et connotations religieuses de l'enquête, le tort sera une faute morale, presque religieuse ou avec connotation religieuse. On a ainsi, autour du XIIe siècle, une curieuse conjonction entre l'atteinte à la loi et la faute religieuse. Léser le souverain et commettre un péché sont deux choses qui commencent à se réunir. Elles seront profondément unies dans le droit classique. Nous ne nous sommes pas encore totalement délivrés de cette conjonction.

3) L'enquête qui apparaît au XIIe siècle, en conséquence de cette transformation dans les structures politiques et dans les relations de pouvoir, a entièrement réorganisé (ou, autour d'elle, se sont réorganisées) toutes les pratiques judiciaires du Moyen Âge, de l'époque classique et même celles de l'époque moderne. De manière plus générale, cette enquête judiciaire s'est diffusée dans beaucoup d'autres domaines de pratiques - sociales, économiques - et dans beaucoup de domaines du savoir. C'est à partir de ces enquêtes judiciaires conduites par les procureurs du roi qu'ont été diffusées, à partir du XIIIe siècle, une série de procédures d'enquête.

Quelques-unes étaient principalement administratives ou économiques. C'est ainsi que, grâce aux enquêtes sur l'état de la population, le niveau des richesses, la quantité d'argent et de ressources, les agents royaux ont assuré, établi et augmenté le pouvoir royal. C'est de cette façon que tout un savoir économique, d'administration économique des États s'est accumulé à la fin du Moyen Âge et aux XVIIe et XVIIIe siècles. C'est à partir de là qu'une forme régulière d'administration des États, de transmission et de continuité du pouvoir politique est née, ainsi que des sciences comme l'économie politique, la statistique, etc.

Ces techniques d'enquête se sont diffusées également dans des domaines non directement liés aux domaines d'exercice du pouvoir : les domaines du savoir ou de la connaissance au sens traditionnel du mot.

À partir des XIVe et XVe siècles apparaissent des types d'enquête qui cherchent à établir la vérité à partir d'un certain nombre de témoignages soigneusement recueillis dans des domaines comme celui de la géographie, de l'astronomie, de la connaissance des climats. Apparaît, en particulier, une technique de voyage - entreprise politique d'exercice du pouvoir et entreprise de curiosité et d'acquisition de savoir - qui a finalement conduit à la découverte de l'Amérique. Toutes les grandes enquêtes qui ont dominé la fin du Moyen Âge sont, au fond, l'éclosion et la dispersion de cette première forme, de cette matrice qui est née au XIIe siècle. Même des domaines comme la médecine, la botanique, la zoologie sont, à partir des XVIe et XVIIe siècles, des irradiations de ce processus. Tout le grand mouvement culturel qui, après le XIIe siècle, commence à préparer la Renaissance peut être défini en grande partie comme celui du développement, du fleurissement de l'enquête comme forme générale du savoir.

Alors que l'enquête se développe comme forme générale du savoir à l'intérieur duquel la Renaissance va éclore, l'épreuve tend à disparaître. De celle-ci nous ne trouverons que les éléments, les restes, sous la forme de la fameuse torture, mais mêlée déjà avec la préoccupation d'obtenir l'aveu, épreuve de vérification. On peut faire toute une histoire de la torture, la situant entre les procédures d'épreuve et d'enquête. L'épreuve tend à disparaître de la pratique judiciaire ; elle disparaît aussi des domaines du savoir. On pourrait indiquer deux exemples.

En premier lieu, l'alchimie. L'alchimie est un savoir qui a pour modèle l'épreuve. Il ne s'agit pas de faire une enquête pour savoir ce qui se passe, pour savoir la vérité. Il s'agit essentiellement d'un affrontement entre deux forces : celle de l'alchimiste qui cherche et celle de la nature qui dissimule ses secrets ; celle de l'ombre et celle de la lumière, celle du bien et celle du mal, celle de Satan et celle de Dieu. L'alchimiste accomplit une sorte de lutte, dans laquelle il est à la fois le spectateur - celui qui verra le dénouement du combat et l'un des combattants, étant donné qu'il peut gagner ou perdre. On peut dire que l'alchimie est une forme chimique, naturaliste de l'épreuve. On a la confirmation que le savoir alchimique est essentiellement une épreuve dans le fait qu'il ne s'est absolument pas transmis, ne s'est pas accumulé, comme un résultat d'enquêtes qui auraient permis d'arriver à la vérité. Le savoir alchimique s'est uniquement transmis sous la forme de règles, secrètes ou publiques, de procédures : voici comment il faut faire, voilà comment il faut agir, voilà quels principes respecter, quelles prières faire, quels textes lire, quels codes doivent être présents. L'alchimie constitue essentiellement un corpus de règles juridiques, de procédures. La disparition de l'alchimie, le fait qu'un savoir du type nouveau se soit constitué absolument en dehors de son domaine, on le doit à ce que ce nouveau savoir a pris comme modèle la matrice de l'enquête. Tout savoir d'enquête, savoir naturaliste, botanique, minéralogique, philologique, est absolument étranger au savoir alchimique qui obéit au modèle judiciaire de l'épreuve.

En second lieu, la crise de l'Université médiévale à la fin du Moyen Âge peut aussi être analysée en termes d'opposition entre l'enquête et l'épreuve. Dans l'Université médiévale, le savoir se manifestait, se transmettait et s'authentifiait à travers des rituels déterminés, dont le plus célèbre et le plus connu était la disputatio, la dispute. Il s'agissait de l'affrontement entre deux adversaires qui utilisaient l'arme verbale, les procédés rhétoriques et les démonstrations fondées essentiellement sur l'appel à l'autorité. On faisait appel non pas aux témoins de vérité, mais aux témoins de force. Dans la disputatio, plus l'un des participants avait d'auteurs de son côté, plus il pouvait invoquer de témoignages d'autorité, de force, de gravité - et non pas de témoignages de vérité - , et plus il aurait de possibilités d'en sortir vainqueur. La disputatio est une forme de preuve, de manifestation du savoir, d'authentification du savoir qui obéit au schéma général de l'épreuve. Le savoir médiéval, et surtout le savoir encyclopédique de la Renaissance, comme celui de Pic de La Mirandole, qui va se heurter à la forme médiévale de l'Université, sera précisément un savoir du type de l'enquête. Avoir vu, avoir lu les textes, savoir ce qui a été effectivement dit ; connaître aussi bien ce qui a été dit que la nature au sujet de laquelle quelque chose a été dit ; vérifier ce que les auteurs ont dit par la constatation de la nature ; utiliser les auteurs non plus comme autorité mais comme témoignage - tout cela va constituer l'une des grandes révolutions dans la forme de transmission du savoir. La disparition de l'alchimie et de la disputatio ou, mieux, le fait que cette dernière ait été reléguée aux formes universitaires complètement sclérosées et n'ait plus présenté à partir du XVIe siècle, aucune actualité, aucune efficacité dans les formes d'authentification réelle du savoir, c'est l'un des nombreux signes du conflit entre l'enquête et l'épreuve et du triomphe de l'enquête sur l'épreuve, à la fin du Moyen Âge.

Comme conclusion nous pourrions dire : l'enquête n'est absolument pas un contenu, mais une forme de savoir. Forme de savoir située dans la jonction d'un type de pouvoir et d'un certain nombre de contenus de connaissance. Ceux qui veulent établir une relation entre ce qui est connu et les formes politiques, sociales ou économiques qui servent de contexte à cette connaissance ont l'habitude d'établir cette relation par l'intermédiaire de la conscience ou du sujet de la connaissance. Il me semble que la véritable jonction entre les processus économico-politiques et les conflits du savoir pourrait être trouvée dans ces formes qui sont en même temps des modalités d'exercice du pouvoir et des modalités d'aquisition et de transmission du savoir. L'enquête est précisément une forme politique, une forme de gestion, d'exercice du pouvoir, qui, à travers l'institution judiciaire, est devenue, dans la culture occidentale, une manière d'authentifier la vérité, d'acquérir des choses qui vont être considérées comme vraies, et de les transmettre. L'enquête est une forme de savoir-pouvoir. C'est l'analyse de ces formes qui doit nous conduire à l'analyse plus stricte des relations entre les conflits de connaissance et les déterminations économico-politiques.

IV

Dans la conférence précédente, j'ai cherché à montrer quels ont été les mécanismes et les effets de l'étatisation de la justice pénale au Moyen Âge. J'aimerais que nous nous situions, maintenant, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, au moment où se constitue ce que j'essaierai d'analyser dans cette conférence et dans la prochaine sous le nom de « société disciplinaire ». La société contemporaine, pour des raisons que j'expliquerai, mérite le nom de société disciplinaire. J'aimerais montrer quelles sont les formes des pratiques pénales qui caractérisent cette société ; quelles sont les relations du pouvoir sous-jacentes à ces pratiques pénales ; quelles sont les formes de savoir, les types de connaissance, les types de sujet de connaissance qui émergent, qui apparaissent à partir - et dans l'espace - de cette société disciplinaire qu'est la société contemporaine.

La formation de la société disciplinaire peut être caractérisée par l'apparition, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, de deux faits contradictoires ou, mieux, d'un fait qui a deux aspects, deux côtés apparemment contradictoires : la réforme, la réorganisation du système judiciaire et du système pénal dans les différents pays de l'Europe et du monde. Cette transformation ne présente pas les mêmes formes, la même amplitude, la même chronologie dans les différents pays.

En Angleterre, par exemple, les formes de justice sont restées relativement stables, alors que le contenu des lois, l'ensemble des conduites pénalement répréhensibles s'est profondément modifié. Au XVIIIe siècle, il y avait en Angleterre 315 conduites susceptibles de mener quelqu'un à la potence, à l’échaufaud ; 315 cas punis par la mort. Cela rendait le code pénal, la loi pénale, le système pénal anglais du XVIIIe siècle l'un des plus sauvages et sanglants que l 'histoire des civilisations ait connus. Cette situation a été profondément modifiée au début du XIXe siècle, sans que les formes et les institutions judiciaires se soient modifiées profondément. En France, au contraire, des modifications très profondes dans les institutions judiciaires ont eu lieu, sans que le contenu de la loi pénale se soit modifié.

En quoi consistent ces transformations des systèmes pénaux ? Dans une réélaboration théorique de la loi pénale. Cela peut être trouvé chez Beccaria, Bentham, Brissot et chez les législateurs qui sont les auteurs du premier et du second Code pénal français de l'époque révolutionnaire.

Le principe fondamental du système théorique de la loi pénale, défini par ces auteurs, c'est que le crime, au sens pénal du terme, ou, plus techniquement : l'infraction, ne doit plus avoir aucune relation avec la faute morale ou religieuse. La faute est une infraction à la loi naturelle, à la loi religieuse, à la loi morale. Le crime, ou l'infraction pénale, est la rupture avec la loi civile, explicitement établie à l'intérieur d'une société par le côté législatif du pouvoir politique. Pour qu'il y ait infraction, il faut qu'il y ait un pouvoir politique, une loi, et que cette loi ait été effectivement formulée. Avant que la loi existe, il ne peut pas y avoir d'infraction. D'après ces théoriciens, ne peuvent être pénalisées que les conduites effectivement définies comme répréhensibles par la loi.

Un deuxième principe est que, pour être de bonnes lois, ces lois positives formulées par le pouvoir politique à l'intérieur d'une société ne doivent pas retranscrire en termes positifs la loi naturelle, la loi religieuse ou la loi morale. Une loi pénale doit simplement représenter ce qui est utile pour la société. La loi définit comme répréhensible ce qui est nuisible à la société, définissant ainsi, négativement, ce qui lui est utile.

Le troisième principe se déduit naturellement des deux premiers : il faut une définition claire et simple du crime. Le crime n'est pas quelque chose d'apparenté au péché et à la faute ; c'est quelque chose qui fait tort à la société ; c'est un dommage social, un trouble, un dérangement pour toute la société.

Il y a aussi, par conséquent, une nouvelle définition du criminel. Le criminel est celui qui endommage, trouble la société. Le criminel est l'ennemi social. Nous trouvons cela très clairement chez tous ces théoriciens et aussi chez Rousseau, qui affirme que le criminel est celui qui a rompu le pacte social. Le criminel est un ennemi intérieur. Cette idée du criminel comme ennemi intérieur, comme individu qui, à l'intérieur de la société, a rompu le pacte qui s'était théoriquement établi, c'est une définition nouvelle et capitale dans l 'histoire de la théorie du crime et de la pénalité.

Si le crime est un dommage social, si le criminel est l'ennemi de la société, comment la loi pénale doit-elle traiter ce criminel ou réagir à ce crime ? Si le crime est un trouble pour la société, si le crime n'a plus rien à voir avec la faute, avec la loi naturelle, divine, religieuse, il est clair que la loi pénale ne peut pas prescrire une vengeance, la rédemption d'un péché. La loi pénale doit seulement permettre la réparation du trouble causé à la société. La loi pénale doit être faite de telle manière que le dommage causé par l'individu à la société soit effacé ; si cela n'est pas possible, il faut que le dommage ne puisse plus être recommencé par l'individu en question ou par un autre. La loi pénale doit réparer le mal ou empêcher que des maux semblables puissent être commis contre le corps social.

De là découlent, pour ces théoriciens, quatre types possibles de punition. Premièrement, la punition exprimée dans l'affirmation : « Vous avez rompu le pacte social, vous n'appartenez plus au corps social, vous vous êtes vous-même placé en dehors de l'espace de la légalité ; nous vous expulserons de l'espace social où cette légalité fonctionne. » C'est l'idée, rencontrée fréquemment chez ces auteurs - Beccaria, Bentham, etc. - , qu'au fond la punition idéale serait simplement d'expulser les personnes, de les exiler, de les bannir ou de les déporter. C'est la déportation.

La deuxième possibilité est une espèce d'exclusion sur place. Son mécanisme n'est plus celui de la déportation matérielle, du transfert hors de l'espace social, mais de l'isolement à l'intérieur de l'espace moral, psychologique, public constitué par l'opinion. C'est l'idée de punition au niveau du scandale, de la honte, de l'humiliation de celui qui a commis une infraction. On publie sa faute, on montre sa personne en public, on suscite dans le public une réaction d'aversion, de mépris, de condamnation. C'était cela la peine. Beccaria et d'autres ont inventé des mécanismes pour provoquer la honte et l'humiliation.

La troisième peine est la réparation du dommage social : le travail forcé. Elle consiste à forcer les personnes à une activité utile à l'État ou à la société, de telle manière que le dommage causé soit compensé. On a ainsi une théorie du travail forcé.

Enfin, en quatrième lieu, la peine consiste à faire que le dommage ne puisse pas être commis de nouveau ; à faire que l'individu en question ou d'autres ne puissent plus avoir envie de causer à la société le dommage qui a été précédemment occasionné ; à leur faire éprouver de la répugnance pour le crime qu'ils ont commis. Pour obtenir ce résultat, la peine idéale, qui s'y ajuste exactement, c'est la peine du talion. On tue celui qui a tué, on prend les biens de celui qui a volé ; celui qui a commis un viol droit, pour certains théoriciens du XVIIIe siècle, subir quelque chose de semblable.

Voilà, donc, une batterie de peines : déportation, travail forcé, honte, scandale public et peine du talion. Des projets effectivement présentés non seulement par des théoriciens purs comme Beccaria, mais aussi par des législateurs comme Brissot et Le Peletier de Saint-Fargeau, qui ont participé à l'élaboration du premier Code pénal révolutionnaire. On était déjà assez avancé dans l'organisation de la pénalité centrée sur l'infraction pénale et sur l'infraction à une loi représentant l'utilité publique. Tout dérive de là, même le cadre des peines et le mode par lequel elles sont appliquées.

On a ainsi ces projets, ces textes et même ces décrets adoptés par les Assemblées. Mais, si nous observons ce qui s'est réellement passé, comment a fonctionné la pénalité quelque temps après, autour de 1820, au moment de la Restauration en France et de la Sainte-Alliance en Europe, nous remarquons que le système des peines adopté par les sociétés industrielles en voie de formation, en voie de développement, a été entièrement différent de ce qui avait été projeté quelques années auparavant. Non pas que la pratique ait démenti la théorie, mais elle s'est détournée rapidement des principes théoriques que nous trouvons chez Beccaria et chez Bentham.

Reprenons le système des peines. La déportation a disparu assez rapidement ; le travail forcé a été généralement une peine purement symbolique dans sa fonction de réparation ; les mécanismes du scandale ne sont jamais arrivés à être mis en pratique ; la peine du talion a disparu rapidement, ayant été dénoncée comme archaïque pour une société suffisamment développée.

Ces projets bien précis de pénalité ont été remplacés par une peine assez curieuse, dont Beccaria avait parlé légèrement et que Brissot mentionnait de façon bien marginale : il s'agit de l'emprisonnement, de la prison.

La prison n'appartient pas au projet théorique de la réforme de la pénalité au XVIIIe siècle. Elle surgit au début du XIXe siècle, comme une institution de fait, presque sans justification théorique.

Non seulement la prison - peine qui va se généraliser effectivement au XIXe siècle - n'était pas prévue dans le programme du XVIIIe siècle, mais encore la législation pénale va subir une inflexion formidable par rapport à ce qui était établi dans la théorie.

En effet, la législation pénale, dès le début du XIXe siècle, et de façon de plus en plus rapide et accélérée pendant tout le siècle, va se détourner de ce que nous pouvons appeler l'utilité sociale ; elle ne cherchera plus à viser ce qui est socialement utile, mais, au contraire, elle cherchera à s'ajuster à l'individu. Nous pouvons citer comme exemple les grandes réformes de la législation pénale en France et dans d'autres pays européens entre 1825 et 1850-1860, et qui consistent dans l'organisation de ce que nous appelons les circonstances atténuantes : le fait que l'application rigoureuse de la loi, telle qu'elle se trouve dans le Code, peut être modifiée par détermination du juge ou du jury et en fonction de l'individu en jugement. Le principe d'une loi universelle ne représentant que les intérêts sociaux est considérablement faussé par l'utilisation des circonstances atténuantes, qui vont avoir une importance de plus en plus grande. En outre, la pénalité qui se développe au XIXe siècle se propose de moins en moins de définir de façon abstraite et générale ce qui est nuisible à la société, d'écarter les individus qui sont nuisibles à la société ou de les empêcher de recommencer. La pénalité, au XIXe siècle, a en vue, d'une manière de plus en plus insistante, moins la défense générale de la société que le contrôle et la réforme psychologique et morale des attitudes et du comportement des individus. C'est une forme de pénalité totalement différente de celle qui était prévue au XVIIIe siècle, dans la mesure où le grand principe de la pénalité était, pour Beccaria, celui selon lequel il n'y aurait pas de punition sans une loi explicite et sans un comportement explicite violant cette loi. Tant qu'il n'y aurait pas de loi et d'infraction explicite, il ne pourrait pas y avoir de punition. C'était le principe fondamental de Beccaria.

Toute la pénalité du XIXe siècle devient un contrôle, non pas tant sur ce que font les individus - est-ce conforme ou non à la loi ? - , mais sur ce qu'ils peuvent faire, de ce qu'ils sont capables de faire, de ce qu'ils sont sujets à faire, de ce qu'ils sont dans l'imminence de faire.

Ainsi, la grande notion de la criminologie et de la pénalité, vers la fin du XIXe siècle, a été la scandaleuse notion, en termes de théorie pénale, de dangerosité. La notion de dangerosité signifie que l'individu doit être considéré par la société au niveau de ses virtualités, et non pas au niveau de ses actes ; non pas au niveau des infractions effectives à une loi effective, mais au niveau des virtualités de comportement qu'elles représentent.

Le dernier point capital que la théorie pénale met en question plus fortement encore que Beccaria est que, pour assurer le contrôle des individus - ce qui n'est plus une réaction pénale à ce qu'ils ont fait, mais un contrôle de leur comportement au moment même où celui-ci s'ébauche - , l'institution pénale ne peut plus être entièrement dans les mains d'un pouvoir autonome, le pouvoir judiciaire.

On arrive ainsi à la contestation de la grande séparation attribuée à Montesquieu, ou du moins formulée par lui, entre pouvoir judiciaire, pouvoir exécutif et pouvoir législatif. Le contrôle des individus, cette espèce de contrôle pénal punitif des individus au niveau de leurs virtualités, ne peut pas être effectué par la justice elle-même, mais par une série d'autres pouvoirs latéraux, en marge de la justice, comme la police et tout un réseau d'institutions de surveillance et de correction : la police pour la surveillance, les institutions psychologiques, psychiatriques, criminologiques, médicales, pédagogiques pour la correction. C'est ainsi que, au XIXe siècle, se développe autour de l'institution judiciaire, et pour lui permettre d'assumer la fonction de contrôle des individus au niveau de leur dangerosité, une gigantesque série d'institutions qui vont encadrer les individus au long de leur existence : institutions pédagogiques comme l'école ; psychologiques ou psychiatriques comme l'hôpital, l'asile, la police... Tout ce réseau d'un pouvoir qui n'est pas judiciaire doit remplir l'une des fonctions que la justice s'attribue à ce moment : non plus celle de punir les infractions des individus, mais celle de corriger leurs virtualités.

Nous entrons ainsi dans l'âge de ce que j'appellerais l'orthopédie sociale. Il s'agit d'une forme de pouvoir, d'un type de société que je désigne comme société disciplinaire par opposition aux sociétés proprement pénales que nous avions connues auparavant. C'est l'âge du contrôle social. Parmi les théoriciens que j'ai cités tout à l 'heure, il y a quelqu'un qui, d'une certaine façon, a prévu et présenté une sorte de schéma de cette société de surveillance, de la grande orthopédie sociale. Il s'agit de Bentham. Je demande des excuses aux historiens de la philosophie pour cette affirmation, mais je crois que Bentham est plus important pour notre société que Kant ou Hegel. On devrait lui rendre hommage dans chacune de nos sociétés. C'est lui qui a programmé, défini et décrit de la manière la plus précise les formes de pouvoir dans lesquelles nous vivons, et qui a présenté un merveilleux et célèbre petit modèle de cette société de l'orthopédie généralisée : le fameux panoptique *. Une forme d'architecture qui permet un type de pouvoir de l'esprit sur l'esprit ; une espèce d'institution qui doit valoir pour les écoles, les hôpitaux, les prisons, les maisons de correction, les hospices, les usines.

* Bentham (J), Panoptique. Mémoire sur un nouveau principe pour construire des maisons d'inspection, et nommément des maisons de force, Paris, Imprimerie nationale, 1791 (réédité par Pierre Belfond, 1977).

Le panoptique est un édifice en forme d'anneau, au milieu duquel il y a une cour, avec une tour au centre. L'anneau se divise en petites cellules qui donnent aussi bien sur l'intérieur que sur l'extérieur. Dans chacune de ces petites cellules, il y a, selon le but de l'institution, un enfant apprenant à écrire, un ouvrier travaillant, un prisonnier se corrigeant, un fou actualisant sa folie. Dans la tour centrale, il y a un surveillant. Comme chaque cellule donne à la fois sur l'intérieur et sur l'extérieur, le regard du surveillant peut traverser toute la cellule ; il n'y a aucun point d'ombre, et, par conséquent, tout ce que fait l'individu est exposé au regard d'un surveillant qui observe à travers les persiennes, les guichets semi-fermés, de façon à pouvoir tout voir, sans que personne, en revanche, ne puisse le voir. Pour Bentham, cette petite et merveilleuse ruse architectonique pouvait être utilisée par une série d'institutions. Le panoptique est l'utopie d'une société et d'un type de pouvoir qui est, au fond, la société que nous connaissons actuellement, utopie qui s'est effectivement réalisée. Ce type de pouvoir peut parfaitement recevoir le nom de panoptisme. Nous vivons dans une société où règne le panoptisme.

Le panoptisme est une forme de pouvoir qui repose non plus sur une enquête, mais sur quelque chose de totalement différent que j'appellerai l'examen. L'enquête était une procédure par laquelle, dans la pratique judiciaire, on cherchait à savoir ce qui s'était passé. Il s'agissait de réactualiser un événement passé à travers les témoignages présentés par des personnes qui, pour une raison ou une autre, par leur savoir ou par le fait d'avoir été présentes à l'événement, étaient tenues pour aptes à savoir.

Avec le panoptique va se produire quelque chose de totalement différent ; il n'y a plus d'enquête, mais surveillance, examen. Il ne s'agit plus de reconstituer un événement, mais quelque chose, ou plutôt quelqu'un qu'on doit surveiller sans interruption et totalement. Surveillance permanente des individus par quelqu'un qui exerce sur eux un pouvoir - instituteur, chef d'atelier, médecin, psychiatre, directeur de prison - et qui, tant qu'il exerce le pouvoir, a la possibilité aussi bien de surveiller que de constituer, sur ceux qu'il surveille, à leur sujet, un savoir. Un savoir qui a maintenant pour caractéristique non plus de déterminer si quelque chose s'est passé ou non, mais de déterminer si un individu se conduit ou non comme il faut, en conformité ou non à la règle, s'il progresse ou non. Ce nouveau savoir ne s'organise plus autour des questions : « Ceci a été fait ? Qui l'a fait ? » ; il ne s'ordonne plus en termes de présence ou d'absence, d'existence ou de non-existence. Il s'ordonne autour de la norme, en termes de ce qui est normal ou non, correct ou non, de ce qu'on doit faire ou non.

On a donc, par opposition au grand savoir de l'enquête - organisé au milieu du Moyen Âge à travers la confiscation étatique de la justice, qui consistait à obtenir les instruments de réactualisation des faits à travers le témoignage - , un nouveau savoir, de type totalement différent, un savoir de surveillance, d'examen, organisé autour de la norme par le contrôle des individus au long de leur existence. Celle-ci est la base du pouvoir, la forme du savoir-pouvoir qui va donner lieu non pas aux grandes sciences de l'observation, comme dans le cas de l'enquête, mais à ce que nous appelons « sciences humaines » : psychiatrie, psychologie, sociologie.

J'aimerais maintenant analyser comment cela s'est passé. Comment on est arrivé à avoir, d'une part, une théorie pénale déterminée qui programmait clairement un certain nombre de choses et, d'autre part, une pratique réelle, sociale qui a conduit à des résultats totalement différents.

Je prendrai successivement deux exemples, qui se trouvent parmi les plus importants et déterminants de ce processus : celui de l'Angleterre et celui de la France. Je laisserai de côté l'exemple des États-Unis, qui est aussi important. J'aimerais montrer comment en France, et surtout en Angleterre, a existé une série de mécanismes de contrôle ; contrôle de la population, contrôle permanent du comportement des individus. Ces mécanismes se sont formés obscurément pendant le XVIIIe siècle pour répondre à un certain nombre de besoins et, assumant de plus en plus d'importance, ils se sont finalement étendus à toute la société et se sont imposés à la pratique pénale. Cette nouvelle théorie n'était pas capable de rendre compte de ces phénomènes de surveillance qui sont nés totalement en dehors d'elle, elle n'était pas capable de les programmer. On pourrait même dire que la théorie pénale du XVIIIe siècle ratifie une pratique judiciaire qui s'est formée au Moyen Âge : l'étatisation de la justice. Beccaria pense dans les termes d'une justice étatisée *. Bien qu'il ait été, en un certain sens, un grand réformateur, il n'a pas vu naître, à côté et en dehors de cette justice étatisée, des processus de contrôle qui seront le véritable contenu de la nouvelle pratique pénale.

* Beccaria (C. de), Dei Delitti e delle Pene, Milan, 1764 (Traité des délits et des peines, trad. Collin de Plancy, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1979).

Quels sont ces mécanismes de contrôle, d'où viennent-ils et à quoi répondent-ils ? Prenons l'exemple de l'Angleterre. Depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle se sont formés, à des niveaux relativement bas de l'échelle sociale, des groupes spontanés de personnes qui s'attribuaient, sans aucune délégation d'un pouvoir supérieur, la tâche de maintenir l'ordre et de créer, pour eux-mêmes, de nouveaux instruments pour assurer l'ordre. Ces groupes étaient nombreux et ont proliféré pendant tout le XVIIIe siècle. Suivant un ordre chronologique, il y a eu, en premier lieu, les communautés religieuses dissidentes de l'anglicanisme - les quakers, les méthodistes - , qui se chargeaient d'organiser leur propre police. C'est ainsi que, parmi les méthodistes, Wesley, par exemple, rendait visite aux communautés méthodistes, en voyage d'inspection, un peu comme les évêques du haut Moyen Âge. Tous les cas de désordre : ivresse, adultère, refus de travailler, lui étaient soumis. Les sociétés d'amis d'inspiration quaker fonctionnaient de façon semblable. Toutes ces sociétés avaient la double tâche de surveillance et d'assistance. Elles s'attribuaient la tâche d'assister ceux qui ne possédaient pas de moyens de subsistance, ceux qui ne pouvaient pas travailler parce qu'ils étaient trop vieux, infirmes, malades mentaux. Mais, en même temps qu'elles les assistaient, elles s'attribuaient la possibilité et le droit d'observer dans quelles conditions était donnée l'assistance : observer si l'individu qui ne travaillait pas était effectivement malade, si sa pauvreté et sa misère n'étaient pas dues à la débauche, à l'ivresse, aux vices. Il s'agissait donc de groupes de surveillance spontanée, avec une origine, un fonctionnement et une idéologie profondément religieux.

Il y a eu, en second lieu, à côté de ces communautés proprement religieuses, des sociétés qui leur étaient apparentées, quoique en gardant une certaine distance, un certain éloignement. Par exemple, à la fin du XVIIe siècle, en 1692 en Angleterre, il y a eu la fondation d'une société qui s'appelait, de façon assez caractéristique, Société pour la réforme des manières (du comportement, de la conduite). Il s'agit d'une société très importante qui avait, à l'époque de Guillaume III, cent filiales en Angleterre et dix en Irlande, rien que dans la ville de Dublin. Cette société, qui a disparu au XVIIIe siècle et a reparu, sous l'influence de Wesley, dans la seconde moitié du siècle, se proposait de réformer les manières : faire respecter le dimanche (c'est, en grande partie, à l'action de ces grandes sociétés que nous devons l'exciting dimanche anglais), empêcher le jeu, l'ivresse, réprimer la prostitution, l'adultère, les imprécations, les blasphèmes, tout ce qui pouvait manifester un mépris à l'égard de Dieu. Il s'agissait, comme dit Wesley dans ses sermons, d'empêcher la classe la plus basse et la plus vile de profiter des jeunes sans expérience et de leur extorquer leur argent.

Vers la fin du XVIIIe siècle, cette société a été dépassée en importance par une autre, inspirée par un évêque et certains aristocrates de la Cour, appelée Société de la proclamation pour avoir obtenu du roi une proclamation pour l'encouragement de la piété et de la vertu. Cette société, en 1802, se transforme et reçoit le titre caractéristique de Société pour la suppression du vice, son objectif étant de faire respecter le dimanche, d'empêcher la circulation de livres licencieux et obscènes, d'intenter des actions en justice contre la mauvaise littérature et de faire fermer les maisons de jeu et de prostitution. Cette société, encore que de fonctionnement essentiellement moral, proche des groupes religieux, était déjà, cependant, un peu laïcisée.

En troisième lieu nous rencontrons au XVIIIe siècle, en Angleterre, d'autres groupes plus intéressants et plus inquiétants : groupes d'autodéfense de caractère paramilitaire. Ils ont surgi en réponse aux premières grandes agitations sociales, non encore prolétaires, aux grands mouvements politiques, sociaux, avec encore une forte connotation religieuse, de la fin du siècle, particulièrement ceux des partisans de lord Gordon. En réponse à ces grandes agitations populaires, les milieux les plus fortunés, l'aristocratie, la bourgeoisie, s'organisent en groupes d'autodéfense. C'est ainsi qu'une série d'associations - l'Infanterie militaire de Londres, la Compagnie de l'artillerie - s'organisent spontanément, sans appui ou avec l'appui latéral du pouvoir. Elles ont pour fonction de faire régner l'ordre politique, pénal, ou simplement l'ordre, dans un quartier, une ville, une région ou un comté.

Dernière catégorie, les sociétés proprement économiques. Les grandes compagnies, les grandes sociétés commerciales s'organisent en sociétés de police, de police privée, pour défendre leur patrimoine, leur stock, leurs marchandises, les bateaux ancrés dans le port de Londres, contre les émeutiers, le banditisme, le pillage quotidien, les petits voleurs. Ces polices quadrillaient les quartiers de Londres ou de grandes villes comme Liverpool, avec des organisations privées.

Ces sociétés répondaient à un besoin démographique ou social, à l'urbanisation, au grand déplacement des populations de la campagne vers les villes ; elles répondaient aussi, et nous reviendrons sur ce sujet, à une transformation économique importante, à une nouvelle forme d'accumulation de la richesse, dans la mesure où, quand la richesse commence à s'accumuler sous la forme de stocks, de marchandises emmagasinées, de machines, il devient nécessaire de faire garder, surveiller et garantir sa sécurité ; elles répondaient, enfin, à une nouvelle situation politique, aux nouvelles formes des révoltes populaires qui, d'origine essentiellement paysanne aux XVIe et XVIIe siècles, deviennent maintenant de grandes révoltes urbaines populaires et, par la suite, prolétaires.

Il est intéressant d'observer l'évolution de ces associations spontanées dans l'Angleterre du XVIIIe siècle. Il y a un triple déplacement tout au long de cette histoire.

Considérons le premier déplacement. Au départ, ces groupes étaient presque populaires, de la petite bourgeoisie. Les quakers et les méthodistes de la fin du XVIIe et du début du XVIIIe siècle, qui s'organisaient pour essayer de supprimer les vices, de réformer les manières, étaient des petits-bourgeois qui se groupaient dans le dessein de faire évidemment régner l'ordre entre eux et autour d'eux. Mais cette volonté de faire régner l'ordre était, au fond, une façon d'échapper au pouvoir politique, car celui-ci détenait un instrument formidable, terrifiant et sanguinaire : sa législation pénale. Dans plus de trois cents cas, en effet, on pouvait être pendu. Cela signifiait qu'il était très facile pour le pouvoir, pour l'aristocratie, pour ceux qui détenaient l'appareil judiciaire, d'exercer des pressions terribles sur les couches populaires. On comprend comment les groupes religieux dissidents avaient intérêt à essayer d'échapper à ce pouvoir judiciaire si sanguinaire et menaçant.

Pour échapper à ce pouvoir judiciaire, les individus s'organisaient en sociétés de réforme morale, interdisaient l'ivresse, la prostitution, le vol, tout ce qui permettait au pouvoir d'attaquer le groupe, de le détruire, de se servir d'un prétexte quelconque pour envoyer à l'échafaud. Il s'agit, donc, plutôt de groupes d'autodéfense contre la loi que de groupes de surveillance effective. Ce renforcement de la pénalité autonome était une manière d'échapper à la pénalité étatique.

Or, au cours du XVIIIe siècle, ces groupes vont changer d'insertion sociale et vont abandonner de plus en plus leur recrutement populaire ou petit-bourgeois. À la fin du XVIIIe siècle, ce sont l'aristocratie, les évêques, les personnes les plus riches qui vont susciter ces groupes d'autodéfense morale, ces ligues pour la suppression des vices.

On a ainsi un déplacement social qui indique parfaitement comment cette entreprise de réforme morale cesse d'être une autodéfense pénale pour devenir, au contraire, un renforcement du pouvoir de l'autorité pénale elle-même. À côté du redoutable instrument pénal qu'il possède, le pouvoir va s'attribuer ces instruments de pression, de contrôle. Il s'agit, d'une certaine façon, d'un mécanisme d'étatisation des groupes de contrôle.

Le second déplacement consiste en ceci : alors que, dans le premier groupe, il s'agissait de faire régner un ordre moral différent de la loi, qui permettrait aux individus d'échapper à la loi, à la fin du XVIIIe siècle, ces groupes - maintenant contrôlés, animés par les aristocrates et les personnes riches - ont pour but essentiel d'obtenir du pouvoir politique de nouvelles lois qui ratifieront cet effort moral. On a ainsi un déplacement de la moralité à la pénalité.

En troisième lieu, on peut dire que, dès lors, ce contrôle moral va être exercé par les classes supérieures, par les détenteurs du pouvoir, par le pouvoir lui-même sur les couches inférieures, plus pauvres, les couches populaires. Il devient ainsi un instrument de pouvoir des classes riches sur les classes pauvres, des classes qui exploitent sur les classes exploitées, ce qui confère une nouvelle polarité politique et sociale à ces instances de contrôle. Je citerai un texte, daté de 1804, de la fin de cette évolution que j'essaie d'esquisser, écrit par un évêque nommé Watson, qui prêchait devant la Société pour la suppression du vice : « Les lois sont bonnes, mais, malheureusement, elles sont transgressées par les classes inférieures. Les classes supérieures, certainement, ne les prennent pas très en considération. Mais ce fait n'aurait pas d'importance si les classes supérieures ne servaient pas d'exemple aux classes inférieures *. »

* Watson (R. ; évêque de Llandaff), A Sermon Preached Before the Society for the Suppression of Vice, in the Parish Church of St George (3 mai 1804), Londres, Printed for the Society for the Suppression of Vice, 1804. La Société pour la suppression du vice et l'enseignement de la religion succède en 1802 à la Société pour la proclamation contre le vice et l'immoralité, fondée en 1787 pour soutenir la proclamation de Georges III.

Impossible d'être plus clair : les lois sont bonnes, bonnes pour les pauvres ; malheureusement, les pauvres échappent aux lois, ce qui est vraiment détestable. Les riches aussi échappent aux lois, néanmoins cela n'a aucune importance, car les lois n'ont pas été faites pour eux. Cependant, cela a pour conséquence que les pauvres suivent l'exemple des riches pour ne pas respecter les lois. De là que l'évêque Watson dise aux riches : « Je vous demande de suivre ces lois qui n'ont pas été faites pour vous, car ainsi il y aura au moins la possibilité de contrôle et de surveillance des classes plus pauvres. »

Dans cette étatisation progressive, dans ce déplacement des instances de contrôle des mains des groupes de la petite bourgeoisie essayant d'échapper au pouvoir à celles du groupe social qui détient effectivement le pouvoir, dans toute cette évolution, nous pouvons observer comment s'introduit et se diffuse, dans un système pénal étatisé - qui ignorait par définition la morale et prétendait couper les liens avec la moralité et la religion - , une moralité d'origine religieuse. L'idéologie religieuse, surgie et fomentée dans les petits groupes quakers, méthodistes, en Angleterre, à la fin du XVIIe siècle, vient maintenant pointer à l'autre pôle, à l'autre extrémité de l'échelle sociale, du côté du pouvoir, comme instrument d'un contrôle exercé du haut sur le bas. Autodéfense au XVIIe siècle ; instrument de pouvoir au début du XIXe siècle. C'est le mécanisme du processus que nous pouvons observer en Angleterre.

En France, il s'est passé un processus assez différent. Cela s'explique par le fait que la France, pays de monarchie absolue, possédait un puissant appareil d'État que l'Angleterre au XVIIIe siècle ne possédait déjà plus, dans la mesure où il avait été en partie ébranlé par la révolution bourgeoise du XVIIe siècle. L'Angleterre s'était libérée de cette monarchie absolue, brûlant cette étape dans laquelle la France est restée pendant cent cinquante ans.

Ce puissant appareil d'État monarchique en France s'appuyait sur un double instrument : un instrument judiciaire classique - les parlements, les cours - et un instrument parajudiciaire, la police, dont l'invention est le privilège de la France. Une police qui comprenait les intendants, le corps de police montée, les lieutenants de police ; qui était dotée d'instruments architecturaux comme la Bastille, Bicêtre, les grandes prisons ; qui possédait aussi ses aspects institutionnels, comme les curieuses lettres de cachet *.

* En français dans le texte (N.d.T.). Dans la suite du texte, par commodité, l'italique a été supprimé. Voir Le Désordre des familles. Lettres de cachet des archives de la Bastille (présenté par A. Farge et M. Foucault), Paris, Gallimard- Julliard, coll. « Archives », no 91, 1982.

La lettre de cachet n'était pas une loi ou un décret, mais un ordre du roi qui concernait une personne, individuellement, l'obligeant à faire quelque chose. On pouvait même obliger quelqu'un à se marier par lettre de cachet. Dans la plupart des cas, néanmoins, elle était un instrument de punition.

On pouvait exiler quelqu'un par lettre de cachet, le priver de certaines fonctions, l'emprisonner. Elle était l'un des grands instruments de pouvoir de la monarchie absolue. Les lettres de cachet ont été beaucoup étudiées en France et il est devenu commun de les classer comme quelque chose de redoutable, instrument de l' arbitraire royal s'abattant sur quelqu'un comme un coup de foudre, pouvant l'emprisonner pour toujours. Il faut être plus prudent et dire que les lettres de cachet n'ont pas fonctionné seulement de cette façon. De même que nous avons vu que les sociétés de moralité étaient une manière d'échapper au droit, de même nous pouvons observer, au sujet des lettres de cachet, un jeu assez curieux.

En examinant les lettres de cachet envoyées par le roi en quantité assez nombreuse, on remarque que, dans la plupart des cas, ce n'était pas lui qui prenait la décision de les envoyer. Ille faisait dans certains cas, pour les affaires d'État. Mais la plupart de ces lettres - des dizaines de milliers de lettres de cachet ont été envoyées par la monarchie - étaient en vérité sollicitées par des individus divers : maris outragés par leurs épouses, pères de famille mécontents de leurs enfants, familles qui voulaient se débarrasser d'un individu, communautés religieuses troublées par quelqu'un, communes mécontentes de leur curé. Tous ces individus ou petits groupes demandaient à l'intendant du roi une lettre de cachet ; celui-ci faisait une enquête pour savoir si la demande était justifiée. Quand c'était le cas, il écrivait au ministre du roi chargé de l'affaire, lui demandant d'envoyer une lettre de cachet permettant à quelqu'un de faire arrêter sa femme qui le trompait, son fils prodigue, sa fille qui se prostituait ou le curé du village qui ne faisait pas montre de bonne conduite. De sorte que la lettre de cachet se présentait - sous 'son aspect d'instrument terrible de l'arbitraire royal- comme investie d'une espèce de contre-pouvoir, pouvoir qui venait d'en bas et qui permettait à des groupes, à des communautés, à des familles ou à des individus d'exercer un pouvoir sur quelqu'un. C'étaient des instruments de contrôle, d'une certaine façon spontanée, de contrôle par en bas que la société, la communauté exerçait sur elle-même. La lettre de cachet consistait donc en une façon de régler la moralité quotidienne de la vie sociale, une manière pour le groupe ou les groupes - familiaux, religieux, paroissiaux, régionaux, locaux d'assurer leur propre contrôle policier et leur propre ordre.

Observant les conduites qui suscitaient la demande de lettre de cachet et qui étaient sanctionnées par elle, on peut distinguer trois catégories.

En premier lieu, la catégorie de ce qu'on pourrait appeler les conduites d'immoralité : débauche, adultère, sodomie, ivresse. De telles conduites provoquaient de la part des familles et des communautés une demande de lettre de cachet qui était immédiatement acceptée. On a donc ici la répression morale.

En deuxième lieu, il y a les lettres de cachet envoyées pour sanctionner des conduites religieuses jugées dangereuses et dissidentes. C'est de cette façon qu'on arrêtait les sorciers qui, depuis longtemps, ne mouraient plus sur les bûchers.

En troisième lieu, il est intéressant de remarquer qu'au XVIIIe siècle les lettres de cachet ont été assez utilisées dans des cas de conflits du travail. Quand les employeurs, les patrons ou les maîtres n'étaient pas satisfaits de leurs apprentis ou de leurs ouvriers dans les corporations, ils pouvaient s'en débarrasser en les expulsant ou, dans des cas plus rares, en sollicitant une lettre de cachet.

La première grève de l'histoire de France qui peut être ainsi caractérisée est celle des horlogers, en 1724. Les patrons horlogers ont réagi contre elle en localisant ceux qu'ils considéraient comme les leaders et ont ensuite écrit au roi en demandant une lettre de cachet qui a été envoyée aussitôt. Quelque temps après, le ministre du roi a voulu annuler la lettre de cachet et libérer les ouvriers grévistes. Ce fut la corporation des horlogers elle-même qui a alors sollicité du roi de ne pas libérer les ouvriers et de maintenir la lettre de cachet.

Nous voyons donc comment les contrôles sociaux, relatifs ici non plus à la moralité ou à la religion, mais aux problèmes de travail, s'exercent par en bas et par l'intermédiaire du système des lettres de cachet sur la population ouvrière qui est en train d'apparaître.

Dans le cas où la lettre de cachet était punitive, elle avait pour résultat l'emprisonnement de l'individu. Il est intéressant de remarquer que la prison n'était pas une peine légale dans le système pénal des XVIIe et XVIIIe siècles. Les juristes sont parfaitement clairs à cet égard. Ils affirment que, quand la loi punit quelqu'un, la punition sera la condamnation à mort, à être brûlé, à être écartelé, à être marqué, à être banni, à payer une amende. La prison n'est pas une peine.

La prison, qui va devenir la grande peine du XIXe siècle, a son origine précisément dans cette pratique parajudiciaire de la lettre de cachet, d'utilisation du pouvoir royal par le contrôle spontané des groupes. Quand une lettre de cachet était envoyée contre quelqu'un, ce quelqu'un n'était ni pendu, ni marqué, ni n'avait à payer une amende. Il était mis en prison et devait y rester pour un temps non fixé d'avance. La lettre de cachet disait rarement que quelqu'un devait rester en prison pour six mois ou un an, par exemple. En général, elle déterminait que quelqu'un devait rester détenu jusqu'à nouvel ordre, et le nouvel ordre n'intervenait que quand la personne qui avait demandé la lettre de cachet affirmait que l'individu emprisonné s'était corrigé. Cette idée d'emprisonner pour corriger, de conserver la personne prisonnière jusqu'à ce qu'elle se corrige, cette idée paradoxale, bizarre, sans aucun fondement ou justification au niveau du comportement humain, a son origine précisément dans cette pratique.

Il apparaît aussi l'idée d'une pénalité qui a pour fonction non pas d'être une réponse à une infraction, mais de corriger les individus au niveau de leurs comportements, de leurs attitudes, de leurs dispositions, du danger qu'ils représentent, au niveau de leurs virtualités possibles. Cette forme de pénalité appliquée aux virtualités des individus, de pénalité qui cherche à les corriger par la réclusion et par l'internement n'appartient pas, à vrai dire, à l'univers du droit, ne naît pas de la théorie juridique du crime, n'est pas dérivée des grands réformateurs comme Beccaria. Cette idée d'une pénalité qui cherche à corriger en emprisonnant est une idée policière, née parallèlement à la justice, en dehors de la justice, dans une pratique des contrôles sociaux ou dans un système d'échanges entre la demande du groupe et l'exercice du pouvoir.

Je voudrais maintenant, après ces deux analyses, tirer quelques conclusions provisoires que je chercherai à utiliser dans la prochaine conférence.

Les données du problème sont les suivantes : comment l'ensemble théorique des réflexions sur le droit pénal, qui aurait dû conduire à certaines dispositions, a-t-il été en fait brouillé et recouvert par une pratique pénale totalement différente, qui a eu sa propre élaboration théorique au XIXe siècle, lorsque la théorie de la peine, de la criminologie a été reprise ? Comment la grande leçon de Beccaria a-t-elle pu être oubliée, reléguée et finalement étouffée par une pratique de la pénalité totalement différente, fondée sur les individus, sur leurs comportements et leurs virtualités, avec la fonction de les corriger ?

Il me semble que l'origine de cela se trouve dans une pratique extra-pénale. En Angleterre, ce sont les groupes eux-mêmes qui, pour échapper au droit pénal, se sont attribué des instruments de contrôle qui ont finalement été confisqués par le pouvoir central. En France, où la structure du pouvoir politique était différente, les instruments étatiques établis au XVIIe siècle par le pouvoir royal pour contrôler l'aristocratie, la bourgeoisie et les émeutiers ont été réutilisés du bas vers le haut par des groupes sociaux.

C'est alors que se pose la question de savoir le pourquoi de ce mouvement, de ces groupes de contrôle, la question de savoir à quoi ils ont répondu. Nous avons vu à quels besoins originaires ils répondaient ; mais pourquoi ont-ils eu ce destin, pourquoi ont-ils subi ce déplacement, pourquoi le pouvoir ou ceux qui le détenaient ont-ils repris ces mécanismes de contrôle situés au niveau le plus bas de la population ?

Pour répondre, il faut prendre en considération un phénomène important : la nouvelle forme assumée par la production. Ce qui est à l'origine du processus que j'ai cherché à analyser, c'est la nouvelle forme matérielle de la richesse. À vrai dire, ce qui surgit en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle, beaucoup plus qu'en France d'ailleurs, c'est le fait que la fortune, la richesse s'investit de plus en plus à l'intérieur d'un capital qui n'est plus purement et simplement monétaire. La richesse des XVIe et XVIIe siècles était essentiellement constituée par la fortune des terres, par les espèces monétaires ou éventuellement par les lettres de change que les individus pouvaient échanger. Au XVIIIe siècle apparaît une forme de richesse qui est maintenant investie à l'intérieur d'un nouveau type de matérialité, qui n'est plus monétaire : qui est investie dans les marchandises, les stocks, les machines, les ateliers, les matières premières, les marchandises qui doivent être expédiées. Et la naissance du capitalisme, ou la transformation et l'accélération de l'installation du capitalisme, va se traduire dans ce nouveau mode d'investissement matériel de la fortune. Or cette fortune constituée de stocks, de matières premières, d'objets importés, de machines, d'ateliers est directement exposée à la déprédation. Toute cette population de gens pauvres, de chômeurs, de personnes qui cherchent du travail a maintenant une sorte de contact direct, physique avec la fortune, avec la richesse. Le vol des navires, le pillage des magasins et des stocks, les déprédations dans les ateliers sont devenus courants à la fin du XVIIIe siècle en Angleterre. Et justement, le grand problème du pouvoir en Angleterre à cette époque est d'instaurer des mécanismes de contrôle qui permettent la protection de cette nouvelle forme matérielle de la richesse. On comprend donc pourquoi le créateur de la police en Angleterte, Colquhoun, était quelqu'un qui au départ a été commerçant, puis chargé par une compagnie de navigation d'organiser un système pour surveiller les marchandises emmagasinées dans les docks de Londres. La police de Londres est née du besoin de protéger les docks, les entrepôts, les magasins, les stocks. C'est la première raison, beaucoup plus forte en Angleterre qu'en France, de l'apparition de la nécessité absolue de ce contrôle. En d'autres mots, c'est la raison pour laquelle ce contrôle, avec un fonctionnement de base presque populaire, a été repris en haut à un moment déterminé.

La seconde raison est qu'aussi bien en France qu'en Angleterre la propriété des terres va également changer de forme, avec la multiplication de la petite propriété, la division et la délimitation des propriétés. Le fait qu'à partir de là il n'y a plus de grands espaces déserts ou presque non cultivés, ni de terres communes sur lesquelles tous peuvent vivre, va diviser la propriété, la fragmenter, la fermer sur elle-même et exposer chaque propriétaire aux déprédations.

Et, surtout parmi les Français, il y aura cette perpétuelle idée fixe du pillage paysan, du pillage de la terre, de ces vagabonds et travailleurs agricoles fréquemment au chômage, dans la misère, vivant comme ils peuvent, volant des chevaux, des fruits, des légumes. L'un des grands problèmes de la Révolution française a été celui de faire disparaître ce type de rapine paysanne. Les grandes révoltes politiques de la seconde partie de la Révolution française dans la Vendée et en Provence ont été d'une certaine façon le résultat politique d'un malaise des petits paysans, des travailleurs agricoles qui ne trouvaient plus, dans ce nouveau système de division de la propriété, les moyens d'existence qu'ils avaient sous le régime des grandes propriétés agricoles.

Ce fut donc cette nouvelle distribution spatiale et sociale de la richesse industrielle et agricole qui a rendu nécessaire de nouveaux contrôles sociaux à la fin du XVIIIe siècle.

Ces nouveaux systèmes de contrôle social établis maintenant par le pouvoir, par la classe industrielle, par la classe des propriétaires ont été justement pris aux contrôles d'origine populaire ou semi-populaire, auxquels a été donnée une version autoritaire et étatique.

Cela est, à mon sens, l'origine de la société disciplinaire. J'essaierai d'expliquer dans la prochaine conférence comment ce mouvement - dont je n'ai montré que l'ébauche au XVIIIe siècle - a été institutionnalisé et est devenu une forme de relation politique interne de la société au XIXe siècle.

V

Dans la dernière conférence, j'ai cherché à définir ce que j'ai appelé le panoptisme. Le panoptisme est l'un des traits caractéristiques de notre société. C'est un type de pouvoir qui s'exerce sur les individus sous forme de surveillance individuelle et continuelle, sous forme de contrôle, de punition et de récompense, et sous forme de correction, c'est-à-dire de formation et de transformation des individus en fonction de certaines normes. Ce triple aspect du panoptisme - surveillance, contrôle et correction - semble être une dimension fondamentale et caractéristique des relations de pouvoir qui existent dans notre société.

Dans une société comme la société féodale, on ne trouve rien de semblable au panoptisme. Cela ne veut pas dire que, dans une société de type féodal ou dans les sociétés européennes du XVIIe siècle, il n'y ait pas eu des instances de contrôle social, de punition et de récompense. Cependant, la manière par laquelle celles-ci se distribuaient était complètement différente de la manière dont elles se sont installées à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe. Nous vivons aujourd'hui dans une société programmée au fond par Bentham, société panoptique, société où règne le panoptisme.

J'essaierai de montrer dans cette conférence que l'apparition du panoptisme comporte une espèce de paradoxe. Au moment même où il apparaît, ou, plus exactement, dans les années qui ont précédé immédiatement son apparition, nous voyons se former une certaine théorie du droit pénal, de la pénalité, de la punition, dont Beccaria est le représentant le plus important, laquelle se fonde essentiellement sur un légalisme strict. Cette théorie de la punition subordonne le fait de punir, la possibilité de punir à l'existence d'une loi explicite, à la constatation explicite d'une infraction à cette loi et finalement à une punition qui aurait pour fonction de réparer ou de prévenir, dans la mesure du possible, le tort que fait l'infraction à la société. Cette théorie légaliste, théorie proprement sociale, presque collectiviste, s'oppose entièrement au panoptisme. Dans le panoptisme, la surveillance des individus s'exerce au niveau non pas de ce qu'on fait, mais de ce qu'on est, au niveau non pas de ce qu'on a fait, mais de ce qu'on peut faire. Avec lui, la surveillance tend de plus en plus à individualiser l'auteur de l'acte, en cessant de considérer la nature juridique, la qualification pénale de l'acte lui-même. Le panoptisme s'oppose, donc, à la théorie légaliste qui s'était formée dans les années précédentes.

En fait, ce qui est important à observer et qui constitue un fait historique essentiel, c'est que cette théorie légaliste a été doublée dans un premier moment, - et, ultérieurement, dissimulée et totalement obscurcie - par le panoptisme, qui s'était formé en marge ou à côté d'elle. C'est la naissance du panoptisme, qui se forme et qui est mû par une force de déplacement, depuis le XVIIe et jusqu'au XIXe siècle, et tout au long de l'espace social ; c'est cette reprise par le pouvoir central des mécanismes populaires de contrôle qui caractérise l'évolution du XVIIe siècle et qui explique comment débute, à l'aube du XIXe siècle, l'ère du panoptisme qui va recouvrir toute la pratique et, jusqu'à un certain point, toute la théorie du droit pénal.

Pour justifier les thèses que je suis en train de présenter, j'aimerais me référer à certaines autorités. Les gens du début du XIXe siècle, ou du moins quelques-uns d'entre eux, n'ont pas ignoré l'apparition de ce que j'ai appelé, un peu arbitrairement, mais en tout cas en hommage à Bentham, le panoptisme. À vrai dire, plusieurs personnes ont réfléchi et ont été très intriguées par ce qui était en train de se passer à leur époque, par l'organisation de la pénalité ou de la morale étatique. Il y a un auteur, très important à l'époque, professeur à l'université de Berlin et collègue de Hegel, qui a écrit et publié, en 1830, un grand traité en plusieurs volumes intitulé Leçons sur les prisons *. Cet homme, nommé Julius, dont je vous recommande la lecture, et qui a fait pendant plusieurs années un cours à Berlin sur les prisons, est un personnage extraordinaire qui avait à certains moments un souffle presque hégélien.

* Julius (N. H.), Vorlesungen über die Gefängnisskunde, Berlin, Stuhr, 1828 (Leçons sur les prisons, présentées en forme de cours au public de Berlin en l'année 1827, trad. Lagarmitte, Paris, F.G. Levrault, 1831).

Dans ses Leçons sur les prisons, il y a un passage qui dit : « Les architectes modernes sont en train de découvrir une forme qui n'était pas connue auparavant. Jadis, dit-il en se référant à la civilisation grecque, la grande préoccupation des architectes était de résoudre le problème de savoir comment rendre accessible le spectacle d'un événement, d'un geste, d'un seul individu au plus grand nombre possible de personnes. C'est le cas, dit Julius, du sacrifice religieux, événement unique auquel doit participer le plus grand nombre possible de personnes ; c'est le cas aussi du théâtre qui dérive, d'ailleurs, du sacrifice ; et des jeux du cirque, des orateurs et des discours. Or, dit-il, ce problème, présent dans la société grecque dans la mesure où celle-ci était une communauté qui participait aux événements forts qui formaient son unité - sacrifices religieux, théâtre ou discours politiques - , a continué à dominer la civilisation occidentale jusqu'à l'époque moderne. Le problème des églises est encore exactement le même.

Tous doivent être présents ou tous doivent servir d'assistance dans le cas du sacrifice de la messe ou de la parole du prêtre. Actuellement, continue Julius, le problème fondamental qui se présente pour l'architecture moderne est l'inverse. On veut faire que le plus grand nombre de personnes soit offert comme spectacle à un seul individu chargé de les surveiller *. »

En écrivant cela, Julius pensait au panoptique de Bentham et, d'une façon générale, à l'architecture des prisons et, jusqu'à un certain point, des hôpitaux, des écoles. Il se référait au problème d'une architecture non plus du spectacle, comme celle de la Grèce, mais d'une architecture de la surveillance, qui permet à un seul regard de parcourir le plus grand nombre de visages, de corps, d'attitudes, le plus grand nombre de cellules possibles. « Or, dit Julius, l'apparition de ce problème architectural est cortélative de la disparition d'une société qui vivait sous la forme d'une communauté spirituelle et religieuse et de l'apparition d'une société étatique. L'État se présente comme une certaine disposition spatiale et sociale des individus, dans laquelle tous sont soumis à une seule surveillance. » En concluant son exposé sur ces deux types d'architecture, Julius affirme qu' « il ne s'agit pas d'un simple problème d'architecture et [que] cette différence est capitale dans l'histoire de l'esprit humain » **.

Julius n'a pas été le seul en son temps à s'apercevoir de ce phénomène d'inversion du spectacle en surveillance ou de la naissance d'une société du panoptisme. Dans beaucoup de textes, on trouve des analyses du même type. Je ne citerai que l'un de ces textes, écrit par Treilhard, conseiller d'État, juriste de l'Empire, et qui est la présentation du Code d'instruction criminelle de 1808. Dans ce texte, Treilhard affirme : « Le Code d'instruction criminelle que je vous présente constitue une véritable nouveauté non seulement dans l'histoire de la justice, de la pratique judiciaire, mais dans celle des sociétés humaines. Avec lui nous donnons au procureur, qui représente le pouvoir étatique ou le pouvoir social face aux accusés, un rôle complètement nouveau ***. » Et Treilhard utilise une métaphore : le procureur ne doit pas avoir comme seule fonction celle de poursuivre les individus ayant commis des infractions ; sa fonction principale et première doit être de surveiller les individus avant même que l'infraction soit commise.

* Leçons sur les prisons, t l, pp. 384-386.

** Ibid., p. 384.

*** Treilhard (J.-B), Exposé des motifs des lois composant le Code d'instruction criminel, Paris, Hacquart, 1808, p. 2.

Le procureur n'est pas seulement l'agent de la loi qui agit quand celle-ci est violée ; le procureur est avant tout un regard, un oeil perpétuellement ouvert sur la population. L'oeil du procureur doit transmettre les renseignements à l'oeil du procureur général, qui, à son tour, les transmet au grand oeil de la surveillance, qui était, à l'époque, le ministre de la Police. Ce dernier transmet les renseignements à l'oeil de celui qui se trouve au point le plus haut de la société : l'Empereur, qui, précisément à l'époque était symbolisé par un oeil. L'Empereur est l'oeil universel tourné sur la société dans toute son extension. Oeil assisté par une série de regards, disposés en forme de pyramide à partir de l'oeil impérial, et qui surveillent toute la société. Pour Treilhard, pour les légistes de l'Empire, pour ceux qui ont fondé le droit pénal français - lequel a eu, malheureusement, beaucoup d'influence dans le monde entier - , cette grande pyramide de regards constituait la nouvelle forme de justice.

Je n'analyserai pas ici toutes les institutions dans lesquelles sont actualisées ces caractéristiques du panoptisme, propres à la société moderne, industrielle, capitaliste. J'aimerais simplement appréhender ce panoptisme, cette surveillance à la base, à l'endroit où il apparaît peut-être moins clairement, où il est le plus éloigné du centre de la décision, du pouvoir de l'État ; montrer comment ce panoptisme existe, au niveau le plus simple et dans le fonctionnement quotidien des institutions qui encadrent la vie et les corps des individus ; le panoptisme au niveau, donc, de l'existence individuelle.

En quoi consistait et surtout à quoi servait le panoptisme ? Je vais proposer une devinette. Je présenterai le règlement d'une institution qui a réellement existé dans les années 1840-1845 en France, au début donc de la période que je suis en train d'analyser. Je donnerai le règlement sans dire si c'est une usine, une prison, un hôpital psychiatrique, un couvent, une école, une caserne ; il faut deviner de quelle institution il s'agit. C'était une institution où il y avait quatre cents personnes qui n'étaient pas mariées et qui devaient se lever tous les matins à 5 heures ; à 5 h 50, elles devaient avoir fini de faire leur toilette *, leur lit et avoir pris leur café ; à 6 heures commençait le travail obligatoire, qui finissait à 8 h 15 du soir, avec une heure d'intervalle pour le déjeuner ; à 8 h 15, dîner, prière collective ; le retrait dans les dortoirs s'effectuait à 9 heures précises. Le dimanche était un jour spécial ; l'article 5 du règlement de cette institution disait : « Nous voulons garder l'esprit que le dimanche doit avoir, c'est-à-dire le consacrer à l'accomplissement du devoir religieux et au repos.

* En français dans le texte (N.d.T.).

Cependant, comme l'ennui ne tarderait pas à rendre le dimanche plus fatigant que les autres jours de la semaine, des exercices divers devront être faits de façon à passer cette journée de manière chrétienne et gaie. » Le matin : exercices religieux, ensuite, exercices de lecture et d' écriture et, finalement, récréation aux dernières heures de la matinée ; l'après-midi : catéchisme, les vêpres et promenade après 4 heures, s'il ne faisait pas froid. Au cas où il ferait froid, lecture en commun. Les exercices religieux et la messe n'étaient pas suivis dans l'église proche, car cela permettrait aux pensionnaires de cet établissement d'entrer en contact avec le monde extérieur ; ainsi, pour que l'église elle-même ne fût pas le lieu ou le prétexte d'un contact avec le monde extérieur, les services religieux avaient lieu dans une chapelle construire à l'intérieur de l' établissement. « L'église paroissiale, dit encore ce règlement, pourrait être un point de contact avec le monde et c'est pourquoi une chapelle a été consacrée à l'intérieur de l'établissement. » Les fidèles du dehors n'étaient même pas admis. Les pensionnaires ne pouvaient sortir de l'établissement que pendant les promenades du dimanche, mais toujours sous la surveillance du personnel religieux. Ce personnel surveillait les promenades, les dortoirs et assurait la surveillance et l'exploitation des ateliers. Le personnel religieux garantissait, donc, non seulement le contrôle du travail et de la moralité, mais aussi le contrôle économique. Ces pensionnaires ne recevaient pas de salaire, mais un prix, une somme globale fixée entre 40 et 80 francs par an, qui ne leur était donnée qu'au moment où ils partaient. Dans le cas où une personne de l'autre sexe avait besoin d'entrer dans l'établissement pour des raisons matérielles ou économiques, elle devait être choisie avec le plus grand soin et y rester très peu de temps. Le silence leur était imposé sous peine d'expulsion. D'une façon générale, les deux principes d'organisation, selon le règlement, étaient : les pensionnaires ne doivent jamais être seuls dans le dortoir, dans le restaurant, dans l'atelier ou dans la cour ; et tout mélange avec le monde extérieur doit être évité, un seul esprit devant régner dans l'établissement.

Quelle institution était-ce ? Au fond la question n'a pas d'importance, car cela pouvait être indifféremment n'importe laquelle : une institution pour hommes ou pour femmes, pour jeunes ou pour adultes, une prison, un internat, une école ou une maison de correction. Ce n'est pas un hôpital, car on parle beaucoup de travail. Ce n'est pas non plus une caserne, car on y travaille. Cela pouvait être un hôpital psychiatrique, ou même une maison de tolérance. En fait, c'était simplement une usine. Une usine de femmes dans la région du Rhône et qui comprenait quatre cents ouvrières *.

Quelqu'un pourrait dire que cela est un exemple caricatural, qui fait rire, une espèce d'utopie. Les usines-prisons, les usines-couvents, des usines sans salaire où le temps de l'ouvrier est entièrement acheté, une fois pour toutes, à un prix annuel qui n'était perçu qu'à la sortie. Il s'agit d'un rêve de patron ou de ce que le désir du capitaliste a toujours produit au niveau des fantasmes, un cas limite qui n'a jamais eu d'existence historique réelle. À cela je répondrai : ce rêve patronal, ce panoptique industriel a réellement existé, et sur une large échelle, au début du XIXe siècle. Dans une seule région de la France, dans le Sud-Est, il y avait quarante mille ouvrières textiles qui travaillaient sous ce régime, ce qui était à ce moment-là un chiffre considérable. Le même type d'institution a aussi existé dans d'autres régions et dans d'autres pays ; en Suisse, en particulier, et en Angleterre. D'ailleurs, c'est ainsi qu'Owen a eu l'idée de ses réformes. Aux États-Unis, il y avait un complexe entier d'usines textiles orgnisées selon le modèle des usines-prisons, des usines-pensionnats, des usines-couvents.

Il s'agit donc d'un phénomène qui a eu, à l'époque, une portée économique et démographique très grande. Si bien que nous pouvons dire que non seulement tout cela a été le rêve du patronat, mais que cela a été le rêve accompli du patronat. En fait, il y a deux espèces d'utopie : les utopies prolétaires socialistes qui ont la propriété de ne jamais s'accomplir, et les utopies capitalistes qui ont souvent la mauvaise tendance de s'accomplir. L'utopie dont je parle, celle de l'usine-prison, s'est réellement accomplie. Et non seulement elle s'est accomplie dans l'industrie, mais aussi dans une série d'institutions qui surgissaient à la même époque. Des institutions qui au fond obéissaient aux mêmes principes et aux mêmes modèles de fonctionnement ; des institutions de type pédagogique comme les écoles, les orphelinats, les centres de formation ; des institutions correctionnelles comme la prison, la maison de redressement, la maison de correction ; des institutions à la fois correctionnelles et thérapeutiques comme l'hôpital, l'hôpital psychiatrique, tout ce que les Américains appellent asylums (asiles) et qu'un historien américain a analysé dans un livre récent **.

* Il s’agit du règlement de l'usine de tissage de soieries de Jujurieu (Ain), 1840. Cité par Michel Foucault in Surveiller et Punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1975, p. 305.

** Goffman (E.), Asylums, New York, Doubleday, 1961 (Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux et autres exclus, trad. C. et L. Laîné, Paris, Éd. de Minuit, coll. « Le Sens commun », 1968).

Dans ce livre, il a cherché à analyser comment ont paru, aux États-Unis, ces bâtiments et ces institutions qui se sont répandus à travers toute la société occidentale. Cette histoire commence à être faite pour les États-Unis ; il faudra la faire aussi pour d'autres pays, en essayant surtout de donner la mesure de son importance, de mesurer sa portée politique et économique.

Il faut aller encore plus loin. Non seulement il y a eu des institutions industrielles et à leur côté une série d'autres institutions, mais en fait, ce qui s'est passé, c'est que ces institutions industrielles ont été en un certain sens perfectionnées ; ce fut dans leur construction que les efforts se sont immédiatement concentrés, c'est elles qui étaient visées par le capitalisme. Cependant, très vite elles ont paru ne pas être viables ni gouvernables par le capitalisme. La charge économique de ces institutions s'est immédiatement révélée très lourde, et la structure rigide de ces usines-prisons a très vite mené beaucoup d'entre elles à la ruine. Finalement, elles ont toutes disparu. En effet, au moment où il y a eu une crise de production, où il a été nécessaire de licencier un certain nombre d'ouvriers, où il a fallu réadapter la production, au moment où le rythme de croissance de la production s'est accéléré, ces maisons énormes, avec un nombre fixe d'ouvriers et un équipement monté de façon définitive, se sont révélées absolument non valables. On a préféré faire disparaître ces institutions, tout en conservant, d'une certaine manière, quelques-unes des fonctions qu'elles remplissaient. Des techniques latérales ou marginales se sont organisées pour assurer, dans le monde industriel, les fonctions d'internement, de réclusion, de fixation de la classe ouvrière, remplies initialement par ces institutions rigides, chimériques, un peu utopiques. Des mesures ont été prises alors, telles que la création de villes ouvrières, de caisses d'épargne, de caisses d'assistance, d'une série de moyens par lesquels on a essayé de fixer la population ouvrière, le prolétariat en formation au corps même de l'appareil de production.

La question à laquelle il faudrait répondre est la suivante : qu'est-ce qu'on visait avec cette institution de la réclusion dans ses deux formes - la forme compacte, forte, trouvée au début du XIXe siècle et même après dans des institutions comme les écoles, les hôpitaux psychiatriques, les maisons de correction, les prisons, et ensuite la réclusion dans sa forme douce, diffuse, rencontrée dans des institutions comme la ville ouvrière, la caisse d'épargne, la caisse d'assistance ?

À première vue, on pourrait dire que cette réclusion moderne, qui apparaît au XIXe siècle dans les institutions auxquelles je me réfère, est un héritage direct des deux courants ou tendances que nous trouvons au XVIIIe siècle. D'un côté, la technique française de l'internement et, de l'autre, la procédure de contrôle de type anglais. Dans la conférence précédente, j'ai essayé de montrer comment, en Angleterre, la surveillance sociale avait son origine dans le contrôle exercé à l'intérieur du groupe religieux par le groupe lui-même, et cela spécialement dans les groupes dissidents, et comment, en France, la surveillance et le contrôle social étaient exercés par un appareil d'État - d'ailleurs fortement infiltré par des intérêts particuliers - qui avait comme sanction principale l'internement dans les prisons ou dans d'autres institutions de réclusion. Par conséquent, on pourrait dire que la réclusion au XIXe siècle est une combinaison de contrôle moral et social, né en Angleterre, et de l'institution proprement française et étatique de la réclusion dans un lieu, dans un bâtiment, dans une institution, dans une architecture.

Cependant, le phénomène qui apparaît au XIXe siècle se présente, malgré tout, comme une nouveauté aussi bien par rapport au mode de contrôle anglais que par rapport à la réclusion française. Dans le système anglais du XVIIIe siècle, le contrôle est exercé par le groupe sur un individu ou sur des individus appartenant à ce groupe. Telle était la situation, au moins dans son moment initial, à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle. Les quakers, les méthodistes exerçaient toujours le contrôle sur ceux qui appartenaient à leurs propres groupes ou sur ceux qui se trouvaient dans l'espace social et économique du groupe lui-même. Ce n'est que plus tard que les instances se sont déplacées vers le haut et vers l'État. C'est le fait qu'un individu appartenait à un groupe qui faisait qu'il pouvait être surveillé par son propre groupe. Déjà, dans les institutions qui se forment au XIXe siècle, ce n'est nullement en tant que membre d'un groupe que l'individu est surveillé ; au contraire, c'est justement parce qu'il est un individu qu'il se trouve placé dans une institution, cette institution étant ce qui va constituer le groupe, la collectivité qui sera surveillée. C'est en tant qu'individu qu'on entre à l'école, c'est en tant qu'individu qu'on entre à l'hôpital ou qu'on entre en prison. La prison, l'hôpital, l'école, l'atelier ne sont pas des formes de surveillance du groupe lui-même. C'est la structure de surveillance qui, appelant à elle les individus, les prenant individuellement, les intégrant, va les constituer secondairement en tant que groupe. Nous voyons donc comment, dans la relation entre la surveillance et le groupe, il y a une différence capitale entre les deux moments.

En ce qui concerne le modèle français, l'internement au XIXe siècle est aussi assez différent de ce qu'il était en France au XVIIIe siècle.

À cette époque, lorsque quelqu'un était interné, il s'agissait toujours d'un individu marginalisé par rapport à la famille, au groupe social, à la communauté locale à laquelle il appartenait ; quelqu'un qui n'était pas dans la règle et qui était devenu marginal par sa conduite, son désordre, l'irrégularité de sa vie. L'internement répondait à cette marginalisation de fait, par une espèce de marginalisation de second degré, de punition. C'était comme si on disait à l'individu : « Puisque vous vous êtes séparé de votre groupe, nous allons vous séparer définitivement ou provisoirement de la société. » Il y avait donc en France, à cette époque, une réclusion d'exclusion.

À l'époque actuelle, toutes ces institutions - usine, école, hôpital psychiatrique, hôpital, prison - ont pour finalité non pas d'exclure mais, au contraire, de fixer les individus. L'usine n'exclut pas les individus, elle les attache à un appareil de production. L'école n'exclut pas les individus, même en les enfermant ; elle les fixe à un appareil de transmission du savoir. L'hôpital psychiatrique n'exclut pas les individus, il les attache à un appareil de correction, à un appareil de normalisation des individus. Il en va de même de la maison de correction ou de la prison. Même si les effets de ces institutions sont l'exclusion de l'individu, elles ont comme finalité première de fixer les individus dans un appareil de normalisation des hommes. L'usine, l'école, la prison ou les hôpitaux ont pour objectif de lier l'individu à un processus de production, de formation ou de correction des producteurs. Il s'agit de garantir la production, ou les producteurs, en fonction d'une norme déterminée.

On peut donc opposer la réclusion du XVIIIe siècle, qui exclut les individus du cercle social, à la réclusion qui apparaît au XIXe siècle, qui a pour fonction d'attacher les individus aux appareils de production, de formation, de réforme ou de correction des producteurs. Il s'agit donc d'une inclusion par exclusion. Voilà pourquoi j'opposerai la réclusion à la séquestration ; la réclusion du XVIIIe siècle, qui a pour fonction essentielle l'exclusion des marginaux ou le renforcement de la marginalité, et la séquestration du XIXe siècle, qui a pour finalité l'inclusion et la normalisation.

Il existe, finalement, un troisième ensemble de différences par rapport au XVIIIe siècle, qui donne une configuration originale à la réclusion au XIXe siècle. En Angleterre au XVIIIe siècle, il y avait un processus de contrôle qui était, au commencement, nettement extra-étatique et même anti-étatique ; une espèce de réaction de défense des groupes religieux contre la domination de l'État, par laquelle ils assuraient leur propre contrôle. En France, il y avait, au contraire, un appareil fortement étatisé, au moins dans sa forme et dans ses instruments, pour autant qu'il consistait essentiellement dans l'institution des lettres de cachet *. Il y avait donc une formule absolument extra-étatique en Angleterre et une formule absolument étatique en France. Au XIXe siècle apparaît quelque chose de nouveau et de beaucoup plus doux et riche : une série d'institutions - écoles, usines... - dont il est difficile de dire si elles sont franchement étatiques ou extra-étatiques, si elles font partie ou non de l'appareil d'État. En fait, suivant les institutions, les pays et les circonstances, quelques-unes de ces institutions sont contrôlées directement par l'appareil d'État. En France, par exemple, il y a eu un conflit pour que les institutions pédagogiques essentielles fussent contrôlées par l'appareil d'État ; on a fait de cela un enjeu politique. Mais, au niveau où je me situe, la question n'est pas pertinente ; il ne me semble pas que cette différence soit très importante. Ce qui est nouveau, ce qui est intéressant, c'est qu'au fond l'État et ce qui n'est pas étatique viennent se confondre, s'entrecroiser à l'intérieur de ces institutions. Plutôt que les institutions étatiques ou non étatiques, il faut dire qu'il existe un réseau institutionnel de séquestration, qui est intra-étatique. La différence entre appareil d'État et ce qui n'est pas appareil d'État ne me semble pas importante pour analyser les fonctions de cet appareil général de séquestration, de ce réseau de séquestration à l'intérieur duquel notre existence se trouve emprisonnée.

À quoi servent ce réseau et ces institutions ? Nous pouvons caractériser la fonction de ces institutions de la manière suivante. Premièrement, ces institutions - pédagogiques, médicales, pénales ou industrielles - ont la propriété très curieuse d'entraîner le contrôle, la responsabilité de la totalité ou de la quasi-totalité du temps des individus ; ce sont, donc, des institutions qui, d'une certaine façon, prennent en charge toute la dimension temporelle de la vie des individus.

Je crois à ce sujet qu'il est possible d'opposer la société moderne à la société féodale. Dans la société féodale et dans beaucoup de sociétés que les ethnologues appellent primitives, le contrôle des individus se fait essentiellement à partir de l'insertion locale, du fait qu'ils appartiennent à un lieu déterminé. Le pouvoir féodal s'exerce sur les hommes dans la mesure où ils appartiennent à une certaine terre. L'inscription géographique locale est un moyen d'exercice du pouvoir. * En français dans le texte (N.d.T.).

Celui-ci s'inscrit dans les hommes par l'intermédiaire de leur localisation. En revanche, la société moderne qui se forme au début du XIXe siècle est, au fond, indifférente ou relativement indifférente à l'appartenance spatiale des individus ; elle ne s'intéresse pas au contrôle spatial des individus sous la forme de leur appartenance à une terre, à un lieu, mais simplement dans la mesure où elle a besoin que les hommes mettent leur temps à sa disposition. Il faut que le temps des hommes soit offert à l'appareil de production ; que l'appareil de production puisse utiliser le temps de vie, le temps d'existence des hommes. C'est pour cela et sous cette forme que le contrôle s'exerce. Deux choses sont nécessaires pour que la société industrielle se forme. D'une part, il faut que le temps des hommes soit mis sur le marché, offert à ceux qui veulent l'acheter, et l'acheter en échange d'un salaire ; et il faut, d'autre part, que le temps des hommes soit transformé en temps de travail. C'est pour cela que, dans toute une série d'institutions, nous trouvons le problème et les techniques de l'extraction maximale de temps.

Nous avons vu, dans l'exemple auquel je me suis référé, ce phénomène dans sa forme compacte, à son état pur. Le temps exhaustif de la vie des travailleurs, du matin au soir et du soir au matin, est acheté une fois pour toutes, au prix d'une récompense, par une institution. Nous retrouvons le même phénomène dans d'autres institutions, dans les institutions pédagogiques fermées, qui s'ouvriront peu à peu au cours du siècle, les maisons de correction, les orphelinats et les prisons. En outre, nous avons une quantité de formes diffuses, en particulier à partir du moment où on s'est aperçu qu'il n'était pas possible de gérer ces usines-prisons, quand on a été obligé de revenir à un type de travail où les personnes viendraient le matin, travailleraient et quitteraient le travaille soir. Nous voyons se multiplier, alors, des institutions où le temps des personnes, même s'il n'est pas effectivement extrait dans sa totalité, se trouve contrôlé pour devenir temps de travail.

Au cours du XIXe siècle, une série de mesures sera adoptée visant à supprimer les fêtes et à diminuer le temps de repos ; une technique très subtile s'élabore au long du siècle pour contrôler l'économie des ouvriers. Pour que l'économie, d'un côté, ait la flexibilité nécessaire, il fallait, au besoin, pouvoir licencier les individus ; mais, de l'autre côté, pour que les ouvriers puissent, après le temps de chômage indispensable, recommencer à travailler, sans que, dans cet intervalle, ils meurent de faim, il fallait qu'ils aient des réserves et des économies. De là l'augmentation des salaires que nous voyons clairement s'esquisser en Angleterre dans les années 1840 et en France dans les années 1850. Mais, à partir du moment où les ouvriers ont de l'argent, il ne faut pas qu'ils utilisent leurs économies avant l'heure où ils seront au chômage. Ils ne doivent pas utiliser leurs économies au moment où ils le désireront, pour faire la grève ou la fête. Apparaît alors la nécessité de contrôler les économies de l'ouvrier. De là la création, dans la décennie 1820 et surtout à partir des années 1840 et 1850, des caisses d'épargne, des caisses d'assistance, qui permettent de drainer les économies des ouvriers et de contrôler la manière dont elles sont utilisées. De cette façon, le temps de l'ouvrier, non seulement le temps de sa journée de travail, mais celui de sa vie entière, pourra être effectivement utilisé de la meilleure façon par l'appareil de production. C'est ainsi que, sous la forme d'institutions apparemment de protection et de sécurité, s'établit un mécanisme par lequel le temps entier de l'existence humaine est mis à la disposition du marché du travail et des exigences du travail. L'extraction de la totalité du temps est la première fonction de ces institutions d'assujettisement. Il serait possible de montrer, également, comment, dans les pays développés, ce contrôle général du temps est exercé par le mécanisme de la consommation et de la publicité.

La deuxième fonction des institutions d'assujettissement est non plus celle de contrôler le temps des individus, mais celle de contrôler simplement leurs corps. Il y a quelque chose de très curieux dans ces institutions. C'est que si elles sont toutes apparemment spécialisées - des usines faites pour produire, des hôpitaux, psychiatriques ou non, faits pour guérir, des écoles pour enseigner, des prisons pour punir - , le fonctionnement de ces institutions implique une discipline générale de l'existence qui dépasse largement leurs finalités apparemment précises. Il est très curieux d'observer, par exemple, comment l'immoralité (l'immoralité sexuelle) a constitué, pour les patrons des usines au début du XIXe siècle, un problème considérable. Et cela non pas simplement en fonction des problèmes de natalité, qu'on contrôlait mal, du moins au niveau de l'incidence démographique. La raison en est que le patronat ne supportait par la débauche ouvrière, la sexualité ouvrière. On peut se demander également pourquoi dans les hôpitaux, psychiatriques ou non, qui sont faits pour guérir, le comportement sexuel, l'activité sexuelle, était interdit. On peut invoquer un certain nombre de raisons d'hygiène. Elles sont cependant marginales au regard d'une espèce de décision générale, fondamentale, universelle d'après laquelle un hôpital, psychiatrique ou non, doit prendre en charge non seulement la fonction particulière qu'il exerce sur les individus, mais aussi la totalité de leur existence. Pourquoi dans les écoles n'apprend-on pas seulement à lire, mais oblige-t-on les gens à se laver ? Il y a ici une espèce de polymorphisme, de polyvalence, d'indiscrétion, de non-discrétion, de syncrétisme de cette fonction de contrôle de l'existence.

Mais si on analyse de près les raisons pour lesquelles toute l'existence des individus se trouve contrôlée par ces institutions, on voit qu'il s'agit au fond non seulement d'approprier, d'extraire la quantité maximale de temps, mais aussi de contrôler, de former, de valoriser, selon un système déterminé, le corps de l'individu. Si on faisait une histoire du contrôle social du corps, on pourrait montrer que, jusqu'au XVIIIe siècle compris, le corps des individus est essentiellement la surface d'inscription de supplices et de peines ; le corps était fait pour être supplicié et châtié. Déjà, dans les instances de contrôle qui surgissent à partir du XIXe siècle, le corps acquiert une signification totalement différente ; il n'est plus ce qui doit être supplicié, mais ce qui doit être formé, réformé, corrigé, ce qui doit acquérir des aptitudes, recevoir un certain nombre de qualités, se qualifier comme corps capable de travailler. Nous voyons ainsi apparaître clairement la seconde fonction de l'assujettissement. La première fonction était d'extraire le temps, en faisant que le temps des hommes, le temps de leur vie se transformât en temps de travail. Sa seconde fonction consiste à faire que le corps des hommes devienne force de travail. La fonction de transformation du corps en force de travail répond à la fonction de transformation de temps en temps de travail.

La troisième fonction de ces institutions d'assujettissement consiste dans la création d'un nouveau et curieux type de pouvoir. Quelle est la forme de pouvoir qui s'exerce dans ces institutions ? Un pouvoir polymorphe, polyvalent. Il y a, d'un côté, dans un certain nombre de cas, un pouvoir économique. Dans le cas d'une usine, le pouvoir économique offre un salaire en échange d'un temps de travail dans un appareil de production qui appartient au propriétaire. Il y a, en outre, un pouvoir économique d'un autre type : le caractère payant du traitement, dans un certain nombre d'institutions hospitalières. Mais, de l'autre côté, dans toutes ces institutions, il y a un pouvoir non seulement économique, mais aussi politique. Les personnes qui dirigent ces institutions s'attribuent le droit de donner des ordres, d'établir des règlements, de prendre des mesures, d'expulser des individus, d'en accepter d'autres. En troisième lieu, ce même pouvoir, économique et politique, est aussi un pouvoir judiciaire. Dans ces institutions, non seulement on donne des ordres, on prend des décisions, non seulement on assure des fonctions comme la production, l'apprentissage, mais on a aussi le droit de punir et de récompenser, on a le pouvoir de faire comparaître devant les instances de jugement. Le micro-pouvoir qui fonctionne à l'intérieur de ces institutions est en même temps un pouvoir judiciaire. Le fait est surprenant, par exemple, dans le cas des prisons, dans lesquelles les individus sont envoyés parce qu'ils ont été jugés par un tribunal, mais où leur existence est placée sous l'observation d'une espèce de micro-tribunal, de petit tribunal permanent, constitué par les gardiens et par le directeur de la prison, qui, du matin au soir, va les punir suivant leur comportement. Le système scolaire aussi est entièrement fondé sur une espèce de pouvoir judiciaire. À tout moment on punit et on récompense, on évalue, on classe, on dit qui est le meilleur, qui est le moins bon. Pouvoir judiciaire qui, par conséquent, double - de façon assez arbitraire, si on ne considère pas sa fonction générale - le modèle du pouvoir judiciaire. Pourquoi, pour apprendre quelque chose à quelqu'un, doit-on punir et récompenser ? Ce système semble évident, mais, si nous réfléchissons, nous voyons que l'évidence se dissout. Si nous lisons Nietzsche, nous voyons qu'on peut concevoir un système de transmission du savoir qui ne reste pas à l'intérieur d'un appareil de pouvoir judiciaire, politique, économique.

Finalement, il y a une quatrième caractéristique du pouvoir. Pouvoir qui, d'une certaine façon, traverse et anime ces autres pouvoirs. Il s'agit d'un pouvoir épistémologique : pouvoir d'extraire des individus un savoir et d'extraire un savoir sur ces individus soumis au regard et déjà contrôlés par ces différents pouvoirs. Cela se passe, donc, de deux manières. Dans une institution comme l'usine, par exemple, le travail ouvrier et le savoir de l'ouvrier sur son propre travail, les améliorations techniques, les petites inventions et découvertes, les micro-adaptations qu'il pourra faire au cours du travail, sont immédiatement notés et enregistrés, extraits donc de sa pratique, accumulés par le pouvoir qui s'exerce sur lui par l'intermédiaire de la surveillance. De cette façon, le travail de l'ouvrier est pris peu à peu dans un certain savoir de la productivité ou dans un certain savoir technique de la production qui vont permettre un renforcement du contrôle. L'on voit donc comment se forme un savoir extrait des individus eux-mêmes, à partir de leur propre comportement.

Il y a, en outre, un second savoir qui se forme à partir de cette situation. Un savoir sur les individus qui naît de l'observation des individus, de leur classement, de l'enregistrement et de l'analyse de leurs comportements, de leur comparaison. On voit naître ainsi, à côté de ce savoir technologique, propre à toutes les institutions de séquestration, un savoir d'observation, un savoir en quelque sorte clinique, comme celui de la psychiatrie, de la psychologie, de la psychosociologie, de la criminologie. C'est ainsi que les individus sur lesquels s'exerce le pouvoir sont, ou bien ce à partir de quoi on va extraire le savoir qu'eux-mêmes ont formé et qui sera retranscrit et accumulé selon des nouvelles normes, ou bien des objets d'un savoir qui permettra aussi bien de nouvelles formes de contrôle. C'est ainsi, par exemple, qu'un savoir psychiatrique est né et s'est développé jusqu'à Freud, qui a été le premier à rompre avec lui. Le savoir psychiatrique s'est formé à partir du champ d'une observation exercée pratiquement et exclusivement par les médecins, alors qu'ils détenaient le pouvoir à l'intérieur d'un champ institutionnel fermé qui était l'asile, l'hôpital psychiatrique. De la même manière, la pédagogie s'est formée à partir des propres adaptations de l'enfant aux tâches scolaires, adaptations observées et extraites de son comportement pour devenir ensuite des lois de fonctionnement des institutions et des formes de pouvoir exercées sur l'enfant.

Dans cette troisième fonction des institutions de séquestration à travers ces jeux du pouvoir et du savoir, pouvoir multiple et savoir qui interfèrent et s'exercent simultanément dans ces institutions, on a la transformation de la force du temps et de la force du travail et leur intégration dans la production. Que le temps de vie devienne force de travail, que la force de travail devienne force productive, tout cela est possible par le jeu d'une série d'institutions qui, schématiquement, globalement, les définit comme institutions de séquestration. Il me semble que, lorsque nous interrogeons de près ces institutions de séquestration, nous trouvons toujours, quel que soit leur point d'insertion, leur point d'application particulier, un schéma général, un grand mécanisme de transformation : comment faire du temps et du corps des hommes, de la vie des hommes, quelque chose qui soit de la force productive ? C'est cet ensemble de mécanismes qui est assuré par la séquestration.

Pour terminer, je présenterai, d'une façon un peu abrupte, quelques conclusions. Premièrement, il me semble qu'à partir de cette analyse on peut expliquer l'apparition de la prison, institution dont je vous ai déjà dit qu'elle est assez énigmatique. De quelle manière, à partir d'une théorie du droit pénal comme celle de Beccaria, a-t-on pu arriver à quelque chose d'aussi paradoxal que la prison ? Comment une institution aussi paradoxale et aussi pleine d'inconvénients a-t-elle pu s'imposer à un droit pénal qui était, en apparence, d'une rigoureuse rationalité ? Comment un projet de prison corrective a-t-il pu s'imposer à la rationalité légaliste de Beccaria ? Il me semble que si la prison s'est imposée, c'est parce qu'elle n'était au fond que la forme concentrée, exemplaire, symbolique de toutes ces institutions de séquestration créées au XIXe siècle. En fait, la prison est isomorphe à tout cela. Dans le grand panoptisme social, dont la fonction est précisément celle de transformer la vie des hommes en force productive, la prison exerce une fonction beaucoup plus symbolique et exemplaire que réellement économique, pénale ou corrective. La prison est l'image inversée de la société, image transformée en menace. La prison émet deux discours. Elle dit : « Voilà ce qu'est la société ; vous ne pouvez pas me critiquer dans la mesure où je ne fais que ce qu'on vous fait chaque jour à l'usine, à l'école. Je suis, donc, innocente ; je ne suis que l'expression d'un consensus social. » C'est cela qu'on trouve dans la théorie de la pénalité ou de la criminologie : la prison n'est pas en rupture avec ce qui se passe tous les jours. Mais, en même temps, la prison émet un autre discours : « La meilleure preuve que vous n'êtes pas en prison, c'est que j'existe comme institution particulière, séparée des autres, destinée seulement à ceux qui ont commis une faute contre la loi. »

Ainsi, la prison à la fois s'innocente d'être prison par le fait de ressembler à tout le reste, et innocente toutes les autres institutions d'être des prisons, puisqu'elle se présente comme étant valable uniquement pour ceux qui ont commis une faute. C'est justement cette ambiguïté dans la position de la prison qui me semble expliquer son incroyable succès, son caractère quasi évident, la facilité avec laquelle elle a été acceptée ; alors que, dès le moment où elle a paru, dès le moment où se sont développées les grandes prisons pénales, de 1817 à 1830, tout le monde connaissait aussi bien ses inconvénients que son caractère funeste et dangereux. C'est la raison pour laquelle la prison a pu s'insérer et s'insère de fait dans la pyramide des panoptismes sociaux.

La seconde conclusion est plus polémique. Quelqu'un a dit : l'essence concrète de l'homme est le travail. À vrai dire, cette thèse a été énoncée par plusieurs personnes. Nous la trouvons chez Hegel, chez les post-hégéliens, et aussi chez Marx, le Marx d'une certaine période, comme dirait Althusser ; comme je ne m'intéresse pas aux auteurs mais au fonctionnement des énoncés, peu importe qui l'a dit ou quand cela a été dit. Ce que j'aimerais montrer c'est qu'en fait le travail n'est absolument pas l'essence concrète de l'homme ou l'existence de l'homme dans sa forme concrète. Pour que les hommes soient effectivement placés dans le travail, liés au travail, il faut une opération ou une série d'opérations complexes par lesquelles les hommes se trouvent effectivement - d'une manière non pas analytique, mais synthétique - liés à l'appareil de production pour lequel ils travaillent. Il faut l'opération ou la synthèse opérée par un pouvoir politique pour que l'essence de l'homme puisse apparaître comme étant le travail.

Je ne pense donc pas qu'on puisse admettre purement et simplement l'analyse traditionnellement marxiste, qui suppose que, le travail étant l'essence concrète de l'homme, c'est le système capitaliste qui transforme ce travail en profit, en sur-profit ou en plus-value. En effet, le système capitaliste pénètre beaucoup plus profondément dans notre existence. Tel qu'il a été instauré au XIXe siècle, ce régime a été obligé d'élaborer un ensemble de techniques politiques, techniques de pouvoir, par lequel l'homme se trouve lié à quelque chose comme le travail ; un ensemble de techniques par lequel le corps et le temps des hommes deviennent temps de travail et force de travail et peuvent être effectivement utilisés pour se transformer en sur-profit. Mais, pour qu'il y ait sur-profit, il faut qu'il y ait sous-pouvoir. Il faut que, au niveau même de l'existence de l'homme, une trame de pouvoir politique microscopique, capillaire, se soit établie, fixant les hommes à l'appareil de production, en faisant d'eux des agents de la production, des travailleurs. La liaison de l'homme au travail est synthétique, politique ; c'est une laison opérée par le pouvoir. Il n'y a pas de sur-profit sans sous-pouvoir. Je parle de sous-pouvoir, car il s'agit du pouvoir que j'ai décrit tout à l'heure, et non pas de celui qui est appelé traditionnellement pouvoir politique ; il ne s'agit pas d'un appareil d'État, ni de la classe au pouvoir, mais de l'ensemble de petits pouvoirs, de petites institutions situées à un niveau plus bas. Ce que j'ai prétendu faire, c'est l'analyse du sous-pouvoir comme condition de possibilité du sur-profit.

La dernière conclusion est que ce sous-pouvoir, condition du sur-profit, en s'établissant, en commençant à fonctionner, a provoqué la naissance d'une série de savoirs - savoir de l'individu, de la normalisation, savoir correctif - qui se sont multipliés dans ces institutions de sous-pouvoir, faisant apparaître lesdites « sciences de l'homme » et l'homme comme objet de science.

Nous voyons ainsi comment la destruction du sur-profit implique nécessairement le questionnement et l'attaque du sous-pouvoir ; comment l'attaque du sous-pouvoir se lie forcément au questionnement des sciences humaines et de l'homme considéré comme objet privilégié et fondamental d'un type de savoir. Nous voyons aussi, si mon analyse est exacte, que nous ne pouvons pas situer les sciences de l'homme au niveau d'une idéologie qui soit purement et simplement le reflet et l'expression, dans la conscience des hommes, des relations de production. Si ce que j'ai dit est vrai, aussi bien ces savoirs que ces formes de pouvoir ne sont pas ce qui, au-dessus des relations de production, exprime ces relations ou permet de les reconduire. Ces savoirs et ces pouvoirs se trouvent enracinés beaucoup plus profondément, non seulement dans l'existence des hommes mais aussi dans les relations de production. Cela parce que, pour qu'il y ait les relations de production qui caractérisent les sociétés capitalistes, il faut qu'il y ait, outre un certain nombre de déterminations économiques, ces relations de pouvoir et ces formes de fonctionnement du savoir. Pouvoir et savoir se trouvent ainsi profondément enracinés ; ils ne se superposent pas aux relations de production, mais se trouvent très profondément enracinés dans ce qui constitue celles-ci. Nous voyons, par conséquent, comment la définition de ce qu'on appelle l'idéologie doit être revue. L'enquête et l'examen sont précisément des formes de savoir-pouvoir qui viennent fonctionner au niveau de l'appropriation des biens dans la société féodale, et au niveau de la production et de la constitution du sur-profit capitaliste. C'est à ce niveau fondamental que se situent les formes de savoir-pouvoir comme l'enquête ou l'examen.

TABLE RONDE

R.O. Cruz : Après l'oeuvre de Deleuze, L'Anti-Oedipe *, comment situez-vous la pratique psychanalytique ? Serait-elle condamnée à la disparition ?

M. Foucault : Je ne suis pas sûr que la seule lecture du livre de Deleuze nous permettrait de répondre à cette question. Je ne suis pas sûr qu'il le ferait lui-même. Il me semble que Guattari - qui a écrit le livre avec lui et qui est un psychiatre et un psychanalyste connu - continue à pratiquer des cures qui, au moins sous certains aspects, restent proches des cures psychanalytiques. Ce qu'il y a d'essentiel dans le livre de Deleuze est la mise en question de la relation de pouvoir qui s'établit, dans la cure psychanalytique, entre le psychanalyste et le patient ; relation de pouvoir assez semblable à celle qui existe dans la psychiatrie classique. Je crois que l'essentiel du livre consiste même à montrer comment l'oedipe, le triangle oedipien, loin d'être ce qui est découvert par la psychanalyse, ce qui est libéré par le discours du patient sur le divan, est au contraire une espèce d'instrument de blocage par lequel la psychanalyse empêche la pulsion et le désir du malade de se libérer, de s'exprimer.

* Deleuze (G.) et Guattari (F.), CaPitalisme et Schizophrénie, t. 1 : L'Anti-Oedipe, Paris, Éd. de Minuit, 1972.

Deleuze décrit la psychanalyse comme étant, au fond, une entreprise de refamilialisation, ou de familialisation forcée d'un désir qui, selon lui n'a pas dans la famille son lieu de naissance, son objet et son centre de délimitation.

Comment situer une disparition possible de la psychanalyse ? Le problème est de savoir : est-ce qu'il est possible d'envisager une cure, disons, psychothérapique, morale, qui ne passe pas par un type quelconque de relations de pouvoir ?

C'est ce qu'on discute. À mon avis, dans L'Anti-Oedipe, [la différence entre] * les versions minimale et maximale n'est pas abordée avec beaucoup de clarté ; ce que Deleuze et Guattari essaieront d'éclaircir dans leur prochain livre ; il s'agit peut-être d'une obscurité voulue. La version minimale dirait que l'oedipe, le prétendu complexe d'Oedipe, est alors essentiellement l'instrument par lequel le psychanalyste trouve dans la famille les mouvements et le flux du désir. La version maximale consisterait à dire que le simple fait que quelqu'un soit désigné comme malade, le simple fait qu'il vienne se faire traiter indique déjà entre lui et son médecin, ou entre lui et ceux qui l'entourent, ou entre lui et la société qui le désigne comme malade, une relation de pouvoir. Et c'est cela qui doit être éliminé.

* Passage tronqué (N.d.T.).

La notion de schizophrénie que nous trouvons dans L' Anti-Oedipe est en même temps, peut-être, la plus générale, et par conséquent la moins élaborée : espace dans lequel tout individu se situe. Cette notion de schizophrénie n'est pas claire. Est-ce que la schizophrénie, telle que Deleuze l'entend, doit être interprétée comme étant la manière par laquelle la société, à un certain moment, impose aux individus un certain nombre de relations de pouvoir ? Ou est-ce que la schizophrénie est la structure même du désir non oedipien ? Je pense que Deleuze serait plus enclin à dire que la schizophrénie, ce qu'il appelle ainsi, est le désir non oedipianisé. J'entends par oedipe non pas un stade constitutif de la personnalité, mais une entreprise d'imposition, de contrainte par laquelle le psychanalyste - représentant d'ailleurs, en soi, la société - triangule le désir.

H. Pelegrino : Je pense que l'oedipe, c'est ça. Mais l'oedipe n'est pas que ça. L'oedipe est cette contrainte **, mais l'oedipe est plus que ça. D'ailleurs, dans la conférence, vous avez parlé d'oedipe. Votre position m'a paru extrêmement curieuse.

** En français dans le texte (N.d. T.).

Vous semblez distinguer un Oedipe qui est l'Oedipe du pouvoir, l'Oedipe de la science, un Oedipe qui déchiffre des énigmes, mais qui n'est pas encore l'Oedipe de la conscience ; c'est un Oedipe scientifique, de la connaissance. Et il y a aussi un Oedipe de la sagesse. Alors, le pouvoir et la science s'unissent en Oedipe pour réprimer le traumatisme originaire d'Oedipe, qui vient du fait qu'il est condamné à mort par sa mère, Jocaste, et par son père, Laïos. Au fond, Oedipe refuse la tache. Il se défend de sa propre nuit, en étant un homme de pouvoir et de science. De quoi se défend-il ? Il se défend de la nuit. Qu'est-ce que la nuit ? La nuit, c'est la mort. Alors Oedipe ne veut pas être un homme condamné à mort. Il a été condamné à mort par Jocaste et par Laïos. Mais nous sommes tous des condamnés à mort depuis le jour où nous sommes nés. Nous commençons à mourir dès l'instant de notre naissance. Alors, dans la mesure où Oedipe, ayant renoncé à la vision qui sert à ne pas voir - car avant l'enquête policière-militaire qu'il a mené contre lui-même, il avait des yeux pour ne pas voir - , du moment où il a assumé l'aveuglement, l'obscurité et la nuit, dans la mesure où cela est arrivé, il a commencé à être un homme de sagesse. Alors je pense qu'Oedipe est aussi un homme de la liberté. Et le problème oedipien n'est pas seulement celui de la contrainte, mais c'est aussi une tentative pour venir en deçà de la situation de contrainte *, pour s'aveugler, pour perdre la vision paranoïaque, pour perdre la connaissance, pour perdre la science, pour perdre le pouvoir, pour acquérir, enfin, la sagesse.

M. Foucault : Pour parler franchement, je dois dire que je suis entièrement en désaccord non pas proprement avec ce que vous dites, mais avec votre manière d'envisager les choses. Ce n'est absolument pas à ce niveau que je me situe. Je n'ai pas parlé d'Oedipe. Et je dois dire que pour moi Oedipe n'existe pas. Il existe un texte de Sophocle qui s'appelle Oedipe roi ; il en existe un autre qui s'appelle Oedipe à Colone ; il existe un certain nombre de textes grecs, antérieurs et postérieurs à Sophocle, qui racontent une histoire. Mais dire qu'Oedipe est ceci, qu'Oedipe a peur de la mort signifie que vous faites une analyse que j'appellerais pré-deleuzienne. Postfreudienne, mais pré-deleuzienne. Cela veut dire que vous admettez cette espèce d'identification constitutive entre Oedipe et nous. Chacun de nous est Oedipe. Or l'analyse de Deleuze, et c'est en cela qu'elle me paraît très intéressante, consiste à dire : Oedipe n'est pas nous, Oedipe, c'est les autres. Oedipe est l'autre. Et Oedipe est précisément ce grand Autre qu'est le médecin, le psychanalyste. Oedipe est, si vous voulez, la famille en tant que pouvoir. C'est le psychanalyste comme pouvoir. C'est ça, Oedipe.

* En français dans le texte (N.d. T.).

Nous ne sommes pas Oedipe. Nous sommes les autres dans la mesure où, effectivement, nous acceptons ce jeu de pouvoir. Mais dans l'analyse que j'ai pu faire, je me suis référé uniquement à la pièce de Sophocle, et Oedipe n'y est pas l'homme du pouvoir. J'ai dit que Sophocle, dans cette tragédie qui s'appelle Oedipe roi, au fond n'a presque pas parlé d'inceste. Et c'est vrai ! Il n'a parlé que du meurtre du père. De l'autre côté, tout ce que nous voyons se dérouler dans la pièce est un conflit entre les protagonistes, un certain nombre de procédures de vérité, des mesures de caractère prophétique et religieux, et d'autres au contraire, de caractère nettement judiciaire. Ce fut tout ce jeu de recherche de la vérité que Sophocle a abordé. Et c'est ainsi que la pièce apparaît plus comme une sorte d'histoire dramatisée du droit grec que comme la représentation du désir incestueux. Vous voyez donc que mon thème, et là-dessus je suis Deleuze, c'est : Oedipe n'existe pas.

H. Pelegrino : Je pense que vous avez réellement raison, au sens où l'oedipe, tel que nous l'entendons au fond, n'est pas tant un problème de désir qu'un problème de peur de la naissance. À mon avis, l'incestueux est celui qui vise à détruire le triangle pour former une dyade, pour former un point. Au fond, le projet originaire de l'incestueux, c'est de ne pas être né. Et par conséquent de ne pas être condamné à mort. De là cette rancune, fondamentale en psychanalyse, que nous rencontrons tous, dans le rapport à nos mères, qui nous ont donné le jour, et ça, nous ne le leur pardonnons pas. Ici le problème d'Oedipe est moins celui du désir que celui de la peur du désir.

M. Foucault : Vous allez trouver que je suis détestable et vous aurez raison, je suis détestable. Oedipe, je ne le connais pas. Quand vous dites qu'Oedipe, c'est le désir, ce n'est pas le désir, je réponds : si vous voulez. Qui est Oedipe ? Qu'est-ce que c'est que ça ?

H. Pelegrino : Une structure fondamentale de l'existence humaine.

M. Foucault : Alors je vous réponds en termes deleuziens - et ici je suis entièrement deleuzien - que ce n'est absolument pas une structure fondamentale de l'existence humaine, mais un certain type de contrainte *, une certaine relation de pouvoir que la société, la famille, le pouvoir politique, etc., établissent sur les individus.

H. Pelegrino : La famille est une usine d'inceste.

* En français dans le texte (N.d. T.).

M. Foucault : Prenons les choses d'une autre façon : l'idée que ce qu'on désire en premier, fondamentalement et essentiellement, ce qui devient le corrélatif du premier objet du désir, c'est la mère. C'est à ce moment que s'instaure la discussion. Deleuze vous dira, et je suis de nouveau avec lui : pourquoi désirerait-on sa mère ? Ce n'est déjà pas si amusant d'avoir une mère... Qu'est-ce qu'on désire ? Bien, on désire des choses, des histoires, des contes, Napoléon, Jeanne d'Arc, tout. Toutes ces choses sont objets de désir.

H. Pelegrino : Mais l'autre aussi est objet de désir. La mère est le premier autre. La mère se constitue propriétaire de l'enfant.

M. Foucault : Là, Deleuze vous dira : non, précisément, ce n'est pas la mère qui constitue l'autre, l'autre fondamental et essentiel du désir.

H. Pelegrino : Quel est l'autre fondamental du désir ?

M. Foucault : Il n'y a pas d'autre fondamental du désir. Il y a tous les autres. La pensée de Deleuze est profondément pluraliste. Il a fait ses études en même temps que moi et il préparait un mémoire sur Hume. J'en faisais un sur Hegel. J'étais de l'autre côté, car, à cette époque j'étais communiste, tandis qu'il était déjà pluraliste. Et je pense que ça l'a toujours aidé. Son thème fondamental : comment peut-on faire une philosophie qui soit non humaniste, non militaire, une philosophie du pluriel, une philosophie de la différence, une philosophie de l'empirique au sens plus ou moins métaphysique du mot.

H. Pelegrino : C'est en tant qu'homme adulte qu'il parle d'un enfant. L'enfant, par définition, ne peut pas avoir ce pluralisme, cet éventail d'objets. C'est, de façon caractéristique, le rapport que nous établissons avec le monde. Mais nous ne pouvons pas surcharger un pauvre enfant nouveau-né de tout cet éventail de possibilités, qui sont nos possibilités comme adultes. Y compris le problème de la psychose. C'est ça que je veux dire : l'autre, c'est le monde, les autres sont toutes les choses. Mais un enfant, quand il est nouveau-né, ne peut pas avoir cet éventail de possibilités qui est le nôtre. En raison d'une dépendance inexorable, il a comme objet primordial la mère, qui se transforme alors, par contrainte * presque biologique, en objet primordial de l'enfant.

* En français dans le texte (N.d. T.).

M. Foucault : Là, il faut faire attention aux mots. Si vous dites que le système d'existence familiale, d'éducation, de soins dispensés à l'enfant amène le désir de l'enfant à avoir pour objet premier - premier chronologiquement - la mère, je pense que je peux être d'accord. Cela nous renvoie à la structure historique de la famille, de la pédagogie, des soins dispensés à l'enfant. Mais si vous dites que la mère est l'objet primordial, l'objet essentiel, l'objet fondamental, que le triangle oedipien caractérise la structure fondamentale de l'existence humaine, je dis non.

H. Pelegrino : Il y a aujourd'hui les expériences d'un psychanalyste très important qui s'appelle René Spitz. Il montre le phénomène hospitalier. Les enfants qui n'ont pas de « maternage »périssent, meurent par manque de « mère maternelle » *.

M. Foucault : Je comprends. Cela ne prouve qu'une chose : non pas que la mère est indispensable, mais que l'hôpital n'est pas bon.

H. Pelegrino : La mère est nécessaire, mais elle n'est pas suffisante. La mère doit faire plus que pourvoir aux besoins, elle doit donner de l'amour.

M. Foucault : Écoutez. Là je reste un peu embarrassé. Je suis un peu forcé de parler pour Deleuze, et surtout dans un domaine qui n'est pas le mien. La psychanalyse proprement dite est encore plus le domaine de Guattari que celui de Deleuze. Pour revenir à cette histoire d'Oedipe : ce que j'ai fait, ce n'est absolument pas une réinterprétation du mythe d'Oedipe, mais, au contraire, une façon de ne pas parler d'Oedipe comme structure fondamentale, primordiale, universelle, mais simplement de replacer, d'essayer d'analyser un peu la tragédie même de Sophocle, où on peut voir, de façon très claire, qu'il n'est jamais question de culpabilité ou d'innocence, mais qu'au fond il s'agit à peine d'une question d'inceste. Voilà ce que je peux dire. Il me paraît beaucoup plus intéressant de replacer la tragédie de Sophocle dans une histoire de la vérité que de la replacer dans une histoire du désir ou à l'intérieur de la mythologie exprimant la structure essentielle et fondamentale du désir. Transférer donc la tragédie de Sophocle, d'une mythologie du désir à une histoire absolument réelle, historique, de la vérité.

* Spitz (R.), « Hospitalism : An Inquiry into the Genesis of Psychiatric Conditions in Early Childhood », in The Psychoanalytic Study of the Child, Londres, Imago Publishing, 1945, t. l (« Hospitalisme. Une enquête sur la genèse des états psychopathiques de la première enfance », Revue française de psychanalyse, XIIIe année, no 3, 1949, pp. 397425).

M.J. Pinto : Dans votre deuxième conférence, vous avez donné au mythe d'Oedipe une interprétation - et ici j'emploie le mot dans le sens nietzschéen, défini par vous dans votre conférence de lundi - , interprétation, disais-je, complètement différente de l'interprétation freudienne et, plus récemment, de celle de Lévi-Strauss, pour ne citer que deux interprétations de ce fameux mythe. À votre avis, votre interprétation est-elle plus valable que celles-ci, ou toutes ces interprétations sont-elles sur le même plan d'importance ? Y en aurait-il une qui surdéterminerait les autres ? Pensez-vous que le sens d'un discours est fondé sur une interprétation privilégiée ou sur l'ensemble de toutes ces interprétations ? Peut-on dire que l'interprétation est le lieu où s'annule la différence sujet / objet ?

M. Foucault : Il y a deux mots qui sont fondamentaux dans cette question, le mot « mythe » et le mot « interprétation ». Je n'ai absolument pas parlé du mythe d'Oedipe. J'ai parlé de la tragédie de Sophocle, rien d'autre. C'est l'ensemble des textes qui nous apprennent ce qu'étaient les mythes grecs, qui nous permettent d'apercevoir ce qu'était le mythe grec d'Oedipe, ou les mythes grecs sur Oedipe, car il y en avait beaucoup ; j'ai laissé tout cela totalement de côté. J'ai fait l'analyse d'un texte et non pas l'analyse d'un mystère. J'ai voulu justement démythifier cette histoire d'Oedipe, prendre la tragédie de Sophocle sans la rapporter au fonds mythique, mais en la mettant en rapport avec une tout autre chose. À quoi l'ai-je rapportée ? Eh bien, aux pratiques judiciaires. Et c'est ici qu'apparaît le problème de l'interprétation. C'est-à-dire : je n'ai pas voulu chercher le sens du mythe, savoir si ce sens est le plus important. Ce que j'ai fait, ce que j'ai voulu faire, enfin, mon analyse, ne visait pas tant les mots que le type de discours qui est développé dans la pièce, la façon, par exemple, dont les gens, les personnages se posent des questions, se répondent les uns aux autres ; quelque chose comme la stratégie du discours des uns par rapport aux autres, les tactiques employées pour parvenir à la vérité. Dans les premières scènes, on voit un type de question et de réponse, un type d'information qui est caractéristique du discours employé dans les oracles, dans les divinations, en somme par l'ensemble des prescriptions religieuses. La manière dont les questions et les réponses sont formulées, les mots employés, le temps des verbes, tout cela indique un type de discours prescriptif, prophétique. Ce qui m'a impressionné, à la fin de la pièce, lors de la confrontation des deux esclaves - celui de Corinthe et celui du Cithéron - organisée par Oedipe, c'est qu'Oedipe a joué exactement le rôle du magistrat grec du Ve siècle. Il pose exactement ce type de question, il dit à chaque esclave : « Est-ce toi-même celui qui... ? », etc. Il les soumet à un interrogatoire identique. Il demande à l'un et à l'autre s'ils se reconnaissent ; il demande à l'esclave de Corinthe et à celui du Cithéron : « Cet homme-là, le reconnais-tu ? Est-ce bien celui-là qui t'a dit telle chose ? As-tu vu telle chose ? T'en souviens-tu ? » C'est exactement la forme de cette nouvelle procédure de recherche de la vérité qui a commencé à être employée à la fin du VIe et au Ve siècle. Nous en avons la preuve dans le texte, car, à un certain moment, lorsque l'esclave du Cithéron n'ose pas dire la vérité, n'ose pas dire qu'il a reçu l'enfant des mains de Jocaste et qu'au lieu de l'exposer à la mort il l'a donné à un autre esclave, n'osant pas dire cela, il refuse de parler. Et Oedipe lui dit : « Si tu ne parles pas, je vais te torturer. » Or, dans le droit grec du Ve siècle, celui qui interrogeait avait le droit de faire torturer l'esclave d'un autre pour savoir la vérité. Chez Démosthène, nous trouvons encore quelque chose comme ça, la menace de faire torturer l'esclave de son adversaire pour lui extorquer la vérité. C'était donc, essentiellement, la forme du discours comme stratégie verbale pour obtenir la vérité, c'était ça l'objet, la base même de mon analyse. Donc, non pas une interprétation au sens de l'interprétation littéraire, ni une analyse à la manière de Lévi-Strauss. Cela répond-il à votre question ?

M.J. Pinto : La différence sujet / objet. Comme vous l'avez présenté dans votre analyse, il y a un sujet de connaissance et un objet à connaître. Dans votre première conférence, vous avez essayé de montrer qu'il n'y ajustement pas cette différence.

M. Foucault : Est-ce que vous pourriez expliciter un peu ? Votre première proposition, c'est-à-dire : vous avez eu l'impression que je faisais une différence entre le sujet de la connaissance et...

M.J. Pinto : Il m'a semblé que vous vous placiez comme un sujet qui cherche à connaître une vérité, une vérité objective.

M. Foucault : Vous voulez dire que je me suis placé... ?

M.J. Pinto : Oui, oui, j'ai compris comme ça.

M. Foucault : Je me suis placé comme un sujet * de connaissance...

* En français dans le texte (N.d. T.).

M.J. Pinto : Je me réfère surtout à la première conférence, où vous avez soulevé le problème selon lequel le sujet lui-même est formé par l'idéologie.

M. Foucault : Non, absolument pas par l'idéologie. J'ai bien précisé que ce n'était pas une analyse de type idéologique que je présentais. Reprenons par exemple ce que je disais hier. Si vous lisez Bacon, ou, en tout cas, dans la tradition de la philosophie empiriste - et non seulement de la philosophie empiriste, mais finalement de la science expérimentale, de la science de l'observation anglaise, à partir de la fin du XVIe siècle, et puis la française, etc. - , dans cette pratique de la science de l'observation, vous avez un sujet, d'une certaine façon neutre, sans préjugés, qui, devant le monde extérieur, est capable de voir ce qui se passe, de le saisir, de le comparer. Ce type de sujet, en même temps vide, neutre, qui sert de point de convergence pour tout le monde empirique, et qui va devenir le sujet encyclopédique du XVIIIe siècle, comment s'est-il formé ? Est-ce un sujet naturel ? Est-ce que tout homme a pu faire cela ? Faudra-t-il admettre que, s'il ne l'a pas fait avant le XVe siècle, mais au XVIe siècle, ce fut seulement parce qu'il avait des préjugés ou des illusions ? Est-ce que c'étaient des voiles idéologiques qui l'empêchaient de porter ce regard neutre et accueillant sur le monde ? Telle est l'interprétation traditionnelle, et je crois encore que c'est l'interprétation donnée par les marxistes, qui diront : les pesanteurs idéologiques d'une certaine époque empêchaient que... Je leur dirai non, il ne me semble pas qu'une telle analyse soit suffisante. En fait, ce sujet supposé neutre est lui-même une production historique. Il a fallu tout un réseau d'institutions, de pratiques pour arriver à ce qui constitue cette espèce de point idéal, de lieu à partir duquel les hommes devraient poser sur le monde un regard de pure observation. Dans l'ensemble, il me paraît que la constitution historique de cette forme d'objectivité pourrait être trouvée dans les pratiques judiciaires et, en particulier, dans la pratique de l'enquête *. Cela répond-il à votre question ?

M. T. Amaral : Avez-vous l'intention de développer une étude du discours à travers la stratégie...

M. Foucault : Oui, oui.

M. T. Amaral : Vous avez dit que ce serait l'une des recherches que vous feriez... très spontanément... ?

M. Foucault : En fait, j'ai dit que j'avais trois projets qui convergeaient, mais ils ne se situent pas au même niveau. Il s'agit, d'un côté, d'une sorte d'analyse du discours comme stratégie, un peu à la manière de ce que font les Anglo-Saxons, en particulier Wittgenstein, Austin, Strawson, Searle. Ce qui me semble un peu limité dans l'analyse de Searle, de Strawson, etc., c'est que les analyses de la stratégie d'un discours qui se font autour d'une tasse de thé, dans un salon d'Oxford, ne concernent que des jeux stratégiques qui sont intéressants, mais qui me paraissent profondément limités. Le problème serait de savoir si nous ne pourrions pas étudier la stratégie du discours dans un contexte historique plus réel, ou à l'intérieur de pratiques qui sont d'une espèce différente de celle des conversations de salon.

* En français dans le texte (N.d. T.),

Par exemple, dans l'histoire des pratiques judiciaires, il me paraît qu'on peut retrouver, on peut appliquer l'hypothèse, on peut projeter une analyse stratégique du discours à l'intérieur des processus historiques réels et importants. C'est d'ailleurs un peu ce que, dans ses recherches actuelles, Deleuze fait à propos du traitement psychanalytique. On veut voir comment, dans la cure psychanalytique, s'accomplit cette stratégie du discours, en étudiant la cure psychanalytique non pas en tant que processus de dévoilement, mais, au contraire, comme jeu stratégique entre deux individus parlants, où l'un se tait, mais dont le silence stratégique est au moins aussi important que le discours. Cela étant, les trois projets dont j'ai parlé ne sont pas incompatibles, mais il s'agit d'appliquer une hypothèse de travail à un domaine historique.

A. R. de Sant'Anna : Étant donné votre position de stratège, serait-il pertinent de vous rapprocher de la problématique du pharmakon et de vous placer du côté des sophistes (de la vraisemblance) et non pas du côté des philosophes (de la parole de vérité) ?

M. Foucault : Ah, là-dessus je suis radicalement du côté des sophistes. D'ailleurs, j'ai fait ma première leçon au Collège de France sur les sophistes. Je pense que les sophistes sont très importants. Car nous avons là une pratique et une théorie du discours qui est essentiellement stratégique : nous bâtissons des discours et nous discutons non pas pour arriver à la vérité, mais pour vaincre. C'est un jeu : qui perdra, qui vaincra ? C'est pour cela que la lutte entre Socrate et les sophistes me paraît très importante. Pour Socrate, cela ne vaut la peine de parler que si l'on veut dire la vérité. En deuxième lieu, si pour les sophistes, parler, discuter, c'est chercher à remporter la victoire à n'importe quel prix, voire au prix des ruses les plus grossières, c'est que pour eux la pratique du discours n'est pas dissociable de l'exercice du pouvoir. Parler, c'est exercer un pouvoir, parler, c'est risquer son pouvoir, parler, c'est risquer de réussir ou de tout perdre. Et là il y a encore quelque chose de très intéressant, que le socratisme et le platonisme ont complètement écarté : le parler, le logos, enfin, à partir de Socrate, n'est plus l'exercice d'un pouvoir ; c'est un logos qui n'est qu'un exercice de la mémoire. Ce passage du pouvoir à la mémoire est quelque chose de très important. En troisième lieu, il me semble que c'est également important, chez les sophistes, cette idée que le logos, enfin, le discours, est quelque chose qui a une existence matérielle. Cela veut dire que, dans les jeux sophistiques, une fois qu'une chose est dite, elle a été dite. Dans le jeu entre les sophistes, on discute : vous avez dit telle chose ; vous l'avez dite et vous restez attaché à elle par le fait de l'avoir dite. Vous ne pouvez plus vous libérer d'elle. Cela arrive non pas en fonction d'un principe de contradiction, dont les sophistes se soucient peu, mais, d'une certaine manière, parce que maintenant ce qu'on a dit est là, matériellement. C'est là matériellement et vous ne pouvez plus rien faire. D'ailleurs, ils ont beaucoup joué de cette matérialité du discours, puisqu'ils ont été les premiers à jouer de toute cette contradiction, de ces paradoxes dont les historiens ensuite se sont délectés. Ce sont eux qui ont dit en premier : est-ce que quand je dis le mot char, le char passe effectivement par ma bouche ? Si un char ne peut pas passer à travers ma bouche, je ne peux pas prononcer le mot char. Enfin, ils ont joué de cette double matérialité : celle dont nous parlons et celle du mot lui-même. Du fait que, pour eux, le logos était en même temps un événement qui s'était produit une fois pour toutes, la bataille avait été engagée, on avait jeté les dés, et voilà, on ne pouvait plus rien faire. La phrase avait été dite. Et puis c'est en même temps une matérialité, cela a un certain écho ; et on voit d'ailleurs comment les historiens, à partir de là, ont développé tout ce problème du corporel, incorporel, relativement indifférent. Or, là encore, le logos platonicien tend à être de plus en plus immatériel, plus immatériel que la raison, la raison humaine. Alors la matérialité du discours, le caractère factuel du discours, le rapport entre discours et pouvoir, tout cela me paraît un noyau d'idées qui étaient profondément intéressantes, et que le platonisme et le socratisme ont totalement repoussées au profit d'une certaine conception du savoir.

R. Machado : [incompréhensible] *... (* La bande est ici inaudible.) quand on discute la vérité.

M. Foucault : Là je vous dirai que les discours sont effectivement des événements, les discours ont une matérialité.

R. Machado : Je ne parle pas des vôtres, je parle des autres discours, au long de toute l'histoire du discours.

M. Foucault : Certes, mais ici je suis obligé de vous dire ce que j'entends par discours. Le discours a fonctionné exactement comme ça ; simplement, toute une tradition philosophique l'a déguisé, l'a occulté. Quelqu'un dans ma conférence, un étudiant en droit, a dit : « Alors, je suis très content, enfin on réhabilite le droit. » Oui, tout le monde a ri, mais je n'ai pas voulu répondre à sa remarque. Et il a poursuivi : « C'est très bien ce que vous dites. » Car, en fait, il y a toujours eu une certaine difficulté, une certaine ignorance, en tout cas, de la philosophie, non pas au sujet de la théorie du droit, puisque toute la philosophie occidentale a été liée à la théorie du droit, mais elle a été très imperméable à la pratique même du droit, à la pratique judiciaire. Au fond, la grande opposition entre le rhéteur et le philosophe - le mépris que le philosophe, l'homme de la vérité, l'homme du savoir a toujours eu pour celui qui n'était qu'un orateur : le rhéteur, l'homme de discours, d'opinion, celui qui cherche des effets, celui qui cherche à remporter la victoire - , cette rupture entre philosophie et rhétorique me paraît caractériser ce qui s'est passé au temps de Platon *. Et le problème est de réintroduire la rhétorique, l'orateur, la lutte du discours à l'intérieur du champ de l'analyse ; non pas pour faire, comme les linguistes, une analyse systématique des procédés rhétoriques, mais pour étudier le discours, même le discours de vérité, comme des procédés rhétoriques, des manières de vaincre, de produire des événements, de produire des décisions, de produire des batailles, de produire des victoires. Pour « rhétoriser » la philosophie.

R. Machado : Il faut détruire la volonté de vérité, n'est-ce pas ?

M. Foucault : Oui.

L. C. Lima : Il s'agit, si j'ai compris votre intention, de proposer une analyse qui conjugue le binôme savoir et pouvoir. Quand vous avez dit, à l'instant, qu'il ne s'agissait pas du mythe d'Oedipe, mais de lire le texte de Sophocle, il me semble qu'il s'agissait implicitement de re-privilégier l'énoncé **, d'où cette nécessité de relire le texte, de relire l'énoncé. La première raison que je vois à cela est que, sans doute, le type de lecture lévi-straussienne du texte, par exemple, ne me permet pas de lire le pouvoir qui est dans le texte. Alors là, vous dites : ce que nous allons relire dans l'Oedipe n'est pas la question de la culpabilité ou de l'innocence. Au fond, Oedipe se conduit comme un juge reproduisant la stratégie du discours grec, etc. Nous revenons nécessairement à Deleuze. Deleuze fait la comparaison, il cherche à montrer que si, d'un côté, le complexe d'Oedipe, une oedipianisation, est propre à une certaine formation sociale, de l'autre côté, il est une espèce de hantise **, d'obsession ** de la société. Cette obsession ne se serait actualisée, ne se ferait présente que dans une formation sociale, avec l'apparition de l'Urstaat, l'État originaire. Il dit alors que c'est dans cette formation sociale dans laquelle l'Oedipe s'actualise qu'il commence à y avoir l'« impérialisme du signifiant » **. Il s'agit pour votre part, de « rompre avec l'impérialisme du signifiant » **, de « proposer une

* La traduction portugaise donne : « me paraît plus caractéristique que ce qui s'est passé au temps de Platon » (N.d.T.).

** En français dans le texte (N.d.T.).

Il s'agit pour votre part, de « rompre avec l'impérialisme du signifiant » *, de « proposer une stratégie du langage » * : du discours comme stratégie, le discours non plus comme recherche de la vérité, mais comme exercice de pouvoir.

* En français dans le texte (N.d. T.).

La première conclusion que j'en tirerai est provocatrice : il me semble que ce qui est en train d'être proposé est un retour au régime de l'épreuve * contre le régime de l'enquête *. La seconde : il me semble que si on posait la chaîne suivante : Oedipe actualisé, impérialisme du signifiant contre libération du désir, contre Oedipe, le refoulement d'Oedipe *, s'il s'agit maintenant de proposer une libération du désir contre cette répression causée par Oedipe et, par conséquent, une analyse non plus du texte comme chaîne signifiante, mais du discours comme stratégie, comme re-réthorisation du discours, je me demande : comment, opérationnellement, cela se distingue-t-il de l'analyse classique du discours prononcé ?

M. Foucault : Il y a une tradition de recherches qui vont dans cette direction et qui ont déjà obtenu des résultats très importants. Je suppose que vous connaissez l'oeuvre de Dumézil, encore qu'elle soit beaucoup moins connue que celle de Lévi-Strauss. On a l'habitude de classer Dumézil parmi les ancêtres du structuralisme, de dire qu'il a été un structuraliste encore peu conscient de lui-même, n'ayant pas encore les moyens d'analyse rigoureux et mathématiques qu'avait Lévi-Strauss, qu'il a fait, sous certains aspects, de façon empirique, encore lourdement historique, une ébauche de ce que Lévi-Strauss fera plus tard. Dumézil n'est pas du tout content de ce type d'interprétation de son oeuvre d'analyse historique, et il est de plus en plus hostile à l'oeuvre de Lévi-Strauss. Dumézil lui-même n'a pas été le premier sur ce terrain, ni le dernier. Il y a actuellement en France un groupe autour de Jean-Pierre Vernant qui reprend un peu les idées de Dumézil et essaie de les appliquer. Dans l'analyse de Dumézil, il y a la recherche d'une structure, c'est-à-dire la tentative de montrer que dans un mythe, par exemple, l'opposition entre deux personnages était une opposition de type structurel, c'est-à-dire qui contenait un certain nombre de transformations cohérentes. Dans ce sens, Dumézil faisait exactement du structuralisme. Mais l'important chez lui, ce qui jusqu'à maintenant a été un peu négligé, quand on relit Dumézil, tient dans deux points importants. D'abord Dumézil disait que lorsqu'il faisait des comparaisons il pouvait prendre par exemple un mythe sanscrit, une légende sanscrite, et après les comparer. Avec quoi ? Pas forcément avec un autre mythe, mais par exemple avec un rituel assyrien ou encore avec une pratique judiciaire romaine. Pour lui, il n'y a donc pas de privilège absolu accordé au mythe verbal, au mythe en tant que production verbale, mais il admet que les mêmes relations puissent intervenir aussi bien dans un discours que dans un rituel religieux ou dans une pratique sociale. Je pense que Dumézil, loin d'identifier ou de projeter toutes les structures sociales, les pratiques sociales, les rites, dans un univers du discours, replace, au fond, la pratique du discours à l'intérieur des pratiques sociales. Telle est la différence fondamentale entre Dumézil et Lévi-Strauss. Deuxièmement, étant donné l'homogénéisation faite entre le discours et la pratique sociale, il traite le discours comme étant une pratique qui a son efficacité, ses résultats, qui produit quelque chose dans la société, qui est destinée à avoir un effet, obéissant, par conséquent, à une stratégie. Dans la ligne de Dumézil, Vernant et d'autres ont repris les mythes assyriens et ont montré que ces grands mythes de la jeunesse du monde étaient des mythes qui avaient pour fonction essentielle de restaurer, de revigorer le pouvoir royal. Chaque fois qu'un roi en remplaçait un autre, ou qu'il était arrivé à la fin de la période de ses quatre ans de gouvernement, et qu'une autre devait commencer, on récitait des rites qui avaient pour fonction de revigorer le pouvoir royal ou la personne même du roi. Bref, nous voyons ce problème du discours comme rituel, comme pratique, comme stratégie à l'intérieur des pratiques sociales.

Alors, vous avez dit qu'on finit par placer au premier plan l'énoncé, la chose dite, la scène de ce qui a été dit. Il nous faut savoir ce que nous entendons par énoncé. Si nous voulons appeler « énoncé » l'ensemble des mots, l'ensemble d'éléments signifiants, et puis le sens du signifiant et du signifié, je dirai que ce n'est pas cela que moi et Dumézil entendons par énoncé, enfin par discours. Il y a, en Europe, toute une tradition d'analyse du discours à partir des pratiques judiciaires, politiques, etc. Il y a en France, Glotz, Gernet, Dumézil et actuellement Vernant, qui pour moi ont été les personnes les plus significatives.

Le structuralisme consiste à prendre des ensembles de discours et à les traiter seulement comme des énoncés, en cherchant les lois de passage, de transformation, les isomorphismes entre ces ensembles d'énoncés. Ce n'est pas cela qui m'intéresse.

L. C. Lima : C'est-à-dire que la différence est une différence de corpus. La comparaison d'un mythe avec un autre suppose un corpus, tandis que vous proposez la comparaison entre des corpus hétérogènes.

M. Foucault : Entre des corpus hétérogènes, mais avec une espèce d'isotopie, c'est-à-dire ayant comme champ d'application un domaine historique particulier. Le découpage de Lévi-Strauss suppose, en vérité, une certaine homogénéité, puisqu'il s'agit de mythes, de discours, mais il n'y a pas d'homogénéité historique, ou historico-géographique ; alors que, ce que Dumézil cherche, c'est à établir, à l'intérieur d'un ensemble constitué par les sociétés indo-européennes, ce qui constitue un corpus, une isotopie géographique et politique, historique et linguistique, une comparaison entre les discours théoriques et les pratiques.

M. T. Amaral : S'en remettre à un sujet pour comprendre les formations discursives est un processus mythifiant dans lequel se cache le volume du discours. S'en remettre à la pratique et à l'histoire ne signifie-t-il pas occulter à nouveau ce discours ?

M. Foucault : Vous accusez une certaine forme d'analyse de cacher les niveaux du discours de la pratique discursive, de la stratégie discursive. Vous voulez savoir si l'analyse que je propose n'occulterait pas d'autres choses ?

M. T. Amaral : Vous nous avez montré comment les formations discursives constituent un fait - et je crois qu'elles sont le seul fait que nous pouvons réellement considérer comme tel - et qu' interpréter celui-ci, le remettre à un sujet ou à des objets était mythifier. Dans votre conférence, cependant, vous vous êtes référé aux pratiques et à l'histoire ; par conséquent je ne comprends pas très bien.

M. Foucault : Vous m'attribuez l'idée que le seul élément en réalité analysable, le seul qui s'offrirait à nous serait le discours. Et que, par conséquent, le reste n'existe pas. Il n'existe que le discours.

M. T. Amaral : Je ne dis pas que le reste n'existe pas ; je dis que ce n'est pas accessible.

M. Foucault : Cela est un problème important. En vérité, il n'y aurait pas de sens à dire qu'il n'y a que le discours qui existe. Un exemple très simple : l'exploitation capitaliste, d'une certaine façon, s'est réalisée sans que jamais sa théorie ait été vraiment formulée directement dans un discours. Elle a pu être révélée ultérieurement par un discours analytique : discours historique ou discours économique. Mais les processus historiques se sont-ils exercés - ou non à l'intérieur d'un discours ? Ils se sont exercés sur la vie des gens, sur leurs corps, sur leurs horaires de travail, sur leur vie et leur mort. Cependant, si nous voulons faire l'étude de l'établissement et des effets de l'exploitation capitaliste, qu'aurons-nous à traiter ? Où la verrons-nous se traduire ? Dans les discours, compris au sens large, c'est-à-dire dans les registres du commerce, des taux de salaires, des douanes. Nous la trouverons encore dans les discours au sens strict :

dans les décisions prises par les conseils d'administration et dans les règlements des usines, dans les photographies [sic], etc. Tout cela, en un certain sens, ce sont des éléments du discours. Mais il n'y a pas qu'un seul univers du discours à l'extérieur duquel nous nous placerions et qu'ensuite nous étudierons. Nous pourrions, par exemple, étudier le discours moral que le capitalisme ou ses représentants, le pouvoir capitaliste, ont développé pour expliquer que le salut était de travailler sans jamais exiger une quelconque augmentation de salaire. Cette « éthique du travail » a constitué un type de discours extraordinairement important dès la fin du XVIIIe siècle jusqu'à la fin du XIXe siècle. Discours moral que nous trouvons dans les catéchismes catholiques, dans les guides spirituels protestants, dans les livres scolaires, dans les journaux, etc. Nous pouvons alors prendre ce corpus, cet ensemble du discours moral capitaliste et, par l'analyse, montrer à quelle finalité stratégique cela correspondrait, faisant ainsi le rapport entre ce discours et la pratique même de l'exploitation capitaliste. Et à ce moment-là l'exploitation capitaliste nous servira d'élément extradiscursif pour étudier la stratégie de ces discours moraux. Il est vrai, cependant, que ces pratiques, ces processus d'exploitation capitaliste seront connus, d'une certaine façon, à travers un certain nombre d'éléments discursifs.

Bref, nous pouvons parfaitement mettre en oeuvre ensuite un autre procédé qui ne contrarie pas le précédent. Prendre, par exemple, des discours économiques capitalistes : on peut se demander comment s'est établie la comptabilité des entreprises capitalistes. On peut faire l'histoire de ce contrôle que l'entreprise capitaliste a effectué, depuis les salaires comptabilisés, qui apparaissent à partir de la fin du Moyen Âge, jusqu'à la gigantesque comptabilité nationale de nos jours. On peut parfaitement faire l'analyse de ce type de discours, dans le dessein de montrer à quelle stratégie il s'attachait, à quoi il servait, comment il fonctionnait dans la lutte économique. Et à partir de quoi ferait-on cela ? À partir de certaines pratiques qui seraient connues à travers d'autres discours.

H. Pelegrino : Vous affirmez que la relation entre l'analyste et le patient est une relation de pouvoir. Je suis d'accord, mais je ne crois pas qu'une analyse doit être nécessairement quelque chose qui constitue une relation de pouvoir, dans laquelle l'analyste a le pouvoir et l'analysé est soumis à ce pouvoir. S'il en est ainsi, je peux vous dire que l'analyse est mauvaise, qu'elle est mal faite et se transforme en une psychothérapie directive. L'analyste se met à jouer un rôle substitutif, dominateur. Ce n'est pas un analyste. À vrai dire, quand un analyste a du pouvoir, il est investi d'un pouvoir que le patient lui donne. Parce qu'il a besoin que l'analyste ait du pouvoir, car, d'un certain côté, le patient est dépendant du pouvoir de l'analyste. Et même, il arrive fréquemment qu'un patient donne à l'analyste, confère à l'analyste un pouvoir omnipotent, qui est le reflet des désirs d'omnipotence du patient. Alors toute l'analyse, en dernière instance, consiste à questionner ce pouvoir que l'analysé veut donner à l'analyste. L'analysé veut se départir de sa cure et de sa recherche, pour que l'analyste le remplace dans la tâche d'exister. L'analyste, s'il est un bon analyste, doit justement questionner et détruire cette démarche * transférentielle par laquelle le patient veut lui donner le pouvoir, l'investir d'un pouvoir qu'il ne peut pas accepter, et qu'il doit essayer de dissoudre dans une atmosphère d'entente humaine, atmosphère d'égalité absolue, dans une atmosphère de recherche de la vérité.

M. Foucault : Cette discussion est extrêmement importante. Il y a soixante ans, en 1913 **, étaient ici pour parler de psychanalyse des Brésiliens et des Allemands (pas de Français, car à cette époque ils ne savaient rien à ce sujet). La discussion était aussi vigoureuse que celle de maintenant. Mais sur quoi portait-elle ? Sur le problème de savoir si tout était effectivement sexuel. Autrement dit, le thème du débat était la question de la sexualité, de la généralité et de l'extension de la sexualité, ce qui a provoqué des discussions également violentes.

Je trouve formidable que nous ayons discuté pendant quinze minutes de psychanalyse et que les mots de sexualité, libido et désir n'aient été pratiquement pas prononcés. Pour quelqu'un comme moi qui, depuis un certain nombre d'années, suis en train de placer les choses du côté de la relation de pouvoir, voir comment on discute maintenant à propos de la psychanalyse me rend très heureux. Je pense que nous passons, actuellement, par une transformation complète des problèmes traditionnels.

Je ne sais pas si est déjà arrivé au Brésil un livre écrit par Castel, intitulé Le Psychanalysme ***, qui est paru il y a trois semaines. Robert Castel est un ami, nous avons travaillé ensemble. Il essaie de reprendre cette idée que, en dernière analyse, la psychanalyse cherche seulement à déplacer, à modifier, enfin à reprendre les relations de pouvoir qui sont celles de la psychiatrie traditionnelle.

* En français dans le texte (N.d. T.).

** Freud ne signale la constitution d'un groupe de psychanalystes au Brésil qu'à partir de 1928.

*** Castel (R.), Le Psychanalysme, Paris, Maspero, coll. « Textes à l’appui : psychiatries », 1973.

J'avais exprimé cela, maladroitement, à la fin de l' Histoire de la folie. Mais Castel traite le sujet très sérieusement, avec une documentation, notamment sur la pratique psychiatrique, psychanalytique, psychothérapeutique, dans une analyse en termes de relation de pouvoir. Je crois que c'est un travail très intéressant, mais qui peut beaucoup blesser les psychanalystes. Ce qui est curieux, c'est que ce livre est sorti en mars, et quand j'ai quitté la France, au début de mai, les journaux n'avaient pas encore osé en parler.

Quand vous dites que la psychanalyse est faite pour détruire la relation de pouvoir, je suis d'accord. Je suis d'accord quand je pense qu'on peut parfaitement imaginer une certaine relation qui se vérifierait entre deux individus, ou entre plusieurs individus, et qui aurait pour fonction d'essayer de maîtriser et de détruire complètement les relations de pouvoir ; enfin d'essayer de les contrôler d'une façon quelconque, car la relation de pouvoir passe par notre chair, notre corps, notre système nerveux. L'idée d'une psychothérapie, d'une relation en groupe, d'une relation qui essaierait de briser complètement cette relation de pouvoir est une idée profondément féconde, et ce serait formidable si les psychanalystes plaçaient cette relation de pouvoir au sein même de leur projet.

Mais je dois dire que la psychanalyse, telle qu'elle est pratiquée actuellement, à tant de francs par séance, ne donne pas lieu à ce qu'on puisse dire : elle est destruction des relations de pouvoir. Jusqu'à maintenant, elle a été conduite sous la forme d'une normalisation.

H. Pelegrino : Il y a une série de symptômes importants comme, par exemple, l'antipsychiatrie, le mouvement argentin ; et naturellement vous avez déjà fait connaissance avec un groupe italien de psychanalystes, un groupe brillant qui a rompu avec l'Internationale et a fondé la IVe Internationale. Il faut donc qu'on observe non pas un ou deux exemples isolés, qui donneraient de la psychanalyse la vision d'une institution globalement oppressive. Je pense qu'aujourd'hui cela n'est pas une vision correcte ; aussi, il existe déjà un mouvement qui a pris corps, et qui se place justement dans la position d'un questionnement radical du pouvoir. Cela est la preuve que la psychanalyse est exactement un processus de destruction d'une relation de pouvoir de domination nominale.

M. Foucault : Je répète que je ne suis pas psychanalyste, mais je m'étonne quand j'entends dire que la psychanalyse est la destruction des relations de pouvoir. Je dirais qu'il y a, actuellement, dans le milieu psychothérapeutique, un certain nombre de gens qui, partant d'expériences et de principes différents, essaient de voir comment on pourrait faire une psychothérapie qui ne serait pas assujettie à ces relations de pouvoir. Nous pouvons les citer, mais nous ne pouvons pas dire que la psychanalyse, c'est cela. Ceux qui essaient de détruire ces relations de pouvoir affrontent de grandes difficultés et c'est avec une modestie louable qu'ils se réfèrent à leurs tentatives.

H. Pelegrino : Mais aujourd'hui il y a psychanalystes et psychanalystes. Nous, heureusement, avons déjà perdu cette unité monolithique qui nous caractérisait.

M. Foucault : Permettez-moi de parler comme historien. En envisageant la psychanalyse comme phénomène culturel qui a eu une réelle importance dans le monde occidental, nous pourrions dire que, comme pratique, envisagée comme un tout, la psychanalyse a joué un rôle dans le sens de la normalisation. D'ailleurs, on pourrait dire la même chose de l'Université, qui reconstitue aussi les relations de pouvoir ; mais il y a, néanmoins quelques universités qui ont essayé et essaient de ne pas remplir cette fonction. Je suis d'accord avec vous en ce qui concerne l'effort qu'on fait actuellement dans le sens de la destruction des relations de pouvoir à l'intérieur de la psychanalyse, mais je ne qualifierais pas la psychanalyse de science qui met en question le pouvoir. Pas plus que je ne qualifierais la théorie freudienne d'essai de contestation du pouvoir. Peut-être que la différence entre nos points de vue est due à la différence entre nos contextes respectifs. En France, il y a eu un certain nombre de gens que nous appelons freudo-marxistes qui ont eu une certaine importance idéologique. D'après eux, il y aurait deux théories qui seraient, par essence, révolutionnaires et contestataires : la théorie marxiste et la théorie freudienne. L'une centrée sur les relations de production et l'autre sur les relations de plaisir ; révolution dans les relations de production, révolution dans le désir, etc. Or, même dans la théorie marxiste, nous pourrons trouver beaucoup d'exemples de reconduction des relations de pouvoir...

L. C. Lima : Il me semble que la question centrale n'est pas la psychanalyse ; c'est le traitement de l'idée de pouvoir. La façon dont elle est en train d'être traitée la convertit en fétiche. C'est-à-dire : chaque fois qu'on parle de pouvoir, on pense à l'exploitation ; je paie un analyste, dont je suis opprimé. On parle de l'Université, mais Foucault est payé pour nous parler. Ce n'est pas le problème du paiement en soi qui détermine une relation négative. Si nous prenons le pouvoir comme une réalité une, tout pouvoir signifie oppression : je convertis le pouvoir en fétiche. J'aurai plutôt à analyser les conditions négatives et positives du pouvoir, car, si je ne fais pas cette distinction, je serai en train de rétablir simplement une base anarchiste ou, dans une version plus contemporaine, une version académique, érudite d'une pensée hippie.

C. Katz : J'aimerais ajouter que je ne vois pas où est le caractère pernicieux de la pensée hippie, anarchiste. À mon avis, Deleuze est hippie et anarchiste, et je ne vois pas en quoi c'est pernicieux.

M. Foucault : Je n'ai absolument pas voulu identifier pouvoir et oppression. Pourquoi ? D'abord parce que je pense qu'il n'y a pas un pouvoir, mais que, dans une société, il existe des relations de pouvoir extraordinairement nombreuses, multiples, à différents niveaux, où les unes s'appuient sur les autres, et où les unes contestent les autres. Des relations de pouvoir très différentes viennent s'actualiser à l'intérieur d'une institution ; par exemple, dans les rapports sexuels, nous avons des relations de pouvoir, et il serait simpliste de dire que ces relations sont la projection du pouvoir de classe. Même d'un point de vue strictement politique, dans certains pays de l'Occident, le pouvoir, le pouvoir politique est exercé par des individus ou des classes sociales qui ne détiennent absolument pas le pouvoir économique. Ces relations de pouvoir sont subtiles, à divers niveaux, et nous ne pouvons pas parler d'un pouvoir, mais plutôt décrire des relations de pouvoir ; tâche difficile et qui impliquerait un long processus. Nous pourrions les étudier du point de vue de la psychiatrie, de la société, de la famille. Ces relations sont si multiples qu'elles ne pourraient pas être définies comme oppression, en résumant tout dans une phrase : « Le pouvoir opprime. » Ce n'est pas vrai. Le pouvoir n'opprime pas, pour deux raisons : premièrement, parce qu'il procure du plaisir, du moins à certaines personnes. Nous avons toute une économie libidinale du plaisir, toute une érotique du pouvoir ; cela vient prouver que le pouvoir n'est pas seulement oppressif. En deuxième lieu, le pouvoir peut créer. Dans la conférence d'hier, j'ai essayé de montrer que des choses comme les relations de pouvoir, les confiscations, etc., ont produit quelque chose de merveilleux qui est un type de savoir qui se transforme en enquête * et donne lieu à une série de connaissances. Bref, je n'approuve pas l'analyse simpliste qui considérerait le pouvoir comme une seule chose. Quelqu'un a dit ici que les révolutionnaires cherchent à prendre le pouvoir. Là, je serais beaucoup plus anarchiste. Il faut dire que je ne suis pas anarchiste au sens où je n'admets pas cette conception entièrement négative du pouvoir ; mais je ne suis pas d'accord avec vous lorsque vous dites que les révolutionnaires cherchent à prendre le pouvoir.

* En français dans le texte (N.d.T.).

Ou plutôt, je suis d'accord, en ajoutant « Dieu merci ! oui ». Pour les révolutionnaires authentiques, s'emparer du pouvoir signifie s'emparer d'un trésor qui se trouve dans les mains d'une classe, pour le livrer à une autre classe, en l'occurrence le prolétariat. Je crois que c'est ainsi qu'on conçoit la révolution et la prise du pouvoir. Observez alors l'Union soviétique. Nous avons là un régime où les relations de pouvoir dans la famille, dans la sexualité, dans les usines dans les écoles restent les mêmes. Le problème est de savoir si nous pouvons, dans le régime actuel, transformer à des niveaux microscopiques - à l'école, dans la famille - les relations de pouvoir, de telle sorte que, quand il y aura une révolution politico-économique, nous ne trouvions pas, après, les mêmes relations de pouvoir que nous trouvons maintenant. C'est le problème de la révolution culturelle en Chine...

R. Muraro : Une fois que l'archéologie semble ne pas obéir à une méthode, pouvons-nous la considérer comme une activité apparentée à l'art ?

M. Foucault : Il est vrai que ce que j'essaie de faire est de moins en moins inspiré par l'idée de fonder une discipline plus ou moins scientifique. Ce que je cherche à faire n'est pas quelque chose qui soit lié à l'art, mais plutôt une espèce d'activité. Une espèce d'activité, mais non une discipline. Une activité essentiellement historico-politique. Je ne crois pas que l 'histoire puisse servir à la politique par le fait de lui fournir des modèles ou des exemples. Je ne cherche pas à savoir, par exemple, dans quelle mesure la situation de l'Europe au début du XIXe siècle est semblable à la situation du reste du monde à la fin du XXe siècle. Ce système d'analogie ne me semble pas fécond. D'un autre côté, il me semble que l'histoire peut servir à l'activité politique et que celle-ci, à son tour, peut servir à l'histoire dans la mesure où la tâche de l'historien ou, mieux, de l'archéologue serait de découvrir les bases, les continuités dans le comportement, dans le conditionnement, dans les conditions d'existence, dans les relations de pouvoir, etc. Ces bases, qui se sont constituées à un moment donné, qui ont remplacé d'autres bases et qui sont restées, sont actuellement cachées sous d'autres productions, ou sont cachées simplement parce qu'elles ont fait tellement partie de notre corps, de notre existence. Ainsi, il me semble évident que tout cela a eu une genèse historique. En ce sens, l'analyse archéologique aurait, premièrement, la fonction de découvrir ces continuités obscures incorporées en nous. En partant de l'étude de leur formation, nous pourrions, en deuxième lieu, constater l'utilité qu'elles ont eue et qu'elles ont encore aujourd'hui ; comment elles agissent dans l'économie actuelle de nos conditions d'existence. En troisième lieu, l'analyse historique permettrait encore de savoir déterminer à quel système de pouvoir sont liées ces bases, ces continuités, et, par conséquent, comment faire pour les aborder. Par exemple, dans le domaine de la psychiatrie, il me semble qu'il est intéressant de savoir comment s'est instauré le savoir psychiatrique, l'institution psychiatrique au début du XIXe siècle, de voir comment tout cela a été engagé à l'intérieur d'une série de relations économiques ou du moins utiles, si nous voulons lutter maintenant contre toutes les instances de normalisation. Pour moi, l'archéologie, c'est cela : une tentative historico-politique qui ne se fonde pas sur des relations de ressemblance entre le passé et le présent, mais plutôt sur des relations de continuité et sur la possibilité de définir actuellement des objectifs tactiques de stratégie de lutte, précisément en fonction de cela.

Intervenant non identifié : Deleuze a dit que vous étiez un poète. Or, vous venez d'affirmer que vous n'êtes pas un poète, que l'archéologie n'est pas un art, n'est pas une théorie, n'est pas un poème ; c'est une pratique. Est-ce que l'archéologie est une machine miraculeuse ?

M. Foucault : L'archéologie est une machine, sans doute, mais pourquoi miraculeuse ? Une machine critique, une machine qui remet en question certaines relations de pouvoir, une machine qui a, ou du moins devrait avoir, une fonction libératrice. Dans la mesure où nous en venons à attribuer à la poésie une fonction libératrice, je dirais non que l'archéologie est, mais que j'aimerais qu'elle fût poétique. Je ne me rappelle pas bien en quoi Deleuze a dit que j'étais un poète, mais si je veux donner un sens à cette affirmation, ce serait en ceci que Deleuze a voulu dire que mon discours ne cherche pas à obéir aux mêmes lois de vérification qui régissent l'histoire proprement dite, une fois que celle-ci a pour seule fin de dire la vérité, dire ce qui s'est passé, au niveau de l'élément, du processus, de la structure des transformations. Je dirais, de manière beaucoup plus pragmatique, qu'au fond ma machine est bonne ; non pas dans la mesure où elle transcrit ou fournit le modèle de ce qui s'est passé, mais dans la mesure où elle réussit à donner de ce qui s'est passé un modèle tel qu'il permet que nous nous libérions de ce qui s'est passé.

A. R. de Sant'Anna : Vous avez déjà dit que l'hermétisme est une forme de contrôle du pouvoir et dans cela il y avait aussi une référence à la forme obscure de la pensée lacanienne. D'un autre côté, je sens chez vous un désir d'écrire un livre si clair que j'appellerais cela un projet mallarméen d'un livre antimallarméen. Alors, quand on considère l'opacité du discours littéraire par opposition au discours de la transparence, ne serions-nous pas avec Mallarmé (le retour du langage *) et avec Borges (l'hétérotopie *), en train de privilégier le même discours de l'opacité, surtout si nous considérons que « avec Nietzsche, avec Mallarmé, la pensée fut reconduite, et violemment, vers le langage lui-même, vers son être unique et difficile » ** ?

* En français dans le texte (N.d. T.).

** Citation des Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 317.

M. Foucault : Il faut souligner que je ne souscris pas sans restrictions à ce que j'ai dit dans mes livres... Au fond, j'écris pour le plaisir d'écrire. Ce que j'ai voulu dire sur Mallarmé et Nietzsche, c'est qu'il y a eu, dans la seconde moitié du XIXe siècle, un mouvement dont nous trouvons les échos dans des disciplines comme la linguistique ou dans des expériences poétiques comme celles de Mallarmé ; c'est toute une série de mouvements qui tendaient à se demander grosso modo : qu'est-ce que le langage ? Alors que les recherches antérieures avaient surtout visé à savoir comment nous nous servions du langage pour transmettre des idées, représenter la pensée, lier des significations, maintenant, au contraire, la capacité du langage, sa matérialité, est devenue un problème.

Il me semble que nous avons là, lorsque nous abordons le problème de la matérialité du langage, une sorte de retour au thème de la sophistique. Je ne crois pas que ce retour, cette préoccupation autour de l'être du langage puissent être identifiés à l'ésotérisme. Mallarmé n'est pas un auteur clair, ni ne prétendait l'être, mais il ne me semble pas que cet ésotérisme soit forcément impliqué dans le retour au problème de l'être du langage. Si nous considérons le langage comme une série de faits ayant un statut déterminé de matérialité, ce langage est un abus de pouvoir du fait qu'on peut l'utiliser d'une façon déterminée, tellement obscure qu'elle vient s'imposer de l'extérieur à la personne à qui elle est adressée, créant des problèmes sans solution, soit de compréhension, soit de réutilisation, de rétorsion, de réponses, de critiques, etc. Le retour à l'être du langage n'est donc pas lié à la pratique de l'ésotérisme.

J'aimerais ajouter que l'archéologie, cette sorte d'activité historico-politique, ne se traduit pas forcément en livres, ni en discours, ni en articles. En dernière analyse, ce qui actuellement me gêne, c'est justement l'obligation de transcrire, d'enfermer tout cela dans un livre.

Il me semble qu'il s'agit d'une activité en même temps pratique et théorique qui doit être accomplie à travers des livres, des discours et des discussions comme celle-ci, à travers des actions politiques, la peinture, la musique...