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Michel Foucault
Naissance de la biopolitique, cours de janvier 1979

Origine : http://www.morbleu.com/michel-foucault-naissance-de-la-biopolitique-cours-du-10-janvier-1979/

Doxographies Oscar Gnouros

cours du 10 janvier 1979, cours du 17 janvier 1979, cours du 24 janvier 1979, cours du 31 janvier 1979

Naissance de la biopolitique François Ewald (Sous la direction de). Seuil 2004, Broché, 356 pages, € 22,00

« La phobie d’Etat » (extrait du cours du 31 janvier 1979 au Collège de France), Libération, n° 967,30/31 juin 1984, p. 21



Dans ce premier cours, Foucault revient essentiellement sur les résultats acquis lors de l’année précédente (le cours Sécurité, territoire, population de 1978). Il y rappelle brièvement une partie de sa méthode d’étude déjà exposée dans L’archéologie du savoir, à savoir celle d’un nominalisme méthodologique consistant à supposer que les grands universaux tels que l’auteur, le livre ou même le libéralisme – car plus que la biopolitique, le libéralisme sera l’objet du cours – n’existent pas en tant que tels, en tant qu’essences achevées et définies une fois pour toutes.

Le cours de l’an dernier avait étudié l’art de gouverner de la raison d’état et de l’état de police. L’objectif poursuivi par les États était celui d’un pouvoir illimité en interne, sur les sujets composant la nation, mais d’un pouvoir limité en externe, vis-à-vis des autres nations. Ce qui motivait cette limitation externe du pouvoir des États était essentiellement la doctrine mercantiliste qui posait que les échanges commerciaux étaient des jeux à somme non nulle, qu’autrement dit il ne pouvait pas y avoir deux gagnants lors d’un échange commercial mais simplement un gagnant et un perdant.

Sur le plan intérieur, la seule limitation au pouvoir illimité de l’état de police, quand il y en avait une, ne pouvait provenir que du droit : c’était le droit qui venait stipuler où le pouvoir du souverain pouvait s’arrêter. Il s’agissait d’une limitation extrinsèque du pouvoir politique, par quelque chose qui était hétérogène au pouvoir : le droit contre le rapport de force.

Au contraire, avec la naissance du libéralisme vers la fin du XVIIIe siècle, le critère de limitation du pouvoir politique va changer de nature. Il ne sera plus externe (le droit) mas interne. L’économie politique, substituera le marché au droit et fera de celui-ci une limitation intrinsèque du pouvoir politique. Par le libre jeu de l’offre et de la demande et des rapports de force, on abouti a une autolimitation de la raison gouvernementale grâce à l’économie politique, qui est donc purement interne au rapport de pouvoir.

Il y a donc une mutation dans l’art de gouverner qui suit (ou précède, ou accompagne) le passage du mercantilisme au libéralisme allant dans le sens d’une limitation du pouvoir politique qui n’est plus externe et hétérogène mais interne et homogène. Ce changement s’esquisse avec les physiocrates, favorables au despotisme (éclairé ou non) conçu comme un pouvoir politique sans limites, qui ne doit avoir aucune limitation externe (venant du droit). Simplement, ce qui doit venir limiter le pouvoir politique doit provenir du libre jeu du marché, qui doit dire ce qui doit être, qui doit dire le vrai. Chez les physiocrates, c’est la nature qui semble en dernier ressort devoir régler les rapports, si bien qu’ils parlèrent de droits naturels ; en fait, cela indique plutôt que la nature doit être le soubassement de la gouvernementalité.

Aussi, les objectifs politiques poursuivis par l’économie politique et le libéralisme ne changent pas fondamentalement par rapport à ceux que poursuivaient la raison d’état et le mercantilisme. En fait, l’économie politique ne se fonde pas contre la raison d’état, mais elle se fixe les mêmes objectifs. Elle conserve les mêmes fins ; ce sont simplement les moyens qui changent. Au final, le libéralisme poursuit la raison d’état.

Le libéralisme poursuit ainsi la raison d’état. Il n’entre pas en rupture sur les fins, mais sur les moyens. C’est la raison du moindre état à l’intérieur de la raison d’état. C’est le gouvernement frugal. Il s’agit d’un nouvel art de gouverner inédit : on aboutit à l’idée que pour gouverner le mieux possible, il faut gouverner le moins possible. Ceci est possible par le branchement de l’art de gouverner, de la raison d’état sur l’économie politique.

Précédemment, avant le XVIIIe siècle où nait ce nouvel art de gouverner, le marché était avant tout un lieu de justice : par tout un ensemble de mécanismes, comme celui de l’offre et de la demande, le marché fixait un prix qui était considéré comme juste tant pour l’acheteur que pour le vendeur ; il revenait ensuite au droit d’empêcher toute fraude.

Puis, au XVIIIe siècle, sous l’impulsion des physiocrates a lieu une mutation. Le marché dit moins ce qui est juste que ce qui est vrai. Les économistes pensent avoir cerné des mécanismes naturels, des lois naturelles, si bien que le prix dit par le marché est le bon, est vrai, ce qui est d’avantage qu’un prix simplement juste. Le marché devient le lieu où l’on peut aboutir à une vérité. Par suite, c’est le marché qui permettra au gouvernement de pouvoir fonctionner à la vérité, et c’est pourquoi il doit se coupler sur l’économie politique. De lieu de juridiction jusqu’au début du XVIIIe siècle, le marché devient lieu de véridiction.

Comment cette mutation a-t-elle été possible ? C’est moins parce que les économistes furent convaincants et les gouvernants séduits, ou bien parce que l’on serait entrés dans l’âge de l’économie marchande, mais plutôt pour tout un ensemble de raisons disparates, hétérogènes, parfois sans connexions visibles entre elles, mais qui forment néanmoins système. C’est ce réseau – on pourrait dire cette épistémè, ce dispositif – que Foucault propose de mettre à jour

Le problème de la véridiction, du dire-vrai consiste ainsi à s’interroger sur comment un discours peut être dit vrai à un moment donné. Par exemple, sur la sexualité, les médecins du XIXe siècle ont dit de nombreuses choses insensées. Ce qui intéressait Foucault à leur sujet, plus le fait que l’on sache aujourd’hui que cette science du sexe n’en était pas une, plus de rechercher comment on a pu démasquer l’erreur et passer à une connaissance de la sexualité supposée plus vraie, c’était de mettre à jour les conditions de véridiction qui ont fait qu’on ait pu dire cela à l’époque, que ce discours sur la sexualité ait pu être considéré comme appartenant au savoir scientifique, que ces inepties sur la sexualité aient pu avoir du crédit à un certain moment historique.

Transposé à l’étude du libéralisme, cela signifie qu’il faut mettre à jour les conditions de possibilité de ce discours – ce qui peut poser un certain problème, puisqu’il est possible que l’on soit aujourd’hui toujours régis sous les mêmes conditions du dire vrai et que nous manquions de distanciation. Néanmoins, le régime de véridiction posé par le libéralisme que croit discerner Foucault est celui du marché : le marché devient un lieu et un mécanisme de formation de la vérité.

Il ne faut pas se méprendre sur le sens de l’enquête foucaldienne sur les régimes de vérité. La Théorie critique, l’école de Francfort n’a rien inventé : la critique de la rationalité, des Lumières qui pourraient être oppressives et non émancipatrices démarre dès le début du XIXe avec le romantisme. Mais Foucault insiste bien sur ce qui distingue son entreprise de celle-ci, sur le fait qu’il ne s’agit pas pour lui de montrer que derrière la raison se cache de la cruauté – car derrière l’ignorance pourrait s’en cacher une encore plus grande. Son étude des conditions de véridiction consiste au contraire à abandonner cette idée de critique. Il s’agit simplement de recenser les conditions qui ont du être remplies pour que l’on puisse considérer le marché comme le lieu où la vérité, économique puis politique, devait apparaître.

À côté de ce problème de la véridiction, la deuxième question qui se pose est celle de la limitation du pouvoir politique. L’art de gouverner précédant l’art de de gouverner libéral, celui de la raison d’état, celui de l’état de police, assimilait le gouvernement à l’administration, si bien que son pouvoir était, en droit, illimité. Précisément, il était limité en droit, ou pouvait, ou devait être limité par le droit : les Parlements, le droit, les juristes formaient contre-poids et venaient limiter de manière extérieure ce pouvoir.

Au contraire, le gouvernement libéral limite quant à lui intérieurement ce pouvoir. Cela reste évidemment en connexion avec le droit, puisqu’il s’agit de légiférer pour poser les modalités de comment le gouvernement doit se brancher sur l’économique – mais c’est précisément sur ce dernier point, en ce sens que le fondement est économique, que le libéralisme diffère. La question est ainsi toute autre : comment légiférer pour que la gouvernementalité s’autolimite par le marché sans que le gouvernement soit paralysé ni le marché étouffé ? Ce problème d’une connexion entre économique et juridique est tout à fait tangible. Ainsi, il est caractéristique que les premiers grands économistes – Beccaria, Adam Smith, Bentham – furent aussi des juristes.

Conséquence, le problème n’est plus : comment fonder la souveraineté et à quelle condition est-elle légitime ? Mais : comment limiter la puissance publique ? Pour répondre à ce deuxième problème, il y eut deux voies.

La première, la juridico-déductive, celle inaugurée par Rousseau, consiste à chercher dans le contrat social, dans les droits de l’homme, des droits inaliénables aux individus que le gouvernement ne peut attaquer. C’est la voie choisie par les révolutionnaires français.

La deuxième voie consiste à partir non plus du droit mais de la pratique gouvernementale telle qu’elle est en fait historiquement avec les limites déjà existantes ici et là, et d’entériner par la jurisprudence, par l’expérimentation empirique, ce qui est le plus acceptable, ce qui est le plus efficace, en prenant pour étalon l’utilité. C’est la voie suivie par le radicalisme anglais, par l’utilitarisme. Étymologiquement, « radicalisme » provient de « racine. » Il désignait la stratégie de certains politiques d’opposer aux décisions du gouvernement les droits originaires, fondamentaux des premiers colons anglais. Désormais, le sens de radicalisme se calquera sur celui de l’utilité.

Ces deux voies sont hétérogènes. La première fait de la volonté générale du peuple le fondement de sa liberté politique, de telle sorte que le peuple est libre s’il obéit au gouvernement qui n’est nul autre que lui ; l’autre conçoit au contraire la liberté comme étant l’indépendance politique des gouvernés par rapport au gouvernement, qui ne doivent donc pas lui être soumis. Mais ces deux voies ne sont pas nécessairement incompatibles. Il n’y a pas de logique dialectique hégélienne entre les deux, de telle sorte qu’il y aurait un jeu entre les deux à l’intérieur d’une même conception homogène de la gouvernementalité, mais plutôt une logique de la stratégie dans l’hétérogène qui aboutit à la connexion de certains de ces éléments disparates entre eux.

Dans le radicalisme, dans l’utilitarisme, ce qui va venir régler et réguler en dernier ressort est l’intérêt. La raison gouvernementale devra par conséquent fonctionner à l’intérêt. Elle devra conjuguer habilement les intérêts individuels et collectifs, intérêts qui constituent précisément une des seules prises sur laquelle elle peut agir pour gouverner. Avec la nouvelle raison gouvernementale, avec le libéralisme, le gouvernement ne s’intéressera plus qu’aux seuls intérêts. Il n’y a plus de choses en soi, des universaux : individus, groupes, richesses, etc. mais simplement des phénomènes : ces choses en soi se phénoménalisent par l’intérêt, intérêt qui est la seule entité reconnue.

Cela est particulièrement prégnant dans la réforme de la pénalité que prônait Beccaria. Avant, pour punir, on s’en prenait à cette chose en soi qui était le corps des condamnés afin qu’il lave par le supplice le crime ou le délit commis en s’en arrêtant là ; après, on calcule la peine en fonction des intérêts : celui de la société, de la victime, et même du coupable : il s’agit de trouver la peine qui puisse maximiser au plus ces trois intérêts.

En somme, ce nouvel art de gouverner ne s’applique plus sur des choses assujetties, mais sur la république phénoménale des intérêts. Quelle est la valeur de l’utilité, de l’intérêt dans une société où tout est marchandable, où tout est dit par le marché ? C’est là, selon Foucault, l’un des problèmes fondamental du libéralisme.

L’art de gouverner de la raison d’État poursuivait des objectifs illimités sur le plan intérieur (État de police, pouvoir illimité sur les sujets), mais des objectifs limités sur le plan extérieur : il s’agissait d’empêcher qu’un des États européens ne parvienne à constituer une puissance hégémonique et reconstitue un Empire, une Europe à lui seul.

On ne pouvait pas ne pas aboutir à cette doctrine géopolitique en raison de la doctrine mercantiliste sur laquelle se fondait la raison d’État. Pour le mercantilisme, le jeu économique est à somme nulle, car le stock d’or qui mesure la richesse est fini. Dans un échange commercial, il y a nécessairement un gagnant et un perdant ; afin d’éviter qu’il n’y ait qu’un seul gagnant, on about à la doctrine de l’équilibre européen.

Avec le XVIIIe siècle et le nouvel art de gouverner introduit par le libéralisme, il est au contraire admis que la concurrence amène un profit double : mon voisin doit être riche pour que je le sois, et non pas comme dans le mercantilisme, juste riche pour qu’il m’achète des choses. L’enrichissement des parties, d’une partie, présuppose l’enrichissement de tous : ou tout le monde sera riche, ou tout le monde pauvre.

Cela aboutit à une nouvelle idée de l’Europe, qui n’est plus i) l’Europe impériale, carolingienne ; ii) l’Europe mercantiliste de l’équilibre de la balance ; mais qui est iii) une Europe économique en marche sur le chemin d’un progrès illimité.

Cependant, pour que le nouveau jeu économique ne soit pas à somme nulle, il faut qu’il y ait des entrées. Autrement dit, il faut élargir le marché toujours et encore, ce qui conduit à l’idée de mondialisation du marché. Il faut, en droit, que tout le monde soit inclus dans un marché qui tournera autour du centre qu’est l’Europe. « Le jeu est en Europe, mais l’enjeu c’est le monde. »

Ce n’est toutefois pas le début du colonialisme, car il a commencé avant ; ni de l’impérialisme, car il a commencé après ; c’est simplement le début d’une nouvelle pratique gouvernementale.

Le droit de la mer, en tant qu’elle était considérée au XVIIIe siècle comme un espace de libre concurrence et de libre circulation, illustre bien ce fait. Un autre exemple est celui des différents traités de paix en cours à l’époque. Avant, ils se fondaient sur l’équilibre des puissances économiques ; désormais, c’est avec comme principe l’extensibilité illimitée du marché extérieur.

Dans la « paix perpétuelle » telle que conceptualisée par Kant, ce qui vient la garantir en dernier ressort n’est rien d’autre que la nature, cette même nature qui régulait les échanges chez les physiocrates. C’est que la nature, chez Kant, a voulu qu’il y ait des échanges commerciaux, qui obligèrent les hommes à élaborer des règles de droit. Celles-ci légifèrent i) les échanges d’homme à homme (droit civil) ; ii) les relations d’État à État (droit international) ; iii) les relations commerciales du point de vue du monde considéré comme un tout (droit cosmopolite). La garantie ultime de la paix perpétuelle kantienne est ainsi la mondialisation du commerce.

Tout cela ne signifie pas que toute autre pratique gouvernementale a disparu. En fait, d’autres pratiques restent concurrentes. Cependant, on essaie de les empêcher, comme l’illustre par exemple le traité de Vienne de 1815, qui chercher à contrer les aspirations de Napoléon.

Ses desseins sont en effet archaïques sur le plan extérieur (sur le plan intérieur, il semble en revanche désirer limiter l’État de police). Il veut restaurer l’Empire alors que cette idée est dépassée. Son impérialisme consiste à : i) garantir les libertés intérieures : moins de gouvernement qu’une monarchie ; ii) reprendre le projet révolutionnaire ; iii) l’étendre au monde entier, comme les carolingiens. Face à ce projet, le traité de Vienne cherchait à restaurer un équilibre européen basé sur l’ancienne formule. Avec deux objectifs opposés : l’Angleterre cherchait à régionaliser l’Europe afin de conserver leur puissance économique et politique, pendant que l’Autriche cherchait à construire l’Europe sur son modèle, avec une multiplicité d’États de police.

Voici pour les problèmes géopolitiques de ce nouvel art de gouverner qu’est le libéralisme, caractérisé par i) la véridiction du marché ; ii) l’autolimitation du pouvoir gouvernemental par l’utilité ; iii) l’Europe comme centre d’un marché économique pouvant et devant se développer de manière illimitée.

Au sens propre, il s’agit plus d’un naturalisme, puisque, chez Kant comme chez les physiocrates, il semble plus que cela soit la nature qui vienne fixer en dernier ressort. Cela est parfaitement tangible dans la problématique du despotisme éclairé. Si le despote limite son pouvoir, ce n’est non pas parce qu’il a pour principe qu’il doit laisser de la liberté aux individus, mais simplement parce que l’évidence théorique, scientifique, lui montre que là est son intérêt.

On peut toutefois appeler ce naturalisme un libéralisme, car la liberté reste au cœur de cette pratique. Le libéralisme, nouvel art de gouverner, consomme de la liberté ; et il doit donc en produire, la gérer. Le libéralisme n’est pas ce qui protège la liberté mais ce qui la produit. Liberté du commerce, liberté du marché intérieur, liberté du marché du travail, liberté d’expression : toutes ces libertés sont produites par l’État, qui, paradoxalement, légifère pour les fabriquer.

Ce qui vient servir de principe dans la production de cette liberté est la sécurité. Il s’agit de faire en sorte que les intérêts individuels n’entrent pas en conflit avec l’intérêt général, que la liberté économique ne soit ni un danger pour les entreprises, ni pour les travailleurs, etc.. Le gouvernement doit à chaque fois arbitrer le rapport liberté/sécurité en fonction du danger, qui est au cœur du libéralisme.

Au XIXe nait une nouvelle peur du danger : disparition des cavaliers de l’Apocalypse qui terrorisaient le Moyen Âge et même l’Ancien Régime, mais naissance des dangers quotidiens qui peuvent venir mettre en péril la liberté à chaque instant : populations dangereuses, hygiène, dégénérescence de la race, etc. La crainte du danger apparaît ainsi comme le corrélatif du libéralisme.

Autre corrélatif du libéralisme, la disciplinarisation qui cherche à contrôler et à contraindre, qui est le contrepoids des libertés. Techniques disciplinaires et libéralisme sont absolument contemporaines. Pour Bentham, le panoptique constituait ainsi la formule du gouvernement libéral : il surveille simplement.

Paradoxalement, libéralisme et interventionnisme sont étroitement liés. Il est souvent nécessaire pour l’État d’intervenir sur le plan économique afin de garantir les libertés économiques. Exemple typique : le New Deal. Or, au moment même où le gouvernement intervient, ces interventions sont dénoncées comme un potentiel despotisme. D’où un conflit entre des aspirations contradictoires, qui ouvre sur des crises du libéralisme, qui ne sont cependant pas directement déductibles des crises du capitalisme.

Car d’autres crises du libéralisme peuvent exister, comme celles provenant d’une inflation des mécanismes régulateurs, les problèmes de révolte, et tous les processus destinés à produire de la liberté, mais qui, pour certaines raisons, provoquent des effets néfastes. D’après Foucault, c’est là le fondement de la crise actuelle du libéralisme (Foucault prononce son cours en 79) : il y eut une inflation de l’interventionnisme économique afin de protéger des totalitarismes.

Les critiques, tant des libéraux allemands que des libertariens, portent alors sur ce point précis. Elles soulignent que l’interventionnisme que l’on a mis en place pour protéger des totalitarismes peut peut-être conduire à des restrictions de liberté aussi grandes que celles que pratiquent ces régimes dont on veut se protéger.

Les crises du libéralisme ne sont évidemment pas totalement déconnectées des crises du capitalisme ; mais elles n’y sont pas réductibles. Ce qu’elles indiquent, c’est peut-être la crise générale d’un dispositif de gouvernementalité. C’est ce que Foucault chercher à cerner.

Bernard BerensonIl existe une « phobie d’État », la peur, comme dit Berenson, de « l’invasion de l’humanité par l’État ». Celle-ci s’explique par maintes raisons, comme, principalement la crainte du soviétisme, du nazisme, du planisme, qui sont des trop-plein d’État. Les phobiques de l’État, souvent exilés politiques, exportèrent ces idées sur d’autres terres et les diffusèrent.

Pour Foucault, la phobie d’État est l’un des signes d’une crise de la gouvernementalité, tout comme la phobie du despotisme au XVIIIe siècle indiquait avant tout une crise du despotisme en tant que mode de gouvernementalité. Foucault se propose donc d’analyser cette phobie d’État en partant du concept de gouvernementalité. Pour ce faire, il va faire l’économie d’une théorie de l’État, au sens où elle chercherait à déduire d’une notion abstraite de ce qu’est l’État ce qu’est son mode de gouvernement, et au contraire poser qu’il n’y a pas d’essence de l’État en tant que tel (refus des universaux), mais une étatisation continuelle de rapports de pouvoir préexistants : les rapports de pouvoirs ne présupposent pas l’État ; c’est l’État qui les présuppose. Ceci conduit Foucault à une analyse du libéralisme, propédeutique à l’analyse de la biopolitique.

Il existe deux grandes formes du néolibéralisme : le néolibéralisme allemand (c’est celui qui intéresse plus spécialement Foucault) et américain. Entre ces deux « idéal-types », il existe évidemment des connexions :

L’ennemi commun, qui est Keynes.

Des phobies communes, comme la régulation, l’interventionnisme, la planification.
Un courant de pensée commun, essentiellement constitué par l’école autrichienne : Hayek, von Mises, etc.

Le néolibéralisme allemand s’installe à partir de 1945. Dans l’après-guerre, la politique économique européenne était dominée par trois exigences :

La reconstruction : la conversion d’une économie de guerre en économie de paix.
La planification : outil majeur de la reconstruction, imposée par des dispositifs tels que le plan Marshall.
La poursuite d’objectif sociaux ambitieux destinés à éviter de replonger dans les erreurs totalitaires du passé, comme par exemple la protection sociale voulue par le Conseil National de la Résistance.

Ludwig ErhardL’Europe est ainsi keynésienne. Or, en mai 1948, suite à une suggestion d’un Conseil scientifique, est demandé en Allemagne par l’intermédiaire de Ludwig Erhard, responsable de l’administration économique, la liberté des prix, la libération de l’économie des contraintes étatiques, revendications se fondant en définitive sur une remise en cause de la légitimité de l’État plus profonde – un peu à la manière de Turgot qui demandait la liberté de commerce des grains.

Erhard déclare au parlement que :

« seul un État établissant à la fois les libertés et la responsabilité des citoyens peut légitimement parler au nom du peuple. »

Deux choses sont à observer dans cette déclaration. Premièrement, que cela déchoit de ses droits de représentativité des citoyens tout État qui violerait ces libertés et ces responsabilités fondamentales : l’État national-socialiste, s’il était peut-être encore souverain au nom du peuple allemand, est ainsi disqualifié du point de vue de la représentation de celui-ci par Erhard. Deuxièmement, cela signifie que tout État ne trouvera sa légitimité qu’à condition qu’il assure un espace de liberté, et en premier lieu de liberté économique.

Tout ceci répondait à des objectifs contextuels bien précis. Premièrement, chercher dans l’ordre économique une garantie pour la liberté que le droit constitutionnel ne suffisait pas à obtenir. Deuxièmement, offrir aux partenaires américains la garantie qu’ils pourraient entretenir avec l’industrie et l’économie allemande des libres rapports. Troisièmement, rassurer l’Europe en montrant clairement que l’Allemagne ne cherchait pas à se construire sur le modèle d’un État totalitaire.

Reste que l’idée la plus importante dans cette logique est que l’on cherche à montrer que l’économie est ce qui produit la souveraineté politique. Elle produit de la légitimité pour l’État qui en est le garant. Elle est créatrice de droit public. Qui plus est, en plus de cette légitimation juridique, elle produit du consensus social : en laissant libre, on laisse dire ; on laisse dire qu’on a raison de laisser libre de faire.

Si l’on en croit Weber, la richesse était le signe en Allemagne de la grâce divine : Dieu a laissé faire, c’est le signe du salut. Il semble que dans l’Allemagne du XXe siècle, c’est désormais la réussite économique de la nation, de l’État, qui constitue un signe d’élection. L’Allemagne avait avant la tendance à se considérer comme porteuse d’un destin historique ; mais les guerres disqualifièrent l’histoire en tant que signe. Ce sera désormais la croissance économique qui prendra le relais : l’Allemagne ne misera plus sur son rôle historique, mais sur son rôle économique. La croissance économique produit ainsi 1) aisance 2) souveraineté et 3) oubli de l’histoire.

FichteIl s’agit donc de l’inverse de ce que recommandait Fichte, qui avait théorisé « l’État commercial fermé. » Au contraire, l’Allemagne entend maintenant se constituer comme un « État radicalement économique », et ce au sens propre, c’est-à-dire un État dont les racines sont économiques, dont l’ouverture économique est étatisante.

Il s’agit également de l’inverse de ce que recommandait le libéralisme plus ancien, celui d’Adam Smith, ou bien celui des physiocrates tels que Turgot. Leur question était en effet : soit un État qui est un donné initial, un État fort, l’État de police hérité de l’Ancien Régime et du despotisme éclairé ; comment organiser cet État qui est déjà là pour laisser place à la liberté économique ? La question du libéralisme allemand est en revanche : soit la vie économique et un État qui n’existe pas encore ; comment construire cet État sur la liberté économique ?

À partir du 18 avril 1948 se met en place en Allemagne un programme de libéralisation, qui trouve son achèvement en 1952-1953. Cela ne fut pas sans heurt : bien que soutenue par les Américains, cette politique suscita la méfiance des Anglais, alors en période keynésienne post-churchillienne, et des socialistes allemands. Toutefois, se rallient peu à peu à ce programme les démocrates chrétiens, mais également les syndicats. Theodore Blank déclare ainsi que « l’ordre libéral constitue une alternative valable au capitalisme et au planisme » – déclaration hypocrite ou du moins stratégique, puisque ce néolibéralisme est au contraire une manière de faire fonctionner le capitalisme.

Karl SchillerLe ralliement des sociaux-démocrates du SPD s’opère également, mais plus lentement. Jusqu’en 1950, les sociaux-démocrates sont attachés à un socialisme marxiste, reconnaissant la validité du principe de la lutte des classes, et se fixant également pour but la socialisation des moyens de production. Puis, en 1955, Karl Schiller, membre du SPD, fait paraître Socialisme et concurrence où il pose le principe : « concurrence autant que possible et planification dans la mesure juste et nécessaire. » Par la suite, en 1959, au congrès de Bad Godesberg, les sociaux-démocrates : 1) renoncent à l’objectif de socialisation des moyens de production ; 2) reconnaissent que la propriété privée est légitime et doit être protégée par l’État ; 3) acceptent le principe de l’économie de marché là où règnent une véritable concurrence. Enfin, en 1963, Karl Schiller va jusqu’à affirmer que « toute planification, même souple, est dangereuse pour l’économie libérale ». Il s’agit là d’un ralliement, plus qu’au néolibéralisme, à un nouveau type de gouvernementalité fondé sur l’économie.

Une première raison politique et stratégique explique ce ralliement surprenant du SPD, et son abandon de la théorie marxiste. Très simplement : dans une Allemagne qui construit son État sur l’économie, il n’était pas possible de rentrer dans le jeu politique autrement qu’en acceptant cette construction, et donc en acceptant les principes du marché, qui constituaient alors la base commune de la politique à partir de laquelle discuter. Le marxisme, qui se donnait à long terme un changement de cadre économique, ne pouvait s’intégrer à cette nouvelle donne, et fut par conséquent abandonné.

Mais une autre raison plus importante à ce ralliement est à trouver, selon Foucault, dans la rationalité gouvernementale du socialisme. D’après lui, elle n’existe pas. S’il existe une rationalité historique, une rationalité économique, une rationalité administrative, il n’existe en revanche dans le socialisme aucune rationalité gouvernementale autonome. Et c’est pourquoi, pour Foucault, le socialisme n’est en aucun cas une alternative au libéralisme : ils n’opèrent pas au même niveau.

HayekLe socialisme ne gouverne en effet que couplé à un autre type de gouvernementalité qui lui est hétérogène : adossé, par exemple, au libéralisme, où il joue alors le rôle d’un contre-poids corrigeant les excès ; ou bien adossé à un État de police (comme chez Staline ?) où il y vient donner le programme de l’appareil administratif. Foucault semble ainsi refuser l’idée que l’on trouve par exemple chez Hayek, posant le fait que les moindres germes de planification conduisent inéluctablement à une seule et unique route de la servitude, qui ne serait que totalitaire : un socialisme non totalitaire paraît possible.

On ne demande pas au libéralisme s’il est vrai ou s’il est faux, mais on lui demande son degré de radicalité : est-il pur, ou bien au contraire mitigé ? On pose en revanche sans cesse au socialisme la question de sa vérité : où est le vrai socialisme ? Pour Foucault, le fait que l’on interroge le socialisme en ces termes est le signe de son manque de rationalité gouvernementale, qui transforme alors la question en termes de rapport à un corpus théorique, masquant ce manque.

La question que l’on devrait poser alors au socialisme n’est pas : à quels textes se réfère-t-il, et leur est-il fidèle ? Mais : à quelle gouvernementalité, évidemment extrinsèque, s’adosse-t-il ? y a-t-il une gouvernementalité qui lui soit adéquate, qui pourrait lui être intrinsèque ? Pour Foucault, si gouvernementalité propre au socialisme il y a, elle n’est pas à déduire d’un texte, mais reste toujours à inventer, ce que tentera de faire Foucault en 1983 dans son projet mort-né de « livre blanc » sur la politique socialiste.