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Origine : http://www.morbleu.com/michel-foucault-naissance-de-la-biopolitique-cours-du-10-janvier-1979/
Doxographies Oscar Gnouros
cours du 10 janvier 1979, cours du 17 janvier 1979, cours du 24
janvier 1979, cours du 31 janvier 1979
Naissance de la biopolitique François Ewald (Sous la direction
de). Seuil 2004, Broché, 356 pages, € 22,00
« La phobie d’Etat » (extrait du cours du 31 janvier
1979 au Collège de France), Libération, n° 967,30/31
juin 1984, p. 21
Dans ce premier cours, Foucault revient essentiellement sur les
résultats acquis lors de l’année précédente
(le cours Sécurité, territoire, population de 1978).
Il y rappelle brièvement une partie de sa méthode
d’étude déjà exposée dans L’archéologie
du savoir, à savoir celle d’un nominalisme méthodologique
consistant à supposer que les grands universaux tels que
l’auteur, le livre ou même le libéralisme –
car plus que la biopolitique, le libéralisme sera l’objet
du cours – n’existent pas en tant que tels, en tant
qu’essences achevées et définies une fois pour
toutes.
Le cours de l’an dernier avait étudié l’art
de gouverner de la raison d’état et de l’état
de police. L’objectif poursuivi par les États était
celui d’un pouvoir illimité en interne, sur les sujets
composant la nation, mais d’un pouvoir limité en externe,
vis-à-vis des autres nations. Ce qui motivait cette limitation
externe du pouvoir des États était essentiellement
la doctrine mercantiliste qui posait que les échanges commerciaux
étaient des jeux à somme non nulle, qu’autrement
dit il ne pouvait pas y avoir deux gagnants lors d’un échange
commercial mais simplement un gagnant et un perdant.
Sur le plan intérieur, la seule limitation au pouvoir illimité
de l’état de police, quand il y en avait une, ne pouvait
provenir que du droit : c’était le droit qui venait
stipuler où le pouvoir du souverain pouvait s’arrêter.
Il s’agissait d’une limitation extrinsèque du
pouvoir politique, par quelque chose qui était hétérogène
au pouvoir : le droit contre le rapport de force.
Au contraire, avec la naissance du libéralisme vers la fin
du XVIIIe siècle, le critère de limitation du pouvoir
politique va changer de nature. Il ne sera plus externe (le droit)
mas interne. L’économie politique, substituera le marché
au droit et fera de celui-ci une limitation intrinsèque du
pouvoir politique. Par le libre jeu de l’offre et de la demande
et des rapports de force, on abouti a une autolimitation de la raison
gouvernementale grâce à l’économie politique,
qui est donc purement interne au rapport de pouvoir.
Il y a donc une mutation dans l’art de gouverner qui suit
(ou précède, ou accompagne) le passage du mercantilisme
au libéralisme allant dans le sens d’une limitation
du pouvoir politique qui n’est plus externe et hétérogène
mais interne et homogène. Ce changement s’esquisse
avec les physiocrates, favorables au despotisme (éclairé
ou non) conçu comme un pouvoir politique sans limites, qui
ne doit avoir aucune limitation externe (venant du droit). Simplement,
ce qui doit venir limiter le pouvoir politique doit provenir du
libre jeu du marché, qui doit dire ce qui doit être,
qui doit dire le vrai. Chez les physiocrates, c’est la nature
qui semble en dernier ressort devoir régler les rapports,
si bien qu’ils parlèrent de droits naturels ; en fait,
cela indique plutôt que la nature doit être le soubassement
de la gouvernementalité.
Aussi, les objectifs politiques poursuivis par l’économie
politique et le libéralisme ne changent pas fondamentalement
par rapport à ceux que poursuivaient la raison d’état
et le mercantilisme. En fait, l’économie politique
ne se fonde pas contre la raison d’état, mais elle
se fixe les mêmes objectifs. Elle conserve les mêmes
fins ; ce sont simplement les moyens qui changent. Au final, le
libéralisme poursuit la raison d’état.
Le libéralisme poursuit ainsi la raison d’état.
Il n’entre pas en rupture sur les fins, mais sur les moyens.
C’est la raison du moindre état à l’intérieur
de la raison d’état. C’est le gouvernement frugal.
Il s’agit d’un nouvel art de gouverner inédit
: on aboutit à l’idée que pour gouverner le
mieux possible, il faut gouverner le moins possible. Ceci est possible
par le branchement de l’art de gouverner, de la raison d’état
sur l’économie politique.
Précédemment, avant le XVIIIe siècle où
nait ce nouvel art de gouverner, le marché était avant
tout un lieu de justice : par tout un ensemble de mécanismes,
comme celui de l’offre et de la demande, le marché
fixait un prix qui était considéré comme juste
tant pour l’acheteur que pour le vendeur ; il revenait ensuite
au droit d’empêcher toute fraude.
Puis, au XVIIIe siècle, sous l’impulsion des physiocrates
a lieu une mutation. Le marché dit moins ce qui est juste
que ce qui est vrai. Les économistes pensent avoir cerné
des mécanismes naturels, des lois naturelles, si bien que
le prix dit par le marché est le bon, est vrai, ce qui est
d’avantage qu’un prix simplement juste. Le marché
devient le lieu où l’on peut aboutir à une vérité.
Par suite, c’est le marché qui permettra au gouvernement
de pouvoir fonctionner à la vérité, et c’est
pourquoi il doit se coupler sur l’économie politique.
De lieu de juridiction jusqu’au début du XVIIIe siècle,
le marché devient lieu de véridiction.
Comment cette mutation a-t-elle été possible ? C’est
moins parce que les économistes furent convaincants et les
gouvernants séduits, ou bien parce que l’on serait
entrés dans l’âge de l’économie
marchande, mais plutôt pour tout un ensemble de raisons disparates,
hétérogènes, parfois sans connexions visibles
entre elles, mais qui forment néanmoins système. C’est
ce réseau – on pourrait dire cette épistémè,
ce dispositif – que Foucault propose de mettre à jour
Le problème de la véridiction, du dire-vrai consiste
ainsi à s’interroger sur comment un discours peut être
dit vrai à un moment donné. Par exemple, sur la sexualité,
les médecins du XIXe siècle ont dit de nombreuses
choses insensées. Ce qui intéressait Foucault à
leur sujet, plus le fait que l’on sache aujourd’hui
que cette science du sexe n’en était pas une, plus
de rechercher comment on a pu démasquer l’erreur et
passer à une connaissance de la sexualité supposée
plus vraie, c’était de mettre à jour les conditions
de véridiction qui ont fait qu’on ait pu dire cela
à l’époque, que ce discours sur la sexualité
ait pu être considéré comme appartenant au savoir
scientifique, que ces inepties sur la sexualité aient pu
avoir du crédit à un certain moment historique.
Transposé à l’étude du libéralisme,
cela signifie qu’il faut mettre à jour les conditions
de possibilité de ce discours – ce qui peut poser un
certain problème, puisqu’il est possible que l’on
soit aujourd’hui toujours régis sous les mêmes
conditions du dire vrai et que nous manquions de distanciation.
Néanmoins, le régime de véridiction posé
par le libéralisme que croit discerner Foucault est celui
du marché : le marché devient un lieu et un mécanisme
de formation de la vérité.
Il ne faut pas se méprendre sur le sens de l’enquête
foucaldienne sur les régimes de vérité. La
Théorie critique, l’école de Francfort n’a
rien inventé : la critique de la rationalité, des
Lumières qui pourraient être oppressives et non émancipatrices
démarre dès le début du XIXe avec le romantisme.
Mais Foucault insiste bien sur ce qui distingue son entreprise de
celle-ci, sur le fait qu’il ne s’agit pas pour lui de
montrer que derrière la raison se cache de la cruauté
– car derrière l’ignorance pourrait s’en
cacher une encore plus grande. Son étude des conditions de
véridiction consiste au contraire à abandonner cette
idée de critique. Il s’agit simplement de recenser
les conditions qui ont du être remplies pour que l’on
puisse considérer le marché comme le lieu où
la vérité, économique puis politique, devait
apparaître.
À côté de ce problème de la véridiction,
la deuxième question qui se pose est celle de la limitation
du pouvoir politique. L’art de gouverner précédant
l’art de de gouverner libéral, celui de la raison d’état,
celui de l’état de police, assimilait le gouvernement
à l’administration, si bien que son pouvoir était,
en droit, illimité. Précisément, il était
limité en droit, ou pouvait, ou devait être limité
par le droit : les Parlements, le droit, les juristes formaient
contre-poids et venaient limiter de manière extérieure
ce pouvoir.
Au contraire, le gouvernement libéral limite quant à
lui intérieurement ce pouvoir. Cela reste évidemment
en connexion avec le droit, puisqu’il s’agit de légiférer
pour poser les modalités de comment le gouvernement doit
se brancher sur l’économique – mais c’est
précisément sur ce dernier point, en ce sens que le
fondement est économique, que le libéralisme diffère.
La question est ainsi toute autre : comment légiférer
pour que la gouvernementalité s’autolimite par le marché
sans que le gouvernement soit paralysé ni le marché
étouffé ? Ce problème d’une connexion
entre économique et juridique est tout à fait tangible.
Ainsi, il est caractéristique que les premiers grands économistes
– Beccaria, Adam Smith, Bentham – furent aussi des juristes.
Conséquence, le problème n’est plus : comment
fonder la souveraineté et à quelle condition est-elle
légitime ? Mais : comment limiter la puissance publique ?
Pour répondre à ce deuxième problème,
il y eut deux voies.
La première, la juridico-déductive, celle inaugurée
par Rousseau, consiste à chercher dans le contrat social,
dans les droits de l’homme, des droits inaliénables
aux individus que le gouvernement ne peut attaquer. C’est
la voie choisie par les révolutionnaires français.
La deuxième voie consiste à partir non plus du droit
mais de la pratique gouvernementale telle qu’elle est en fait
historiquement avec les limites déjà existantes ici
et là, et d’entériner par la jurisprudence,
par l’expérimentation empirique, ce qui est le plus
acceptable, ce qui est le plus efficace, en prenant pour étalon
l’utilité. C’est la voie suivie par le radicalisme
anglais, par l’utilitarisme. Étymologiquement, «
radicalisme » provient de « racine. » Il désignait
la stratégie de certains politiques d’opposer aux décisions
du gouvernement les droits originaires, fondamentaux des premiers
colons anglais. Désormais, le sens de radicalisme se calquera
sur celui de l’utilité.
Ces deux voies sont hétérogènes. La première
fait de la volonté générale du peuple le fondement
de sa liberté politique, de telle sorte que le peuple est
libre s’il obéit au gouvernement qui n’est nul
autre que lui ; l’autre conçoit au contraire la liberté
comme étant l’indépendance politique des gouvernés
par rapport au gouvernement, qui ne doivent donc pas lui être
soumis. Mais ces deux voies ne sont pas nécessairement incompatibles.
Il n’y a pas de logique dialectique hégélienne
entre les deux, de telle sorte qu’il y aurait un jeu entre
les deux à l’intérieur d’une même
conception homogène de la gouvernementalité, mais
plutôt une logique de la stratégie dans l’hétérogène
qui aboutit à la connexion de certains de ces éléments
disparates entre eux.
Dans le radicalisme, dans l’utilitarisme, ce qui va venir
régler et réguler en dernier ressort est l’intérêt.
La raison gouvernementale devra par conséquent fonctionner
à l’intérêt. Elle devra conjuguer habilement
les intérêts individuels et collectifs, intérêts
qui constituent précisément une des seules prises
sur laquelle elle peut agir pour gouverner. Avec la nouvelle raison
gouvernementale, avec le libéralisme, le gouvernement ne
s’intéressera plus qu’aux seuls intérêts.
Il n’y a plus de choses en soi, des universaux : individus,
groupes, richesses, etc. mais simplement des phénomènes
: ces choses en soi se phénoménalisent par l’intérêt,
intérêt qui est la seule entité reconnue.
Cela est particulièrement prégnant dans la réforme
de la pénalité que prônait Beccaria. Avant,
pour punir, on s’en prenait à cette chose en soi qui
était le corps des condamnés afin qu’il lave
par le supplice le crime ou le délit commis en s’en
arrêtant là ; après, on calcule la peine en
fonction des intérêts : celui de la société,
de la victime, et même du coupable : il s’agit de trouver
la peine qui puisse maximiser au plus ces trois intérêts.
En somme, ce nouvel art de gouverner ne s’applique plus sur
des choses assujetties, mais sur la république phénoménale
des intérêts. Quelle est la valeur de l’utilité,
de l’intérêt dans une société où
tout est marchandable, où tout est dit par le marché
? C’est là, selon Foucault, l’un des problèmes
fondamental du libéralisme.
L’art de gouverner de la raison d’État poursuivait
des objectifs illimités sur le plan intérieur (État
de police, pouvoir illimité sur les sujets), mais des objectifs
limités sur le plan extérieur : il s’agissait
d’empêcher qu’un des États européens
ne parvienne à constituer une puissance hégémonique
et reconstitue un Empire, une Europe à lui seul.
On ne pouvait pas ne pas aboutir à cette doctrine géopolitique
en raison de la doctrine mercantiliste sur laquelle se fondait la
raison d’État. Pour le mercantilisme, le jeu économique
est à somme nulle, car le stock d’or qui mesure la
richesse est fini. Dans un échange commercial, il y a nécessairement
un gagnant et un perdant ; afin d’éviter qu’il
n’y ait qu’un seul gagnant, on about à la doctrine
de l’équilibre européen.
Avec le XVIIIe siècle et le nouvel art de gouverner introduit
par le libéralisme, il est au contraire admis que la concurrence
amène un profit double : mon voisin doit être riche
pour que je le sois, et non pas comme dans le mercantilisme, juste
riche pour qu’il m’achète des choses. L’enrichissement
des parties, d’une partie, présuppose l’enrichissement
de tous : ou tout le monde sera riche, ou tout le monde pauvre.
Cela aboutit à une nouvelle idée de l’Europe,
qui n’est plus i) l’Europe impériale, carolingienne
; ii) l’Europe mercantiliste de l’équilibre de
la balance ; mais qui est iii) une Europe économique en marche
sur le chemin d’un progrès illimité.
Cependant, pour que le nouveau jeu économique ne soit pas
à somme nulle, il faut qu’il y ait des entrées.
Autrement dit, il faut élargir le marché toujours
et encore, ce qui conduit à l’idée de mondialisation
du marché. Il faut, en droit, que tout le monde soit inclus
dans un marché qui tournera autour du centre qu’est
l’Europe. « Le jeu est en Europe, mais l’enjeu
c’est le monde. »
Ce n’est toutefois pas le début du colonialisme, car
il a commencé avant ; ni de l’impérialisme,
car il a commencé après ; c’est simplement le
début d’une nouvelle pratique gouvernementale.
Le droit de la mer, en tant qu’elle était considérée
au XVIIIe siècle comme un espace de libre concurrence et
de libre circulation, illustre bien ce fait. Un autre exemple est
celui des différents traités de paix en cours à
l’époque. Avant, ils se fondaient sur l’équilibre
des puissances économiques ; désormais, c’est
avec comme principe l’extensibilité illimitée
du marché extérieur.
Dans la « paix perpétuelle » telle que conceptualisée
par Kant, ce qui vient la garantir en dernier ressort n’est
rien d’autre que la nature, cette même nature qui régulait
les échanges chez les physiocrates. C’est que la nature,
chez Kant, a voulu qu’il y ait des échanges commerciaux,
qui obligèrent les hommes à élaborer des règles
de droit. Celles-ci légifèrent i) les échanges
d’homme à homme (droit civil) ; ii) les relations d’État
à État (droit international) ; iii) les relations
commerciales du point de vue du monde considéré comme
un tout (droit cosmopolite). La garantie ultime de la paix perpétuelle
kantienne est ainsi la mondialisation du commerce.
Tout cela ne signifie pas que toute autre pratique gouvernementale
a disparu. En fait, d’autres pratiques restent concurrentes.
Cependant, on essaie de les empêcher, comme l’illustre
par exemple le traité de Vienne de 1815, qui chercher à
contrer les aspirations de Napoléon.
Ses desseins sont en effet archaïques sur le plan extérieur
(sur le plan intérieur, il semble en revanche désirer
limiter l’État de police). Il veut restaurer l’Empire
alors que cette idée est dépassée. Son impérialisme
consiste à : i) garantir les libertés intérieures
: moins de gouvernement qu’une monarchie ; ii) reprendre le
projet révolutionnaire ; iii) l’étendre au monde
entier, comme les carolingiens. Face à ce projet, le traité
de Vienne cherchait à restaurer un équilibre européen
basé sur l’ancienne formule. Avec deux objectifs opposés
: l’Angleterre cherchait à régionaliser l’Europe
afin de conserver leur puissance économique et politique,
pendant que l’Autriche cherchait à construire l’Europe
sur son modèle, avec une multiplicité d’États
de police.
Voici pour les problèmes géopolitiques de ce nouvel
art de gouverner qu’est le libéralisme, caractérisé
par i) la véridiction du marché ; ii) l’autolimitation
du pouvoir gouvernemental par l’utilité ; iii) l’Europe
comme centre d’un marché économique pouvant
et devant se développer de manière illimitée.
Au sens propre, il s’agit plus d’un naturalisme, puisque,
chez Kant comme chez les physiocrates, il semble plus que cela soit
la nature qui vienne fixer en dernier ressort. Cela est parfaitement
tangible dans la problématique du despotisme éclairé.
Si le despote limite son pouvoir, ce n’est non pas parce qu’il
a pour principe qu’il doit laisser de la liberté aux
individus, mais simplement parce que l’évidence théorique,
scientifique, lui montre que là est son intérêt.
On peut toutefois appeler ce naturalisme un libéralisme,
car la liberté reste au cœur de cette pratique. Le libéralisme,
nouvel art de gouverner, consomme de la liberté ; et il doit
donc en produire, la gérer. Le libéralisme n’est
pas ce qui protège la liberté mais ce qui la produit.
Liberté du commerce, liberté du marché intérieur,
liberté du marché du travail, liberté d’expression
: toutes ces libertés sont produites par l’État,
qui, paradoxalement, légifère pour les fabriquer.
Ce qui vient servir de principe dans la production de cette liberté
est la sécurité. Il s’agit de faire en sorte
que les intérêts individuels n’entrent pas en
conflit avec l’intérêt général,
que la liberté économique ne soit ni un danger pour
les entreprises, ni pour les travailleurs, etc.. Le gouvernement
doit à chaque fois arbitrer le rapport liberté/sécurité
en fonction du danger, qui est au cœur du libéralisme.
Au XIXe nait une nouvelle peur du danger : disparition des cavaliers
de l’Apocalypse qui terrorisaient le Moyen Âge et même
l’Ancien Régime, mais naissance des dangers quotidiens
qui peuvent venir mettre en péril la liberté à
chaque instant : populations dangereuses, hygiène, dégénérescence
de la race, etc. La crainte du danger apparaît ainsi comme
le corrélatif du libéralisme.
Autre corrélatif du libéralisme, la disciplinarisation
qui cherche à contrôler et à contraindre, qui
est le contrepoids des libertés. Techniques disciplinaires
et libéralisme sont absolument contemporaines. Pour Bentham,
le panoptique constituait ainsi la formule du gouvernement libéral
: il surveille simplement.
Paradoxalement, libéralisme et interventionnisme sont étroitement
liés. Il est souvent nécessaire pour l’État
d’intervenir sur le plan économique afin de garantir
les libertés économiques. Exemple typique : le New
Deal. Or, au moment même où le gouvernement intervient,
ces interventions sont dénoncées comme un potentiel
despotisme. D’où un conflit entre des aspirations contradictoires,
qui ouvre sur des crises du libéralisme, qui ne sont cependant
pas directement déductibles des crises du capitalisme.
Car d’autres crises du libéralisme peuvent exister,
comme celles provenant d’une inflation des mécanismes
régulateurs, les problèmes de révolte, et tous
les processus destinés à produire de la liberté,
mais qui, pour certaines raisons, provoquent des effets néfastes.
D’après Foucault, c’est là le fondement
de la crise actuelle du libéralisme (Foucault prononce son
cours en 79) : il y eut une inflation de l’interventionnisme
économique afin de protéger des totalitarismes.
Les critiques, tant des libéraux allemands que des libertariens,
portent alors sur ce point précis. Elles soulignent que l’interventionnisme
que l’on a mis en place pour protéger des totalitarismes
peut peut-être conduire à des restrictions de liberté
aussi grandes que celles que pratiquent ces régimes dont
on veut se protéger.
Les crises du libéralisme ne sont évidemment pas
totalement déconnectées des crises du capitalisme
; mais elles n’y sont pas réductibles. Ce qu’elles
indiquent, c’est peut-être la crise générale
d’un dispositif de gouvernementalité. C’est ce
que Foucault chercher à cerner.
Bernard BerensonIl existe une « phobie d’État
», la peur, comme dit Berenson, de « l’invasion
de l’humanité par l’État ». Celle-ci
s’explique par maintes raisons, comme, principalement la crainte
du soviétisme, du nazisme, du planisme, qui sont des trop-plein
d’État. Les phobiques de l’État, souvent
exilés politiques, exportèrent ces idées sur
d’autres terres et les diffusèrent.
Pour Foucault, la phobie d’État est l’un des
signes d’une crise de la gouvernementalité, tout comme
la phobie du despotisme au XVIIIe siècle indiquait avant
tout une crise du despotisme en tant que mode de gouvernementalité.
Foucault se propose donc d’analyser cette phobie d’État
en partant du concept de gouvernementalité. Pour ce faire,
il va faire l’économie d’une théorie de
l’État, au sens où elle chercherait à
déduire d’une notion abstraite de ce qu’est l’État
ce qu’est son mode de gouvernement, et au contraire poser
qu’il n’y a pas d’essence de l’État
en tant que tel (refus des universaux), mais une étatisation
continuelle de rapports de pouvoir préexistants : les rapports
de pouvoirs ne présupposent pas l’État ; c’est
l’État qui les présuppose. Ceci conduit Foucault
à une analyse du libéralisme, propédeutique
à l’analyse de la biopolitique.
Il existe deux grandes formes du néolibéralisme :
le néolibéralisme allemand (c’est celui qui
intéresse plus spécialement Foucault) et américain.
Entre ces deux « idéal-types », il existe évidemment
des connexions :
L’ennemi commun, qui est Keynes.
Des phobies communes, comme la régulation, l’interventionnisme,
la planification.
Un courant de pensée commun, essentiellement constitué
par l’école autrichienne : Hayek, von Mises, etc.
Le néolibéralisme allemand s’installe à
partir de 1945. Dans l’après-guerre, la politique économique
européenne était dominée par trois exigences
:
La reconstruction : la conversion d’une économie
de guerre en économie de paix.
La planification : outil majeur de la reconstruction, imposée
par des dispositifs tels que le plan Marshall.
La poursuite d’objectif sociaux ambitieux destinés
à éviter de replonger dans les erreurs totalitaires
du passé, comme par exemple la protection sociale voulue
par le Conseil National de la Résistance.
Ludwig ErhardL’Europe est ainsi keynésienne. Or, en
mai 1948, suite à une suggestion d’un Conseil scientifique,
est demandé en Allemagne par l’intermédiaire
de Ludwig Erhard, responsable de l’administration économique,
la liberté des prix, la libération de l’économie
des contraintes étatiques, revendications se fondant en définitive
sur une remise en cause de la légitimité de l’État
plus profonde – un peu à la manière de Turgot
qui demandait la liberté de commerce des grains.
Erhard déclare au parlement que :
« seul un État établissant à la fois
les libertés et la responsabilité des citoyens peut
légitimement parler au nom du peuple. »
Deux choses sont à observer dans cette déclaration.
Premièrement, que cela déchoit de ses droits de représentativité
des citoyens tout État qui violerait ces libertés
et ces responsabilités fondamentales : l’État
national-socialiste, s’il était peut-être encore
souverain au nom du peuple allemand, est ainsi disqualifié
du point de vue de la représentation de celui-ci par Erhard.
Deuxièmement, cela signifie que tout État ne trouvera
sa légitimité qu’à condition qu’il
assure un espace de liberté, et en premier lieu de liberté
économique.
Tout ceci répondait à des objectifs contextuels bien
précis. Premièrement, chercher dans l’ordre
économique une garantie pour la liberté que le droit
constitutionnel ne suffisait pas à obtenir. Deuxièmement,
offrir aux partenaires américains la garantie qu’ils
pourraient entretenir avec l’industrie et l’économie
allemande des libres rapports. Troisièmement, rassurer l’Europe
en montrant clairement que l’Allemagne ne cherchait pas à
se construire sur le modèle d’un État totalitaire.
Reste que l’idée la plus importante dans cette logique
est que l’on cherche à montrer que l’économie
est ce qui produit la souveraineté politique. Elle produit
de la légitimité pour l’État qui en est
le garant. Elle est créatrice de droit public. Qui plus est,
en plus de cette légitimation juridique, elle produit du
consensus social : en laissant libre, on laisse dire ; on laisse
dire qu’on a raison de laisser libre de faire.
Si l’on en croit Weber, la richesse était le signe
en Allemagne de la grâce divine : Dieu a laissé faire,
c’est le signe du salut. Il semble que dans l’Allemagne
du XXe siècle, c’est désormais la réussite
économique de la nation, de l’État, qui constitue
un signe d’élection. L’Allemagne avait avant
la tendance à se considérer comme porteuse d’un
destin historique ; mais les guerres disqualifièrent l’histoire
en tant que signe. Ce sera désormais la croissance économique
qui prendra le relais : l’Allemagne ne misera plus sur son
rôle historique, mais sur son rôle économique.
La croissance économique produit ainsi 1) aisance 2) souveraineté
et 3) oubli de l’histoire.
FichteIl s’agit donc de l’inverse de ce que recommandait
Fichte, qui avait théorisé « l’État
commercial fermé. » Au contraire, l’Allemagne
entend maintenant se constituer comme un « État radicalement
économique », et ce au sens propre, c’est-à-dire
un État dont les racines sont économiques, dont l’ouverture
économique est étatisante.
Il s’agit également de l’inverse de ce que recommandait
le libéralisme plus ancien, celui d’Adam Smith, ou
bien celui des physiocrates tels que Turgot. Leur question était
en effet : soit un État qui est un donné initial,
un État fort, l’État de police hérité
de l’Ancien Régime et du despotisme éclairé
; comment organiser cet État qui est déjà là
pour laisser place à la liberté économique
? La question du libéralisme allemand est en revanche : soit
la vie économique et un État qui n’existe pas
encore ; comment construire cet État sur la liberté
économique ?
À partir du 18 avril 1948 se met en place en Allemagne un
programme de libéralisation, qui trouve son achèvement
en 1952-1953. Cela ne fut pas sans heurt : bien que soutenue par
les Américains, cette politique suscita la méfiance
des Anglais, alors en période keynésienne post-churchillienne,
et des socialistes allemands. Toutefois, se rallient peu à
peu à ce programme les démocrates chrétiens,
mais également les syndicats. Theodore Blank déclare
ainsi que « l’ordre libéral constitue une alternative
valable au capitalisme et au planisme » – déclaration
hypocrite ou du moins stratégique, puisque ce néolibéralisme
est au contraire une manière de faire fonctionner le capitalisme.
Karl SchillerLe ralliement des sociaux-démocrates du SPD
s’opère également, mais plus lentement. Jusqu’en
1950, les sociaux-démocrates sont attachés à
un socialisme marxiste, reconnaissant la validité du principe
de la lutte des classes, et se fixant également pour but
la socialisation des moyens de production. Puis, en 1955, Karl Schiller,
membre du SPD, fait paraître Socialisme et concurrence où
il pose le principe : « concurrence autant que possible et
planification dans la mesure juste et nécessaire. »
Par la suite, en 1959, au congrès de Bad Godesberg, les sociaux-démocrates
: 1) renoncent à l’objectif de socialisation des moyens
de production ; 2) reconnaissent que la propriété
privée est légitime et doit être protégée
par l’État ; 3) acceptent le principe de l’économie
de marché là où règnent une véritable
concurrence. Enfin, en 1963, Karl Schiller va jusqu’à
affirmer que « toute planification, même souple, est
dangereuse pour l’économie libérale ».
Il s’agit là d’un ralliement, plus qu’au
néolibéralisme, à un nouveau type de gouvernementalité
fondé sur l’économie.
Une première raison politique et stratégique explique
ce ralliement surprenant du SPD, et son abandon de la théorie
marxiste. Très simplement : dans une Allemagne qui construit
son État sur l’économie, il n’était
pas possible de rentrer dans le jeu politique autrement qu’en
acceptant cette construction, et donc en acceptant les principes
du marché, qui constituaient alors la base commune de la
politique à partir de laquelle discuter. Le marxisme, qui
se donnait à long terme un changement de cadre économique,
ne pouvait s’intégrer à cette nouvelle donne,
et fut par conséquent abandonné.
Mais une autre raison plus importante à ce ralliement est
à trouver, selon Foucault, dans la rationalité gouvernementale
du socialisme. D’après lui, elle n’existe pas.
S’il existe une rationalité historique, une rationalité
économique, une rationalité administrative, il n’existe
en revanche dans le socialisme aucune rationalité gouvernementale
autonome. Et c’est pourquoi, pour Foucault, le socialisme
n’est en aucun cas une alternative au libéralisme :
ils n’opèrent pas au même niveau.
HayekLe socialisme ne gouverne en effet que couplé à
un autre type de gouvernementalité qui lui est hétérogène
: adossé, par exemple, au libéralisme, où il
joue alors le rôle d’un contre-poids corrigeant les
excès ; ou bien adossé à un État de
police (comme chez Staline ?) où il y vient donner le programme
de l’appareil administratif. Foucault semble ainsi refuser
l’idée que l’on trouve par exemple chez Hayek,
posant le fait que les moindres germes de planification conduisent
inéluctablement à une seule et unique route de la
servitude, qui ne serait que totalitaire : un socialisme non totalitaire
paraît possible.
On ne demande pas au libéralisme s’il est vrai ou
s’il est faux, mais on lui demande son degré de radicalité
: est-il pur, ou bien au contraire mitigé ? On pose en revanche
sans cesse au socialisme la question de sa vérité
: où est le vrai socialisme ? Pour Foucault, le fait que
l’on interroge le socialisme en ces termes est le signe de
son manque de rationalité gouvernementale, qui transforme
alors la question en termes de rapport à un corpus théorique,
masquant ce manque.
La question que l’on devrait poser alors au socialisme n’est
pas : à quels textes se réfère-t-il, et leur
est-il fidèle ? Mais : à quelle gouvernementalité,
évidemment extrinsèque, s’adosse-t-il ? y a-t-il
une gouvernementalité qui lui soit adéquate, qui pourrait
lui être intrinsèque ? Pour Foucault, si gouvernementalité
propre au socialisme il y a, elle n’est pas à déduire
d’un texte, mais reste toujours à inventer, ce que
tentera de faire Foucault en 1983 dans son projet mort-né
de « livre blanc » sur la politique socialiste.
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