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Plaquette Paris, 1969 (présentation de M. Foucault par lui-même
lors de sa candidature au Collège de France)
Dits et Ecrits tome I texte n° 71
TRAVAUX ANTÉRIEURS
Dans l'Histoire de la folie à l'âge classique, j'ai
voulu déterminer ce qu'on pouvait connaître de la maladie
mentale à une époque donnée. Un tel savoir
se manifeste bien sûr dans les théories médicales
qui nomment et classent les différents types pathologiques,
et qui essaient de les expliquer ; on le voit apparaître aussi
dans des phénomènes d'opinion -dans cette vieille
peur que suscitent les fous, dans le jeu des crédulités
qui les entourent, dans la manière dont on les représente
au théâtre ou dans la littérature. Ici et là,
des analyses faites par d'autres historiens pouvaient me servir
de guides. Mais une dimension m'a paru inexplorée : il fallait
chercher comment les fous étaient reconnus, mis à
part, exclus de la société, internés et traités ;
quelles institutions étaient destinées à les
accueillir et à les retenir -à les soigner, parfois :
quelles instances décidaient de leur folie et selon quels
critères ; quelles méthodes étaient mises en
oeuvre pour les contraindre, les châtier ou les guérir ;
bref, dans quel réseau d'institutions et de pratiques le
fou se trouvait à la fois pris et défini. Or ce réseau,
lorsqu'on examine son fonctionnement et les justifications qu'on
en donnait à l'époque, apparaît très
cohérent et très bien ajusté : tout un savoir
précis et articulé se trouve engagé en lui.
Un objet s'est alors dessiné pour moi : le savoir investi
dans des systèmes complexes d'institutions. Et une méthode
s'imposait : au lieu de parcourir, comme on le faisait volontiers,
la seule bibliothèque des livres scientifiques, il fallait
visiter un ensemble d'archives comprenant des décrets, des
règlements, des registres d'hôpitaux ou de prisons,
des actes de jurisprudence. C'est à l'Arsenal ou aux Archives
nationales que j'ai entrepris l'analyse d'un savoir dont le corps
visible n'est pas le discours théorique ou scientifique,
ni la littérature non plus, mais une pratique quotidienne
et réglée. L'exemple de la folie m'a paru toutefois insuffisamment topique ;
au XVIIe et au XVIIIe siècle, la psychopathologie est encore
trop rudimentaire pour qu'on puisse la distinguer d'un simple jeu
d'opinions traditionnelles ; il m'a semblé que la médecine
clinique, au moment de sa naissance, posait le problème en
termes plus rigoureux ; au début du XIXe siècle, elle
est liée en effet à des sciences constituées
ou en cours de constitution, comme la biologie, la physiologie,
l'anatomie pathologique ; mais elle est liée, d'autre part,
à un ensemble d'institutions comme les hôpitaux, les
établissements d'assistance, les cliniques d'enseignement,
à des pratiques aussi comme les enquêtes administratives.
Je me suis demandé de quelle manière, entre ces deux
repères, un savoir avait pu prendre naissance, se transformer
et se développer, proposant à la théorie scientifique
de nouveaux champs d'observations, des problèmes inédits,
des objets jusque-là inaperçus ; mais comment en retour
des connaissances scientifiques y avaient été importées,
avaient pris valeur de prescription et de normes éthiques.
L'exercice de la médecine ne se borne pas à composer,
en un mélange instable, une science rigoureuse et une tradition
incertaine ; elle est charpentée comme un système de
savoir qui a son équilibre et sa cohérence propres. On pouvait donc admettre des domaines de savoir qui ne sauraient
s'identifier exactement avec des sciences, sans être pourtant
de simples habitudes mentales. J'ai tenté alors dans Les
Mots et les Choses une expérience inverse : neutraliser, mais
sans abandonner le projet d'y revenir un jour, tout le côté
pratique et institutionnel, envisager à une époque
donnée plusieurs de ces domaines de savoir (les classifications
naturelles, la grammaire générale et l'analyse des
richesses, aux XVIIe et XVIIIe siècles) et les examiner à
tour de rôle pour définir le type de problèmes
qu'ils posent, de concepts dont ils ont joué, de théories
qu'ils mettent à l'épreuve. Non seulement on pouvait
définir l' «archéologie» interne de chacun
de ces domaines pris un à un ; mais on percevait de l'un à
l'autre des identités, des analogies, des ensembles de différences
qu'il fallait décrire. Une configuration globale apparaissait :
elle était loin, certes, de caractériser l'esprit
classique en général, mais elle organisait d'une façon
cohérente toute une région de la connaissance empirique. J'étais donc en présence de deux groupes de résultats
bien distincts : d'une part, j'avais constaté l'existence
spécifique et relativement autonome de «savoirs investis» ;
de l'autre, j'avais noté des relations systématiques
dans l'architecture propre à chacun d'eux. Une mise au point devenait nécessaire. Je l'ai esquissée
dans L'Archéologie du savoir : entre l'opinion et la connaissance
scientifique, on peut reconnaître l'existence d'un niveau
particulier, qu'on propose d'appeler celui du savoir. Ce savoir
ne prend pas corps seulement dans les textes théoriques ou
des instruments d'expérience, mais dans tout un ensemble
de pratiques et d'institutions : il n'en est pas toutefois le résultat
pur et simple, l'expression à demi consciente ; il comporte
en effet des règles qui lui appartiennent en propre, caractérisant
ainsi son existence, son fonctionnement et son histoire ; certaines
de ces règles sont particulières à un seul
domaine, d'autres sont communes à plusieurs ; il se peut que
d'autres soient générales pour une époque ;
le développement enfin de ce savoir et ses transformations
mettent en jeu des relations complexes de causalité. PROJET D'ENSEIGNEMENT Le travail à venir se trouve soumis à deux impératifs :
ne jamais perdre de vue la référence d'un exemple
concret qui puisse servir de terrain d'expérience pour l'analyse ;
élaborer les problèmes théoriques qu'il m'est
arrivé de croiser ou que j'aurai l'occasion de rencontrer. 1) Le secteur choisi comme exemple privilégié et
auquel, pendant un certain temps, je me tiendrai, c'est le savoir
de l'hérédité. Il s'est développé
tout au long du XIXe siècle depuis les techniques de l'élevage,
les tentatives faites pour l'amélioration des espèces,
les essais de culture intensive, les efforts pour lutter contre
les épidémies animales et végétales
jusqu'à la constitution d'une génétique dont
la date de naissance peut être fixée au début
du XXe siècle. D'un côté, ce savoir répondait
à des exigences économiques et à des conditions
historiques très particulières : les changements dans
les dimensions et les formes d'exploitation des propriétés
rurales, dans l'équilibre des marchés, dans les normes
requises de rentabilité, dans le système de l'agriculture
coloniale ont profondément transformé ce savoir ; ils
ne modifiaient pas la seule nature de son information, mais sa quantité
et son échelle. D'un autre côté, ce savoir était
réceptif à des connaissances qui pouvaient être
acquises par des sciences comme la chimie ou la physiologie animale
et végétale (témoin l'utilisation des engrais
azotés ou la technique de l'hybridation, qui avait été
rendue possible par la théorie de la fécondation végétale,
définie au XVIIIe siècle). Mais cette double dépendance
ne lui ôte pas ses caractéristiques et ses formes de
régulation interne ; il a donné lieu aussi bien à
des techniques adaptées (comme celles des Vilmorin pour l'amélioration
des espèces) qu'à des concepts épistémologiquement
féconds (comme celui de trait héréditaire,
précisé, sinon défini par Naudin). Darwin ne
s'y est pas trompé qui a trouvé dans cette pratique
humaine de l'hérédité le modèle permettant
de comprendre l'évolution naturelle des espèces. 2) Quant aux problèmes théoriques qu'il faudra élaborer,
il me semble qu'on peut les rassembler en trois groupes. Il faudra d'abord chercher à donner statut à ce savoir :
où le repérer, entre quelles limites, et quels instruments
choisir pour en faire la description (dans l'exemple proposé,
on voit que le matériau est énorme, allant d'habitudes
presque muettes et transmises par la tradition, jusqu'à des
expérimentations et des préceptes dûment transcrits)
: il faudra aussi chercher quels ont été ses instruments
et ses canaux de diffusion, et s'il s'est répandu de façon
homogène dans tous les groupes sociaux et dans toutes les
régions ; enfin, il faudra essayer de déterminer quels
peuvent être les différents niveaux d'un tel savoir,
ses degrés de conscience, ses possibilités d'ajustement
et de rectification. Le problème théorique qui apparaît
alors, c'est celui d'un savoir social et anonyme qui ne prend pas
pour modèle ou fondement la connaissance individuelle et
consciente. Un autre groupe de problèmes concerne l'élaboration
de ce savoir en discours scientifique. Ces passages, ces transformations
et ces seuils constituent en un sens la genèse d'une science.
Mais au lieu de rechercher, comme on l'a fait dans certains projets
de type phénoménologique, l'origine première
d'une science, son projet fondamental et ses conditions radicales
de possibilité, on essaiera d'assister aux commencements
insidieux et multiples d'une science. Il est parfois possible de
retrouver et de dater le texte décisif qui constitue pour
une science son acte de naissance et comme sa charte initiale (dans
le domaine qui me servira d'exemple, les textes de Naudin, de Mendel,
de De Vries ou de Morgan peuvent tour à tour prétendre
à ce rôle) ; mais l'important est de déterminer
quelle transformation a dû être accomplie avant eux,
autour d'eux ou en eux, pour qu'un savoir puisse prendre statut
et fonction de connaissance scientifique. D'un mot, il s'agit du
problème théorique de la constitution d'une science
quand on veut l'analyser non pas en termes transcendantaux, mais
en termes d'histoire. Le troisième groupe de problèmes concerne la causalité
dans l'ordre du savoir. On a sans doute établi depuis longtemps
des corrélations globales entre des événements
et des découvertes, ou entre des nécessités
économiques et le développement d'un domaine de connaissances
(on sait par exemple de quelle importance ont été
les grandes épidémies végétales du XIXe
siècle dans l'étude des variétés, de
leur capacité d'adaptation et de leur stabilité).
Mais il faut déterminer de façon beaucoup plus précise
comment -par quels canaux et selon quels codes -le savoir enregistre,
non sans choix ni modification, des phénomènes qui
lui étaient jusque-là demeurés extérieurs,
comment il devient réceptif à des processus qui lui
sont étrangers, comment enfin une modification qui s'est
produite en une de ses régions ou à l'un de ses niveaux
peut se transmettre ailleurs et y prendre son effet. L'analyse de ces trois groupes de problèmes fera sans doute
apparaître le savoir sous son triple aspect : il caractérise,
regroupe et coordonne un ensemble de pratiques et d'institutions ;
il est le lieu sans cesse mouvant de la constitution des sciences ;
il est l'élément d'une causalité complexe dans
laquelle se trouve prise l'histoire des sciences. Dans la mesure
où, à une époque donnée, il a des formes
et des domaines bien spécifiés, on peut le décomposer
en plusieurs systèmes de pensée. On le voit : il ne
s'agit aucunement de déterminer le système de pensée
d'une époque définie, ou quelque chose comme sa «vision
du monde». Il s'agit tout au contraire de repérer les
différents ensembles qui sont porteurs chacun d'un type de
savoir bien particulier ; qui lient des comportements, des règles
de conduite, des lois, des habitudes ou des prescriptions ; qui forment
ainsi des configurations à la fois stables et susceptibles
de transformation ; il s'agit aussi de définir entre ces différents
domaines des relations de conflit, de voisinage ou d'échange.
Les systèmes de pensée, ce sont les formes dans lesquelles,
à une époque donnée, les savoirs se singularisent,
prennent leur équilibre et entrent en communication. Dans sa formulation la plus générale, le problème
que j'ai rencontré n'est peut-être pas sans analogie
avec celui que la philosophie s'est posé, il y a quelques
dizaines d'années. Entre une tradition réflexive de
la conscience pure et un empirisme de la sensation, la philosophie
s'était donné pour tâche de trouver non pas
la genèse, non pas le lien, non pas même la surface
de contact, mais une tierce dimension : celle de la perception et
du corps. L'histoire de la pensée exige peut-être aujourd'hui
un réajustement du même ordre ; entre les sciences constituées
(dont on a fait souvent l'histoire) et les phénomènes
d'opinion (que les historiens savent traiter), il faudrait entreprendre
l'histoire des systèmes de pensée. Mais en dégageant
ainsi la spécificité du savoir, on ne définit
pas seulement un niveau d'analyse historique jusqu'ici négligé ;
on pourrait bien être contraint de ré interroger la
connaissance, ses conditions et le statut du sujet qui connaît
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