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Est-il donc important de penser ?
Michel Foucault
Dits Ecrits tome IV texte n°296

«Est-il donc important de penser ?» (entretien avec D. Éribon), Libération, no 15, 30-31 mai 1981, p. 21.

Dits Ecrits tome IV texte n°296


- Le soir des élections *, nous vous avions demandé vos premières réactions. Vous n'aviez pas voulu répondre. Mais, aujourd'hui, vous vous sentez plus à l'aise pour parler...

* Arrivée de la gauche au pouvoir, avec l'élection de François Mitterrand à la présidence de la République.

- En effet, je considérais que voter, c'est en soi une manière d'agir. Puis que c'est au gouvernement d'agir à son tour. Maintenant le temps est bien venu de réagir à ce qui commence à être fait.

De toute façon, je crois qu'il faut considérer que les gens sont assez grands pour se décider tout seuls au moment du vote, et pour se réjouir ensuite s'il le faut. Il me paraît d'ailleurs qu'ils se sont fort bien débrouillés.

- Alors quelles sont vos réactions aujourd'hui ?

- Trois choses me frappent. Depuis une bonne vingtaine d'années, une série de questions ont été posées dans la société elle-même. Et ces questions longtemps n'ont pas eu droit de cité dans la politique «sérieuse» et institutionnelle.

Les socialistes semblent avoir été les seuls à saisir la réalité de ces problèmes, à y faire écho - ce qui n'a sans doute pas été étranger à leur victoire.

Deuxièmement, par rapport à ces problèmes (je pense surtout à la justice ou à la question des immigrés), les premières mesures ou les premières déclarations sont absolument conformes à ce qu'on pourrait appeler une «logique de gauche». Celle pour laquelle Mitterrand a été élu.

Troisièmement, ce qui est le plus remarquable, les mesures ne vont pas dans le sens de l'opinion majoritaire. Ni sur la peine de mort, ni sur la question des immigrés, les choix ne suivent pas l'opinion la plus courante.

Voilà qui dément ce qu'on avait pu dire sur l'inanité de toutes ces questions posées au cours de ces dix ou quinze dernières années ; ce qu'on avait pu dire sur l'inexistence d'une logique de gauche dans la façon de gouverner ; ce qu'on a pu dire sur les facilités démagogiques des premières mesures qui allaient être prises. Sur le nucléaire, les immigrés, la justice, le gouvernement a ancré ses décisions dans des problèmes réellement posés en se référant à une logique qui n'allait pas dans le sens de l'opinion majoritaire. Et je suis sûr que la majorité approuve cette manière de faire, sinon les mesures elles-mêmes. En disant cela, je ne dis pas, c'est fait et maintenant on peut aller se reposer. Ces premières mesures ne sont pas une charte, mais elles sont cependant plus que des gestes symboliques.

Comparez avec ce que Giscard a fait au lendemain de son élection : une poignée de main aux prisonniers. C'était un geste purement symbolique adressé à un électorat qui n'était pas le sien. Aujourd'hui, on a un premier ensemble de mesures effectives qui peut-être prennent à contre-pied une part de l'électorat, mais marquent un style de gouvernement.

- C'est en effet une tout autre manière de gouverner qui semble se mettre en place.

- Oui, c'est un point important et qui a pu apparaître dès la victoire électorale de Mitterrand. Il me semble que cette élection a été éprouvée par beaucoup comme une sorte d'événement-victoire, c'est-à-dire une modification du rapport entre gouvernants et gouvernés. Non pas que les gouvernés ont pris la place des gouvernants. Après tout, il s'est agi d'un déplacement dans la classe politique. On entre dans un gouvernement de parti avec les dangers que cela comporte, et cela, il ne faut jamais l'oublier.

Mais ce qui est en jeu à partir de cette modification, c'est de savoir s'il est possible d'établir entre gouvernants et gouvernés un rapport qui ne sera pas un rapport d'obéissance, mais un rapport dans lequel le travail aura un rôle important.

- Vous voulez dire qu'il va être possible de travailler avec ce gouvernement ?

- Il faut sortir du dilemme : ou on est pour, ou on est contre. Après tout, on peut être en face et debout. Travailler avec un gouvernement n'implique ni sujétion ni acceptation globale. On peut à la fois travailler et être rétif. Je pense même que les deux choses vont de pair.

- Après Michel Foucault critique, est-ce que l'on va voir le Michel Foucault réformiste ? C'était tout de même un reproche souvent adressé la critique menée par les intellectuels ne débouche sur rien ?

- Je répondrai d'abord sur le point du «ça n'a rien donné». Il y a des centaines et des milliers de gens qui ont travaillé à l'émergence d'un certain nombre de problèmes qui sont aujourd'hui effectivement posés. Dire que cela n'a rien donné est tout à fait faux. Est-ce que vous pensez qu'il y a vingt ans on posait les problèmes du rapport entre la maladie mentale et la normalité psychologique, le problème de la prison, le problème du pouvoir médical, le problème du rapport entre les sexes, etc., comme on les pose aujourd'hui ?

D'autre part, il n'y a pas de réformes en soi. Les réformes ne se produisent pas en l'air, indépendamment de ceux qui les font. On ne peut pas ne pas tenir compte de ceux qui auront à gérer cette transformation.

Et puis surtout, je ne crois pas que l'on puisse opposer critique et transformation, la critique «idéale» et la transformation «réelle».

Une critique ne consiste pas à dire que les choses ne sont pas bien comme elles sont. Elle consiste à voir sur quels types d'évidences, de familiarités, de modes de pensée acquis et non réfléchis reposent les pratiques que l'on accepte.

Il faut s'affranchir de la sacralisation du social comme seule instance du réel et cesser de considérer comme du vent cette chose essentielle dans la vie humaine et dans les rapports humains, je veux dire la pensée. La pensée, ça existe, bien au-delà, bien en deçà des systèmes et des édifices de discours. C'est quelque chose qui se cache souvent, mais anime toujours les comportements quotidiens. Il y a toujours un peu de pensée même dans les institutions les plus sottes, il y a toujours de la pensée même dans les habitudes muettes.

La critique consiste à débusquer cette pensée et à essayer de la changer : montrer que les choses ne sont pas aussi évidentes qu'on croit, faire en sorte que ce qu'on accepte comme allant de soi n'aille plus de soi. Faire la critique, c'est rendre difficile les gestes trop faciles.

Dans ces conditions, la critique (et la critique radicale) est absolument indispensable pour toute transformation. Car une transformation qui resterait dans le même mode de pensée, une transformation qui ne serait qu'une certaine manière de mieux ajuster la même pensée à la réalité des choses ne serait qu'une transformation superficielle.

En revanche, à partir du moment où on commence à ne plus pouvoir penser les choses comme on les pense, la transformation devient à la fois très urgente, très difficile et tout à fait possible.

Donc, il n'y a pas un temps pour la critique et un temps pour la transformation, il n'y a pas ceux qui ont à faire la critique et ceux qui ont à transformer, ceux qui sont enfermés dans une radicalité inaccessible et ceux qui sont bien obligés de faire les concessions nécessaires au réel. En fait, je crois que le travail de transformation profonde ne peut se faire que dans l'air libre et toujours agité d'une critique permanente.

- Mais est-ce que vous pensez que l'intellectuel doit avoir un rôle programmateur dans cette transformation ?

- Une réforme, ce n'est jamais que le résultat d'un processus dans lequel il y a conflit, affrontement, lutte, résistance...

Se dire d'entrée de jeu : quelle est donc la réforme que je vais pouvoir faire ? Ce n'est pas pour l'intellectuel, je crois, un objectif à poursuivre. Son rôle, puisque précisément il travaille dans l'ordre de la pensée, c'est de voir jusqu'où la libération de la pensée peut arriver à rendre ces transformations assez urgentes pour qu'on ait envie de les faire, et assez difficiles à faire pour qu'elles s'inscrivent profondément dans le réel.

Il s'agit de rendre les conflits plus visibles, de les rendre plus essentiels que les simples affrontements d'intérêts ou les simples blocages institutionnels. De ces conflits, de ces affrontements doit sortir un nouveau rapport de forces dont le profil provisoire sera une réforme.

S'il n'y a pas eu à la base le travail de la pensée sur elle-même et si effectivement des modes de pensée, c'est-à-dire des modes d'action, n'ont pas été modifiés, quel que soit le projet de réforme, on sait qu'il va être phagocyté, digéré par des modes de comportements et d'institutions qui seront toujours les mêmes.

- Après avoir participé d de nombreux mouvements, vous vous êtes mis quelque peu en retrait. Est-ce que vous allez de nouveau entrer dans de tels mouvements ?

- Chaque fois que j'ai essayé de faire un travail théorique, ça a été à partir d'éléments de ma propre expérience : toujours en rapport avec des processus que je voyais se dérouler autour de moi. C'est bien parce que je pensais reconnaître dans les choses que je voyais, dans les institutions auxquelles j'avais affaire, dans mes rapports avec les autres des craquelures, des secousses sourdes, des dysfonctionnements que j'entreprenais un travail, quelques fragments d'autobiographie.

Je ne suis pas un activiste en retraite et qui, aujourd'hui, voudrait reprendre du service. Mon mode de travail n'a pas beaucoup changé ; mais ce que j'attends de lui, c'est qu'il continue à me changer encore.

- On vous dit assez pessimiste. À vous entendre, je vous croirais plutôt optimiste ?

- Il y a un optimisme qui consiste à dire : de toute façon, ça ne pouvait pas être mieux. Mon optimisme consisterait plutôt à dire tant de choses peuvent être changées, fragiles comme elles sont, liées à plus de contingences que de nécessités, à plus d'arbitraire que d'évidence, à plus de contingences historiques complexes mais passagères qu'à des constantes anthropologiques inévitables... Vous savez, dire : nous sommes beaucoup plus récents que nous ne croyons, ce n'est pas une manière d'abattre sur nos épaules toute la pesanteur de notre histoire. C'est plutôt mettre à la disposition du travail que nous pouvons faire sur nous-mêmes la part la plus grande possible de ce qui nous est présenté comme inaccessible.