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«L'homme est-il mort ?» (entretien avec C. Bonnefoy),
Arts et Loisirs, no 38, 15-21 juin 1966, pp. 8-9.
Dits Ecrits tome I texte n°39
[... nous avons d'abord demandé à Michel Foucault
de définir la place exacte et la signification de l'humanisme
dans notre culture.]
- On croit que l'humanisme est une notion très ancienne qui
remonte à Montaigne et bien au-delà. Or le mot «humanisme»
n'existe pas dans le Littré. En fait, avec cette tentation
de l'illusion rétrospective à laquelle on ne succombe
que trop souvent, on s'imagine volontiers que l'humanisme a toujours
été la grande constante de la culture occidentale.
Ainsi, ce qui distinguerait cette culture des autres, des cultures
orientales ou islamiques par exemple, ce serait l'humanisme. On
s'émeut quand on reconnaît des traces de cet humanisme
ailleurs, chez un auteur chinois ou arabe, et on a l'impression
alors de communiquer avec l'universalité du genre humain.
Or non seulement l'humanisme n'existe pas dans les autres cultures,
mais il est probablement dans la nôtre de l'ordre du mirage.
Dans l'enseignement secondaire, on apprend que le XVIe siècle
a été l'âge de l'humanisme, que le classicisme
a développé les grands thèmes de la nature
humaine, que le XVIIIe siècle a créé les sciences
positives et que nous en sommes arrivés enfin à connaître
l'homme de façon positive, scientifique et rationnelle avec
la biologie, la psychologie et la sociologie. Nous imaginons à
la fois que l'humanisme a été la grande force qui
animait notre développement historique et qu'il est finalement
la récompense de ce développement, bref, qu'il en
est le principe et la fin. Ce qui nous émerveille dans notre
culture actuelle, c'est qu'elle puisse avoir le souci de l'humain.
Et si l'on parle de la barbarie contemporaine, c'est dans la mesure
où les machines, ou certaines institutions nous apparaissent
comme non humaines.
Tout cela est de l'ordre de l'illusion. Premièrement, le
mouvement humaniste date de la fin du XIXe siècle. Deuxièmement,
quand on regarde d'un peu près les cultures des XVIe, XVIIe
et XVIIIe siècles, on s'aperçoit que l'homme n'y tient
littéralement aucune place. La culture est alors occupée
par Dieu, par le monde, par la ressemblance des choses, par les
lois de l'espace, certainement aussi par le corps, par les passions,
par l'imagination. Mais l'homme lui-même en est tout à
fait absent.
Dans Les Mots et les Choses, j'ai voulu montrer de quelles pièces
et de quels morceaux l'homme a été composé
à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe.
J'ai essayé de caractériser la modernité de
cette figure, et ce qui m'a paru important, c'était de montrer
ceci : ce n'est pas tellement parce qu'on a eu un souci moral de
l'être humain qu'on a eu l'idée de le connaître
scientifiquement, mais c'est au contraire parce qu'on a construit
l'être humain comme objet d'un savoir possible que se sont
ensuite développés tous les thèmes moraux de
l'humanisme contemporain, thèmes qu'on retrouve dans les
marxismes mous, chez Saint-Exupéry et Camus, chez Teilhard
de Chardin, bref, chez toutes ces figures pâles de notre culture.
- Vous parlez ici des humanismes mous. Mais comment situez-vous
certaines formes plus sérieuses d'humanisme, l'humanisme
de Sartre, par exemple ?
- Si on écarte les formes faciles de l'humanisme que représentent
Teilhard et Camus, le problème de Sartre apparaît comme
tout à fait différent. En gros, on peut dire ceci :
l'humanisme, l'anthropologie et la pensée dialectique ont
partie liée. Ce qui ignore l'homme, c'est la raison analytique
contemporaine qu'on a vue naître avec Russell, qui apparaît
chez Lévi-Strauss et les linguistes. Cette raison analytique
est incompatible avec l'humanisme, alors que la dialectique, elle,
appelle accessoirement l'humanisme.
Elle l'appelle pour plusieurs raisons : parce qu'elle est une philosophie
de l'histoire, parce qu'elle est une philosophie de la pratique
humaine, parce qu'elle est une philosophie de l'aliénation
et de la réconciliation. Pour toutes ces raisons et parce
qu'elle est toujours, au fond, une philosophie du retour à
soi-même, la dialectique promet en quelque sorte à
l'être humain qu'il deviendra un homme authentique et vrai.
Elle promet l'homme à l'homme et, dans cette mesure, elle
n'est pas dissociable d'une morale humaniste. En ce sens, les grands
responsables de l'humanisme contemporain, ce sont évidemment
Hegel et Marx.
Or il me semble qu'en écrivant la Critique de la raison
dialectique, Sartre a en quelque sorte mis un point final, il a
refermé la parenthèse sur tout cet épisode
de notre culture qui commence avec Hegel. Il a fait tout ce qu'il
a pu pour intégrer la culture contemporaine, c'est-à-dire
les acquisitions de la psychanalyse, de l'économie politique,
de l'histoire, de la sociologie, à la dialectique. Mais il
est caractéristique qu'il ne pouvait pas ne pas laisser tomber
tout ce qui relève de la raison analytique et qui fait profondément
partie de la culture contemporaine : logique, théorie de l'information,
linguistique, formalisme. La Critique de la raison dialectique,
c'est le magnifique et pathétique effort d'un homme du XIXe
siècle pour penser le XXe siècle. En ce sens, Sartre
est le dernier hégélien, et je dirai même le
dernier marxiste.
- A l'humanisme va donc succéder une culture non dialectique.
Comment concevez-vous celle-ci et que peut-on en dire dès
maintenant ?
- Cette culture non dialectique qui est en train de se former est
encore très balbutiante pour un certain nombre de raisons.
D'abord, parce qu'elle est apparue spontanément dans des
régions fort différentes. Elle n'a pas eu de lieu
privilégié. Elle ne s'est pas présentée
non plus, d'entrée, comme un renversement total. Elle a commencé
avec Nietzsche lorsque celui-ci a montré que la mort de Dieu
n'était pas l'apparition, mais la disparition de l'homme,
que l'homme et Dieu avaient d'étranges rapports de parents,
qu'ils étaient à la fois frères jumeaux et
père et fils l'un de l'autre, que Dieu étant mort,
l'homme n'a pas pu ne pas disparaître, en même temps,
laissant derrière lui le gnôme affreux.
Elle est apparue également chez Heidegger, lorsqu'il a essayé
de ressaisir le rapport fondamental à l'être dans un
retour à l'origine grecque. Elle est aussi bien apparue chez
Russell, lorsqu'il a fait la critique logique de la philosophie,
chez Wittgenstein, lorsqu'il a posé le problème des
rapports entre logique et langage, chez les linguistes, chez les
sociologues comme Lévi-Strauss.
Bref, pour nous-mêmes actuellement, les manifestations de
la raison analytique sont encore dispersées. C'est ici que
se présente à nous une tentation dangereuse, le retour
pur et simple au XVIIIe siècle, tentation qu'illustre bien
l'intérêt actuel pour le XVIIIe siècle. Mais
il ne peut y avoir un tel retour. On ne refera pas l'Encyclopédie
ou le Traité des sensations de Condillac *.
* Condillac (E. de), Traité des sensations, 1754 ; rééd.
Paris, Fayard, 1984.
- Comment éviter cette tentation ?
- Il faut tâcher de découvrir la forme propre et absolument
contemporaine de cette pensée non dialectique. La raison
analytique du XVIIe siècle se caractérisait essentiellement
par sa référence à la nature, la raison dialectique
du XIXe siècle s'est développée surtout en
référence à l'existence, c'est-à-dire
au problème des rapports de l'individu à la société,
de la conscience à l'histoire, de la praxis à la vie,
du sens au non-sens, du vivant à l'inerte.
Il me semble que la pensée non dialectique qui se constitue
maintenant ne met pas en jeu la nature ou l'existence, mais ce que
c'est que savoir. Son objet propre sera le savoir, de telle sorte
que cette pensée sera en position seconde par rapport à
l'ensemble, au
réseau général de nos connaissances. Elle
aura à s'interroger sur le rapport qu'il peut y avoir, d'une
part, entre les différents domaines du savoir et, d'autre
part, entre savoir et non-savoir.
Il ne s'agit pas là d'une entreprise encyclopédique.
Premièrement, l'Encyclopédie accumulait des connaissances
et les juxtaposait. La pensée actuelle doit définir
des isomorphismes entre les connaissances. Deuxièmement,
l'Encyclopédie avait pour tâche de chasser le non-savoir
au profit du savoir, de la lumière. Nous, nous avons à
comprendre positivement le rapport constant qui existe entre le
non-savoir et le savoir, car l'un ne supprime pas l'autre ; ils sont
en rapport constant, ils s'adossent l'un à l'autre et ne
peuvent se comprendre que l'un par l'autre. C'est pourquoi la philosophie
passe actuellement par une sorte de crise d'austérité.
Il est moins séduisant de parler du savoir et de ses isomorphismes
que de l'existence et de son destin, moins consolant de parler des
rapports entre savoir et non-savoir que de parler de la réconciliation
de l'homme avec lui-même dans une illumination totale. Mais,
après tout, le rôle de la philosophie n'est pas forcément
d'adoucir l'existence des hommes et de leur promettre quelque chose
comme un bonheur.
-Vous parlez de littérature. Dans Les Mots et les Choses,
en marge de l'archéologie des sciences humaines, mais dans
le même mouvement de pensée, vous esquissez, à
propos de Don Quichotte et de Sade notamment, ce que pourrait être
une approche nouvelle de l'histoire littéraire. Que devrait
être cette approche ?
- La littérature appartient à la même trame
que toutes les autres formes culturelles, toutes les autres manifestations
de la pensée d'une époque. Cela, on le sait, mais
on le traduit d'ordinaire en termes d'influences, de mentalité
collective, etc. Or je crois que la manière même d'utiliser
le langage dans une culture donnée à un moment donné
est liée intimement à toutes les autres formes de
pensée.
On peut parfaitement comprendre d'un seul tenant la littérature
classique et la philosophie de Leibniz, l'histoire naturelle de
Linné, la grammaire de Port-Royal. Il me semble de la même
façon que la littérature actuelle fait partie de cette
même pensée non dialectique qui caractérise
la philosophie.
Comment cela ?
- À partir d' Igitur *, l'expérience de Mallarmé
(qui était contemporain de Nietzsche) montre bien comment
le jeu propre,
autonome du langage vient se loger là précisément
où l'hommme vient de disparaître. Depuis, on peut dire
que la littérature est le lieu où l'homme ne cesse
de disparaître au profit du langage. Où «ça
parle», l'homme n'existe plus.
* Mallarmé (S.), Igitur, Paris, Gallimard, 1925.
De cette disparition de l'homme au profit du langage, des oeuvres
aussi différentes que celles de Robbe-Grillet et de Malcolm
Lowry, de Borges et de Blanchot en témoignent. Toute la littérature
est dans un rapport au langage qui est au fond celui que la pensée
entretient avec le savoir. Le langage dit le savoir non su de la
littérature.
- Les Mots et les Choses s'ouvrent par une description des Ménines
de Vélasquez, qui apparaissent comme l'exemple parfait de
l'idée de représentation dans la pensée classique.
Si vous deviez choisir un tableau contemporain pour illustrer de
la même manière la pensée non dialectique d'aujourd'hui,
lequel choisiriez-vous ?
- Il me semble que c'est la peinture de Klee qui représente
le mieux, par rapport à notre siècle, ce qu'a pu être
Vélasquez par rapport au sien. Dans la mesure où Klee
fait apparaître dans la forme visible tous les gestes, actes,
graphismes, traces, linéaments, surfaces qui peuvent constituer
la peinture, il fait de l'acte même de peindre le savoir déployé
et scintillant de la peinture elle-même.
Sa peinture n'est pas de l'art brut, mais une peinture ressaisie
par le savoir de ses éléments les plus fondamentaux.
Et ces éléments, apparemment les plus simples et les
plus spontanés, ceux-là même qui n'apparaissaient
pas et qui semblaient ne devoir jamais apparaître, c'est ceux
que Klee répand sur la surface du tableau. Les Ménines
représentaient tous les éléments de la représentation,
le peintre, les modèles, le pinceau, la toile, l'image dans
le miroir, elles décomposaient la peinture elle-même
dans les éléments qui en faisaient une représentation.
La peinture de Klee, elle, compose et décompose la peinture
dans ses éléments qui, pour être simples, n'en
sont pas moins supportés, hantés, habités par
le savoir de la peinture.
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