|
«Entretien sur la prison : le livre et sa méthode»
(entretien avec J.-J. Brochier), Magazine littéraire, no 101,
juin 1975, pp. 27-33.
Dits et Ecrits tome II texte n°156
- L'un des soucis de votre livre est de dénoncer les lacunes
des études historiques, Par exemple, vous remarquez que personne
n'a jamais fait d'histoire de l'examen : personne n'y a pensé,
mais il est impensable que personne ne l'ait pensé.
- Les historiens sont, comme les philosophes ou les historiens
de la littérature, habitués à une histoire
des sommets. Mais, aujourd'hui, à la différence des
autres, ils acceptent plus facilement de brasser un matériau
«non noble». L'émergence de ce matériau
plébéien dans l'histoire date d'une bonne cinquantaine
d'années. On a donc moins de difficultés à
s'entendre avec eux. Vous n'entendrez jamais un historien dire ce
qu'a dit dans une revue incroyable, Raison présente, quelqu'un
dont le nom n'importe pas, à propos de Buffon et de Ricardo
: Foucault ne s'occupe que de médiocres *.
* Revault d'Allonnes (O.), «Michel Foucault : les mots contre
les Choses», Raison présente, no 2, 1967, pp. 29-41.
- Quand vous étudiez la prison, vous regrettez, semble-t-il,
l'absence d'un matériel, de monographie sur telle ou telle
prison, par exemple.
- Actuellement, on revient beaucoup à la monographie, mais
la monographie envisagée moins comme l'étude d'un
objet particulier que comme un essai de faire réémerger
les points où un type de discours s'est produit et s'est
formé. Que serait maintenant une étude sur une prison
ou un hôpital psychiatrique ? On en a fait des centaines au
XIXe siècle, surtout sur les hôpitaux, en étudiant
l'histoire des institutions, la chronologie des directeurs, que
sais-je ? Maintenant, faire l'histoire monographique d'un hôpital
consisterait à faire sortir l'archive de cet hôpital
dans le mouvement même de sa formation, comme un discours
en train de se constituer, et se mêlant au mouvement même
de l'hôpital, aux institutions, les infléchissant,
les réformant. Ce qu'on essaierait de reconstituer, c'est
l'enchevêtrement du discours dans le processus, dans l'histoire.
Un peu dans la ligne de ce que Faye a fait pour le discours totalitaire
*.
* Faye (J. P.), Langages
totalitaires. Critique de la raison narrative, Paris, Hermann, 1972
; Théorie du récit. Introduction aux «Langages
totalitaires», Paris, Hermann, coll. «Savoir»,
1972.
La constitution d'un corpus pose un problème, pour mes recherches,
mais un problème sans doute différent de celui de
la recherche linguistique, par exemple. Quand on veut faire une
étude linguistique, ou une étude de mythe, on est
bien obligé de se donner un corpus, de définir ce
corpus et d'en établir les critères de constitution.
Dans le domaine beaucoup plus flou que j'étudie, le corpus
est en un sens indéfini : on n'arrivera jamais à constituer
l'ensemble des discours tenus sur la folie, même en se limitant
à une époque donnée et dans un pays donné.
Pour la prison, cela n'aurait pas de sens de se limiter aux discours
tenus sur la prison. Il y a également ceux qui viennent de
la prison, les décisions, les règlements qui sont
des éléments constituants de la prison, le fonctionnement
même de la prison, qui a ses stratégies, ses discours
non formulés, ses ruses qui ne sont finalement celles de
personne, mais qui sont cependant vécues, assurent le fonctionnement
et la permanence de l'institution. C'est tout cela qu'il y a à
la fois à recueillir et à faire apparaître.
Et le travail, à mon avis, consiste plus à faire apparaître
ces discours dans leurs connexions stratégiques plutôt
que de les constituer à l'exclusion des autres discours.
- Vous déterminez dans l'histoire de la répression
un moment central : le passage de la punition à la surveillance,
- C'est ça. Le moment où l'on s'est aperçu
qu'il était, selon l'économie du pouvoir, plus efficace
et plus rentable de surveiller que de punir. Ce moment correspond
à la formation, à la fois rapide et lente, d'un nouveau
type d'exercice du pouvoir, au XVIIIe siècle et au début
du XIXe. Tout le monde connaît les grands bouleversements,
les réajustements institutionnels qui ont fait qu'on a changé
de régime politique, la manière dont les délégations
de pouvoir à la tête même du système étatique
ont été modifiées. Mais, quand je pense à
la mécanique du pouvoir, je pense à sa forme capillaire
d'exister, au point où le pouvoir rejoint le grain même
des individus, atteint leur corps, vient s'insérer dans leurs
gestes, leurs attitudes, leurs discours, leur apprentissage, leur
vie quotidienne. Le XVIIIe siècle a trouvé un régime
pour ainsi dire synaptique du pouvoir, de son exercice dans le corps
social. Pas au-dessus du corps social. Le changement de pouvoir
officiel a été lié à ce processus, mais
à travers des décalages.
C'est un changement de structure fondamental qui a permis que soit
réalisée, avec une certaine cohérence, cette
modification des petits exercices du pouvoir. Il est vrai aussi
que c'est la mise en forme de ce nouveau pouvoir microscopique,
capillaire qui a poussé le corps social à éjecter
des éléments comme la cour, le personnage du roi.
La mythologie du souverain n'était plus possible à
partir du moment où une certaine forme du pouvoir s'exerçait
dans le corps social. Le souverain devenait alors un personnage
fantastique, à la fois monstrueux et archaïque.
Il y a donc corrélation entre les deux processus, mais pas
corrélation absolue. Il y a eu en Angleterre les mêmes
modifications du pouvoir capillaire qu'en France. Mais, là,
le personnage du roi, par exemple, a été déplacé
dans des fonctions de représentation, au lieu d'être
éliminé. On ne peut donc pas dire que le changement,
au niveau du pouvoir capillaire, soit absolument lié aux
changements institutionnels au niveau des formes centralisées
de l'État.
- Vous montrez qu'à partir du moment où la prison
s'est constituée sous sa forme de surveillance, elle a sécrété
son propre aliment, c'est-à-dire la délinquance.
- Mon hypothèse est que la prison a été, dès
l'origine, liée à un projet de transformation des
individus. On a l'habitude de croire que la prison était
une sorte de dépotoir de criminels, dépotoir dont
les inconvénients se seraient avérés à
l'usage tels qu'on se serait dit qu'il fallait bien réformer
les prisons, en faire un instrument de transformation des individus.
Ce n'est pas vrai : les textes, les programmes, les déclarations
d'intention sont là. Dès le début, la prison
devait être un instrument aussi perfectionné que l'école
ou la caserne ou l'hôpital, et agir avec précision
sur les individus.
L'échec a été immédiat, et enregistré
presque en même temps que le projet lui-même. Dès
1820, on constate que la prison, loin de transformer des criminels
en gens honnêtes, ne sert qu'à fabriquer de nouveaux
criminels, ou à enfoncer encore davantage les criminels dans
la criminalité. C'est alors qu'il y a eu, comme toujours
dans le mécanisme du pouvoir, une utilisation stratégique
de ce qui était un inconvénient. La prison fabrique
des délinquants, mais les délinquants sont finalement
utiles, dans le domaine économique comme dans le domaine
politique. Les délinquants, ça sert. Par exemple,
dans le profit que l'on peut retirer de l'exploitation du plaisir
sexuel : c'est la mise en place, au XIXe siècle, du grand
édifice de la prostitution, qui n'a été possible
que grâce aux délinquants, qui ont pris le relais entre
le plaisir sexuel quotidien et coûteux et la capitalisation.
Autre exemple : tout le monde sait que Napoléon III a pris
le pouvoir grâce à un groupe constitué, au moins
au niveau le plus bas, de délinquants de droit commun. Et
il suffit de voir la peur, et la haine, qu'éprouvaient les
ouvriers du XIXe siècle à l'endroit des délinquants
pour comprendre que ceux-ci étaient utilisés contre
eux, dans les luttes politiques et sociales, pour des missions de
surveillance, de noyautage, pour empêcher ou briser les grèves,
etc.
- En somme, les Américains, au XXe siècle, n'ont
pas été les premiers à utiliser la Mafia pour
ce genre de travail.
- Absolument pas.
- Il y avait aussi le problème du travail pénal :
les ouvriers craignaient une concurrence, un travail à bas
prix qui aurait ruiné leur salaire.
- Peut-être. Mais je me demande si le travail pénal
n'a pas été orchestré précisément
pour constituer entre les délinquants et les ouvriers cette
mésentente si importante pour le fonctionnement général
du système. Ce que redoutait la bourgeoisie, c'est cette
espèce d'illégalisme souriant et toléré
qu'on connaissait au XVIIIe siècle. Il ne faut pas exagérer
: les châtiments au XVIIIe siècle étaient d'une
grande sauvagerie. Mais il n'en reste pas moins vrai que les criminels,
au moins certains d'entre eux, étaient bien tolérés
par la population. Il n'y avait pas de classe autonome de délinquants.
Quelqu'un comme Mandrin était reçu par la bourgeoisie,
par l'aristocratie, tout comme par la paysannerie dans les lieux
qu'il traversait, et protégé par tout le monde. À
partir du moment où la capitalisation a mis entre les mains
de la classe populaire une richesse investie, sous forme de matières
premières, de machines, de machines-outils, il a fallu absolument
protéger cette richesse. Car la société industrielle
exige que la richesse soit directement entre les mains non de ceux
qui la possèdent, mais de ceux qui permettent d'en tirer
du profit en la faisant travailler. Comment protéger cette
richesse ? Bien sûr, par une morale rigoureuse : d'où
cette formidable chappe de moralisation qui est tombée de
haut sur la population du XIXe siècle. Regardez les formidables
campagnes de christianisation auprès des ouvriers qui ont
eu lieu à cette époque. Il a fallu absolument constituer
le peuple comme un sujet moral, donc le séparer de la délinquance,
donc séparer nettement le groupe des délinquants,
les montrer comme dangereux non seulement pour les gens riches,
mais aussi pour les gens pauvres, les montrer chargés de
tous les vices et fauteurs des plus grands périls. D'où
la naissance de la littérature policière et l'importance
dans les journaux des faits divers, des récits horribles
de crimes.
- Vous montrez que c'étaient les classes pauvres qui étaient
les principales victimes de la délinquance.
- Et plus elles en étaient victimes, plus elles en avaient
peur. -Mais c'était dans ces classes qu'on la recrutait.
- Oui, et la prison a été le grand instrument de
recrutement. À partir du moment où quelqu'un entrait
en prison se mettait en place un mécanisme qui le rendait
infâme ; et quand il en sortait, il ne pouvait rien faire
d'autre que de redevenir délinquant. Il tombait nécessairement
dans le système qui en faisait ou un maquereau, ou un policier,
ou un indicateur. La prison professionnalisait. Au lieu d'avoir
comme au XVIIIe siècle ses bandes nomades qui parcouraient
la campagne, et qui étaient souvent d'une grande sauvagerie,
on a eu ce milieu délinquant bien fermé, bien noyauté
par la police, milieu essentiellement urbain, et qui est d'une utilité
politique et économique non négligeable.
- Vous remarquez, à raison, que le travail pénal
a ceci de particulier qu'il ne sert à rien. On se demande
alors quel est son rôle dans l'économie générale.
- Dans sa conception primitive, le travail pénal n'est pas
l'apprentissage de tel ou tel métier, mais celui de la vertu
même du travail. Travailler à vide, travailler pour
travailler devait donner aux individus la forme idéale du
travailleur. Chimère peut-être, mais qui avait été
parfaitement programmée et définie par les Quakers
en Amérique (constitution des workhouses) et les Hollandais.
Puis, à partir de 1835-1840, il est devenu clair qu'on ne
cherchait pas à redresser les délinquants, à
les rendre vertueux, mais à les rassembler dans un milieu
bien défini, fiché, qui puisse être une arme
à des fins économiques ou politiques. Le problème
alors n'était pas de leur apprendre quelque chose, mais au
contraire de ne leur apprendre rien, pour être bien sûr
qu'ils ne pourront rien faire en sortant de la prison. Le caractère
de vanité du travail pénal, qui était lié
au départ à un projet précis, sert maintenant
une autre stratégie.
- Ne pensez-vous pas qu'aujourd'hui, et c'est un phénomène
frappant, on repasse du plan de la délinquance au plan de
l'infraction, de l'illégalisme, en faisant ainsi le chemin
inverse de celui du XVIIIe siècle ?
- Je crois en effet que la grande intolérance de la population
à l'égard du délinquant, que la morale et la
politique du XIXe siècle avaient essayé d'instaurer,
est en train de s'effriter. On accepte de plus en plus certaines
formes d'illégalisme, d'irrégularités. Pas
seulement celles qui étaient autrefois tolérées
ou acceptées, comme les irrégularités fiscales
ou financières, avec lesquelles la bourgeoisie a vécu
et entretenu les meilleurs rapports. Mais cette irrégularité,
par exemple, qui consiste à voler un objet dans un magasin.
- Mais n'est-ce pas parce que les premières irrégularités,
fiscales et financières, étaient arrivées à
la connaissance de tous que le sentiment général à
l'égard de «petites irrégularités»
a été modifié ? Il y a quelque temps, une statistique
du Monde comparait le dommage économique considérable
des premières, et le peu de mois ou d'années de prison
par lesquelles elles avaient été sanctionnées,
au dommage économique faible des secondes (y compris les
irrégularités violentes comme les hold-up) et le nombre
considérable d'années de prison qu'elles avaient valu
à leurs auteurs. Et l'article manifestait un sentiment scandalisé
devant cette disparité.
- C'est une question délicate, qui fait actuellement l'objet
de discussions dans les groupes d'anciens délinquants. C'est
très vrai que, dans la conscience des gens, mais aussi dans
le système économique actuel, une certaine marge d'illégalisme
se révèle n'être pas coûteuse, et parfaitement
tolérable. En Amérique, on sait que le hold-up est
un risque permanent, couru par les grands magasins. On chiffre à
peu près combien il coûte et on s'aperçoit que
le coût d'une surveillance et d'une protection efficaces serait
trop élevé, donc non rentable. On laisse faire. Les
assurances couvrent, tout cela fait partie du système.
Face à cet illégalisme, qui semble se répandre
actuellement, a-t-on affaire à une mise en question de la
ligne de partage entre infraction tolérable, et tolérée,
et délinquance infamante, ou a-t-on affaire à une
simple détente du système qui, se rendant compte de
sa solidité, peut accepter dans ses marges quelque chose
qui, finalement, ne le compromet absolument pas ?
Il y a aussi sans doute un changement dans le rapport que les gens
ont à la richesse. La bourgeoisie n'a plus envers la richesse
cet attachement de propriété qu'elle avait au XIXe
siècle. La richesse n'est plus ce qu'on possède, mais
ce dont on profite. L'accélération dans le flux de
la richesse, ses capacités de plus en plus grandes de circulation,
l'abandon de la thésaurisation, la pratique de l' endettement,
la diminution de la part des biens fonciers dans la fortune font
que le vol ne paraît pas aux gens plus scandaleux que l'escroquerie
ou la fraude fiscale.
- Il y a aussi une autre modification : le discours sur la délinquance,
simple condamnation au XIXe siècle («il vole parce
qu'il est méchant») devient aujourd'hui explication
(«il vole parce qu'il est pauvre») et aussi : il est
plus grave de voler quand on est riche que quand on est pauvre,
- Il y a cela. Et s'il n'y avait que cela, peut-être pourrait-on
être rassuré et optimiste. Mais n'y a-t-il pas, mêlé
à cela, un discours explicatif qui, lui, comporte un certain
nombre de dangers ? Il vole parce qu'il est pauvre, mais vous savez
bien que tous les pauvres ne volent pas. Donc, pour que celui-là
vole, il faut qu'il y ait en lui quelque chose qui ne marche pas.
Ce quelque chose, c'est son caractère, son psychisme, son
éducation, son inconscient, son désir. Du coup, le
délinquant est renvoyé d'une technologie pénale,
celle de la prison, à une technologie médicale, sinon
celle de l'asile, du moins celle de la prise en charge par des personnes
responsables.
- Aussi bien, le lien que vous faites entre technique et répression
pénale et médicale risque de scandaliser certains.
- Vous savez, il y a une quinzaine d'années on arrivait
peut-être encore à faire scandale en disant des choses
comme celles-là. J'ai remarqué que même aujourd'hui
les psychiatres ne m'ont jamais pardonné l' Histoire de la
folie. Il n 'y a pas quinze jours que j'ai encore reçu une
lettre d'injures. Mais je pense que ce genre d'analyse, quelque
blessure qu'elle puisse encore causer, surtout aux psychiatres qui
traînent depuis si longtemps leur mauvaise conscience, est
aujourd'hui mieux admis.
- Vous montrez que le système médical a toujours
été l'auxiliaire du système pénal, même
aujourd'hui où le psychiatre collabore avec le juge, le tribunal,
la prison. Pour certains médecins plus jeunes, qui ont essayé
de se dégager de ces compromissions, cette analyse est peut-être
injuste.
- Peut-être. D'ailleurs, je n'ai fait, dans Surveiller et
Punir, que jeter quelques jalons. Je prépare actuellement
un travail sur les expertises psychiatriques en matière pénale.
Je publierai des dossiers dont les uns remontent au XIXe siècle,
mais dont d'autres sont plus contemporains, et qui sont proprement
stupéfiants.
- Vous distinguez deux délinquances : celle qui finit dans
la police et celle qui sombre dans l'esthétique, Vidocq et
Lacenaire.
- J'ai arrêté mon analyse à ces années
1840, qui me paraissaient très significatives. C'est à
cette époque que commence le long concubinage de la police
et de la délinquance. On a fait le premier bilan de l'échec
de la prison, on sait que la prison ne réforme pas, mais
au contraire fabrique de la délinquance et des délinquants,
et c'est le moment où l'on découvre les bénéfices
que l'on peut tirer de cette fabrication. Ces délinquants
peuvent servir à quelque chose, ne serait-ce qu'à
surveiller les délinquants. Vidocq est très caractéristique
de cela. Il vient du XVIIIe siècle, de la période
révolutionnaire et impériale, où il a été
contrebandier, un petit peu maquereau, déserteur. Il faisait
partie de ces nomades qui parcouraient les villes, les campagnes,
les armées, circulaient. Criminalité vieux style.
Puis il a été absorbé par le système.
Il est allé au bagne, il en est sorti indicateur, est devenu
policier et finalement chef de la sûreté. Et il est,
symboliquement, le premier grand délinquant qui ait été
utilisé comme délinquant par l'appareil du pouvoir.
Quant à Lacenaire, il est le signal d'un autre phénomène,
différent, mais lié au premier : celui de l'intérêt
esthétique, littéraire, que l'on commence à
porter au crime, l'héroïsation esthétique du
crime. Jusqu'au XVIIIe siècle, les crimes n'étaient
héroïsés que sur deux modes : un mode littéraire
quand c'était les crimes d'un roi et parce que c'était
les crimes d'un roi, ou un mode populaire que l'on trouve dans les
«canards», les feuilles volantes qui racontent les exploits
de Mandrin ou d'un grand meurtrier. Deux genres qui ne communiquaient
aucunement.
Vers 1840 apparaît le héros criminel, héros
parce que criminel, qui n'est ni aristocrate ni populaire. La bourgeoisie
se donne alors ses propres héros criminels. C'est au même
moment que l'on constitue cette coupure entre les criminels et les
classes populaires : le criminel ne doit pas être un héros
populaire, mais un ennemi des classes pauvres. La bourgeoisie, de
son côté, constitue une esthétique où
le crime n'est plus populaire, mais un de ces beaux-arts dont elle
est seule capable. Lacenaire est le type de ce nouveau criminel.
Il est d'origine bourgeoise ou petite-bourgeoise. Ses parents ont
fait de mauvaises affaires, mais il a été bien élevé,
il a été au collège, il sait lire, écrire.
Ce qui lui a permis de jouer dans son milieu un rôle de leader.
La manière dont il parle des autres délinquants est
caractéristique : eux étaient les bêtes brutes,
lâches et maladroits. Lacenaire, lui, était le cerveau
lucide et froid. On constitue ainsi le nouveau héros, qui
donne tous les signes et tous les gages de la bourgeoisie. Cela
va nous mener à Gaboriau, et au roman policier dans lequel
le criminel est toujours issu de la bourgeoisie. Dans le roman policier,
on ne voit jamais de criminel populaire. Le criminel est toujours
intelligent, il joue avec la police une sorte de jeu à égalité.
L'amusant, c'est que, dans la réalité, Lacenaire était
lamentable, ridicule et maladroit. Il avait toujours rêvé
de tuer, mais n'y arrivait pas. La seule chose qu'il savait faire,
c'était, au bois de Boulogne, du chantage sur les homosexuels
qu'il raccolait. Le seul crime qu'il ait commis, c'est sur un petit
vieux avec qui il avait fait quelques cochonneries en prison. Et
il s'en est fallu d'un cheveu que Lacenaire ne fût tué
par ses compagnons de détention à La Force, parce
qu'ils lui reprochaient, sans doute à juste titre, d'être
un indicateur.
- Quand vous dites que les délinquants sont utiles, ne peut-on
pas penser que pour beaucoup la délinquance fait plus partie
de la nature des choses que de la nécessité politico-économique
? Car on pourrait penser que, pour une société industrielle,
la délinquance est une main d'oeuvre moins rentable que la
main-d'oeuvre ouvrière.
- Vers les années 1840, le chômage, l'emploi partiel
sont l'une des conditions de l'économie. La main-d'oeuvre,
on en avait à revendre.
Mais penser que la délinquance fait partie de l'ordre des
choses fait sans doute partie aussi de l'intelligence cynique de
la pensée bourgeoise au XIXe siècle. Il fallait être
aussi naïf que Baudelaire pour s'imaginer que la bourgeoisie
est bête et prude. Elle est intelligente et cynique. Il suffit
de lire ce qu'elle disait sur elle-même et, bien mieux, ce
qu'elle disait sur les autres.
La société sans délinquance, on y a rêvé
à la fin du XVIIIe siècle. Et puis ensuite, pfft !
La délinquance était trop utile pour qu'on puisse
rêver chose aussi sotte et aussi dangereuse finalement qu'une
société sans délinquance. Sans délinquance,
pas de police. Qu'est-ce qui rend la présence policière,
le contrôle policier tolérable pour la population,
sinon la crainte du délinquant ? Vous parlez d'une aubaine
prodigieuse. Cette institution si récente, et si pesante,
de la police n'est justifiée que par cela. Si nous acceptons
au milieu de nous ces gens en uniforme, armés, alors que
nous n'avons pas le droit de l'être, qui nous demandent nos
papiers, qui viennent rôder devant le pas de notre porte,
comment serait-ce possible s'il n'y avait pas les délinquants
? Et s'il n'y avait pas tous les jours dans les journaux des articles
où l'on nous raconte combien les délinquants sont
nombreux et dangereux ?
- Vous êtes tres dur pour la criminologie, son«discours
bavard», son«ressassement».
- Vous avez lu quelquefois des textes de criminologues ? C'est
à vous couper bras et jambes. Et je le dis avec étonnement,
non avec agressivité, parce que je n'arrive pas à
comprendre comment ce discours de la criminologie a pu en rester
là. On a l'impression que le discours de la criminologie
a une telle utilité, est appelé si fortement et rendu
si nécessaire par le fonctionnement du système qu'il
n'a même pas eu besoin de se donner une justification théorique,
ou même simplement une cohérence ou une armature. Il
est entièrement utilitaire. Et je crois qu'il faut chercher
pourquoi un discours «savant» a été rendu
aussi indispensable par le fonctionnement de la pénalité
au XIXe siècle. Il a été rendu nécessaire
par cet alibi, qui fonctionne depuis le XVIIe siècle, que,
si on impose un châtiment à quelqu'un, ce n'est pas
pour le punir de ce qu'il a fait, mais pour le transformer dans
ce qu'il est. Dès ce moment, juger au pénal, c'est-à-dire
proclamer à quelqu'un : on va te couper la tête, ou
te mettre en prison, ou même simplement te mettre à
l'amende parce que tu as fait telle ou telle chose, est un acte
qui n'a plus aucune signification. Dès qu'on supprime l'idée
de vengeance qui était autrefois le fait du souverain, du
souverain attaqué dans sa souveraineté même
par le crime, la punition ne peut avoir de signification que dans
une technologie de la réforme. Et les juges eux-mêmes,
sans le vouloir et sans même s'en rendre compte, sont petit
à petit passés d'un verdict qui avait encore des connotations
punitives à un verdict qu'ils ne peuvent justifier, dans
leur propre vocabulaire, qu'à la condition qu'il soit transformateur
de l'individu. Mais les instruments qu'on leur a donnés,
la peine de mort, autrefois le bagne, aujourd'hui la réclusion
ou la détention, on sait bien qu'ils ne transforment pas,
d'où la nécessité de passer la main à
des gens qui vont tenir sur le crime et les criminels un discours
qui pourra justifier les mesures en question.
-En somme, le discours criminologique est seulement utile à
donner un semblant de bonne conscience aux juges ?
-Oui. Ou plutôt indispensable pour permettre de juger.
- Dans votre livre sur Pierre Rivière, c'est un criminel
qui parle, et qui écrit. Mais, à la différence
de Lacenaire, il est allé jusqu'au bout de son crime. D'abord,
comment avez-vous trouvé ce texte étonnant ?
- Par hasard. En cherchant systématiquement les expertises
médico-légales, psychiatriques sur le plan pénal,
dans les revues du XIXe et du XXe siècle.
- Car il est rarissime qu'un paysan illettré, ou tres peu
lettré, se donne la peine d'écrire ainsi quarante
pages pour expliquer et raconter son crime.
- C'est une histoire absolument étrange. On peut cependant
dire, et cela m'a frappé, qu'en ces circonstances écrire
sa vie, ses souvenirs, ce qui vous était arrivé constituait
une pratique dont on retrouve un assez grand nombre de témoignages,
précisément dans les prisons. Un certain Appert, l'un
des premiers philanthropes à parcourir quantité de
bagnes et de prisons, a fait écrire aux détenus leurs
mémoires, dont il a publié quelques fragments *. En
Amérique, on trouve aussi, dans ce rôle, des médecins
et des juges.
* Appert (B.), Bagnes, Prisons et Criminels, Paris, Guibert, 1836.
C'était la première grande curiosité à
l'égard de ces individus qu'on désirait transformer
et pour la transformation desquels il fallait se donner un certain
savoir, une certaine technique. Cette curiosité pour le criminel
n'existait absolument pas au XVIIIe siècle où il s'agissait
simplement de savoir si l'inculpé avait réellement
fait ce qu'on lui reprochait. Cela établi, le tarif était
fixe.
La question : quel est cet individu qui a commis ce crime ? est
une question nouvelle. Elle ne suffit pourtant pas à expliquer
l'histoire de Pierre Rivière. Car Pierre Rivière,
il le dit nettement, avait voulu commencer à écrire
son mémoire avant de commettre son crime.
Nous n'avons absolument pas voulu dans ce livre faire une analyse
psychologique, psychanalytique ou linguistique de Pierre Rivière,
mais faire apparaître la machinerie médicale et judiciaire
qui a entouré l'histoire.
Pour le reste, nous laissions le soin de parler aux psychanalystes
et aux criminologues. Ce qui est étonnant, c'est que ce texte,
qui les avait laissés sans voix à l'époque,
les a laissés dans le même mutisme aujourd'hui.
- J'ai retrouvé, dans Histoire de la folie, une phrase où
vous dites qu'il convient de «dégager les chronologies
et les successions historiques de toute perspective de progrès».
- C'est quelque chose que je dois aux historiens des sciences.
J'ai cette précaution de méthode, ce scepticisme radical,
mais sans agressivité, qui se donne pour principe de ne pas
prendre le point où nous sommes comme l'aboutissement d'un
progrès qu'on aurait précisément à reconstituer
dans l'histoire, c'est-à-dire avoir à l'égard
de nous-mêmes, de notre présent, de ce que nous sommes,
de l'ici et de l'aujourd'hui, ce scepticisme qui empêche qu'on
suppose que c'est mieux, ou que c'est plus. Ce qui ne veut pas dire
qu'on n'essaie pas de reconstituer des processus génératifs,
mais sans les affecter d'une positivité, d'une valorisation.
- Alors que la science est partie longtemps dans le postulat que
l'humanité progressait.
- La science ? Plutôt l 'histoire de la science. Et je ne
dis pas que l'humanité ne progresse pas. Je dis qu'il est
de mauvaise méthode de poser le problème : comment
se fait-il que nous ayons progressé ? Le problème
est : comment ça se passe ? Et ce qui se passe maintenant
n'est pas forcément meilleur ou plus élaboré,
ou mieux élucidé, que ce qui se passait autrefois.
- Vos recherches portent sur des choses banales ou banalisées
parce qu'elles ne sont pas vues. Par exemple, je suis frappé
de ce que les prisons sont dans les villes, et que personne ne les
voit. Ou que, quand on les voit, on se demande distraitement s'il
s'agit d'une prison, d'une école, d'une caserne ou d'un hôpital,
sans plus. L'événement, n'est-ce pas de faire sauter
aux yeux ce que personne ne voyait ?
Aussi bien, d'une certaine manière, des études très
détaillées comme la situation du régime fiscal
et de la paysannerie du bas Languedoc entre 1880 et 1882 qu'un phénomène
capital que personne ne regardait, comme la prison.
- En un sens, l'histoire a toujours été faite comme
ça. Faire apparaître ce qu'on ne voyait pas peut être
dû à ce qu'on utilise un instrument grossissant, et
qu'au lieu d'étudier les institutions de la monarchie entre
le XVIe et la fin du XVIIIe siècle, on peut parfaitement
étudier l'institution du conseil d'En haut entre la mort
de Henri IV et l'avènement de Louis XIII. On est resté
là dans le même domaine d'objet, mais l'objet est grossi.
Mais faire voir ce qu'on ne voyait pas, cela peut être se
décaler de niveau, s'adresser à un niveau qui jusque-là
n'était pas historiquement pertinent, qui n'avait aucune
valorisation, ni morale, ni esthétique, ni politique, ni
historique. Que la manière dont on traite les fous fasse
partie de l'histoire de la raison, c'est aujourd'hui évident.
Mais ça ne l'était pas il y a cinquante ans, où
l'histoire de la raison, c'était Platon, Descartes, Kant
ou encore Archimède, Galilée et Newton.
- Encore y a-t-il entre raison et déraison un jeu de miroirs,
une antinomie simple. Qui n'existe pas lorsque vous écrivez
: «On fait l’histoire des expériences sur les
aveugles nés, les enfants loups ou l'hypnose. Mais qui fera
l'histoire plus générale, plus floue, plus déterminante
aussi de l'examen... Car dans cette mince technique se trouvent
engagés tout un domaine de savoir, tout un type de pouvoir.»
- D'une façon générale, les mécanismes
de pouvoir n'ont jamais été très étudiés
dans l'histoire. On a étudié les gens qui détenaient
le pouvoir. C'était l'histoire anecdotique des rois, des
généraux. À quoi on a opposé l 'histoire
des processus, des infrastructures économiques. À
celle-ci, on a opposé une histoire des institutions, c'est-à-dire
ce qu'on considère comme superstructure par rapport à
l'économie. Or le pouvoir dans ses stratégies, à
la fois générales et fines, dans ses mécanismes
n'a jamais été très étudié. Une
chose qui a été encore moins étudiée,
ce sont les rapports entre le pouvoir et le savoir, les incidences
de l'un sur l'autre. On admet, c'est une tradition de l'humanisme,
que, dès qu'on touche au pouvoir, on cesse de savoir : le
pouvoir rend fou, ceux qui gouvernent sont aveugles. Et seuls ceux
qui sont à distance du pouvoir, qui ne sont en rien liés
à la tyrannie, enfermés dans leur poêle, dans
leur chambre, leurs méditations, ceux-là seuls peuvent
découvrir la vérité.
Or j'ai l'impression qu'il existe, j'ai essayé de faire
apparaître, une perpétuelle articulation du pouvoir
sur le savoir et du savoir sur le pouvoir. Il ne faut pas se contenter
de dire que le pouvoir a besoin de telle ou telle découverte,
de telle ou telle forme de savoir, mais qu'exercer le pouvoir crée
des objets de savoir, les fait émerger, accumule des informations,
les utilise. On ne peut rien comprendre au savoir économique
si l'on ne sait pas comment s'exerçait, dans sa quotidienneté,
le pouvoir, et le pouvoir économique. L'exercice du pouvoir
crée perpétuellement du savoir et inversement, le
savoir entraîne des effets de pouvoir. Le mandarinat universitaire
n'est que la forme la plus visible, la plus sclérosée,
et la moins dangereuse, de cette évidence. Il faut être
bien naïf pour s'imaginer que c'est dans le mandarin universitaire
que culminent les effets de pouvoir lié au savoir. Ils sont,
ailleurs, autrement diffus, ancrés, dangereux que dans le
personnage du vieux prof.
L'humanisme moderne se trompe donc en établissant ce partage
entre savoir et pouvoir. Ils sont intégrés, et il
ne s'agit pas de rêver d'un moment où le savoir ne
dépendrait plus du pouvoir, ce qui est une manière
de reconduire sous forme utopique le même humanisme. Il n'est
pas possible que le pouvoir s'exerce sans savoir, il n'est pas possible
que le savoir n'engendre pas de pouvoir. «Libérons
la recherche scientifique des exigences du capitalisme monopolistique»
: c'est peut-être un excellent slogan, mais ça ne sera
jamais qu'un slogan.
- À l'égard de Marx et du marxisme, vous semblez
avoir une certaine distance, ce qu'on vous avait déjà
reproché à propos de L'Archéologie du savoir.
- Sans doute. Mais il y a aussi de ma part une sorte de jeu. Il
m'arrive souvent de citer des concepts, des phrases, des textes
de Marx, mais sans me sentir obligé d'y joindre la petite
pièce authentificatrice, qui consiste à faire une
citation de Marx, à mettre soigneusement la référence
en bas de page et à accompagner la citation d'une réflexion
élogieuse. Moyennant quoi, on est considéré
comme quelqu'un qui connaît Marx, qui révère
Marx et qui se verra honoré par les revues dites marxistes.
Je cite Marx sans le dire, sans mettre de guillemets, et comme ils
ne sont pas capables de reconnaître les textes de Marx, je
passe pour être celui qui ne cite pas Marx. Est-ce qu'un physicien,
quand il fait de la physique, éprouve le besoin de citer
Newton ou Einstein ? Il les utilise, mais il n'a pas besoin de guillemets,
de notes en bas de page ou d'approbation élogieuse qui prouve
à quel point il est fidèle à la pensée
du maître. Et comme les autres physiciens savent ce qu'a fait
Einstein, ce qu'il a inventé, démontré, ils
le reconnaissent au passage. Il est impossible de faire de l 'histoire
actuellement sans utiliser une kyrielle de concepts liés
directement ou indirectement à la pensée de Marx et
sans se placer dans un horizon qui a été décrit
et défini par Marx. À la limite, on pourrait se demander
quelle différence il pourrait y avoir entre être historien
et être marxiste.
- Pour paraphraser Astruc disant : le cinéma américain,
ce pléonasme, on pourrait dire : l'historien marxiste, ce
pléonasme.
- À peu près. Et c'est à l'intérieur
de cet horizon général défini et codé
par Marx que commence la discussion. Avec ceux qui vont se déclarer
marxistes parce qu'ils jouent cette espèce de règle
du jeu qui n'est pas celle du marxisme, mais de la communistologie,
c'est-à-dire définie par des partis communistes qui
indiquent la manière dont on doit utiliser Marx pour être,
par eux, déclaré marxiste.
- Et qu'en est-il de Nietzsche ? Je suis frappé par sa présence
diffuse, mais de plus en plus forte, et finalement en opposition
avec l'hégémonie de Marx, dans la pensée et
le sentiment contemporains depuis une dizaine d'années.
- Maintenant, je reste muet quand il s'agit de Nietzsche. Du temps
où j'étais prof, j'ai souvent fait des cours sur lui,
mais je ne le ferais plus aujourd'hui. Si j'étais prétentieux,
je donnerais comme titre général à ce que je
fais : généalogie de la morale.
Nietzsche est celui qui a donné comme cible essentielle,
disons au discours philosophique, le rapport de pouvoir. Alors que
pour Marx, c'était le rapport de production. Nietzsche est
le philosophe du pouvoir, mais qui est arrivé à penser
le pouvoir sans s'enfermer à l'intérieur d'une théorie
politique pour le faire.
La présence de Nietzsche est de plus en plus importante.
Mais me fatigue l'attention qu'on lui prête pour faire sur
lui les mêmes commentaires qu'on a faits ou qu'on ferait sur
Hegel ou Mallarmé. Moi, les gens que j'aime, je les utilise.
La seule marque de reconnaissance qu'on puisse témoigner
à une pensée comme celle de Nietzsche, c'est précisément
de l'utiliser, de la déformer, de la faire grincer, crier.
Alors, que les commentateurs disent si l'on est ou non fidèle,
cela n'a aucun intérêt.
|
|