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«Sexuality and Solitude» («Sexualité et
solitude» ; trad. F. Durand-Bogaert), London Review of Books,
vol. III, no 9, 21 mai-5 juin 1981, pp. 3, 5 et 6. (Pour cette conférence,
M. Foucault s'exprimait en anglais.)
Dits et Ecrits IV texte n°295
Dans un ouvrage publié en 1840 et consacré au traitement
moral de la folie, un psychiatre français, Leuret, fait état
de la manière dont il a traité l'un de ses patients
- dont il l'a traité et, naturellement, comme vous pouvez
l'imaginer, guéri *. Un matin, Leuret fait entrer Monsieur
A. dans la salle de douches et lui fait raconter son délire
en détail. «Mais tout cela, déclare le médecin,
n'est que folie. Vous allez me promettre de ne plus y croire.»
Le patient hésite, puis promet. «Cela ne suffit pas,
rétorque le médecin, vous m'avez déjà
fait ce genre de promesses et vous ne les avez pas tenues.»
Il ouvre alors le robinet d'eau froide au-dessus de la tête
de son patient. «Oui, oui, je suis fou !», s'écrie
le patient. Le jet d'eau s'interrompt, l'interrogatoire reprend.
« Oui, je reconnais que je suis fou», répète
le patient.
«Mais, ajoute-t-il, je ne le reconnais que parce que vous
m'y forcez.» Nouveau jet d'eau froide. «C'est bon, c'est
bon, dit Monsieur A., je le reconnais. Je suis fou, et tout cela
n'était que folie.»
* Leuret (F.), Du traitement moral de la folie, Paris, Baillière,
1840, pp. 197-198.
Obtenir de quelqu'un qui souffre d'une maladie mentale l'aveu qu'il
est fou est une procédure très ancienne dans la thérapeutique
traditionnelle. Dans les ouvrages du XVIIe et du XVIIIe siècle,
on trouve de nombreux exemples de ce que l'on pourrait appeler les
thérapies de vérité. Mais la technique utilisée
par Leuret est tout à fait différente. Leuret n'essaie
pas de persuader son patient que ses idées sont fausses ou
déraisonnables. Ce qui se passe dans la tête de Monsieur
A. est parfaitement indifférent à Leuret. Ce que le
médecin veut obtenir, c'est un acte précis, l'affirmation
explicite « Je suis fou». Depuis l'époque - il
y a environ vingt ans - où j'ai lu ce passage de Leuret pour
la première fois, j'ai gardé en tête le projet
d'analyser la forme et l'histoire de cette singulière pratique.
Leuret n'est satisfait que lorsque son patient déclare :
«Je suis fou», ou bien : «Tout cela n'était
que folie.» Il se fonde sur l'hypothèse que la folie
en tant que réalité disparaît dès l'instant
où le patient reconnaît la vérité et
déclare qu'il est fou.
Nous avons là, en fait, l'inverse de l'acte de langage performatif.
L'affirmation détruit chez le sujet parlant la réalité
qui a rendu cette même affirmation vraie. Sur quelle conception
de la vérité du discours et de la subjectivité
cette pratique singulière, et pourtant si courante, se fonde-t-elle
? Afin de justifier l'intérêt que je porte à
ce qui semble être un sujet extrêmement spécialisé,
permettez-moi de revenir brièvement en arrière. Pendant
les années qui précédèrent la Seconde
Guerre mondiale, et plus encore après la guerre, toute la
philosophie dans les pays d'Europe continentale et en France fut
dominée par la philosophie du sujet. Par là, j'entends
que la philosophie se donnait comme tâche par excellence *
de fonder tout le savoir et le principe de toute signification sur
le sujet signifiant. C'est à l'impact de Husserl que la question
doit son importance, mais le caractère central du sujet est
aussi lié à un contexte institutionnel, dans la mesure
où l'université française, depuis que la philosophie
vit le jour avec Descartes, n'a jamais pu progresser que de manière
cartésienne. Mais nous devons aussi prendre en compte la
conjoncture politique. Devant l'absurdité des guerres, devant
le constat des massacres et du despotisme, l'idée se fit
jour que c'était sans doute au sujet individuel de donner
un sens à ses choix existentiels. Avec la détente
et le recul de l'après-guerre, l'importance que l'on avait
jusqu'alors accordée à la philosophie du sujet ne
parut plus si évidente.
* En français dans le texte (N.d.T).
Certains paradoxes théoriques jusqu'alors cachés
apparurent au grand jour, et il ne fut plus possible de les éviter.
Cette philosophie de la conscience, paradoxalement, n'avait pas
réussi à fonder une philosophie du savoir, et en particulier
du savoir scientifique. Par ailleurs, en tant que philosophie du
sens, elle avait échoué à prendre en compte
les mécanismes formateurs de signification et la structure
des systèmes de sens.
Avec la lucidité par trop facile de l'après-coup
- ce que les Américains appellent the monday-morning quarterback
* -, je dirai que deux voies pouvaient conduire au-delà de
cette philosophie du sujet. La première était la théorie
du savoir objectif comprise comme analyse des systèmes de
signification, comme sémiologie. C'était la voie du
positivisme logique. La seconde était la voie ouverte par
une certaine école de linguistique, de psychanalyse et d'anthropologie
- trois disciplines qui se regroupaient sous la rubrique «structuralisme».
Ce ne sont pas les voies que j'ai empruntées. Qu'il me soit
permis de déclarer une fois pour toutes que je ne suis ni
un structuraliste ni - je le confesse avec tout le chagrin qui se
doit - un philosophe analytique. Personne n'est parfait. Mais j'ai
essayé d'explorer une autre piste. J'ai essayé de
sortir de la philosophie du sujet en faisant la généalogie
du sujet moderne, que j'aborde comme une réalité historique
et culturelle ; c'est-à-dire comme quelque chose susceptible
de se transformer, ce qui, bien entendu, est important du point
de vue politique. Deux modes d'approche sont possibles, à
partir de ce projet général. L'une des manières
d'aborder le sujet en général consiste à examiner
les constructions théoriques modernes. J'ai, dans cette perspective,
essayé d'analyser les théories du sujet comme être
parlant, vivant, travaillant, au XVIIe et au XVIIIe siècle.
Mais on peut aussi appréhender la question du sujet de manière
plus pratique, à partir de l'étude des institutions
qui ont fait de certains sujets des objets de savoir et de domination
: les asiles, les prisons...
* Terme de football américain.
Je voulais étudier les formes d'appréhension que
le sujet crée à l'égard de lui-même.
Mais puisque j'avais commencé par le second type d'approche,
j'ai dû changer d'avis sur plusieurs points. Permettez-moi
de faire ici, en quelque sorte, mon autocritique. Il semblerait,
si l'on s'en tient à certaines propositions de Habermas,
qu'on puisse distinguer trois principaux types de techniques : les
techniques qui permettent de produire, de transformer, de manipuler
des choses ; les techniques qui permettent d'utiliser des systèmes
de signes ; et, enfin, les techniques qui permettent de déterminer
la conduite des individus, d'imposer certaines finalités
ou certains objectifs.
Nous avons donc les techniques de production, les techniques de
signification ou de communication, et les techniques de domination.
Ce dont je me suis rendu compte peu à peu, c'est qu'il existe
dans toutes les sociétés un autre type de techniques
: celles qui permettent à des individus d'effectuer, par
eux-mêmes, un certain nombre d'opérations sur leur
corps, leur âme, leurs pensées, leurs conduites, et
ce de manière à produire en eux une transformation,
une modification, et à atteindre un certain état de
perfection, de bonheur, de pureté, de pouvoir surnaturel.
Appelons ces techniques les techniques de soi.
Si l'on veut analyser la généalogie du sujet dans
la civilisation occidentale, on doit tenir compte non seulement
des techniques de domination, mais aussi des techniques de soi.
On doit montrer l'interaction qui se produit entre les deux types
de techniques. J'ai peut-être trop insisté, lorsque
j'étudiais les asiles, les prisons, etc., sur les techniques
de domination. Il est vrai que ce que nous appelons «discipline»
est quelque chose qui a une importance réelle dans ce type
d'institutions. Mais ce n'est qu'un aspect de l'art de gouverner
les gens dans nos sociétés. Ayant étudié
le champ du pouvoir en prenant comme point de départ les
techniques de domination, j'aimerais, au cours des prochaines années,
étudier les rapports de pouvoir en partant des techniques
de soi. Dans chaque culture, me semble-t-il, la technique de soi
implique une série d'obligations de vérité
: il faut découvrir la vérité, être éclairé
par la vérité, dire la vérité. Autant
de contraintes qui sont considérées comme importantes,
soit pour la constitution, soit pour la transformation de soi.
À présent, qu'en est-il de la vérité
comme devoir dans nos sociétés chrétiennes
? Le christianisme, comme chacun sait, est une confession. Cela
signifie que le christianisme appartient à un type bien particulier
de religions : celles qui imposent, à ceux qui les pratiquent,
des obligations de vérité. Ces obligations, dans le
christianisme, sont nombreuses. Il y a, par exemple, l'obligation
de tenir pour vraies un ensemble de propositions qui constituent
le dogme, l'obligation de considérer certains livres comme
une source permanente de vérité, et l'obligation d'accepter
les décisions de certaines autorités en matière
de vérité. Mais le christianisme exige encore une
autre forme d'obligation de vérité. Chaque chrétien
se doit de sonder qui il est, ce qui se passe à l'intérieur
de lui-même, les fautes qu'il a pu commettre, les tentations
auxquelles il est exposé. Qui plus est, chacun doit dire
ces choses à d'autres, et ainsi porter témoignage
contre lui-même.
Ces deux ensembles d'obligations - celles qui concernent la foi,
le livre, le dogme, et celles qui concernent le soi, l'âme
et le cœur sont liés. Un chrétien a besoin de
la lumière de la foi s'il veut sonder qui il est. Et, inversement,
on ne peut concevoir qu'il ait accès à la vérité
sans que son âme soit purifiée. Le bouddhiste, lui
aussi, doit aller vers la lumière et découvrir la
vérité sur lui-même. Mais le rapport entre les
deux obligations est tout à fait différent dans le
bouddhisme et dans le christianisme. Dans le bouddhisme, c'est le
même type d'illumination qui conduit l'individu à découvrir
qui il est et ce qu'est la vérité. À la faveur
de cette illumination simultanée du soi et de la vérité,
l'individu découvre que le soi n'était qu'une illusion.
J'aimerais souligner qu'il n'en va pas de même dans le christianisme
: la découverte de soi ne révèle pas le soi
comme une illusion. Elle cède la place à une tâche
qui ne peut être qu'infinie. Deux objectifs définissent
cette tâche. Il y a d'abord le devoir de débarrasser
l'esprit de toutes les illusions, tentations et séductions
susceptibles de s'y faire jour, ainsi que le devoir de découvrir
la réalité de ce qui se passe en nous. Ensuite, il
faut se libérer de tout attachement au soi, non pas parce
que le soi est une illusion, mais parce qu'il est trop réel.
Plus nous découvrons la vérité sur nous-mêmes,
plus nous devons renoncer à nous-mêmes ; et plus nous
voulons renoncer à nous-mêmes, plus il nous est nécessaire
de mettre en lumière la réalité de nous-mêmes.
C'est cela cette spirale de la formulation de la vérité
et du renoncement à la réalité - qui est au
cœur des techniques de soi pratiquées par le christianisme.
Récemment, le professeur Peter Brown m'a déclaré
que, selon lui, notre tâche était de comprendre comment
il se fait que la sexualité soit devenue, dans nos cultures
chrétiennes, le sismographe de notre subjectivité.
C'est un fait, et un fait mystérieux, que dans cette infinie
spirale de vérité et de réalité du soi
la sexualité a, depuis les premiers siècles de l'ère
chrétienne, une importance considérable ; et une importance
qui n'a cessé de croître. Pourquoi y a-t-il un lien
aussi fondamental entre la sexualité, la subjectivité
et l'obligation de vérité ? C'est sur cette question
que mon travail rencontre celui de Richard Sennett.
Le point de départ de notre séminaire a été
un passage de saint François de Sales : e Je vais vous conter
un point de l'honnêteté de l'éléphant.
Un éléphant ne change jamais de femelle et aime tendrement
celle qu'il a choisie, avec laquelle néanmoins il ne s'apparie
que de trois ans en trois ans, et cela pour cinq jours seulement
et si secrètement que jamais il n'est vu en cet acte. Mais
il est bien vu pourtant le sixième jour auquel, avant toute
chose, il va droit à quelque rivière en laquelle il
se lave tout le corps, sans vouloir aucunement retourner au troupeau
qu'il ne soit auparavant purifié. Ne sont-ce pas là
belles et honnêtes humeurs chez une bête, par lesquelles
elle enseigne aux gens mariés à ne point trop s'adonner
aux plaisirs des sens et de la chair* ?»
* François de Sales, Introduction d la vie dévote,
1604, Lyon, Pierre Rigaud, 1609 ; Dôle, Bluzet-Guimier, 1888,
livre III, chap. XXXIX, pp. 431-432.
Tout le monde reconnaîtra ici le modèle du comportement
sexuel décent. La monogamie, la fidélité et
la procréation figurent les principales ou peut-être
les seules justifications de l'acte sexuel - un acte qui, même
dans ces conditions, demeure intrinsèquement impur. La plupart
d'entre nous, je crois, sont enclins à attribuer ce modèle
soit au christianisme, soit à la société chrétienne
moderne telle qu'elle s'est développée sous l'influence
de la morale capitaliste ou de la morale dite bourgeoise. Mais j'ai
été frappé de voir, lorsque j'ai commencé
à l'étudier, que ce modèle se retrouvait aussi
dans la littérature latine et hellénistique. Ce sont
les mêmes idées, les mêmes mots, et parfois la
même référence à l'éléphant.
Il est de fait que les philosophes païens des siècles
qui précédèrent et suivirent la mort du Christ
proposèrent une éthique sexuelle qui, si elle était
en partie nouvelle, était néanmoins très semblable
à ce qui passe pour être l'éthique chrétienne.
Nous avons fait apparaître, de manière très
convaincante, dans notre séminaire, que ce modèle
philosophique de comportement sexuel, ce modèle de l'éléphant,
n'était pas le seul qui fût connu et mis en pratique
à l'époque. Il était en compétition
avec plusieurs autres. Mais il devint bien vite prédominant,
parce qu'il se rattachait à une transformation sociale qui
impliquait la désintégration des États-cités,
le développement de la bureaucratie impériale et l'influence
de plus en plus grande de la classe moyenne provinciale.
On constate, au cours de cette période, une évolution
vers le rétrécissement de la cellule familiale, la
véritable monogamie, la fidélité entre gens
mariés et un appauvrissement des actes sexuels. La campagne
philosophique en faveur du modèle de l'éléphant
fut à la fois un effet et un auxiliaire de cette transformation.
Si ces hypothèses sont fondées, nous devons admettre
que le christianisme n'a pas inventé ce code de comportement
sexuel. Il l'a accepté, renforcé, il lui a donné
une vigueur et une portée bien supérieures à
celles qu'il avait auparavant. Mais la prétendue morale chrétienne
n'est rien d'autre qu'un fragment d'éthique païenne
introduit dans le christianisme. Est-ce à dire que le christianisme
n'a pas changé l'état des choses ? Les premiers chrétiens
furent les instigateurs de nombreux changements, sinon dans le code
sexuel, du moins dans les rapports que chacun entretient à
l'égard de son activité sexuelle.
Le christianisme a proposé un nouveau mode d'appréhension
de soi comme être sexuel.
Afin de clarifier les choses, je comparerai deux textes. L'un fut
écrit par Artémidore, un philosophe païen du
IIIe siècle, et l'autre est le célèbre livre
XIV de la Cité de Dieu, de saint Augustin. Bien que le livre
qu'Artémidore consacra à l'interprétation des
rêves date du iii' siècle après J.-C., Artémidore
est un auteur païen. Trois des chapitres de ce livre traitent
des songes sexuels. Quel est le sens ou, plus précisément,
la valeur pronostique d'un songe sexuel ? Chose significative, l'interprétation
que donne Artémidore des rêves va à l'encontre
de celle de Freud, et ce sont l'économie, les rapports sociaux,
les succès et les défaites que l'individu connaît
dans son activité politique et dans sa vie quotidienne qui
permettent de comprendre les songes sexuels. Par exemple, rêver
que l'on a un rapport avec sa mère est le signe que l'on
va réussir dans une carrière de magistrat, parce que
la mère, à l'évidence, est le symbole de la
ville ou du pays.
Autre élément significatif : la valeur sociale du
songe ne dépend pas de la nature de l'acte sexuel, mais plutôt
du statut social des partenaires. Par exemple, peu importe, selon
Artémidore, que l'on ait, dans le songe, un rapport avec
un garçon ou avec une fille. L'important est de savoir si
le partenaire est riche ou pauvre, jeune ou vieux, esclave ou libre,
marié ou célibataire. Artémidore, bien entendu,
considère aussi la question de l'acte sexuel, mais seulement
du point de vue du mâle. Le seul acte qui lui soit familier
en tant qu'acte sexuel, et qu'il reconnaisse comme tel, est la pénétration.
Et non seulement la pénétration est un acte sexuel,
mais elle fait partie du rôle social que joue un homme dans
la cité. Je dirais que pour Artémidore la sexualité
est relationnelle, et que l'on ne peut dissocier les rapports sexuels
des rapports sociaux.
Examinons maintenant le texte de saint Augustin, dont le sens exprime
ce à quoi nous voulons aboutir dans notre analyse. Dans La
Cité de Dieu *, et plus tard dans le Contra Julianum **,
saint Augustin donne une description passablement horrifiante de
l'acte sexuel. Pour lui, l'acte sexuel est une sorte de spasme.
Tout le corps, dit saint Augustin, est agité d'horribles
soubresauts. L'homme perd tout contrôle de lui-même.
* Saint Augustin, La Cité de Dieu, 413-427, in OEuvres de
saint Augustin, t. XXXV, Paris, Desclée de Brouwer, 1959.
** Saint Augustin, Quatre Livrer de saint Augustin, évêque
d'Hippone, contre Julien, défenseur de l'hérésie
pélagienne, trad. Barreau, Charpentier, Écalle, Péronne
et Vincent, in Oeuvres complètes de saint Augustin, t. XXXI,
Paris, Vivès, 1873.
«Le désir ne se contente pas de s'emparer du corps
tout entier, extérieurement et intérieurement, il
secoue l'homme tout entier, unissant et mêlant les passions
de l'âme et les appétits charnels pour amener cette
volupté, la plus grande de toutes parmi celles du corps ;
de sorte que, au moment où elle arrive à son comble,
toute l'acuité et ce qu'on pourrait appeler la vigilance
de la pensée sont presque anéantis *.» Cette
description - cela mérite qu'on le souligne - n'est pas une
invention de saint Augustin : on la retrouve dans les écrits
médicaux et païens du siècle précédent.
Qui plus est, le texte de saint Augustin est la transcription quasi
littérale d'un passage écrit par le philosophe païen
Cicéron dans l'Hortensius **.
* In La Cité de Dieu, op. cit., livre XIV, chap. XVI, p.
425, trad. G. Combès.
** Cicéron (M.T.), Hortensius (Fragments d'un dialogue philosophique
; éd. par C.F.W. Müller, Bibliotheca Teubneriana).
Ce qui est surprenant n'est pas que saint Augustin donne une description
aussi classique de l'acte sexuel, mais que, en en montrant toute
l'horreur, il reconnaisse quand même la possibilité
de l'existence de rapports sexuels au paradis, avant la Chute. La
chose est d'autant plus remarquable que saint Augustin est l'un
des premiers Pères de l'Église à avoir admis
cette possibilité. Bien entendu, il n'est pas pensable que
les rapports sexuels au paradis aient pris cette forme épileptique
qui est malheureusement la leur aujourd'hui. Avant la Chute, le
corps d'Adam, chaque partie de ce corps obéissaient parfaitement
à l'âme et à la volonté. Si Adam voulait
procréer au paradis, il pouvait le faire de la manière
et avec la maîtrise qui étaient les siennes lorsque,
par exemple, il semait des graines dans la terre. Il ne connaissait
pas l'excitation involontaire. Chaque partie de son corps était
comme les doigts, dont on peut contrôler chaque mouvement.
Son sexe était comme une main semant tranquillement les graines.
Mais que s'est-il passé au moment de la Chute ? Adam s'est
élevé contre Dieu en commettant le premier péché.
Il a essayé de se soustraire à la volonté de
Dieu et d'acquérir une volonté autonome, négligeant
le fait que l'existence de sa propre volonté dépendait
entièrement de la volonté de Dieu. En châtiment
de cette révolte et en conséquence de ce désir
d'une volonté indépendante de celle de Dieu, Adam
a perdu la maîtrise de lui-même. Il voulait acquérir
une volonté autonome, et il a perdu le support ontologique
de cette volonté. À celle-ci se sont mêlés
des mouvements involontaires, et le fléchissement de la volonté
d'Adam a eu un effet désastreux. Son corps, plus particulièrement
certaines de ses parties, a cessé d'obéir à
ses ordres, s'est révolté contre lui, et les parties
sexuelles ont été les premières à se
dresser en signe de désobéissance.
Le célèbre geste d'Adam couvrant son sexe d'une feuille
de figuier s'explique, selon saint Augustin, non pas par le simple
fait qu'Adam avait honte de sa présence, mais par le fait
que ses parties s'agitaient sans son consentement. Le sexe en érection
est l'image de l'homme révolté contre Dieu. L'arrogance
du sexe est le châtiment et la conséquence de l'arrogance
de l'homme. Le sexe incontrôlé de l'homme est à
l'image de ce qu'Adam fut à l'égard de Dieu : un rebelle.
Pourquoi ai-je tant insisté sur ce qui n'est peut-être
que l'une des nombreuses élucubrations exégétiques
dont la littérature chrétienne fut si prodigue ? Ce
texte témoigne, selon moi, du nouveau rapport que le christianisme
a établi entre la sexualité et la subjectivité.
La manière de voir de saint Augustin est encore dominée
par le thème et la forme de la sexualité masculine.
Mais loin que la grande question soit, comme dans Artémidore,
celle de la pénétration, elle est celle de l'érection.
D'où il ressort que le problème n'est pas celui du
rapport aux autres, mais celui du rapport de soi à soi ou,
plus précisément, du rapport entre la volonté
et l'expression involontaire.
Saint Augustin appelle « libido » le principe du mouvement
autonome des organes sexuels. C'est ainsi que le problème
de la libido - de sa force, de son origine, de ses effets - devient
le principal problème de la volonté. La libido ne
constitue pas un obstacle externe à la volonté ; elle
en est une partie, une composante interne. La libido n'est pas non
plus la manifestation de désirs médiocres ; elle est
le résultat de la volonté, lorsque celle-ci excède
les limites que Dieu lui a initialement fixées. En conséquence,
engager une lutte spirituelle contre la libido ne signifie pas que
nous devions, comme dans Platon, tourner notre regard vers le haut
et rappeler à notre mémoire la réalité
que nous avons jadis connue, puis oubliée. Notre lutte spirituelle
doit consister, au contraire, à tourner sans cesse notre
regard vers le bas ou vers l'intérieur, afin de déchiffrer,
parmi les mouvements de l'âme, ceux qui viennent de la libido.
La tâche, au début, paraît très aléatoire,
puisque la libido et la volonté ne peuvent jamais se dissocier
véritablement l'une de l'autre. Qui plus est, cette tâche
requiert non seulement de la maîtrise, mais aussi un diagnostic
de vérité et d'illusion. Elle exige une constante
herméneutique de soi.
Envisagée ainsi, l'éthique sexuelle implique des
obligations de vérité très strictes. Il s'agit
non seulement d'apprendre les règles d'un comportement sexuel
conforme à la morale, mais aussi de s'examiner sans cesse
afin d'interroger l'être libidinal en soi. Faut-il dire qu'après
saint Augustin, c'est avec la tête que nous éprouvons
la chose sexuelle ? Disons au moins que l'analyse de saint Augustin
introduit une véritable libidinisation du sexe. La théologie
morale de saint Augustin représente, dans une certaine mesure,
la mise en système d'un nombre important de spéculations
antérieures, mais elle offre aussi un ensemble de techniques
spirituelles.
Lorsqu'on lit la littérature ascétique et monastique
des IVe et Ve siècles, on est frappé de voir que ces
techniques né visent pas directement le contrôle effectif
du comportement sexuel. Il est peu question des rapports homosexuels,
et cela en dépit du fait que la plupart des ascètes
vivent, de manière permanente, dans des communautés
d'une assez grande importance numérique. Les techniques intéressent
principalement le flot de pensées qui pénètrent
la conscience, dérangeant, par leur multiplicité,
l'unité nécessaire de la contemplation, et communiquant
au sujet des images ou des incitations de Satan. La tâche
du moine n'est pas, comme celle du philosophe, d'acquérir
la maîtrise de soi par le triomphe définitif de la
volonté. Elle est de contrôler sans cesse ses pensées,
de les sonder afin de voir si elles sont pures, de vérifier
qu'il ne s'y dissimule pas ou qu'elles n'occultent pas quelque chose
de dangereux ; et aussi de vérifier qu'elles ne se révèlent
pas autres qu'elles ont d'abord semblé, qu'elles ne sont
pas une forme d'illusion ou de séduction. C'est toujours
avec méfiance qu'il faut considérer ces données
: elles demandent à être examinées et mises
à l'épreuve. Selon Cassien, par exemple, il faut adopter
envers soi-même l'attitude du changeur d'argent qui vérifie
les pièces qu'il reçoit *. Il n'y a pas de véritable
pureté dans l'attitude de celui qui peut s'allonger auprès
d'un jeune et beau garçon, même s'il ne le touche pas,
comme ce fut le cas de Socrate auprès d'Alcibiade. Un moine
n'est vraiment chaste que lorsque aucune pensée impure ne
pénètre son esprit, même pendant la nuit, même
en rêve. Ce n'est pas la capacité à rester maître
de soi, même en présence des êtres les plus désirables,
qui fait la pureté ; la pureté consiste à découvrir
la vérité en soi, à déjouer les illusions
qui se font jour en soi, à supprimer les idées et
les pensées que l'esprit produit en permanence. Tel est l'axe
selon lequel se définit la lutte spirituelle contre l'impureté.
De la question du rapport aux autres et du modèle de la pénétration,
l'éthique sexuelle est passée à celle du rapport
à soi et au problème de l'érection : j'entends
par là à l'ensemble des mouvements internes qui s'opèrent
depuis cette chose quasi imperceptible qu'est la première
pensée jusqu'au phénomène final, mais encore
solitaire, de la pollution.
* Cassien (J.), Première conférence de l'abbé
Moire, in Conférences, t. I (trad. Dom E. Pichery), Paris,
Éd. du Cerf, coll. «Sources chrétiennes»,
no 42, 1955, § 20 : «Le discernement des pensées
comparé à l'art de l'habile changeur», pp. 101-105.
Si différents, voire contradictoires, fussent-ils, ces phénomènes
n'en eurent pas moins un effet commun : celui de rattacher l'une
à l'autre, par les liens les plus solides, subjectivité
et vérité. Tel est, je pense, le fond religieux sur
lequel le problème de la masturbation - que les Grecs négligèrent,
ou dont ils se soucièrent peu, la masturbation étant,
selon eux, une pratique d'esclave ou de satyre, mais non de citoyen
libre - vint à constituer l'un des problèmes principaux
de la vie sexuelle.
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