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«Technologies of the self» («Les techniques de
soi» ; université du Vermont, octobre 1982 ; trad.
F. Durant-Bogaert), in Hutton (P.H.), Gutman (H.) et Martin (L.H.),
éd., Technologies of the Self. A Seminar with Michel Foucault,
Anherst, the University of Massachusetts Press, 1988, pp, 16-49.
Dits et Ecrits tome IV texte n°363
I
Lorsque j'ai commencé à étudier les règles,
les devoirs et les prohibitions de la sexualité, les interdits
et les restrictions qui lui sont associés, mon intérêt
s'est porté non seulement sur les actes qui étaient
permis et interdits, mais aussi sur les sentiments qui étaient
représentés, les pensées et les désirs
qui pouvaient être suscités, l'inclination à
scruter en soi tout sentiment caché, tout mouvement de l'âme,
tout désir travesti sous des formes illusoires. Il y a une
différence sensible entre les interdits concernant la sexualité
et les autres formes d'interdit. Contrairement aux autres interdits,
les interdits sexuels sont toujours liés à l'obligation
de dire la vérité sur soi.
On pourra m'objecter deux faits : d'abord, que la confession a
joué un rôle important dans les institutions pénales
et religieuses, et cela en ce qui concerne tous les péchés,
pas seulement ceux de la chair. Mais la tâche qui incombe
à l'individu d'analyser son désir sexuel est toujours
plus importante que celle d'analyser tout autre type de péché.
J'ai aussi conscience d'une deuxième objection : que le
comportement sexuel est, plus que tout autre, soumis à des
règles très strictes de secret, de décence
et de modestie, de sorte que la sexualité est liée,
de manière singulière et complexe, à la fois
à la prohibition verbale et à l'obligation de dire
la vérité, de cacher ce que l'on fait et de décrypter
qui l'on est.
L'association de la prohibition et d'une injonction très
forte à parler est un trait constant de notre culture. Le
thème du renoncement à la chair est lié à
la confession du moine à l'abbé, au fait que le moine
confie à l'abbé toutes les pensées qui occupent
son esprit.
J'ai conçu un projet assez singulier : non pas l'étude
de l'évolution du comportement sexuel, mais celle, historique,
du lien qui s'est noué entre l'obligation de dire la vérité
et les interdits pesant sur la sexualité. Je me suis demandé
à quel décryptage de lui-même le sujet avait
été contraint, en ce qui concerne ce qui était
interdit. C'est une question qui interroge le rapport entre l'ascétisme
et la vérité.
Max Weber a posé cette question : si l'on veut adopter un
comportement rationnel et régler son action en fonction de
principes vrais, à quelle part de soi doit-on renoncer ?
De quel ascétisme se paie la raison ? À quel type
d'ascétisme doit-on se soumettre ? J'ai, pour ma part, posé
la question inverse : comment certains types de savoir sur soi sont-ils
devenus le prix à payer pour certaines formes d'interdits
? Que doit-on connaître de soi afin d'accepter le renoncement
?
Ma réflexion m'a ainsi conduit à l'herméneutique
des techniques de soi dans la pratique païenne, puis dans la
pratique chrétienne des premiers temps. J'ai rencontré
certaines difficultés dans cette étude, du fait que
ces pratiques ne sont pas très connues. Premièrement,
le christianisme s'est toujours plus intéressé à
l'histoire de ses croyances qu'à celle de ses pratiques effectives.
Deuxièmement, ce type d'herméneutique, contrairement
à l'herméneutique textuelle, n'a jamais été
organisé en un corps de doctrines. Troisièmement,
une confusion s'est opérée entre l'herméneutique
de soi et les théologies de l'âme la concupiscence,
le péché, la perte de la grâce. Quatrièmement,
une herméneutique de soi s'est diffusée dans toute
la culture occidentale, s'infiltrant par de nombreux canaux et s'intégrant
à divers types d'attitudes et d'expériences, de sorte
qu'il est difficile de l'isoler et de la distinguer de nos expériences
spontanées.
CONTEXTE DE L'ÉTUDE
Mon objectif, depuis plus de vingt-cinq ans, est d'esquisser une
histoire des différentes manières dont les hommes,
dans notre culture, élaborent un savoir sur eux-mêmes
: l'économie, la biologie, la psychiatrie, la médecine
et la criminologie. L'essentiel n'est pas de prendre ce savoir pour
argent comptant, mais d'analyser ces prétendues sciences
comme autant de «jeux de vérité» qui sont
liés à des techniques spécifiques que les hommes
utilisent afin de comprendre qui ils sont.
Dans le contexte de cette réflexion, il s'agit de voir que
ces techniques se répartissent en quatre grands groupes,
dont chacun représente une matrice de la raison pratique
: 1) les techniques de production grâce auxquelles nous pouvons
produire, transformer et manipuler des objets ; 2) les techniques
de systèmes de signes, qui permettent l'utilisation des signes,
des sens, des symboles ou de la signification ; 3) les techniques
de pouvoir, qui déterminent la conduite des individus, les
soumettent à certaines fins ou à la domination, objectivent
le sujet ; 4) les techniques de soi, qui permettent aux individus
d'effectuer, seuls ou avec l'aide d'autres, un certain nombre d'opérations
sur leur corps et leur âme, leurs pensées, leurs conduites,
leur mode d'être ; de se transformer afin d'atteindre un certain
état de bonheur, de pureté, de sagesse, de perfection
ou d'immortalité.
Il est rare que ces quatre types de techniques fonctionnent séparément,
bien que chaque type soit associé à une certaine forme
de domination. Chaque type implique certains modes d'éducation
et de transformation des individus, dans la mesure où il
s'agit non seulement, bien évidemment, d'acquérir
certaines aptitudes, mais aussi d'acquérir certaines attitudes.
J'ai voulu décrire à la fois la spécificité
de ces techniques et leur interaction constante. Par exemple, le
rapport entre la manipulation des objets et la domination apparaît
clairement dans Le Capital de Karl Marx, où chaque technique
de production exige une modification de la conduite individuelle,
exige non seulement des aptitudes, mais aussi des attitudes.
Les deux premiers types de techniques s'appliquent, en général,
à l'étude des sciences et de la linguistique. Ce sont
les deux autres types de techniques -les techniques de domination
et les techniques de soi -qui ont principalement retenu mon attention.
J'ai voulu faire une histoire de l'organisation du savoir tant en
ce qui concerne la domination qu'en ce qui concerne le soi. Par
exemple, j'ai étudié la folie non pas en fonction
des critères des sciences formelles, mais afin de montrer
quel type de gestion des individus à l'intérieur et
à l'extérieur des asiles cet étrange discours
avait rendu possible. J'appelle «gouvernementalité»
la rencontre entre les techniques de domination exercées
sur les autres et les techniques de soi.
J'ai peut-être trop insisté sur les techniques de
domination et de pouvoir. Je m'intéresse de plus en plus
à l'interaction qui s'opère entre soi et les autres,
et aux techniques de domination individuelle, au mode d'action qu'un
individu exerce sur lui-même à travers les techniques
de soi.
L'ÉVOLUTION DES TECHNIQUES DE SOI
J'aimerais esquisser ici l'évolution de l'herméneutique
de soi à l'intérieur de deux contextes différents,
mais historiquement contigus : 1) la philosophie gréco-romaine
des deux premiers siècles du début de l'Empire romain
; 2) la spiritualité chrétienne et les principes monastiques
tels qu'ils se développèrent aux IVe et Ve siècles,
sous le Bas-Empire.
D'autre part, je souhaite aborder le sujet non seulement d'un point
de vue théorique, mais aussi en rapport avec un ensemble
de pratiques de l'Antiquité tardive. Chez les Grecs, ces
pratiques prirent la forme d'un précepte : epimeleisthai
sautou, c'est-à-dire «prendre soin de soi», avoir
«souci de soi», «se préoccuper, se soucier
de soi».
Pour les Grecs, ce précepte du «souci de soi»
figurait l'un des grands principes des cités, l'une des grandes
règles de conduite de la vie sociale et personnelle, l'un
des fondements de l'art de vivre. C'est une notion qui, pour nous
aujourd'hui, a perdu de sa force et s'est obscurcie. Lorsqu'on demande
: «Quel est le principe moral qui domine toute la philosophie
de l'Antiquité ?», la réponse immédiate
n'est pas «prendre soin de soi-même», mais le
principe delphique, gnôthi seauton, «connais-toi toi-même».
Sans doute notre tradition philosophique a-t-elle trop insisté
sur ce dernier principe et oublié le premier. Le principe
delphique n'était pas une maxime abstraite à l'égard
de la vie ; c'était un conseil technique, une règle
à observer pour la consultation de l'oracle. «Connais-toi
toi-même» signifiait : «N'imagine pas que tu sois
un dieu». D'autres commentateurs en offrent l'interprétation
suivante : «Sache bien quelle est la nature de ta demande
lorsque tu viens consulter l'oracle».
Dans les textes grecs et romains, l'injonction à se connaître
soi-même est toujours associée à cet autre principe
qu'est le souci de soi, et c'est ce besoin de prendre soin de soi
qui rend possible l'application de la maxime delphique. Cette idée,
implicite dans toute la culture grecque et romaine, devient explicite
à partir de l'Alcibiade 1 de Platon *. Dans les dialogues
socratiques, chez Xénophon, Hippocrate, et dans toute la
tradition néoplatonicienne qui commence avec Albinus, l'individu
doit prendre soin de lui-même. Il faut s'occuper de soi avant
de mettre en application le principe delphique.
* Platon, Alcibiade (trad. M. Croiser), Paris, Les Belles Lettres,
«Collection des universités de France», 1985.
Appelé Premier Alcibiade pour le distinguer du dialogue Sur
la prière, ou Second Alcibiade.
Le deuxième principe se subordonne au premier. De cela,
j'ai trois ou quatre exemples.
Dans l'Apologie, 29 e, de Platon, Socrate se présente à
ses juges comme un maître de l'epimeleia heautou *. Vous vous
«préoccupez sans honte d'acquérir richesses,
réputation et honneurs», leur dit-il, mais vous ne
vous occupez pas de vous-mêmes, vous n'avez nul souci de «la
sagesse, de la vérité et de la perfection de j'âme».
En revanche, lui, Socrate, veille sur les citoyens, s'assurant qu'ils
se soucient d'eux-mêmes.
Socrate dit trois choses importantes concernant la manière
dont il invite les autres à s'occuper d'eux-mêmes :
1) sa mission lui a été confiée par les dieux
et il ne l'abandonnera qu'à son dernier soupir ; 2) il n'exige
aucune récompense pour cette tâche ; il est désintéressé
; il l'accomplit par bonté ; 3) sa mission est utile pour
la cité-plus utile que la victoire militaire des Athéniens
à Olympie -, parce qu'en apprenant aux hommes à s'occuper
d'eux-mêmes il leur apprend à s'occuper de la cité.
Huit siècles plus tard, on retrouve la même idée
et la même formulation dans le De virginitate de Grégoire
de Nysse, mais le sens est ici entièrement différent
**. Ce n'est pas au mouvement qui conduit l'individu à prendre
soin de lui-même et de la cité que pense Grégoire
de Nysse ; il pense au mouvement par lequel l'individu renonce au
monde et au mariage, se détache de la chair et, avec la virginité
du coeur et du corps, recouvre l'immortalité dont il avait
été privé. Commentant la parabole de la drachme
(Luc, XV, 8-10), Grégoire exhorte l'homme à allumer
sa lampe et à fouiller la maison, jusqu'à ce qu'il
y découvre la drachme, luisant dans l'ombre. Afin de retrouver
l'efficace que Dieu a imprimée à l'âme humaine
et que le corps a ternie, l'homme doit prendre soin de lui-même
et fouiller chaque recoin de son âme (De virg., XII).
La philosophie antique et l'ascétisme chrétien se
placent, nous le voyons, sous le même signe : celui du souci
de soi. L'obligation de se connaître est l'un des éléments
centraux de l'ascétisme chrétien. Entre ces deux extrêmes
-Socrate et Grégoire de Nysse -, prendre soin de soi-même
constitue non seulement un principe, mais aussi une pratique constante.
* Ibid., p. 157.
** Grégoire de Nysse, Traité de la virginité
(371), (trad. M. Aubineau), Paris, Éd. du Cerf, coll. «Sources
chrétiennes», no 119, 1966, chap. XII, 3, pp. 411-417.
Deux autres exemples : le premier texte épicurien à
avoir servi de manuel de morale fut la Lettre à Ménécée
(Diogène Laërce, 10, 122-38 *). Épicure écrit
qu'il n'est jamais ni trop tôt ni trop tard, pour se soucier
de son âme. On doit philosopher lorsqu'on est jeune, mais
aussi lorsqu'on est vieux. C'est une tâche qu'il faut poursuivre
sa vie durant. Les préceptes qui règlent la vie quotidienne
s'organisent autour du souci de soi, afin d'aider chaque membre
du groupe dans la tâche commune de salut.
Un autre exemple, qui nous vient d'un texte alexandrien, la De
vita contemplativa de Philon d'Alexandrie **. L'auteur décrit
un groupe obscur, énigmatique, à la périphérie
de la culture hellénistique et de la culture hébraïque
: les therapeutae, qui font preuve d'une grande religiosité.
C'est une communauté austère, qui se consacre à
la lecture, à la méditation thérapeutique,
à la prière collective et individuelle, et aime se
retrouver pour un banquet spirituel (agapê = «festin»).
Ces pratiques trouvent leur origine dans cette tâche principale
qu'est le souci de soi (De vita cont., XXXVI).
Tel est le point de départ d'une possible analyse du souci
de soi dans la culture antique. J'aimerais analyser le rapport entre
le souci de soi et la connaissance de soi, la relation qui existe,
dans la tradition gréco-romaine et dans la tradition chrétienne,
entre la préoccupation qu'a l'individu de lui-même
et le trop célèbre précepte «connais-toi
toi-même». De même qu'il existe différentes
formes de souci, il existe différentes formes de soi.
RÉSUMÉ
Il est plusieurs raisons qui expliquent que le «connais-toi
toi-même» ait éclipsé le «prends
soin de toi-même». La première est que les principes
moraux de la société occidentale ont subi une transformation
profonde. Nous éprouvons de la difficulté à
fonder une morale rigoureuse et des principes austères sur
un précepte qui pose que nous devons nous soucier de nous-mêmes
plus que de tout autre chose. Nous sommes davantage enclins à
considérer le souci de soi comme quelque chose d'immoral,
comme un moyen d'échapper à toutes les règles
possibles. Nous avons hérité de la morale chrétienne,
qui fait du renoncement de soi la condition du salut. Paradoxalement,
se connaître soi-même a constitué un moyen de
renoncer à soi.
* Épicure, Lettre à Ménécée,
in Lettres et Maximes (trad. M. Conche), Villers-sur-Mer, Éd.
de Mégare, 1977, pp. 215-227 (voir aussi Diogène Laërce,
Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, trad. R.
Genaille, Paris, Garnier-Flammarion, t. II, 1965, pp. 258-269).
** Philon d'Alexandrie, La Vie contemplative (trad. P. Miquel),
Paris, Éd. du Cerf, 1963, p. 105.
Nous avons aussi hérité d'une tradition séculaire,
qui voit en la loi externe le fondement de la morale. Ainsi, comment
le respect que l'on porte à soi-même peut-il constituer
la base de la morale ? Nous sommes les héritiers d'une morale
sociale qui fonde les règles d'un comportement acceptable
sur les rapports avec les autres. Si la morale établie fait,
depuis le XVIe siècle, l'objet d'une critique, c'est au nom
de l'importance de la reconnaissance et de la connaissance de soi.
Il est donc difficile d'imaginer que le souci de soi puisse être
compatible avec la morale. «Connais-toi toi-même»
a éclipsé «prends soin de toi-même»,
parce que notre morale, une morale de l'ascétisme, n'a cessé
de dire que le soi était l'instance que l'on pouvait rejeter.
La seconde raison est que, dans la philosophie théorique
qui va de Descartes à Husserl, la connaissance de soi (le
sujet pensant) a pris une importance de plus en plus grande en tant
que premier jalon de la théorie du savoir.
Pour résumer : il y a eu inversion dans la hiérarchie
des deux principes de l'Antiquité, «prends soin de
toi» et«connais-toi toi-même». Dans la culture
gréco-romaine, la connaissance de soi est apparue comme la
conséquence du souci de soi. Dans le monde moderne, la connaissance
de soi constitue le principe fondamental.
II
C'est dans l'Alcibiade Ide Platon que l'on trouve la première
élaboration philosophique du souci de soi que je souhaite
examiner ici. La date de rédaction de ce texte est incertaine,
et il est possible que nous ayons là un dialogue platonicien
apocryphe. Mon intention n'est pas d'étudier les dates, mais
d'indiquer les principales caractéristiques du souci de soi
qui est au centre du dialogue.
Les néoplatoniciens du Ille et du IVe siècle ont
montré quelle signification il convenait d'attribuer à
ce dialogue et quelle importance il avait dans la tradition classique.
Ils voulaient transformer les dialogues de Platon en un outil pédagogique,
en faire la matrice du savoir encyclopédique. L'Alcibiade
figurait pour eux le premier dialogue de Platon -le premier qu'il
fallait lire, le premier qu'il fallait étudier. L'arkhê,
en somme. Au IIe siècle, Albinus déclara que tout
jeune homme doué qui voulait se tenir à l'écart
de la politique et pratiquer la vertu devait étudier l'Alcibiade
*. Ce dialogue constitue donc un point de départ, qui nous
fournit le programme de toute la philosophie platonicienne.
* Albinus, Prologos, 5 (ciré in Festugière, A, J.,
Études de philosophie grecque, Paris, Vrin, 1971, p. 536).
«Prendre soin de soi» en est le premier principe. J'aimerais
analyser le souci de soi dans l'Alcibiade en fonction de trois grandes
interrogations.
1) Comment cette question est-elle introduite dans le dialogue
? Quelles sont les raisons qui amènent Alcibiade et Socrate
à cette notion du souci de soi ?
Alcibiade est sur le point de commencer sa vie publique et politique.
Il veut s'adresser au peuple et être tout-puissant dans la
cité. Il n'est pas satisfait de son statut traditionnel,
des privilèges que lui confèrent sa naissance et son
héritage. Il veut acquérir un pouvoir personnel et
l'exercer sur les autres, tant à l'intérieur qu'à
l'extérieur de la cité. À ce point d'intersection
et de transformation, Socrate intervient et déclare son amour
pour Alcibiade. Alcibiade ne peut plus être l'aimé
: il doit devenir l'amant. Il doit prendre une participation active
au jeu de la politique et au jeu de l'amour. Ainsi s'élabore
une dialectique entre le discours politique et le discours érotique.
La transition, pour Alcibiade, s'opère de manière
spécifique, tant en ce qui concerne la politique qu'en ce
qui concerne l'amour.
Le vocabulaire politique et érotique d'Alcibiade fait apparaître
une ambivalence. Lorsqu'il était adolescent, Alcibiade était
désirable, et une foule d'admirateurs se pressait autour
de lui ; mais, à présent que sa barbe pousse, il voit
ses soupirants disparaître. Au temps de sa splendeur, il les
avait tous rejetés, parce qu'il voulait être dominant,
et non dominé. Il refusait de se laisser dominer lorsqu'il
était jeune, mais, à présent, il veut dominer
les autres. C'est à ce moment que Socrate apparaît,
qui réussit là où les autres ont échoué
: il va forcer Alcibiade à se soumettre, mais d'une manière
différente. Alcibiade et Socrate font un pacte : Alcibiade
se soumettra à son amoureux, Socrate, au sens non pas d'une
soumission physique, mais d'une soumission spirituelle. L'ambition
politique et l'amour philosophique trouvent leur point de jonction
dans le «souci de soi».
2) Dans un tel rapport, pourquoi Alcibiade doit-il se soucier de
lui-même, et pourquoi Socrate se préoccupe-t-il de
ce souci d'Alcibiade ? Socrate interroge Alcibiade sur ses capacités
personnelles et sur la nature de son ambition. Connaît-il
le sens de la règle juridique, de la justice et de la concorde
? À l'évidence, Alcibiade est ignorant de tout. Socrate
l'exhorte à comparer son éducation à celle
des rois de Perse et de Lacédémone, ses rivaux. Les
princes de Perse et de Lacédémone ont pour professeurs
la Sagesse, la Justice, la Tempérance et le Courage. À
côté de la leur, l'éducation d'Alcibiade ressemble
à celle d'un vieil esclave ignorant. Ne connaissant pas toutes
ces choses, Alcibiade ne peut s'appliquer au savoir. Mais, dit Socrate,
il n'est pas trop tard. Afin de triompher -d'acquérir la
tekhnê -, Alcibiade doit s'appliquer, prendre soin de lui-même.
Mais Alcibiade ignore à quoi il doit s'appliquer. Quel est
ce savoir qu'il veut acquérir ? L'embarras et la confusion
le gagnent. Socrate l'exhorte à ne pas perdre courage.
C'est en 127 d que nous trouvons la première occurrence
de l'expression epimeleisthai sautou. Le souci de soi renvoie toujours
à un état politique et érotique actif. Epimeleisthai
exprime quelque chose de beaucoup plus sérieux que le simple
fait de faire attention. Cette notion implique différentes
choses -se soucier de ses possessions et de sa santé, par
exemple. C'est toujours une activité réelle et pas
simplement une attitude. L'expression s'applique à l'activité
du fermier, qui s'occupe de ses champs, veille sur son troupeau
et prend soin de sa ferme ; au travail du roi, qui veille sur la
cité et sur ses sujets ; au culte des ancêtres et des
dieux ; en médecine, l' expression renvoie aux soins que
l'on apporte aux malades. Chose significative, le souci de soi,
dans l'Alcibiade, est directement lié à l'idée
d'une pédagogie défectueuse -une pédagogie
qui concerne l'ambition politique et un moment particulier de la
vie.
3) Le reste du texte est consacré à une analyse de
cette notion d'epimeleisthai, du soin que l'on prend de soi-même.
Deux questions orientent l'analyse : quel est ce soi dont il faut
prendre soin, et en quoi ce soin consiste-t-il ?
Tout d'abord, qu'est-ce que le soi (129 b) ?«Soi» est
un pronom réfléchi, dont la signification est double.
Auto veut dire «le même», mais il renvoie aussi
à la notion d'identité. Ce deuxième sens permet
de passer de la question «quel est ce soi ?» à
la question «à partir de quel fondement trouverai-je
mon identité ?».
Alcibiade essaie de trouver le soi à travers un mouvement
dialectique. Lorsqu'on prend soin du corps, on ne prend pas soin
du soi. Le soi n'est pas réductible à l'habillement,
aux outils ou aux possessions. Il est à chercher dans le
principe qui permet de faire usage de ces outils, un principe qui
n'appartient pas au corps, mais à l'âme. Il faut s'inquiéter
de l'âme -telle est la principale activité du souci
de soi. Le souci de soi est souci de l'activité, et non souci
de l'âme en tant que substance.
La deuxième question est celle-ci : comment convient-il
de prendre soin de ce principe d'activité, de prendre soin
de l'âme ? En quoi ce soin consiste-t-il ? Il faut savoir
en quoi l'âme consiste. L'âme ne peut se connaître,
à moins de s'observer dans un élément qui lui
est semblable, un miroir. L'âme doit contempler l'élément
divin. C'est dans cette contemplation de l'élément
divin que l'âme découvrira les règles susceptibles
de fonder un comportement et une action politique justes. L'effort
que consent l'âme pour se connaître est le principe
sur lequel on peut fonder l'acte politique juste, et Alcibiade sera
un bon politicien dans la mesure où il contemple son âme
dans l'élément divin.
Souvent, la discussion gravite autour du principe delphique
«connais-toi toi-même» et s'exprime en ses termes.
Prendre soin de soi consiste à se connaître soi-même.
La connaissance de soi devient l'objet de la quête du souci
de soi. Un lien se noue entre le souci de soi et l'activité
politique. Le dialogue s'achève lors qu'Alcibiade comprend
qu'il doit prendre soin de lui-même en examinant son âme.
Ce texte, l'un des premiers de Platon, éclaire l'arrière-plan
historique sur fond duquel se greffe l'injonction à prendre
soin de soi-même ; il inaugure aussi quatre grands problèmes
qui ne cesseront de hanter l'Antiquité, même si les
solutions proposées diffèrent souvent de celles qu'offre
l'Alcibiade.
Il y a, premièrement, le problème du rapport entre
le souci de soi et l'activité politique. Vers la fin de la
période hellénistique et de l'Empire, la question
est : quand vaut-il mieux se détourner de l'activité
politique pour s'occuper de soi ?
Deuxièmement, il y a le problème du rapport entre
le souci de soi et la pédagogie. Pour Socrate, s'occuper
de soi est le devoir d'un jeune homme, mais plus tard, au cours
de la période hellénistique, avoir le souci de soi
deviendra le devoir permanent de toute une vie.
Troisièmement, il y a le problème du rapport entre
le souci de soi et la connaissance de soi. Platon donne la priorité
au précepte delphique «connais-toi toi-même».
Ce privilège accordé au «connais-toi toi-même»,
caractérise tous les platoniciens. Plus tard, au cours des
périodes hellénistique et gréco-romaine, le
privilège s'inversera. L'accent sera mis non pas sur la connaissance
de soi, mais sur le souci de soi -ce dernier devenant autonome et
s'imposant même comme premier problème philosophique.
Quatrièmement, il y a le problème du rapport entre
le souci de soi et l'amour philosophique, ou la relation à
un maître.
Durant la période hellénistique et sous l'Empire,
la notion socratique de «souci de soi» devient un thème
philosophique commun et universel. Épicure et ses adeptes,
les cyniques, certains stoïciens comme Sénèque,
Rufus et Galien, tous reconnaissent le «souci de soi».
Les pythagoriciens mettent l'accent sur l'idée d'une vie
communautaire ordonnée. Ce thème du souci de soi ne
constitue pas un conseil abstrait, mais une activité répandue,
un réseau d'obligations et de services dont l'individu doit
s'acquitter envers l'âme. Suivant Épicure lui-même,
les épicuriens pensent qu'il n'est jamais trop tard pour
s'occuper de soi. Les stoïciens déclarent qu'il faut
être attentif à soi-même, «se retirer en
soi-même et y rester». Lucien parodie cette idée
*. Le souci de soi est une activité des plus courantes, et
il est à l'origine de la rivalité qui oppose les rhétoriciens
à ceux qui se tournent vers eux-mêmes, en particulier
sur la question du rôle du maître.
Il y eut des charlatans, bien entendu. Mais certains prirent la
chose au sérieux. On reconnaissait généralement
que la réflexion, du moins pour une période brève,
était chose bienfaisante. Pline conseille à un ami
de réserver quelques minutes chaque jour, ou de prendre quelques
semaines ou quelques mois, pour faire retraite en lui-même.
C'est un loisir actif -on étudie, on lit, on se prépare
aux revers de fortune ou à la mort. C'est à la fois
une méditation et une préparation.
Dans cette culture du souci de soi, l'écriture est, elle
aussi, importante. Parmi les tâches que définit le
souci de soi, il y a celle de prendre des notes sur soi-même
-que l'on pourra relire -, d'écrire des traités et
des lettres aux amis, pour les aider, de conserver ses carnets afin
de réactiver pour soi-même les vérités
dont on a eu besoin. Les lettres de Socrate sont un exemple de cet
exercice de soi.
C'est à la culture orale que revenait la première
place, dans la vie politique traditionnelle. D'où l'importance
de la rhétorique. Mais le développement des structures
administratives et de la bureaucratie sous l'Empire augmenta le
nombre des écrits et l'importance de l'écriture dans
la sphère politique. Dans les écrits de Platon, le
dialogue céda la place à un pseudo-dialogue littéraire.
Cependant, avec la période hellénistique, c'est l'écriture
qui prévaut et la vraie dialectique trouve son terrain d'expression
dans la correspondance. Prendre soin de soi va de pair désormais
avec une activité d'écriture constante. Le soi est
quelque chose sur lequel il y a matière à écrire,
un thème ou un objet (un sujet) de l'activité d'écriture.
Ce n'est ni un trait moderne né de la Réforme ni un
produit du romantisme ; c'est l'une des traditions les plus anciennes
de l'Occident -une tradition déjà bien établie,
déjà profondément enracinée, lorsque
Augustin commence à écrire ses Confessions **.
* Lucien, Hermotime Works (trad. K. Kilburn), Cambridge, Loeb Classical
Library, t. IV, 1959, p. 65.
** Augustin rédige ses Confessions entre 397 et 401. In
Oeuvres (trad. G. Bouissou et E. Tréhorel), Paris, Desclée
de Brouwer, t. XIII-XIV, 1962.
Le nouveau souci de soi implique une nouvelle expérience
de soi. On peut voir quelle forme prend cette nouvelle expérience
de soi au Ier et au IIe siècle, où l'introspection
devient de plus en plus fouillée.
Un rapport se noue entre l'écriture et la vigilance. On
prête attention aux nuances de la vie, aux états d'âme
et à la lecture, et l'acte d'écrire intensifie et
approfondit l'expérience de soi. Tout un champ d'expériences
s'ouvre, qui n'existait pas auparavant.
On peut comparer Cicéron à Sénèque
le philosophe ou à Marc Aurèle. On trouve, par exemple,
chez Sénèque et Marc Aurèle, une attention
méticuleuse aux détails de la vie quotidienne, aux
mouvements de l'esprit, à l'analyse de soi. Tous les éléments
caractéristiques de la période impériale sont
présents dans la lettre de Marc Aurèle à Fronton
(144-45 après Jésus-Christ) * :
Cette lettre nous offre une description de la vie quotidienne.
Tous les détails du souci de soi sont présents, toutes
les choses sans importance que Marc Aurèle a faites. Cicéron,
lui, ne relate que les événements essentiels, mais
dans la lettre de Marc Aurèle, les détails ont ceci
d'important qu'ils représentent le sujet -ce qu'il a pensé,
la manière dont il a éprouvé les choses.
Le rapport entre le corps et l'âme est, lui aussi, intéressant.
Pour les stoïciens, le corps n'était pas si important,
mais Marc Aurèle parle de lui-même, de sa santé,
de ce qu'il a mangé, de son mal de gorge. Ces indications
caractérisent bien l'ambiguïté qui s'attache
au corps dans cette culture de soi. Théoriquement, la culture
de soi est orientée vers l'âme, mais tout ce qui se
rapporte au corps prend une importance considérable. Chez
Pline et Sénèque, l'hypocondrie est un trait essentiel.
Ils se retirent dans une maison à la campagne. Ils ont des
occupations intellectuelles, mais aussi rurales. Ils mangent et
participent aux activités des paysans. Si la retraite à
la campagne est importante dans cette lettre, c'est parce que la
nature aide l'individu à retrouver le contact avec lui-même.
Il y a aussi le rapport amoureux entre Marc Aurèle et Fronton,
un rapport qui se noue entre un jeune homme de vingt-quatre ans
et un homme de quarante ans. L' ars erotica constitue l'un des thèmes
de la discussion. À cette époque, l'amour homosexuel
était important ; c'est un thème que l'on retrouvera
dans la vie monastique chrétienne.
Enfin, dans les dernières lignes, on trouve une allusion
à l'examen de conscience qui se pratique à la fin
de la journée. Marc Aurèle va se coucher et examine
son carnet, afin de voir si ce qu'il a fait correspond à
ce qu'il avait prévu de faire.
* Marc Aurèle, Lettres à Fronton in Pensées
(trad. A. Cassan), Paris, Charpentier et Fasquelle, s.d., lettre
XXIX, pp. 391-393.
La lettre est la transcription de cet examen de conscience. Elle
est le rappel de ce que l'individu a fait, et non de ce qu'il a
pensé. C'est en cela que la pratique des périodes
hellénistique et impériale diffère de la pratique
monastique plus tardive. Chez Sénèque aussi, ce sont
exclusivement des actes, et non des pensées, qui sont transcrits.
Mais nous avons là une préfiguration de la confession
chrétienne.
Ce genre de lettres met en évidence un aspect tout à
fait particulier de la philosophie de l'époque. L'examen
de conscience commence avec l'écriture de lettres comme celle-ci.
L'écriture d'un journal vient plus tard. Elle naît
à l'époque chrétienne et souligne essentiellement
la notion de combat de l'âme.
III
Dans mon commentaire de l'Alcibiade de Platon, j'ai isolé
trois thèmes principaux : d'abord, le rapport entre le souci
de soi et le souci de la vie politique ; ensuite le rapport entre
le souci de soi et l'idée d'une éducation défectueuse
; enfin, le rapport entre le souci de soi et la connaissance de
soi. Alors que nous avons vu, dans l'Alcibiade, le lien étroit
qui existe entre «prendre soin de soi» et «se
connaître soi-même», le premier précepte
finit par s'assimiler au second.
Ces trois thèmes, nous les trouvons dans Platon, mais aussi
tout au long de la période hellénistique et, quatre
ou cinq siècles plus tard, dans Sénèque, Plutarque,
Épictète et alii. Si les problèmes restent
les mêmes, les solutions proposées et les thèmes
développés diffèrent des significations platoniciennes,
et parfois même s'y opposent.
Premièrement, s'occuper de soi à l'époque
hellénistique et sous l'Empire ne constitue pas seulement
une préparation à la vie politique. S'occuper de soi
est devenu un principe universel. Il faut se détourner de
la politique pour mieux s'occuper de soi-même.
Deuxièmement, prendre soin de soi-même n'est pas simplement
une obligation qui incombe aux jeunes gens soucieux de leur éducation
; c'est une manière de vivre, qui concerne chacun tout au
long de sa vie.
Troisièmement, même si la connaissance de soi joue
un rôle important dans le souci de soi, d'autres types de
relations sont aussi impliqués.
J'aimerais commenter brièvement les deux premiers points
: l'universalité du souci de soi en tant qu'il est indépendant
de la vie politique, et le souci de soi comme devoir permanent de
toute une VIe.
1) Au modèle pédagogique de Platon se substitue un
modèle médical. Le souci de soi n'est pas une autre
forme de pédagogie ; il doit constituer un souci médical
permanent. Le souci médical permanent est l'un des traits
essentiels du souci de soi. L'on doit devenir le médecin
de soi-même.
2) Puisque se soucier de soi doit être la tâche de
toute une vie, l'objectif n'est plus de se préparer à
la vie adulte ou à une autre vie, mais de se préparer
à un accomplissement total : la vie. Cet accomplissement
devient total dans l'instant qui précède la mort.
Cette idée d'une proximité heureuse de la mort -la
vieillesse comme complétude -constitue une inversion des
valeurs qui s'attachent traditionnellement à la jeunesse
chez les Grecs.
3) Il y a, enfin, les différentes pratiques auxquelles la
culture de soi a donné naissance, et le rapport qui s'est
noué entre ces pratiques et la connaissance de soi.
Dans l'Alcibiade, l'âme est dans un rapport spéculaire
à elle-même -un rapport qui est lié au concept
de mémoire et justifie l'existence du dialogue comme méthode
permettant de découvrir la vérité logée
dans l'âme. Mais entre l'époque de Platon et l'époque
hellénistique, le rapport entre le souci de soi et la connaissance
de soi se modifie. Deux perspectives se font jour.
Au sein des mouvements qui animent la philosophie stoïcienne
sous l'Empire se profilent une nouvelle conception de la vérité
et de la mémoire, ainsi qu'une autre méthode d'examen
de soi. C'est d'abord le dialogue qui disparaît, tandis que
s'instaure un nouveau rapport pédagogique dont l'importance
va grandissante ; c'est un nouveau jeu pédagogique, dans
lequel le maître/professeur parle sans poser de questions
et le disciple ne répond pas : il doit écouter et
garder le silence. On voit croître l'importance d'une culture
du silence. Dans la culture pythagoricienne, les disciples devaient
rester silencieux pendant cinq ans ; telle était la règle
pédagogique. Ils ne posaient aucune question ni ne parlaient
pendant la leçon, mais s'exerçaient à l'art
d'écouter. C'était la condition indispensable pour
acquérir la vérité. Cette tradition s'instaure
à l'époque impériale, où la culture
platonicienne du dialogue cède la place à une culture
du silence et à l'art d'écouter.
Qui veut apprendre l'art d'écouter doit lire le traité
de Plutarque sur l'art d'écouter les conférences (Peri
tou akouein) *. Au début de son traité, Plutarque
déclare que, une fois ses années d'école passées,
l'homme doit apprendre à écouter le logos tout au
long de sa vie d'adulte.
* Plutarque, Comment écouter, in Oeuvres morales (trad,
R. Klaerr, A, Philippon et J. Sirinelli), Paris, Les Belles Lettres,
«Collection des universités de France», 1989,
t. I, 2e partie, chap. III, pp. 39-40.
L'art d'écouter est capital pour qui veut faire la part
de la vérité et de la dissimulation, de la rhétorique
et du mensonge dans le discours des rhétoriciens. L'écoute
est liée au fait que le disciple n'est pas sous le contrôle
de ses maîtres, mais dans la posture de celui qui recueille
le logos. On reste silencieux pendant la conférence. On y
réfléchit après coup. Ainsi se définit
l'art d'écouter la voix du maître et la voix de la
raison en soi.
Le conseil peut paraître banal, mais je le crois important.
Dans son traité sur la Vie contemplative, Philon d'Alexandrie
décrit les banquets du silence, qui n'ont rien à voir
avec ces banquets de débauche où il y a du vin, des
garçons, des orgies et du dialogue. Ici, c'est un professeur
qui offre un monologue sur l'interprétation de la Bible et
donne des indications très précises sur la manière
dont il convient d'écouter (De vita cont., 77). Par exemple,
il faut toujours prendre la même posture lorsqu'on écoute.
La vie monastique, et plus tard la pédagogie, ont donné
à cette notion une morphologie intéressante.
Dans Platon, c'est grâce au dialogue que se tissait le lien
dialectique entre la contemplation de soi et le souci de soi. À
l'époque impériale, deux thèmes se font jour
: d'une part, le thème de l'obligation d'écouter la
vérité et, d'autre part, le thème de l'examen
et de l'écoute de soi comme moyen de découvrir la
vérité qui se loge dans l'individu. La différence
qui se marque entre les deux époques est l'un des grands
signes de la disparition de la structure dialectique.
En quoi consiste l'examen de conscience dans cette culture et quel
regard l'individu porte-t-il sur lui-même ? Pour les pythagoriciens,
l'examen de conscience est lié à la purification.
Le sommeil ayant un rapport avec la mort dans la mesure où
il favorise une rencontre avec les dieux, il est nécessaire
de se purifier avant d'aller dormir. Se souvenir des morts est une
manière d'exercer sa mémoire. Mais cette pratique
prend de nouvelles valeurs et change de sens avec la période
hellénistique et le début de l'Empire. À cet
égard, plusieurs textes sont significatifs : le De ira et
le De tranquillitate de Sénèque *, ainsi que les premières
pages du livre IV des Pensées de Marc Aurèle **.
* Sénèque, De la tranquillité de l'âme
in Dialogues (trad. R, Waltz), Paris, Les Belles Lettres, «Collection
des universités de France», 1927, t. IV, livre 6, §
1-8, pp. 84-86.
** Marc Aurèle, Pensées (trad. A. Trannoy), Paris,
Les Belles Lettres, «Collection des universités de
France», 1925, livre IV, § 3, pp. 27-29.
Le De ira (livre III) de Sénèque contient des traces
de la vieille tradition*. Le philosophe décrit l'examen de
conscience -un examen que recommandaient aussi les épicuriens,
et dont la pratique trouve son origine dans la tradition pythagoricienne.
Le but de l'examen de soi est la purification de la conscience au
moyen d'un procédé mnémonique. Agir conformément
au bien, pratiquer correctement l'examen de conscience sont les
gages d'un bon sommeil et de bons rêves, qui assurent le contact
avec les dieux.
Sénèque donne parfois l'impression qu'il utilise
un langage juridique, où le soi est à la fois le juge
et l'accusé. Sénèque est le juge qui poursuit
le soi en justice, de sorte que l'examen de conscience prend la
forme d'un procès. Mais il suffit d'y regarder de plus près
pour constater qu'il ne s'agit pas d'une cour de justice. Sénèque
utilise des termes qui renvoient non pas aux pratiques juridiques,
mais aux pratiques administratives, comme lorsqu'un contrôleur
examine les comptes ou lorsqu'un inspecteur du bâtiment examine
une construction. L'examen de soi est une manière de dresser
l'inventaire. Les fautes ne sont jamais que de bonnes intentions
restées au stade de l'intention. La règle constitue
le moyen d'agir correctement, et non de juger ce qui a eu lieu dans
le passé. Plus tard, la confession chrétienne cherchera
à débusquer les mauvaises intentions.
Plutôt que le modèle juridique, c'est ce regard administratif
que le philosophe porte sur sa vie qui est important. Sénèque
n'est pas un juge qui se donne pour tâche de punir, mais un
administrateur qui dresse un inventaire. Il est l'administrateur
permanent de lui-même, et non le juge de son passé.
Il veille à ce que tout s'effectue correctement, en accord
avec la règle, et non avec la loi. Les reproches qu'il s'adresse
ne portent pas sur ses fautes réelles, mais plutôt
sur son insuccès. Ses erreurs sont des erreurs de stratégie,
et non des fautes morales. Il s'agit pour lui non pas d'explorer
sa culpabilité, mais de voir comment ce qu'il a fait s'ajuste
à ce qu'il voulait faire, et de réactiver certaines
règles de conduite. Dans la confession chrétienne,
le pénitent est astreint à mémoriser les lois,
mais il le fait afin de découvrir ses péchés.
Premièrement, le problème, pour Sénèque,
n'est pas de découvrir la vérité du sujet,
mais de rappeler cette vérité à la mémoire,
de ressusciter une vérité perdue. Deuxièmement,
ce n'est ni lui-même, ni sa nature, ni son origine ou ses
affinités surnaturelles que le sujet oublie : il oublie les
règles de conduite, ce qu'il aurait dû faire.
* Sénèque, De la colère, in Dialogues (trad.
A. Bourgery), Paris, Les Belles Lettres, «Collection des universités
de France», t. I, livre III, § 36, pp. 102-103.
Troisièmement, la remémoration des erreurs commises
dans la journée permet de mesurer l'écart entre ce
qui a été fait et ce qui aurait dû être
fait. Quatrièmement, le sujet n'est pas le terrain sur lequel
s'opère le processus de décryptage, mais le point
où les règles de conduite se rencontrent dans la mémoire.
Le sujet constitue le point d'intersection des actes qui nécessitent
d'être soumis à des règles et des règles
qui définissent la manière dont il faut agir. Nous
sommes assez loin de la conception platonicienne et de la conception
chrétienne de la conscience.
Les stoïciens spiritualisèrent la notion d'anakhôrêsis,
qu'il s'agisse de la retraite d'une armée, du refuge de l'esclave
qui s'enfuit de chez son maître, ou de la retraite à
la campagne, loin des villes, comme pour Marc Aurèle. La
retraite à la campagne prend la forme d'une retraite spirituelle
en soi. Faire retraite en soi constitue non seulement une attitude
générale, mais un acte précis, que l'on accomplit
chaque jour : on fait retraite en soi à des fins de découverte
-mais non pas la découverte de ses fautes ou de ses sentiments
profonds ; on fait retraite en soi afin de se remémorer les
règles d'action, les principales lois qui définissent
la conduite. C'est une formule mnémotechnique.
IV
J'ai parlé de trois techniques de soi définies par
la philosophie stoïcienne : les lettres aux amis et ce qu'elles
révèlent de soi ; l'examen de soi-même et de
sa conscience, qui comprend l'évaluation de ce qui a été
fait, de ce qui aurait dû être fait, et la comparaison
des deux. J'aimerais, à présent, considérer
une troisième technique définie par les stoïciens
: l'askêsis, qui n'est pas la révélation du
soi secret, mais un acte de remémoration.
Pour Platon, l'individu doit découvrir la vérité
qui se cache en lui. Pour les stoïciens, la vérité
n'est pas à découvrir dans l'individu, mais dans les
logoi, les préceptes des maîtres. Le disciple mémorise
ce qu'il a entendu, convertissant les paroles de ses maîtres
en règles de conduite. Le but de ces techniques est la subjectivation
de la vérité. Sous l'Empire, les principes éthiques
ne sont pas assimilables sans un cadre théorique tel que
la science, comme en témoigne, par exemple, le De natura
rerum de Lucrèce *. Certaines questions structurales sous-tendent
la pratique de l'examen de soi auquel on s'astreint chaque soir.
Je tiens à souligner le fait que ce n'est ni le décryptage
de soi ni les moyens mis en oeuvre pour révéler un
secret qui sont importants, dans le stoïcisme ; ce qui compte,
c'est le souvenir de ce que l'on fait et de ce que l'on était
censé faire.
* Lucrèce, De la nature des choses (trad. A. Ernout), Paris,
Les Belles Lettres, «Collection des universités de
France», 5e éd., t. I, 1984, et t, Il, 1985.
Dans la pratique chrétienne, l'ascétisme va toujours
de pair avec une certaine forme de renoncement à soi-même
et à la réalité, le soi faisant partie de cette
réalité à laquelle il faut renoncer pour accéder
à un autre niveau de réalité. C'est ce mouvement
pour parvenir à renoncer à soi-même qui distingue
l'ascétisme chrétien.
Dans la tradition philosophique inaugurée par le stoïcisme,
l'askêsis, loin de désigner le renoncement à
soi-même, implique la considération progressive de
soi, la maîtrise de soi -une maîtrise à laquelle
on parvient non pas en renonçant à la réalité,
mais en acquérant et en assimilant la vérité.
Le but final de l'askêsis n'est pas de préparer l'individu
à une autre réalité, mais de lui permettre
d'accéder à la réalité de ce monde-ci.
En grec, le mot qui décrit cette attitude est paraskeuazô
(«se préparer»). L' askêsis est un ensemble
de pratiques par lesquelles l'individu peut acquérir, assimiler
la vérité, et la transformer en un principe d'action
permanent. L'alêtheia devient l' êthos. C'est un processus
d'intensification de la subjectivité.
Quels sont les principaux traits qui caractérisent l' askêsis
? L' askêsis comprend un certain nombre d'exercices, dans
lesquels le sujet se met en situation de vérifier s'il est
capable ou non de faire face aux événements et d'utiliser
les discours dont il est armé. Le but est de tester la préparation.
Le sujet a-t-il suffisamment assimilé cette vérité
pour la transformer en une éthique et se comporter comme
il le doit en présence d'un événement ?
Deux mots, en grec, caractérisent les deux pôles de
ces exercices : meletê et gumnasia. Meletê, d'après
la traduction latine (meditatio), signifie «méditation».
Ce mot a la même racine qu'epimeleisthai. C'est un terme assez
vague, un terme technique emprunté à la rhétorique.
Meletê désigne la réflexion sur les termes et
les arguments adéquats qui accompagnent la préparation
d'un discours ou d'une improvisation. Il s'agit d'anticiper la situation
réelle à travers le dialogue des pensées. La
méditation philosophique ressortit à la meletê
: elle consiste à mémoriser les réactions et
à réactiver leur souvenir en se plaçant dans
une situation où l'on peut imaginer de quelle manière
l'on réagirait. Au moyen d'un exercice d'imagination («supposons
que»...), on juge le raisonnement qu'il faudrait adopter afin
de tester une action ou un événement (par exemple
: «Comment réagirais-je ?»). Imaginer comment
s'articulent divers événements possibles afin d'éprouver
de quelle manière l'on réagirait : c'est cela, la
méditation.
L'exercice de méditation le plus célèbre est
la praemeditatio malorum, telle que la pratiquaient les stoïciens.
La praemeditatio est une expérience éthique, un exercice
de l'imagination. En apparence, elle correspond à une vision
plutôt sombre et pessimiste de l'avenir. On peut la comparer
à ce que dit Husserl de la réduction eidétique.
Les stoïciens opérèrent trois réductions
eidétiques du malheur futur. D'abord, il ne s'agit pas d'imaginer
l'avenir tel qu'il est susceptible de se présenter, mais
d'imaginer le pire, même si ce pire a peu de chances d'advenir
-le pire comme certitude, comme actualisation du possible, et non
comme calcul de probabilités. Ensuite, il ne faut pas envisager
les choses comme susceptibles de se produire dans un avenir lointain,
mais comme déjà réelles et en marche. Imaginer,
par exemple, non pas que l'on pourrait être exilé,
mais que l'on est déjà exilé, soumis à
la torture et mourant. Enfin, le but de cette démarche n'est
pas d'éprouver des souffrances muettes, mais de se convaincre
que ces souffrances ne sont pas des maux réels. La réduction
de tout le possible, de toute la durée et de tous les malheurs
révèle non pas un mal, mais l'acceptation à
laquelle nous sommes tenus. Elle constitue une saisie simultanée
de l'événement futur et de l'événement
présent. Les épicuriens lui étaient hostiles,
parce qu'ils la trouvaient inutile. Ils considéraient qu'il
valait mieux se remémorer les plaisirs passés afin
de jouir des événements présents.
Au pôle opposé, nous avons la gumnasia (l' «entraînement»,
l' «exercice»). Si la meditatio est une expérience
imaginaire qui exerce la pensée, la gumnasia, elle, est l'entraînement
à une situation réelle, même si cette situation
a été induite artificiellement. Une longue tradition
se profile derrière cela : l'abstinence sexuelle, la privation
physique et autres rituels de purification.
Ces pratiques d'abstinence visent autre chose que la purification
et la vérification du pouvoir du démon, qui les justifiaient
pour Pythagore et pour Socrate. Dans la culture stoïcienne,
leur fonction est d'établir et de tester l'indépendance
de l'individu à l'égard du monde extérieur.
Dans le De genio Socratis de Plutarque, par exemple, l'individu
se livre à des activités sportives très éprouvantes
; ou bien il se soumet à la tentation en plaçant devant
lui des mets très appétissants et en y renonçant.
Il appelle son esclave et lui donne les mets, tandis que lui-même
mange le repas destiné aux esclaves *.
* Plutarque, Le Démon de Socrate in Oeuvres morales (trad.
J. Hani), Paris, Les Belles Lettres, «Collection des universités
de France», 1980, t. VIII, § 585 a, p. 95.
De cela, nous trouvons un autre exemple dans la lettre 18 de Sénèque
à Lucilius. Sénèque se prépare à
une grande journée de festivités par des actes de
mortification de la chair, afin de se convaincre que la pauvreté
n'est pas un mal et qu'il est capable de la supporter *.
Entre ces deux pôles d'exercice de la pensée et d'entraînement
à la réalité que sont la meletê et la
gumnasia, il existe toute une série de possibilités
intermédiaires. C'est dans Épictète que l'on
trouve le meilleur exemple de moyen terme. Épictète
entend surveiller sans cesse les représentations -une technique
qui trouvera son apogée avec Freud. Deux métaphores
sont, pour lui, importantes : celle du veilleur de nuit, qui ne
laisse entrer personne dans la ville s'il ne peut prouver son identité
(nous devons, à l'égard du flot de nos pensées,
adopter l'attitude du veilleur de nuit) **, et celle du changeur
d'argent, qui vérifie l'authenticité de la monnaie,
l'examine, la soupèse, s'assure de sa valeur. Nous devons
être les argyronomes de nos représentations, de nos
pensées, les testant avec vigilance, vérifiant leur
métal, leur poids, leur effigie ***.
Cette métaphore du changeur d'argent, nous la retrouvons
chez les stoïciens et dans la littérature chrétienne
primitive, mais dotée de significations différentes.
Adopter l'attitude du changeur d'argent, pour Épictète,
signifie que, dès qu'une idée se présente à
notre esprit, nous devons réfléchir aux règles
qui nous permettent de l'évaluer. Pour Jean Cassien, cependant,
être un changeur d'argent et examiner ses pensées signifie
tout autre chose : il s'agit d'essayer de déterminer si,
à l'origine du mouvement qui suscite les représentations,
il n'y a pas la concupiscence ou le désir -si notre pensée
innocente n'a pas d'origines coupables, s'il n'y a pas, en sous-main,
quelque chose qui est le grand séducteur, qui est peut-être
invisible, l'argent de notre pensée ****.
Épictète définit deux types d'exercices :
les exercices sophistiques et les exercices éthiques. La
première catégorie se compose d'exercices empruntés
à l'école : c'est le jeu des questions et des réponses.
Ce doit être un jeu éthique, c'est-à-dire quelque
chose qui débouche sur un enseignement moral *****.
* Sénèque, Lettres à Lucilius (trad. H. Noblot),
Paris, Les Belles Lettres, «Collection des universités
de France», 1945, Lettre 18, § 1-8, pp. 71-76.
** Epictète, Entretiens (trad. J. Souilhé), Paris,
Les Belles Lettres, «Collection des
universités de France», 1963, livre III, chap. XII,
§ 15, p. 45.
*** Epictète, op. cit., pp. 76-77.
**** Jean Cassien, «Première conférence de
l'abbé Moïse», in Conférences (trad. Dom
E. Pichery), Paris, Éd. du Cerf, coll. «Sources chrétiennes»,
no 42, 1955, t. I, chap. XX, pp. 101-105.
***** Épictète, op. cit. , pp. 32-33.
La deuxième série est constituée par les exercices
ambulatoires : on va se promener, le matin, et on teste les réactions
sur soi que suscite la promenade *. Le but de ces deux types d'exercices
n'est pas le déchiffrement de la vérité, mais
le contrôle des représentations. Ils sont des rappels
des règles auxquelles l'on doit se conformer face à
l'adversité. Les tests que préconisent Épictète
et Cassien évoquent, jusque dans les termes utilisés,
une machine de censure pré-freudienne. Pour Épictète,
le contrôle des représentations ne consiste pas en
un décryptage, mais en un rappel à la mémoire
des principes d'action, afin de déterminer, grâce à
l'examen que l'individu pratique sur lui-même, si ces principes
gouvernent sa vie. C'est une sorte d'examen de soi permanent, dans
lequel l'individu doit être son propre censeur. La méditation
sur la mort constitue le terme le plus abouti de ces différents
exercices.
Outre les lettres, l'examen et l'askêsis, il existe une quatrième
technique d'examen de soi qu'il nous faut, à présent,
évoquer : l'interprétation des rêves. C'est
une technique qui, au XIXe siècle, allait connaître
un destin important, mais, dans l'Antiquité, la position
qu'elle occupe est assez marginale. Les philosophes de l'Antiquité
ont, à l'égard de l'interprétation des rêves,
une attitude ambivalente. La plupart des stoïciens se montrent
sceptiques et critiques envers la chose. Il reste que l'interprétation
des rêves est une pratique générale et populaire.
Il y a, d'un côté, les experts capables d'interpréter
les rêves -parmi lesquels on peut citer Pythagore et certains
philosophes stoïciens -et, de l'autre, les spécialistes
qui écrivent des livres afin d'enseigner aux gens la manière
d'interpréter leurs rêves. Les écrits sur ce
sujet sont légion, mais le seul manuel d'onirocritique qui
nous reste, dans son intégralité, est la Clef des
songes d'Artémidore (lie siècle après Jésus-Christ)
**. L'interprétation des rêves est importante, dans
l'Antiquité, parce que c'est à travers la signification
d'un rêve que l'on peut lire l'annonce d'un événement
futur.
Je dois mentionner deux autres documents qui révèlent
l'importance de l'interprétation des rêves dans la
vie quotidienne. Le premier est de Synésius de Cyrène
et date du IVe siècle de notre ère ***. Synésius
était un homme connu et cultivé. Bien qu'il ne fût
pas chrétien, il avait demandé à devenir évêque.
Ses remarques sur les rêves sont intéressantes, d'autant
que la divination publique était interdite, afin d'épargner
à l'empereur de mauvaises nouvelles. * Épictète,
op. cit. p. 18.
** Artémidore, La Clef des songes. Onirocriticon (trad.
A.). Festugière), Paris, Vrin, 1975.
*** Synésius de Cyrène, Sur les rêves (404)
in Oeuvres, trad. H. Druon, Paris,
Hachette, 1878, pp. 346-376.
Il fallait donc interpréter ses rêves soi-même,
se faire l'interprète de soi-même. Pour cela, il était
nécessaire de se remémorer non seulement les rêves
que l'on avait faits, mais aussi les événements qui
les avaient précédés et suivis. Il fallait
enregistrer ce qui se passait chaque jour, que ce soit dans la vie
diurne ou dans la vie nocturne.
Dans ses Discours sacrés, écrits au IIe siècle,
Aelius Aristide consigne ses rêves et explique de quelle manière
il convient de les interpréter *. Selon lui, nous recevons,
à travers l'interprétation des rêves, des conseils
des dieux quant aux remèdes susceptibles de guérir
nos maladies. L'oeuvre d'Aristide nous place à la croisée
de deux types de discours. Ce n'est pas le récit détaillé
des activités quotidiennes du sujet qui constitue la matrice
des Discours sacrés, mais la notation rituelle des louanges
que le sujet adresse aux dieux qui l'ont guéri.
V
Je voudrais, à présent, examiner le profil général
de l'une des principales techniques de soi inaugurées par
le christianisme et voir en quoi cette technique a constitué
un jeu de vérité. Pour ce faire, il me faut considérer
le passage de la culture païenne à la culture chrétienne
-passage dans lequel on distingue des continuités et des
discontinuités très nettes.
Le christianisme se classe parmi les religions de salut. C'est
l'une de ces religions qui se donnent pour tâche de conduire
l'individu d'une réalité à une autre, de la
mort à la vie, du temps à l'éternité.
À cette fin, le christianisme impose un ensemble de conditions
et de règles de conduite qui ont pour but une certaine transformation
de soi.
Le christianisme n'est pas seulement une religion de salut : c'est
aussi une religion confessionnelle, qui, bien plus que les religions
païennes, impose des obligations très strictes de vérité,
de dogme et de canon. Dans le christianisme, les obligations de
vérité qui imposent à l'individu de croire
ceci ou cela ont toujours été et demeurent très
nombreuses. L'obligation faite à l'individu d'accepter un
certain nombre de devoirs, de considérer certains livres
comme une source de vérité permanente, de consentir
à des décisions autoritaires en matière de
vérité, de croire en certaines choses et non seulement
d'y croire, mais aussi de montrer qu'il y croit -, de reconnaître
l'autorité de l'institution : c'est tout cela qui caractérise
le christianisme.
* Aelius Aristide, Discours sacrés (trad. A. J. Festugière),
Paris, Macula, 1986.
Le christianisme exige une autre forme d'obligation de vérité,
différente de la foi. Il requiert de chacun qu'il sache qui
il est, c'est-à-dire qu'il s'applique à découvrir
ce qui se passe en lui-même, qu'il reconnaisse ses fautes,
admette ses tentations, localise ses désirs ; chacun doit
ensuite révéler ces choses soit à Dieu, soit
à d'autres membres de la communauté, portant ainsi
témoignage, publiquement ou de manière privée,
contre lui-même. Un lien existe entre les obligations de vérité
qui concernent la foi et celles qui touchent à l'individu.
Ce lien permet une purification de l'âme, impossible sans
la connaissance de soi.
Les choses ne se présentent pas de la même manière
dans le catholicisme et dans la tradition protestante, Mais, dans
l'un et dans l'autre, ce sont les mêmes caractéristiques
que l'on retrouve : un ensemble d'obligations de vérité
concernant la foi, les livres, le dogme, et un autre ensemble concernant
la vérité, le coeur et l'âme. L'accès
à la vérité ne peut se concevoir sans la pureté
de l'âme. La pureté de l'âme vient en conséquence
de la connaissance de soi et elle est la condition nécessaire
à la compréhension du texte ; Augustin parle de «quis
facit veritatem» (faire la vérité en soi, avoir
accès à la lumière).
J'aimerais analyser la manière dont l'Église, dans
son aspiration à la lumière, a pu concevoir l'illumination
comme révélation de soi. Le sacrement de la pénitence
et la confession des péchés sont des inventions assez
récentes. Dans les premiers temps du christianisme, on recourait
à d'autres formes pour découvrir et déchiffrer
la vérité en soi. C'est par le terme exomologêsis,
soit la «reconnaissance d'un fait», que l'on peut désigner
une des deux principales formes de cette révélation
de soi. Même les Pères latins avaient conservé
le mot grec, sans lui chercher de traduction exacte. Pour les chrétiens,
l'exomologêsis signifiait reconnaître publiquement la
vérité de leur foi ou reconnaître publiquement
qu'ils étaient chrétiens.
Le mot avait aussi une signification pénitentielle. Un pécheur
qui sollicite la pénitence doit aller trouver son évêque
et la lui demander. Dans les premiers temps du christianisme, la
pénitence n'était ni un acte ni un rituel, mais un
statut que l'on imposait à celui qui avait commis des péchés
très graves.
L'exomologêsis était le rituel par lequel un individu
se reconnaissait comme pécheur et comme pénitent.
Elle comprenait plusieurs caractéristiques : d'abord, le
pécheur avait statut de pénitent pour une période
qui pouvait aller de quatre à dix ans, et ce statut affectait
l'ensemble de sa vie. Il supposait le jeûne, imposait certaines
règles concernant l'habillement et des interdits en matière
de sexualité.
L'individu était désigné comme pénitent,
de sorte que sa vie ne ressemblait pas à celle des autres.
Même après la réconciliation, certaines choses
lui demeuraient interdites : par exemple, il ne pouvait ni se marier
ni devenir prêtre.
Dans ce statut, on retrouve l'obligation d'exomologêsis.
Le pécheur sollicite la pénitence. Il va voir l'évêque
et le prie de lui imposer le statut de pénitent. Il doit
justifier les raisons qui le poussent à désirer ce
statut et expliquer ses fautes. Ce n'est pas une confession : c'est
une condition de l'obtention de ce statut. Plus tard, au Moyen Âge,
l'exomologêsis deviendra un rituel intervenant à la
fin de la période de pénitence, juste avant la réconciliation.
Ce sera la cérémonie grâce à laquelle
le pénitent retrouvera sa place parmi les autres chrétiens.
Décrivant cette cérémonie de reconnaissance,
Tertullien dit que le pécheur, portant la haire sous ses
haillons et tout couvert de cendres, se tient debout devant l'église,
dans une attitude d'humilité. Puis il se prosterne et embrasse
les genoux de ses frères (La Pénitence, 9-12) *. L'exomologêsis
n'est pas une conduite verbale, mais l'expression théâtralisée
de la reconnaissance du statut de pénitent. Beaucoup plus
tard, saint Jérôme, dans l'une de ses Épîtres,
décrira la pénitence de Fabiola, pécheresse
de la noblesse romaine **. À l'époque où Fabiola
figurait au rang des pénitents, des gens se lamentaient avec
elle, rendant plus pathétique encore son châtiment
public.
La reconnaissance désigne aussi tout le processus auquel
le statut de pénitent astreint l'individu au fil des années.
Le pénitent est le point de convergence entre une conduite
pénitentielle clairement exhibée, l'autopunition et
la révélation de soi. On ne peut distinguer les actes
par lesquels le pénitent se punit de ceux par lesquels il
se révèle. Il existe un lien étroit entre l'autopunition
et l'expression volontaire de soi. Ce lien apparaît clairement
dans de nombreux éccrits. Cyprien, par exemple, parle de
manifestations de honte et de modestie. La pénitence n'est
pas nominale : elle est théâtrale ***.
Afficher la souffrance, manifester la honte, donner à voir
l'humilité et exhiber la modestie, tels sont les principaux
traits de la punition. La pénitence, en ces débuts
du christianisme, est un mode de vie qui se manifeste, à
tout moment, par l'acceptation de l'obligation de se révéler.
* Tertullien, La Pénitence (trad. C. Munier), Paris, Éd.
du Cerf, coll. «Sources chrétiennes», no 316,
1984, chap. IX, p. 181.
** Jérôme, Correspondance, (trad. J. Labourt), Les
Belles Lettres, «Collection des université de France»,
1954, t. IV, lettre LXXVII, pp. 42-44.
*** Cyprien de Carthage, De ceux qui ont failli, in Textes (trad.
D. Gorce), Namur, Éd. du Soleil levant, 1958, pp. 89-92.
Elle nécessite une représentation visible et la présence
d'autres, qui reconnaissent le rituel. Cette conception de la pénitence
se maintiendra jusqu'aux XVe et XVIe siècles.
Tertullien utilise l'expression publicatio sui pour qualifier l'exomologêsis.
La publicatio sui renvoie à l'examen de soi dont parle Sénèque
-mais un examen dont la pratique quotidienne reste entièrement
privée. Pour Sénèque, l' exomologêsis
ou publicatio sui n'implique pas l'analyse verbale des actes ou
des pensées. Elle est seulement une expression somatique
et symbolique. Ce qui était privé pour les stoïciens
devient public pour les chrétiens.
Cette publicatio sui, quelles étaient ses fonctions ? D'abord,
elle représentait une manière d'effacer le péché
et de rendre à l'individu la pureté que lui avait
conférée son baptême. Ensuite, elle est aussi
un moyen de révéler le pécheur comme tel. Là
est le paradoxe qui est au coeur de l'exomologêsis : elle
efface le péché, mais elle révèle le
pécheur. Le plus important, dans l'acte de pénitence,
n'est pas de révéler la vérité du péché,
mais de montrer la véritable nature pécheresse du
pécheur. Ce n'est pas un moyen, pour le pécheur, d'expliquer
ses péchés, mais un moyen de révéler
son être de pécheur.
En quoi la proclamation des péchés a-t-elle pouvoir
de les effacer ? L'exposé est le coeur de l'exomologêsis.
Les auteurs chrétiens des premiers siècles ont recours
à trois modèles pour expliquer le rapport paradoxal
entre l'effacement des péchés et la révélation
de soi.
Le premier est le modèle médical : il faut montrer
ses blessures afin d'être guéri. Un autre modèle,
moins fréquent, est le modèle du tribunal, du jugement
: on apaise toujours le juge en confessant ses fautes. Le pécheur
se fait l'avocat du diable, tout comme le diable lui-même
au jour du Jugement dernier.
Le modèle le plus important auquel on a recours pour expliquer
l'exomologêsis est celui de la mort, de la torture ou du martyre.
En théorie comme en pratique, la pénitence s'élabore
autour du problème de l'homme qui préfère mourir
plutôt que de compromettre ou d'abandonner sa foi. La manière
dont le martyre affronte la mort constitue le modèle du pénitent.
Pour obtenir sa réintégration dans l'Église,
le relaps doit s'exposer volontairement à un martyre rituel.
La pénitence est l'affectation du changement, de la rupture
avec soi-même, son passé et le monde. C'est une manière,
pour l'individu, de montrer qu'il est capable de renoncer à
la vie et à soi, d'affronter et d'accepter la mort. La pénitence
n'a pas pour but d'établir une identité, mais, au
contraire, de marquer le refus de soi, la rupture d'avec soi-même
: Ego non sum, ego. Cette formule est au coeur de la publicatio
sui. Elle représente la rupture de l'individu avec son identité
passée. Les gestes ostentatoires ont pour fonction de révéler
la vérité de l'être même du pécheur.
La révélation de soi est dans le même temps
la destruction de soi.
La différence entre la tradition stoïcienne et la tradition
chrétienne est que, dans la tradition stoïcienne, l'examen
de soi, le jugement et la discipline ouvrent l'accès à
la connaissance de soi en utilisant la mémoire, c'est-à-dire
la mémorisation des règles, pour faire apparaître,
en surimpression, la vérité de l'individu sur lui-même.
Dans l'exomologêsis, c'est par une rupture et une dissociation
violentes que le pénitent fait apparaître la vérité
sur lui-même. Il importe de souligner que cette exomologêsis
n'est pas verbale. Elle est symbolique, rituelle et théâtrale.
VI
L'on voit apparaître, au IVe siècle, une technique
de révélation de soi très différente
: l'exagoreusis, beaucoup moins connue que l'exomologêsis,
mais plus importante. Cette technique rappelle les exercices de
verbalisation qui, pour les écoles philosophiques païennes,
définissaient le rapport maître/disciple. Certaines
techniques de soi élaborées par les stoïciens
se transmettent aux techniques spirituelles chrétiennes.
Un exemple, au moins, d'examen de soi -celui que nous offre saint
Jean Chrysostome -présente la même forme et le même
caractère administratif que celui que décrit Sénèque
dans le De ira. Dans l'examen de soi tel que le conçoit Chrysostome,
le sujet doit inspecter ses comptes dès le matin ; le soir,
il doit s'interroger afin de rendre compte de sa conduite, d'examiner
ce qui est à son avantage et ce qui lui est préjudiciable,
le tout par des prières plutôt que par des paroles
indiscrètes *. Nous retrouvons là, très exactement,
l'examen de soi tel que le décrit Sénèque.
Il est important de noter que cette forme d'examen de soi est rare
dans la littérature chrétienne.
Si la pratique généralisée et élaborée
de l'examen de soi dans la vie monastique chrétienne diffère
de l'examen de soi selon Sénèque, elle diffère
aussi radicalement de ce que décrit Chrysostome et de l'exomologêsis.
C'est une pratique d'un genre nouveau, que nous devons comprendre
en fonction de deux principes de la spiritualité chrétienne
: l'obéissance et la contemplation.
* Jean Chrysostome, Homélie : «Qu'il est dangereux
pour l'orateur et l'auditeur de parler pour plaire, qu'il est de
la plus grande utilité comme de la plus rigoureuse justice
d'accuser ses péchés», in Oeuvres complètes
(trad. M. Jeannin), Nancy, Thomas et Pierron, 1864, t. III, p. 401.
Pour Sénèque, le rapport du disciple à son
maître était certes important, mais c'était
un rapport utilitaire et professionnel. Il se fondait sur la capacité
du maître à guider son élève vers une
vie heureuse et autonome au moyen de conseils judicieux. Le rapport
cessait dès que le disciple avait trouvé la voie d'accès
à cette vie.
Pour toute une série de raisons, l'obéissance que
requiert la vie monastique est d'une nature bien différente.
Elle diffère du modèle gréco-romain du rapport
au maître en ceci qu'elle ne se fonde pas uniquement sur la
nécessité, pour le sujet, de progresser dans son éducation
personnelle, mais affecte tous les aspects de la vie monastique.
Il n'est rien, dans la vie du moine, qui puisse échapper
à ce rapport fondamental et permanent d'obéissance
absolue au maître. Jean Cassien rappelle un vieux principe
de la tradition orientale : «Tout ce que le monde fait sans
la permission de son maître s'assimile à un vol *.»
L'obéissance, loin d'être un état autonome final,
implique le contrôle intégral de la conduite par le
maître. C'est un sacrifice de soi, un sacrifice de la volonté
du sujet. C'est la nouvelle technique de soi.
Pour n'importe lequel de ses actes, même l'acte de mourir,
le moine a besoin de la permission de son directeur. Tout ce qu'il
fait sans cette permission est considéré comme un
vol. Il n'y a pas un seul moment de sa vie où le moine soit
autonome. Même lorsqu'il devient directeur à son tour,
il doit conserver l'esprit d'obéissance le conserver comme
un sacrifice permanent du contrôle absolu de la conduite par
le maître. Le soi doit se constituer en soi par l'obéissance.
L'autre trait qui caractérise la vie monastique est que
la contemplation figure le bien suprême. C'est l'obligation
faite au moine de tourner sans cesse ses pensées vers ce
point qu'est Dieu et de s'assurer que son coeur est assez pur pour
voir Dieu. L'objectif visé est la contemplation permanente
de Dieu.
Cette nouvelle technique de soi qui s'élabore à l'intérieur
du monastère, prenant appui sur l'obéissance et la
contemplation, présente certaines caractéristiques
spécifiques. Cassien, qui l'assimile à un principe
d'examen de soi emprunté aux traditions monastiques syrienne
et égyptienne, l'expose en des termes assez clairs.
Cette technique d'examen de soi d'origine orientale, dont l'obéissance
et la contemplation figurent les principes dominants, se préoccupe
bien plus de la pensée que de l'action. Sénèque
avait mis l'accent sur l'action. Avec Cassien, ce ne sont pas les
actions passées du jour qui constituent l'objet de l'examen
de soi, mais les pensées présentes.
* Jean Cassien, Institutions cénobitiques (trad. J. CI.
Guy), Paris, Éd. du Cerf, coll. «Sources chrétiennes,
no 109, 1965, livre IV, chap. X-XII, pp. 133-137, et chap. XXIII-XXXII,
pp. 153-171.
Que le moine doivent tourner continuellement sa pensée vers
Dieu implique qu'il sonde le cours actuel de cette pensée.
L'examen auquel il se soumet a pour objet une discrimination permanente
entre les pensées qui le dirigent vers Dieu et celles qui
l'en détournent. Ce souci continu du présent diffère
de la mémorisation des actes et, partant, de celles des règles,
que préconisait Sénèque. Les Grecs ont, pour
le désigner, un terme assez péjoratif : logismoi,
c'est-à-dire les cogitations, le raisonnement, la pensée
calculatrice. On trouve, dans Cassien, une étymologie de
logismoi -co-agitationes -, mais je ne sais pas si elle est valable.
L'esprit est polukinêtos, «dans un état de mobilité
constante» (Première Conférence de l'abbé
Serenus, 4) *. Pour Cassien, la mobilité constante de l'esprit
signifie sa faiblesse. Elle est ce qui distrait l'individu de la
contemplation de Dieu (Première Conférence de l'abbé
Nesterus, 13) **.
Sonder ce qui se passe en soi consiste à essayer d'immobiliser
la conscience, à essayer d'éliminer les mouvements
de l'esprit qui détournent de Dieu. Cela implique que l'on
examine chaque pensée qui se présente à la
conscience afin de percevoir le lien qui existe entre l'acte et
la pensée, entre la vérité et la réalité
; afin de voir s'il n'est pas, dans cette pensée, quelque
chose qui soit susceptible de rendre notre esprit mobile, de provoquer
notre désir, de détourner notre esprit de Dieu. Ce
qui fonde l'examen, c'est l'idée d'une concupiscence secrète.
Il y a trois grands types d'examen de soi : premièrement,
l'examen par lequel on évalue la correspondance entre les
pensées et la réalité (Descartes) ; deuxièmement,
l'examen par lequel on estime la correspondance entre les pensées
et les règles (Sénèque) ; troisièmement,
l'examen par lequel on apprécie le rapport entre une pensée
cachée et une impureté de l'âme. C'est avec
le troisième type d'examen que commence l'herméneutique
de soi chrétienne et son déchiffrement des pensées
intimes. L'herméneutique de soi se fonde sur l'idée
qu'il y a en nous quelque chose de caché, et que nous vivons
toujours dans l'illusion de nous-mêmes, une illusion qui masque
le secret.
Cassien dit qu'afin de pratiquer cet examen nous devons nous soucier
de nous-mêmes et témoigner de nos pensées directement.
Il utilise trois analogies. * Jean Cassien, Première Conférence
de l'abbé Serenus, «De la mobilité de l'âme
et des esprits du mal», § 4, in Conférences (trad.
E. Pichery), Paris, Éd. du Cerf, coll. «Sources chrétiennes»,
no 42, 1955, p. 248.
** Jean Cassien, Première Conférence de l'abbé
Nesterus, op. cit., 1958, t, II, § 13, pp. 199-201.
La première est l'analogie du moulin (Première Conférence
de l'abbé Moïse, 18) *. Les pensées sont des
grains et la conscience est une meule. Tout comme le meunier, nous
devons trier les grains -séparer ceux qui sont mauvais de
ceux qui, broyés par la meule, donneront la bonne farine
et le bon pain de notre salut.
La deuxième analogie est militaire (Première Conférence
de l'abbé Serenus, 5) **. Cassien établit une analogie
avec l'officier qui ordonne à ses soldats de défiler
sur deux rangs : les bons à droite et les mauvais à
gauche. Nous devons adopter l'attitude de l'officier qui divise
sa troupe en deux files, celle des bons et celle des mauVaiS.
La troisième analogie est celle du changeur d'argent (Première
Conférence de l'abbé Moïse, 20-22) ***. La conscience
est l'argyronome du soi. Elle doit examiner les pièces, considérer
leur effigie, se demander de quel métal elles sont faites,
interroger leur provenance. La conscience doit peser les pièces,
afin de voir si elles n'ont pas été faussées.
De même que les pièces portent l'effigie de l'empereur,
nos pensées doivent être empreintes de l'image de Dieu.
Nous devons vérifier la qualité de notre pensée
: cette effigie de Dieu, est-elle bien réelle ? Quel est
son degré de pureté ? Ne s'y mêle-t-il pas du
désir ou de la concupiscence ? Nous retrouvons ici la même
image que dans Sénèque, mais avec une signification
différente.
Étant posé que nous devons être les argyronomes
permanents de nous-mêmes, comment cette discrimination est-elle
possible, comment pouvons-nous déterminer si une pensée
est de bonne qualité ? Comment cette discrimination peut-elle
être effective ? Il n'y a qu'un seul moyen : nous devons confier
toutes nos pensées à notre directeur, obéir
en toutes choses à notre maître, pratiquer en permanence
la verbalisation de toutes nos pensées. Chez Cassien, l'examen
de soi est subordonné à l'obéissance et à
la verbalisation permanente des pensées. Il en va différemment
dans la philosophie stoïcienne. En s'avouant non seulement
ses pensées, mais aussi les mouvements les plus infimes de
sa conscience et ses intentions, le moine se place dans un rapport
herméneutique tant à l'égard de son maître
qu'à l'égard de lui-même. Cette verbalisation
est la pierre de touche ou monnaie de nos pensées.
En quoi la confession est-elle capable d'assumer cette fonction
herméneutique ? Comment pouvons-nous devenir les herméneutes
de nous-mêmes en exprimant, verbalement ou par écrit,
toutes nos pensées ?
* Op. cit., 1955, t. I, § 18, p. 99.
** Op. cit., pp. 249-252.
*** Op. cit., pp. 101-107.
La confession confère au maître, dont l'expérience
et la sagesse sont plus grandes, un savoir, et donc lui permet d'être
un meilleur conseiller. Même si, dans sa fonction de pouvoir
discriminant, le maître ne dit rien, le fait que la pensée
a été exprimée aura un effet discriminant.
Cassien donne l'exemple du moine qui avait volé du pain.
Dans un premier temps, il ne pouvait pas avouer. La différence
entre les bonnes et les mauvaises pensées est que les mauvaises
pensées ne peuvent s'exprimer facilement, le mal étant
indicible et caché. Que les mauvaises pensées ne puissent
s'exprimer sans difficulté ni sans honte empêche qu'apparaisse
la différence cosmologique entre la lumière et l'obscurité,
entre la verbalisation et le péché, entre le secret
et le silence, entre Dieu et le diable. Dans un deuxième
temps, le moine se prosterne et avoue. Ce n'est que lorsqu'il se
confesse verbalement que le diable sort de lui. La verbalisation
du péché est le moment capital (Deuxième Conférence
de l'abbé Moïse, Il) *. La confession est le sceau de
la vérité. Mais cette idée d'une verbalisation
permanente n'est qu'un idéal. À aucun moment, la verbalisation
ne peut être totale. La rançon de la verbalisation
permanente est la transformation en péché de tout
ce qui n'a pu s'exprimer.
Il y a donc -et je conclurai sur ce point -deux grandes formes
de révélation de soi, d'expression de la vérité
du sujet, dans le christianisme des premiers siècles. La
première est l' exomologêsis, soit l'expression théâtralisée
de la situation du pénitent qui rend manifeste son statut
de pécheur. La deuxième est ce que la littérature
spirituelle a appelé l' exagoreusis. L' exagoreusis est une
verbalisation analytique et continue des pensées, que le
sujet pratique dans le cadre d'un rapport d'obéissance absolue
à un maître. Ce rapport prend pour modèle le
renoncement du sujet à sa volonté et à lui-même.
S'il existe une différence fondamentale entre l'exomologêsis
et l'exagoreusis, il faut cependant souligner qu'elles présentent
un élément commun : la révélation ne
peut se concevoir sans le renoncement. Dans l'exomologêsis,
le pécheur doit perpétrer le «meurtre»de
lui-même en pratiquant des macérations ascétiques.
Qu'elle s'accomplisse par le martyre ou par l'obéissance
à un maître, la révélation de soi implique
le renoncement du sujet à lui-même. Dans l'exagoreusis,
d'un autre côté, l'individu, par la verbalisation constante
de ses pensées et l'obéissance dont il témoigne
envers son maître, montre qu'il renonce à la fois à
sa volonté et à lui-même.
* op. cit. , pp. 121-123.
Cette pratique, qui naît avec le christianisme, persistera
jusqu'au XVIIe siècle. L'introduction, au XIIIe siècle,
de la pénitence, constitue une étape importante dans
le développement de l' exagoreusis.
Ce thème du renoncement du sujet à lui-même
est très important. À travers toute l'histoire du
christianisme, un lien se noue entre la révélation,
théâtrale ou verbale, de soi et le renoncement du sujet
à lui-même. L'hypothèse que m'inspire l'étude
de ces deux techniques est que c'est la seconde -la verbalisation
-qui est devenue la plus importante. À partir du XVIIIe siècle
et jusqu'à l'époque présente, les «sciences
humaines» ont réinséré les techniques
de verbalisation dans un contexte différent, faisant d'elles
non pas l'instrument du renoncement du sujet à lui-même,
mais l'instrument positif de la constitution d'un nouveau sujet.
Que l'utilisation de ces techniques ait cessé d'impliquer
le renoncement du sujet à lui-même constitue une rupture
décisive.
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