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Sexualité et solitude
(Conférence)
Michel Foucault
Dits et Ecrits IV texte n°295

«Sexuality and Solitude» («Sexualité et solitude» ; trad. F. Durand-Bogaert), London Review of Books, vol. III, no 9, 21 mai-5 juin 1981, pp. 3, 5 et 6. (Pour cette conférence, M. Foucault s'exprimait en anglais.)

Dits et Ecrits IV texte n°295


Dans un ouvrage publié en 1840 et consacré au traitement moral de la folie, un psychiatre français, Leuret, fait état de la manière dont il a traité l'un de ses patients - dont il l'a traité et, naturellement, comme vous pouvez l'imaginer, guéri *. Un matin, Leuret fait entrer Monsieur A. dans la salle de douches et lui fait raconter son délire en détail. «Mais tout cela, déclare le médecin, n'est que folie. Vous allez me promettre de ne plus y croire.» Le patient hésite, puis promet. «Cela ne suffit pas, rétorque le médecin, vous m'avez déjà fait ce genre de promesses et vous ne les avez pas tenues.» Il ouvre alors le robinet d'eau froide au-dessus de la tête de son patient. «Oui, oui, je suis fou !», s'écrie le patient. Le jet d'eau s'interrompt, l'interrogatoire reprend. « Oui, je reconnais que je suis fou», répète le patient.
«Mais, ajoute-t-il, je ne le reconnais que parce que vous m'y forcez.» Nouveau jet d'eau froide. «C'est bon, c'est bon, dit Monsieur A., je le reconnais. Je suis fou, et tout cela n'était que folie.»

* Leuret (F.), Du traitement moral de la folie, Paris, Baillière, 1840, pp. 197-198.

Obtenir de quelqu'un qui souffre d'une maladie mentale l'aveu qu'il est fou est une procédure très ancienne dans la thérapeutique traditionnelle. Dans les ouvrages du XVIIe et du XVIIIe siècle, on trouve de nombreux exemples de ce que l'on pourrait appeler les thérapies de vérité. Mais la technique utilisée par Leuret est tout à fait différente. Leuret n'essaie pas de persuader son patient que ses idées sont fausses ou déraisonnables. Ce qui se passe dans la tête de Monsieur A. est parfaitement indifférent à Leuret. Ce que le médecin veut obtenir, c'est un acte précis, l'affirmation explicite « Je suis fou». Depuis l'époque - il y a environ vingt ans - où j'ai lu ce passage de Leuret pour la première fois, j'ai gardé en tête le projet d'analyser la forme et l'histoire de cette singulière pratique. Leuret n'est satisfait que lorsque son patient déclare : «Je suis fou», ou bien : «Tout cela n'était que folie.» Il se fonde sur l'hypothèse que la folie en tant que réalité disparaît dès l'instant où le patient reconnaît la vérité et déclare qu'il est fou.

Nous avons là, en fait, l'inverse de l'acte de langage performatif. L'affirmation détruit chez le sujet parlant la réalité qui a rendu cette même affirmation vraie. Sur quelle conception de la vérité du discours et de la subjectivité cette pratique singulière, et pourtant si courante, se fonde-t-elle ? Afin de justifier l'intérêt que je porte à ce qui semble être un sujet extrêmement spécialisé, permettez-moi de revenir brièvement en arrière. Pendant les années qui précédèrent la Seconde Guerre mondiale, et plus encore après la guerre, toute la philosophie dans les pays d'Europe continentale et en France fut dominée par la philosophie du sujet. Par là, j'entends que la philosophie se donnait comme tâche par excellence * de fonder tout le savoir et le principe de toute signification sur le sujet signifiant. C'est à l'impact de Husserl que la question doit son importance, mais le caractère central du sujet est aussi lié à un contexte institutionnel, dans la mesure où l'université française, depuis que la philosophie vit le jour avec Descartes, n'a jamais pu progresser que de manière cartésienne. Mais nous devons aussi prendre en compte la conjoncture politique. Devant l'absurdité des guerres, devant le constat des massacres et du despotisme, l'idée se fit jour que c'était sans doute au sujet individuel de donner un sens à ses choix existentiels. Avec la détente et le recul de l'après-guerre, l'importance que l'on avait jusqu'alors accordée à la philosophie du sujet ne parut plus si évidente.

* En français dans le texte (N.d.T).

Certains paradoxes théoriques jusqu'alors cachés apparurent au grand jour, et il ne fut plus possible de les éviter. Cette philosophie de la conscience, paradoxalement, n'avait pas réussi à fonder une philosophie du savoir, et en particulier du savoir scientifique. Par ailleurs, en tant que philosophie du sens, elle avait échoué à prendre en compte les mécanismes formateurs de signification et la structure des systèmes de sens.

Avec la lucidité par trop facile de l'après-coup - ce que les Américains appellent the monday-morning quarterback * -, je dirai que deux voies pouvaient conduire au-delà de cette philosophie du sujet. La première était la théorie du savoir objectif comprise comme analyse des systèmes de signification, comme sémiologie. C'était la voie du positivisme logique. La seconde était la voie ouverte par une certaine école de linguistique, de psychanalyse et d'anthropologie - trois disciplines qui se regroupaient sous la rubrique «structuralisme». Ce ne sont pas les voies que j'ai empruntées. Qu'il me soit permis de déclarer une fois pour toutes que je ne suis ni un structuraliste ni - je le confesse avec tout le chagrin qui se doit - un philosophe analytique. Personne n'est parfait. Mais j'ai essayé d'explorer une autre piste. J'ai essayé de sortir de la philosophie du sujet en faisant la généalogie du sujet moderne, que j'aborde comme une réalité historique et culturelle ; c'est-à-dire comme quelque chose susceptible de se transformer, ce qui, bien entendu, est important du point de vue politique. Deux modes d'approche sont possibles, à partir de ce projet général. L'une des manières d'aborder le sujet en général consiste à examiner les constructions théoriques modernes. J'ai, dans cette perspective, essayé d'analyser les théories du sujet comme être parlant, vivant, travaillant, au XVIIe et au XVIIIe siècle. Mais on peut aussi appréhender la question du sujet de manière plus pratique, à partir de l'étude des institutions qui ont fait de certains sujets des objets de savoir et de domination : les asiles, les prisons...

* Terme de football américain.

Je voulais étudier les formes d'appréhension que le sujet crée à l'égard de lui-même. Mais puisque j'avais commencé par le second type d'approche, j'ai dû changer d'avis sur plusieurs points. Permettez-moi de faire ici, en quelque sorte, mon autocritique. Il semblerait, si l'on s'en tient à certaines propositions de Habermas, qu'on puisse distinguer trois principaux types de techniques : les techniques qui permettent de produire, de transformer, de manipuler des choses ; les techniques qui permettent d'utiliser des systèmes de signes ; et, enfin, les techniques qui permettent de déterminer la conduite des individus, d'imposer certaines finalités ou certains objectifs.

Nous avons donc les techniques de production, les techniques de signification ou de communication, et les techniques de domination. Ce dont je me suis rendu compte peu à peu, c'est qu'il existe dans toutes les sociétés un autre type de techniques : celles qui permettent à des individus d'effectuer, par eux-mêmes, un certain nombre d'opérations sur leur corps, leur âme, leurs pensées, leurs conduites, et ce de manière à produire en eux une transformation, une modification, et à atteindre un certain état de perfection, de bonheur, de pureté, de pouvoir surnaturel. Appelons ces techniques les techniques de soi.

Si l'on veut analyser la généalogie du sujet dans la civilisation occidentale, on doit tenir compte non seulement des techniques de domination, mais aussi des techniques de soi. On doit montrer l'interaction qui se produit entre les deux types de techniques. J'ai peut-être trop insisté, lorsque j'étudiais les asiles, les prisons, etc., sur les techniques de domination. Il est vrai que ce que nous appelons «discipline» est quelque chose qui a une importance réelle dans ce type d'institutions. Mais ce n'est qu'un aspect de l'art de gouverner les gens dans nos sociétés. Ayant étudié le champ du pouvoir en prenant comme point de départ les techniques de domination, j'aimerais, au cours des prochaines années, étudier les rapports de pouvoir en partant des techniques de soi. Dans chaque culture, me semble-t-il, la technique de soi implique une série d'obligations de vérité : il faut découvrir la vérité, être éclairé par la vérité, dire la vérité. Autant de contraintes qui sont considérées comme importantes, soit pour la constitution, soit pour la transformation de soi.

À présent, qu'en est-il de la vérité comme devoir dans nos sociétés chrétiennes ? Le christianisme, comme chacun sait, est une confession. Cela signifie que le christianisme appartient à un type bien particulier de religions : celles qui imposent, à ceux qui les pratiquent, des obligations de vérité. Ces obligations, dans le christianisme, sont nombreuses. Il y a, par exemple, l'obligation de tenir pour vraies un ensemble de propositions qui constituent le dogme, l'obligation de considérer certains livres comme une source permanente de vérité, et l'obligation d'accepter les décisions de certaines autorités en matière de vérité. Mais le christianisme exige encore une autre forme d'obligation de vérité. Chaque chrétien se doit de sonder qui il est, ce qui se passe à l'intérieur de lui-même, les fautes qu'il a pu commettre, les tentations auxquelles il est exposé. Qui plus est, chacun doit dire ces choses à d'autres, et ainsi porter témoignage contre lui-même.

Ces deux ensembles d'obligations - celles qui concernent la foi, le livre, le dogme, et celles qui concernent le soi, l'âme et le cœur sont liés. Un chrétien a besoin de la lumière de la foi s'il veut sonder qui il est. Et, inversement, on ne peut concevoir qu'il ait accès à la vérité sans que son âme soit purifiée. Le bouddhiste, lui aussi, doit aller vers la lumière et découvrir la vérité sur lui-même. Mais le rapport entre les deux obligations est tout à fait différent dans le bouddhisme et dans le christianisme. Dans le bouddhisme, c'est le même type d'illumination qui conduit l'individu à découvrir qui il est et ce qu'est la vérité. À la faveur de cette illumination simultanée du soi et de la vérité, l'individu découvre que le soi n'était qu'une illusion. J'aimerais souligner qu'il n'en va pas de même dans le christianisme : la découverte de soi ne révèle pas le soi comme une illusion. Elle cède la place à une tâche qui ne peut être qu'infinie. Deux objectifs définissent cette tâche. Il y a d'abord le devoir de débarrasser l'esprit de toutes les illusions, tentations et séductions susceptibles de s'y faire jour, ainsi que le devoir de découvrir la réalité de ce qui se passe en nous. Ensuite, il faut se libérer de tout attachement au soi, non pas parce que le soi est une illusion, mais parce qu'il est trop réel. Plus nous découvrons la vérité sur nous-mêmes, plus nous devons renoncer à nous-mêmes ; et plus nous voulons renoncer à nous-mêmes, plus il nous est nécessaire de mettre en lumière la réalité de nous-mêmes. C'est cela cette spirale de la formulation de la vérité et du renoncement à la réalité - qui est au cœur des techniques de soi pratiquées par le christianisme.

Récemment, le professeur Peter Brown m'a déclaré que, selon lui, notre tâche était de comprendre comment il se fait que la sexualité soit devenue, dans nos cultures chrétiennes, le sismographe de notre subjectivité. C'est un fait, et un fait mystérieux, que dans cette infinie spirale de vérité et de réalité du soi la sexualité a, depuis les premiers siècles de l'ère chrétienne, une importance considérable ; et une importance qui n'a cessé de croître. Pourquoi y a-t-il un lien aussi fondamental entre la sexualité, la subjectivité et l'obligation de vérité ? C'est sur cette question que mon travail rencontre celui de Richard Sennett.

Le point de départ de notre séminaire a été un passage de saint François de Sales : e Je vais vous conter un point de l'honnêteté de l'éléphant. Un éléphant ne change jamais de femelle et aime tendrement celle qu'il a choisie, avec laquelle néanmoins il ne s'apparie que de trois ans en trois ans, et cela pour cinq jours seulement et si secrètement que jamais il n'est vu en cet acte. Mais il est bien vu pourtant le sixième jour auquel, avant toute chose, il va droit à quelque rivière en laquelle il se lave tout le corps, sans vouloir aucunement retourner au troupeau qu'il ne soit auparavant purifié. Ne sont-ce pas là belles et honnêtes humeurs chez une bête, par lesquelles elle enseigne aux gens mariés à ne point trop s'adonner aux plaisirs des sens et de la chair* ?»

* François de Sales, Introduction d la vie dévote, 1604, Lyon, Pierre Rigaud, 1609 ; Dôle, Bluzet-Guimier, 1888, livre III, chap. XXXIX, pp. 431-432.

Tout le monde reconnaîtra ici le modèle du comportement sexuel décent. La monogamie, la fidélité et la procréation figurent les principales ou peut-être les seules justifications de l'acte sexuel - un acte qui, même dans ces conditions, demeure intrinsèquement impur. La plupart d'entre nous, je crois, sont enclins à attribuer ce modèle soit au christianisme, soit à la société chrétienne moderne telle qu'elle s'est développée sous l'influence de la morale capitaliste ou de la morale dite bourgeoise. Mais j'ai été frappé de voir, lorsque j'ai commencé à l'étudier, que ce modèle se retrouvait aussi dans la littérature latine et hellénistique. Ce sont les mêmes idées, les mêmes mots, et parfois la même référence à l'éléphant. Il est de fait que les philosophes païens des siècles qui précédèrent et suivirent la mort du Christ proposèrent une éthique sexuelle qui, si elle était en partie nouvelle, était néanmoins très semblable à ce qui passe pour être l'éthique chrétienne. Nous avons fait apparaître, de manière très convaincante, dans notre séminaire, que ce modèle philosophique de comportement sexuel, ce modèle de l'éléphant, n'était pas le seul qui fût connu et mis en pratique à l'époque. Il était en compétition avec plusieurs autres. Mais il devint bien vite prédominant, parce qu'il se rattachait à une transformation sociale qui impliquait la désintégration des États-cités, le développement de la bureaucratie impériale et l'influence de plus en plus grande de la classe moyenne provinciale.

On constate, au cours de cette période, une évolution vers le rétrécissement de la cellule familiale, la véritable monogamie, la fidélité entre gens mariés et un appauvrissement des actes sexuels. La campagne philosophique en faveur du modèle de l'éléphant fut à la fois un effet et un auxiliaire de cette transformation. Si ces hypothèses sont fondées, nous devons admettre que le christianisme n'a pas inventé ce code de comportement sexuel. Il l'a accepté, renforcé, il lui a donné une vigueur et une portée bien supérieures à celles qu'il avait auparavant. Mais la prétendue morale chrétienne n'est rien d'autre qu'un fragment d'éthique païenne introduit dans le christianisme. Est-ce à dire que le christianisme n'a pas changé l'état des choses ? Les premiers chrétiens furent les instigateurs de nombreux changements, sinon dans le code sexuel, du moins dans les rapports que chacun entretient à l'égard de son activité sexuelle.

Le christianisme a proposé un nouveau mode d'appréhension de soi comme être sexuel.

Afin de clarifier les choses, je comparerai deux textes. L'un fut écrit par Artémidore, un philosophe païen du IIIe siècle, et l'autre est le célèbre livre XIV de la Cité de Dieu, de saint Augustin. Bien que le livre qu'Artémidore consacra à l'interprétation des rêves date du iii' siècle après J.-C., Artémidore est un auteur païen. Trois des chapitres de ce livre traitent des songes sexuels. Quel est le sens ou, plus précisément, la valeur pronostique d'un songe sexuel ? Chose significative, l'interprétation que donne Artémidore des rêves va à l'encontre de celle de Freud, et ce sont l'économie, les rapports sociaux, les succès et les défaites que l'individu connaît dans son activité politique et dans sa vie quotidienne qui permettent de comprendre les songes sexuels. Par exemple, rêver que l'on a un rapport avec sa mère est le signe que l'on va réussir dans une carrière de magistrat, parce que la mère, à l'évidence, est le symbole de la ville ou du pays.

Autre élément significatif : la valeur sociale du songe ne dépend pas de la nature de l'acte sexuel, mais plutôt du statut social des partenaires. Par exemple, peu importe, selon Artémidore, que l'on ait, dans le songe, un rapport avec un garçon ou avec une fille. L'important est de savoir si le partenaire est riche ou pauvre, jeune ou vieux, esclave ou libre, marié ou célibataire. Artémidore, bien entendu, considère aussi la question de l'acte sexuel, mais seulement du point de vue du mâle. Le seul acte qui lui soit familier en tant qu'acte sexuel, et qu'il reconnaisse comme tel, est la pénétration. Et non seulement la pénétration est un acte sexuel, mais elle fait partie du rôle social que joue un homme dans la cité. Je dirais que pour Artémidore la sexualité est relationnelle, et que l'on ne peut dissocier les rapports sexuels des rapports sociaux.

Examinons maintenant le texte de saint Augustin, dont le sens exprime ce à quoi nous voulons aboutir dans notre analyse. Dans La Cité de Dieu *, et plus tard dans le Contra Julianum **, saint Augustin donne une description passablement horrifiante de l'acte sexuel. Pour lui, l'acte sexuel est une sorte de spasme. Tout le corps, dit saint Augustin, est agité d'horribles soubresauts. L'homme perd tout contrôle de lui-même.

* Saint Augustin, La Cité de Dieu, 413-427, in OEuvres de saint Augustin, t. XXXV, Paris, Desclée de Brouwer, 1959.

** Saint Augustin, Quatre Livrer de saint Augustin, évêque d'Hippone, contre Julien, défenseur de l'hérésie pélagienne, trad. Barreau, Charpentier, Écalle, Péronne et Vincent, in Oeuvres complètes de saint Augustin, t. XXXI, Paris, Vivès, 1873.

«Le désir ne se contente pas de s'emparer du corps tout entier, extérieurement et intérieurement, il secoue l'homme tout entier, unissant et mêlant les passions de l'âme et les appétits charnels pour amener cette volupté, la plus grande de toutes parmi celles du corps ; de sorte que, au moment où elle arrive à son comble, toute l'acuité et ce qu'on pourrait appeler la vigilance de la pensée sont presque anéantis *.» Cette description - cela mérite qu'on le souligne - n'est pas une invention de saint Augustin : on la retrouve dans les écrits médicaux et païens du siècle précédent. Qui plus est, le texte de saint Augustin est la transcription quasi littérale d'un passage écrit par le philosophe païen Cicéron dans l'Hortensius **.

* In La Cité de Dieu, op. cit., livre XIV, chap. XVI, p. 425, trad. G. Combès.

** Cicéron (M.T.), Hortensius (Fragments d'un dialogue philosophique ; éd. par C.F.W. Müller, Bibliotheca Teubneriana).

Ce qui est surprenant n'est pas que saint Augustin donne une description aussi classique de l'acte sexuel, mais que, en en montrant toute l'horreur, il reconnaisse quand même la possibilité de l'existence de rapports sexuels au paradis, avant la Chute. La chose est d'autant plus remarquable que saint Augustin est l'un des premiers Pères de l'Église à avoir admis cette possibilité. Bien entendu, il n'est pas pensable que les rapports sexuels au paradis aient pris cette forme épileptique qui est malheureusement la leur aujourd'hui. Avant la Chute, le corps d'Adam, chaque partie de ce corps obéissaient parfaitement à l'âme et à la volonté. Si Adam voulait procréer au paradis, il pouvait le faire de la manière et avec la maîtrise qui étaient les siennes lorsque, par exemple, il semait des graines dans la terre. Il ne connaissait pas l'excitation involontaire. Chaque partie de son corps était comme les doigts, dont on peut contrôler chaque mouvement. Son sexe était comme une main semant tranquillement les graines. Mais que s'est-il passé au moment de la Chute ? Adam s'est élevé contre Dieu en commettant le premier péché. Il a essayé de se soustraire à la volonté de Dieu et d'acquérir une volonté autonome, négligeant le fait que l'existence de sa propre volonté dépendait entièrement de la volonté de Dieu. En châtiment de cette révolte et en conséquence de ce désir d'une volonté indépendante de celle de Dieu, Adam a perdu la maîtrise de lui-même. Il voulait acquérir une volonté autonome, et il a perdu le support ontologique de cette volonté. À celle-ci se sont mêlés des mouvements involontaires, et le fléchissement de la volonté d'Adam a eu un effet désastreux. Son corps, plus particulièrement certaines de ses parties, a cessé d'obéir à ses ordres, s'est révolté contre lui, et les parties sexuelles ont été les premières à se dresser en signe de désobéissance.

Le célèbre geste d'Adam couvrant son sexe d'une feuille de figuier s'explique, selon saint Augustin, non pas par le simple fait qu'Adam avait honte de sa présence, mais par le fait que ses parties s'agitaient sans son consentement. Le sexe en érection est l'image de l'homme révolté contre Dieu. L'arrogance du sexe est le châtiment et la conséquence de l'arrogance de l'homme. Le sexe incontrôlé de l'homme est à l'image de ce qu'Adam fut à l'égard de Dieu : un rebelle.

Pourquoi ai-je tant insisté sur ce qui n'est peut-être que l'une des nombreuses élucubrations exégétiques dont la littérature chrétienne fut si prodigue ? Ce texte témoigne, selon moi, du nouveau rapport que le christianisme a établi entre la sexualité et la subjectivité. La manière de voir de saint Augustin est encore dominée par le thème et la forme de la sexualité masculine. Mais loin que la grande question soit, comme dans Artémidore, celle de la pénétration, elle est celle de l'érection. D'où il ressort que le problème n'est pas celui du rapport aux autres, mais celui du rapport de soi à soi ou, plus précisément, du rapport entre la volonté et l'expression involontaire.

Saint Augustin appelle « libido » le principe du mouvement autonome des organes sexuels. C'est ainsi que le problème de la libido - de sa force, de son origine, de ses effets - devient le principal problème de la volonté. La libido ne constitue pas un obstacle externe à la volonté ; elle en est une partie, une composante interne. La libido n'est pas non plus la manifestation de désirs médiocres ; elle est le résultat de la volonté, lorsque celle-ci excède les limites que Dieu lui a initialement fixées. En conséquence, engager une lutte spirituelle contre la libido ne signifie pas que nous devions, comme dans Platon, tourner notre regard vers le haut et rappeler à notre mémoire la réalité que nous avons jadis connue, puis oubliée. Notre lutte spirituelle doit consister, au contraire, à tourner sans cesse notre regard vers le bas ou vers l'intérieur, afin de déchiffrer, parmi les mouvements de l'âme, ceux qui viennent de la libido. La tâche, au début, paraît très aléatoire, puisque la libido et la volonté ne peuvent jamais se dissocier véritablement l'une de l'autre. Qui plus est, cette tâche requiert non seulement de la maîtrise, mais aussi un diagnostic de vérité et d'illusion. Elle exige une constante herméneutique de soi.

Envisagée ainsi, l'éthique sexuelle implique des obligations de vérité très strictes. Il s'agit non seulement d'apprendre les règles d'un comportement sexuel conforme à la morale, mais aussi de s'examiner sans cesse afin d'interroger l'être libidinal en soi. Faut-il dire qu'après saint Augustin, c'est avec la tête que nous éprouvons la chose sexuelle ? Disons au moins que l'analyse de saint Augustin introduit une véritable libidinisation du sexe. La théologie morale de saint Augustin représente, dans une certaine mesure, la mise en système d'un nombre important de spéculations antérieures, mais elle offre aussi un ensemble de techniques spirituelles.

Lorsqu'on lit la littérature ascétique et monastique des IVe et Ve siècles, on est frappé de voir que ces techniques né visent pas directement le contrôle effectif du comportement sexuel. Il est peu question des rapports homosexuels, et cela en dépit du fait que la plupart des ascètes vivent, de manière permanente, dans des communautés d'une assez grande importance numérique. Les techniques intéressent principalement le flot de pensées qui pénètrent la conscience, dérangeant, par leur multiplicité, l'unité nécessaire de la contemplation, et communiquant au sujet des images ou des incitations de Satan. La tâche du moine n'est pas, comme celle du philosophe, d'acquérir la maîtrise de soi par le triomphe définitif de la volonté. Elle est de contrôler sans cesse ses pensées, de les sonder afin de voir si elles sont pures, de vérifier qu'il ne s'y dissimule pas ou qu'elles n'occultent pas quelque chose de dangereux ; et aussi de vérifier qu'elles ne se révèlent pas autres qu'elles ont d'abord semblé, qu'elles ne sont pas une forme d'illusion ou de séduction. C'est toujours avec méfiance qu'il faut considérer ces données : elles demandent à être examinées et mises à l'épreuve. Selon Cassien, par exemple, il faut adopter envers soi-même l'attitude du changeur d'argent qui vérifie les pièces qu'il reçoit *. Il n'y a pas de véritable pureté dans l'attitude de celui qui peut s'allonger auprès d'un jeune et beau garçon, même s'il ne le touche pas, comme ce fut le cas de Socrate auprès d'Alcibiade. Un moine n'est vraiment chaste que lorsque aucune pensée impure ne pénètre son esprit, même pendant la nuit, même en rêve. Ce n'est pas la capacité à rester maître de soi, même en présence des êtres les plus désirables, qui fait la pureté ; la pureté consiste à découvrir la vérité en soi, à déjouer les illusions qui se font jour en soi, à supprimer les idées et les pensées que l'esprit produit en permanence. Tel est l'axe selon lequel se définit la lutte spirituelle contre l'impureté. De la question du rapport aux autres et du modèle de la pénétration, l'éthique sexuelle est passée à celle du rapport à soi et au problème de l'érection : j'entends par là à l'ensemble des mouvements internes qui s'opèrent depuis cette chose quasi imperceptible qu'est la première pensée jusqu'au phénomène final, mais encore solitaire, de la pollution.

* Cassien (J.), Première conférence de l'abbé Moire, in Conférences, t. I (trad. Dom E. Pichery), Paris, Éd. du Cerf, coll. «Sources chrétiennes», no 42, 1955, § 20 : «Le discernement des pensées comparé à l'art de l'habile changeur», pp. 101-105.

Si différents, voire contradictoires, fussent-ils, ces phénomènes n'en eurent pas moins un effet commun : celui de rattacher l'une à l'autre, par les liens les plus solides, subjectivité et vérité. Tel est, je pense, le fond religieux sur lequel le problème de la masturbation - que les Grecs négligèrent, ou dont ils se soucièrent peu, la masturbation étant, selon eux, une pratique d'esclave ou de satyre, mais non de citoyen libre - vint à constituer l'un des problèmes principaux de la vie sexuelle.