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««Omnes et singulatim» : Towards a Criticism
of Political Reason» (««Omnes et singulatim»
: vers une critique de la raison politique» ; trad. P. E.
Dauzat ; université de Stanford, 10 et 16 octobre 1979),
in McMurrin (S.), éd., The Tanner Lectures on Human Values,
t. II, Salt Lake City, University of Utah Press, 1981, pp. 223-254.
Dits Ecrits tome IV texte n° 291
l
Le titre paraît prétentieux, je le sais. Mais la raison
en est précisément sa propre excuse. Depuis le XIXe
siècle, la pensée occidentale n'a jamais cessé
de travailler à critiquer le rôle de la raison - ou
du manque de raison - dans les structures politiques. Il est par
conséquent totalement déplacé de se lancer
une fois encore dans un aussi vaste projet. La multitude même
des tentatives antérieures est cependant le garant que toute
nouvelle entreprise sera autant couronnée de succès
que les précédentes - et, en tout état de cause,
probablement aussi heureuse.
Me voilà, dès lors, dans l'embarras de qui n'a que
des esquisses et des ébauches inachevables à proposer.
Il y a belle lurette que la philosophie a renoncé à
tenter de compenser l'impuissance de la raison scientifique, qu'elle
ne tente plus d'achever son édifice.
L'une des tâches des Lumières était de multiplier
les pouvoirs politiques de la raison. Mais les hommes du XIXe siècle
allaient bientôt se demander si la raison n'était pas
en passe de devenir trop puissante dans nos sociétés.
Ils commencèrent à s'inquiéter de la relation
qu'ils devinaient confusément entre une société
encline à la rationalisation et certaines menaces pesant
sur l'individu et ses libertés, l'espèce et sa survie.
Autrement dit, depuis Kant, le rôle de la philosophie a été
d'empêcher la raison de dépasser les limites de ce
qui est donné dans l'expérience ; mais, dès
cette époque - c'est-à-dire, avec le développement
des États modernes et l'organisation politique de la société
-, le rôle de la philosophie a aussi été de
surveiller les abus de pouvoir de la rationalité politique
- ce qui lui donne une espérance de vie assez prometteuse.
Nul n'ignore ces banalités. Mais le fait même qu'elles
soient banales ne signifie pas qu'elles n'existent pas. En présence
de faits banals, il nous appartient de découvrir - ou de tenter
de découvrir les problèmes spécifiques et peut-être
originaux qui leur sont attachés.
Le lien entre la rationalisation et les abus du pouvoir politique
est évident. Et nul n'est besoin d'attendre la bureaucratie
ou les camps de concentration pour reconnaître l'existence
de telles relations. Mais le problème est alors de savoir
que faire d'une donnée aussi évidente.
Allons-nous faire le «procès» de la raison ?
À mon sens, rien ne serait plus stérile. D'abord,
parce qu'il n'est question ni de culpabilité ni d'innocence
en ce domaine. Ensuite, parce qu'il est absurde d'invoquer la «raison»
comme l'entité contraire de la non-raison. Enfin, parce qu'un
tel procès nous piégerait en nous obligeant à
jouer le rôle arbitraire et ennuyeux du rationaliste ou de
l'irrationaliste.
Allons-nous sonder cette espèce de rationalisme qui paraît
être spécifique à notre culture moderne et qui
remonte aux Lumières ? C'est là, je crois, la solution
que choisirent certains membres de l'école de Francfort.
Mon propos n'est pas d'ouvrir une discussion de leurs oeuvres - et
elles sont des plus importantes et des plus précieuses. Je
suggérerais, pour ma part, une autre manière d'étudier
les liens entre la rationalisation et le pouvoir :
1) Il est sans doute prudent de ne pas traiter de la rationalisation
de la société ou de la culture comme d'un tout, mais
d'analyser ce processus en plusieurs domaines - chacun d'eux s'enracinant
dans une expérience fondamentale : folie, maladie, mort,
crime, sexualité, etc.
2) Je tiens pour dangereux le mot même de rationalisation.
Quand d'aucuns tentent de rationaliser quelque chose, le problème
essentiel n'est pas de rechercher s'ils se conforment ou non aux
principes de la rationalité, mais de découvrir à
quel type de rationalité ils ont recours.
3) Même si les Lumières ont été une
phase extrêmement importante dans notre histoire, et dans
le développement de la technologie politique, je crois que
nous devons nous référer à des processus bien
plus reculés si nous voulons comprendre comment nous nous
sommes laissé prendre au piège de notre propre histoire.
Telle fut ma «ligne de conduite» dans mon précédent
travail : analyser les rapports entre des expériences comme
la folie, la mort, le crime ou la sexualité, et diverses
technologies du pouvoir. Mon travail porte désormais sur
le problème de l'individualité - ou, devrais-je dire,
de l'identité en rapport avec le problème du «pouvoir
individualisant».
*
Chacun sait que dans les sociétés européennes
le pouvoir politique a évolué vers des formes de plus
en plus centralisées. Des historiens étudient cette
organisation de l'État, avec son administration et sa bureaucratie,
depuis plusieurs décennies.
Je voudrais suggérer ici la possibilité d'analyser
une autre espèce de transformation touchant ces relations
de pouvoir. Cette transformation est peut-être moins connue.
Mais je crois qu'elle n'est pas non plus sans importance, surtout
pour les sociétés modernes. En apparence, cette évolution
est opposée à l'évolution vers un État
centralisé. Je songe, en fait, au développement des
techniques de pouvoir tournées vers les individus et destinées
à les diriger de manière continue et permanente. Si
l'État est la forme politique d'un pouvoir centralisé
et centralisateur, appelons pastorat le pouvoir individualisateur.
Mon propos est ici de présenter à grands traits l'origine
de cette modalité pastorale du pouvoir, ou au moins certains
aspects de son histoire ancienne. Dans une seconde conférence,
je tenterai de montrer comment ce pastorat s'est trouvé associé
à son contraire, l'État.
*
L'idée que la divinité, le roi ou le chef est un
berger suivi d'un troupeau de brebis n'était pas familière
aux Grecs et aux Romains. Il y eut des exceptions, je sais - les
toutes premières dans la littérature homérique,
puis dans certains textes du Bas-Empire. J'y reviendrai par la suite.
Grossièrement parlant, nous pouvons dire que la métaphore
du troupeau est absente des grands textes politiques grecs ou romains.
Tel n'est pas le cas dans les sociétés orientales
antiques, en Égypte, en Assyrie et en Judée. Le pharaon
égyptien était un berger. Le jour de son couronnement,
en effet, il recevait rituellement la houlette du berger ; et le
monarque de Babylone avait droit, entre autres titres, à
celui de «berger des hommes». Mais Dieu était
aussi un berger menant les hommes à leur pâture et
pourvoyant à leur nourriture. Un hymne égyptien invoquait
Rê de la sorte : «Ô Rê qui veille quand
tous les hommes sommeillent, Toi qui cherches ce qui est bon pour
ton bétail...» L'association entre Dieu et le roi vient
naturellement, puisque tous deux jouent le même rôle
: le troupeau qu'ils surveillent est le même ; le pasteur
royal a la garde des créatures du grand pasteur divin. «Illustre
compagnon de pâture, Toi qui prends soin de ta terre et la
nourris, berger de toute abondance *.»
Mais, comme nous le savons, ce sont les Hébreux qui développèrent
et amplifièrent le thème pastoral - avec, néanmoins,
une caractéristique fort singulière : Dieu, et Dieu
seul, est le berger de son peuple. Il n'est qu'une seule exception
positive : en sa qualité de fondateur de la monarchie, David
est invoqué sous le nom de pasteur **. Dieu lui a confié
la mission de rassembler un troupeau.
Mais il est aussi des exceptions négatives : les mauvais
rois sont uniformément comparés à de mauvais
pasteurs ; ils dispersent le troupeau, le laissent mourir de soif,
et ne le tondent qu'à leur seul profit. Yahvé est
le seul et unique véritable berger. Il guide son peuple en
personne, aidé de ses seuls prophètes. «Comme
un troupeau tu guidas ton peuple par la main de Moïse et d'Aaron»,
dit le psalmiste ***. Je ne peux traiter, bien sûr, ni des
problèmes historiques touchant à l'origine de cette
comparaison ni de son évolution dans la pensée juive.
Je souhaite uniquement aborder quelques thèmes typiques du
pouvoir pastoral. Je voudrais mettre en évidence le contraste
avec la pensée politique grecque, et montrer l'importance
qu'ont prise ensuite ces thèmes dans la pensée chrétienne
et dans les institutions.
1) Le pasteur exerce le pouvoir sur un troupeau plutôt que
sur une terre. C'est probablement bien plus compliqué que
cela, mais, d'une manière générale, la relation
entre la divinité, la terre et les hommes diffère
de celle des Grecs. Leurs dieux possédaient la terre,
et cette possession originelle déterminait les rapports
entre les hommes et les dieux. En l'occurrence, c'est au contraire
la relation du Dieu-berger avec son troupeau qui est originelle
et fondamentale. Dieu donne, ou promet, une terre à son troupeau.
* Hymne à Amon-Rê (Le Caire, vers 1430 avant Jésus-Christ),
in Barucq (A.) et Daumas (F.), Hymnes et Prières de l'Égypte
ancienne, no 69, Paris, Éd. du Cerf, 1980, p. 198.
** Psaume LXXVIII, 70-72, in Ancien Testament. Traduction oecuménique
de la Bible, Paris, Éd. du Cerf, 1975, p. 1358.
*** Psaume LXXVII, 21, op. cit., p. 1358.
2) Le pasteur rassemble, guide et conduit son troupeau. L'idée
qu'il appartenait au chef politique d'apaiser les hostilités
au sein de la cité et de faire prévaloir l'unité
sur le conflit est sans aucun doute présente dans la pensée
grecque. Mais ce que le pasteur rassemble, ce sont des individus
dispersés. Ils se rassemblent au son de sa voix : «Je
sifflerai et ils se rassembleront.» Inversement, il suffit
que le pasteur disparaisse pour que le troupeau s'éparpille.
Autrement dit, le troupeau existe par la présence immédiate
et l'action directe du pasteur. Sitôt que le bon législateur
grec, tel Solon, a réglé les conflits, il laisse derrière
lui une cité forte dotée de lois qui lui permettent
de durer sans lui.
3) Le rôle du pasteur est d'assurer le salut de son troupeau.
Les Grecs disaient aussi que la divinité sauvait la cité
; et ils ne cessèrent jamais de comparer le bon chef à
un timonier maintenant son navire à l'écart des récifs.
Mais la manière dont le pasteur sauve son troupeau est bien
différente. Il ne s'agit pas seulement de les sauver tous,
tous ensemble, à l'approche du danger. Tout est une question
de bienveillance constante, individualisée et finale. De
bienveillance constante, car le pasteur veille à la nourriture
de son troupeau ; il pourvoit quotidiennement à sa soif et
à sa faim. Au dieu grec il était demandé une
terre féconde et des récoltes abondantes. On ne lui
demandait pas d'entretenir un troupeau au jour le jour. Et de bienveillance
individualisée, aussi, car le pasteur veille à ce
que toutes ces brebis, sans exception, soient rassasiées
et sauvées. Par la suite, les textes hébraïques,
notamment, ont mis l'accent sur ce pouvoir individuellement bienfaisant
: un commentaire rabbinique sur l'Exode explique pourquoi Yahvé
fit de Moïse le berger de son peuple : il devait abandonner
son troupeau pour partir à la recherche d'une seule brebis
perdue.
Last and not least, il s'agit d'une bienveillance finale. Le pasteur
a un dessein pour son troupeau. Il faut soit le conduire à
une bonne pâture, soit le ramener au bercail.
4) Il est encore une autre différence qui tient à
l'idée que l'exercice du pouvoir est un «devoir».
Le chef grec devait naturellement prendre ses décisions dans
l'intérêt de tous ; eût-il préféré
son intérêt personnel qu'il aurait été
un mauvais chef. Mais son devoir était un devoir glorieux
: même s'il devait donner sa vie au cours d'une guerre, son
sacrifice était compensé par un don extrêmement
précieux :
l'immortalité. Il ne perdait jamais. La bienveillance pastorale,
en revanche, est beaucoup plus proche du «dévouement».
Tout ce que fait le berger, il le fait pour le bien de son troupeau.
C'est sa préoccupation constante. Quand ils sommeillent,
lui veille.
Le thème de la veille est important. Il fait ressortir deux
aspects du dévouement du pasteur. En premier lieu, il agit,
travaille et se met en frais pour ceux qu'il nourrit et qui sont
endormis. En second lieu, il veille sur eux. Il prête attention
à tous, sans perdre de vue aucun d'entre eux. Il est amené
à connaître son troupeau dans l'ensemble, et en détail.
Il doit connaître non seulement l'emplacement des bons pâturages,
les lois des saisons et l'ordre des choses, mais aussi les besoins
de chacun en particulier. Une fois encore, un commentaire rabbinique
sur l'Exode décrit dans les termes suivants les qualités
pastorales de Moïse : il envoyait paître chaque brebis
à tour de rôle - d'abord les plus jeunes, pour leur
donner à brouter l'herbe la plus tendre : puis les plus âgées,
et enfin les plus vieilles, capables de brouter l'herbe la plus
coriace. Le pouvoir pastoral suppose une attention individuelle
à chaque membre du troupeau.
Ce ne sont là que des thèmes que les textes hébraïques
associent aux métaphores du Dieu-berger et de son peuple-troupeau.
Je ne prétends en aucune façon que le pouvoir politique
s'exerçait effectivement ainsi dans la société
juive avant la chute de Jérusalem. Je ne prétends
même pas que cette conception du pouvoir politique est un
tant soit peu cohérente.
Ce ne sont que des thèmes. Paradoxaux, et même contradictoires.
Le christianisme devait leur donner une importance considérable,
tant au Moyen Âge que dans les Temps modernes. De toutes les
sociétés de l'histoire, les nôtres - je veux
dire celles qui sont apparues à la fin de l'Antiquité
sur le versant occidental du continent européen - ont peut-être
été les plus agressives et les plus conquérantes
; elles ont été capables de la violence la plus stupéfiante,
contre elles-mêmes aussi bien que contre les autres. Elles
inventèrent un grand nombre de formes politiques différentes.
À plusieurs reprises, elles modifièrent en profondeur
leurs structures juridiques. Il faut garder à l'esprit qu'elles
seules ont développé une étrange technologie
du pouvoir traitant l'immense majorité des hommes en troupeau
avec une poignée de pasteurs. Ainsi établirent-elles
entre les hommes une série de rapports complexes, continus
et paradoxaux.
C'est assurément quelque chose de singulier dans le cours
de l'histoire. Le développement de la «technologie
pastorale» dans la direction des hommes a de toute évidence
bouleversé de fond en comble les structures de la société
antique.
*
Aussi, afin de mieux expliquer l'importance de cette rupture, je
voudrais maintenant revenir brièvement sur ce que j'ai dit
des Grecs. Je devine les objections que l'on peut m'adresser.
L'une est que les poèmes homériques emploient la
métaphore pastorale pour désigner les rois. Dans l'Iliade
et l'Odyssée, l'expression poimên laôn revient
à plusieurs reprises. Elle désigne les chefs et souligne
la grandeur de leur pouvoir. De surcroît, il s'agit d'un titre
rituel, fréquent même dans la littérature indo-européenne
tardive. Dans Beowulf, le roi est encore considéré
comme un berger *. Mais que l'on retrouve le même titre dans
les poèmes épiques archaïques, comme dans les
textes assyriens, n'a rien de réellement surprenant.
Le problème se pose plutôt en ce qui concerne la pensée
grecque ; il est au moins une catégorie de textes qui comportent
des références aux modèles pastoraux : ce sont
les textes pythagoriciens. La métaphore du pâtre apparaît
dans les Fragments d'Archytas, cités par Stobée **.
Le terme nomos (la loi) est lié au mot nomeus (pasteur) :
le pasteur partage, la loi assigne. Et Zeus est appelé Nomios
et Némeios parce qu'il veille à la nourriture de ses
brebis. Enfin, le magistrat doit être philanthrôpos,
c'est-à-dire dépourvu d'égoïsme. Il doit
se montrer plein d'ardeur et de sollicitude, tel un berger.
Gruppe, l'éditeur allemand des Fragments d'Archytas, soutient
que cela trahit une influence hébraïque unique dans
la littérature grecque ***. D'autres commentateurs, à
l'instar de Delatte, affirment que la comparaison entre les dieux,
les magistrats et les bergers était fréquente en Grèce
****. Il est par conséquent inutile d'y insister.
* Beowulf : roi des Gètes (VIe siècle), connu par
le poème écrit au VIIIe siècle en dialeCte
anglo-saxon : Beowulf, épopée anglo-saxonne (première
traduCtion française par L. Botkine), Havre, Lepelletier,
1877.
** Archytas de Tarente, Fragments, § 22 (cités par
Jean Stobée, Florilegium, 43, 120, Leipzig, B. G. Teubner,
1856, t. II, p. 138), in Chaignet (A. E.), Pythagore et la Philosophie
pythagoricienne, contenant les fragments de Phiiolaüs et d'Archytas,
Paris, Didier, 1874.
*** Gruppe (O. F.), Ueber die Fragmente des Archytas und der älteren
Pythagoreer, Berlin, G. Eichler, 1840. **** Delatte (A.), Essai
sur la politique pythagoricienne, Paris, Honoré Champion,
1922.
Je m'en tiendrai à la littérature politique. Les
résultats de la recherche sont clairs : la métaphore
politique du berger n'apparaît ni chez Isocrate, ni chez Démosthène,
ni chez Aristote. C'est assez surprenant quand on songe que dans
son Aréopagitique Isocrate insiste sur les devoirs des magistrats
: il souligne avec force qu'ils doivent se montrer dévoués et se préoccuper
des jeunes gens *. Et, pourtant, pas la moindre allusion pastorale.
Platon, en revanche, parle souvent du pasteur-magistrat. Il en
évoque l'idée dans le Critias, La République
** et Les Lois, et il en discute à fond dans Le Politique.
Dans le premier ouvrage, le thème du pasteur est assez secondaire.
On trouve parfois, dans le Critias, quelques évocations de
ces jours heureux où l'humanité était directement
gouvernée par les dieux et paissait sur d'abondantes pâtures.
Parfois encore, Platon insiste sur la nécessaire vertu du
magistrat par opposition au vice de Trasimaque (La République).
Enfin, le problème est parfois de définir le rôle
subalterne des magistrats : en vérité, de même
que les chiens de garde, ils n'ont qu'à obéir à
«ceux qui se trouvent au sommet de l'échelle»
(Les Lois) ***.
Mais, dans Le Politique ****, le pouvoir pastoral est le problème
central et fait l'objet de longs développements. Peut-on
définir le décideur de la cité, le commandant
comme une sorte de pasteur ?
L'analyse de Platon est bien connue. Pour répondre à
cette question, il procède par division. Il établit
une distinCtion entre l'homme qui transmet des ordres à des
choses inanimées (e.g., l'architeCte) et l'homme qui donne
des ordres aux animaux ; entre l'homme qui donne des ordres à
des animaux isolés (à un attelage de boeufs, par exemple)
et celui qui commande à des troupeaux ; et, enfin, entre
celui qui commande à des troupeaux d'animaux et celui qui
commande à des troupeaux humains. Et nous retrouvons là
le chef politique ; un pasteur d'hommes.
Mais cette première division demeure peu satisfaisante.
Il convient de la pousser plus avant. Opposer les hommes à
tous les autres animaux n'est pas une bonne méthode. Aussi
le dialogue repart-il de zéro pour proposer de nouveau toute
une série de distinctions ; entre les animaux sauvages et
les animaux domestiques ; ceux qui vivent dans les eaux et ceux
qui vivent sur terte ; ceux qui ont des cornes et ceux qui n'en
ont pas ; ceux qui ont la corne du pied fendue et ceux dont elle
est d'un seul morceau ; ceux qui
* Isocrate, Aéropagitique, in Discours, t. III (trad. G.
Mathieu), Paris, Les Belles Lettres, «Collection des universités
de France», 1942, § 36, p. 72 ; § 55 ; p. 77 ; §
58, p.78.
** Platon, Critias (trad. A. Rivaud), Paris, Les Belles Lettres,
«ColleCtion des universités de France», 1925,
109 b, p. 257-258 ; 111 c-d, pp. 260-261. La République (trad.
É. Chambry), Paris, Les Belles Lettres, «ColleCtion
des universités de France», 1947, livre l, 343 b, p.29
et 345 c-d, p.32.
*** Platon, Les Lois, livre X, 906 b (trad. É. des Places),
Paris, Les Belles Lettres, «Collection des universités
de France», 1951, t. XI, 1re partie, p. 177.
**** Platon, Le Politique, 261 b-262 a (trad. A. Diès),
Paris, Les Belles Lettres, «ColleCtion des universités
de France», 1950, pp. 8-9.
peuvent se reproduire par croisement et ceux qui ne le peuvent
pas. Et le dialogue se perd dans ses interminables subdivisions.
Aussi, que montrent le développement initial du dialogue
et son échec subséquent ? Que la méthode de
la division ne peut rien prouver du tout quand elle n'est pas correctement
appliquée. Cela montre aussi que l'idée d'analyser
le pouvoir politique comme la relation entre un berger et ses animaux
était probablement assez controversée à l'époque.
En fait, c'est la première hypothèse qui vient à
l'esprit des interlocuteurs quand ils cherchent à découvrir
l'essence du politique. Était-ce alors un lieu commun ? Ou
Platon discutait-il plutôt d'un thème pythagoricien
? L'absence de la métaphore pastorale dans les autres textes
politiques contemporains semble plaider en faveur de la seconde
hypothèse. Mais nous pouvons probablement laisser la discussion
ouverte.
Ma recherche personnelle porte sur la manière dont Platon
s'en prend à ce thème dans le reste du dialogue. Il
le fait d'abord au moyen d'arguments méthodologiques, puis
en invoquant le fameux mythe du monde qui tourne autour de son axe.
Les arguments méthodologiques sont extrêmement intéressants.
Ce n'est pas en décidant quelles espèces peuvent former
un troupeau, mais en analysant ce que fait le berger que l'on peut
dire si le roi est ou non une sorte de pasteur.
Qu'est-ce qui caractérise sa tâche ? Premièrement,
le berger est seul à la tête de son troupeau. Deuxièmement,
son travail est de veiller à la nourriture de ses bêtes
; de les soigner quand elles sont malades ; de leur jouer de la
musique pour les rassembler et les guider ; d'organiser leur reproduction
dans le souci d'obtenir la meilleure progéniture. Ainsi retrouvons-nous
bel et bien les thèmes typiques de la métaphore pastorale
présents dans les textes orientaux.
Et quelle est la tâche du roi à l'égard de
tout cela ? Comme le pasteur, il est seul à la tête
de la cité. Mais, pour le reste, qui fournit à l'humanité
sa nourriture ? Le roi ? Non. Le cultivateur, le boulanger. Qui
s'occupe des hommes lorsqu'ils sont malades ? Le roi ? Non. Le médecin.
Et qui les guide par la musique ? Le maître de gymnase - et
non le roi. Ainsi bien des citoyens pourraient-ils très légitimement
prétendre au titre de «pasteur d'hommes». Le
politique, comme le pasteur du troupeau humain, compte de nombreux
rivaux. En conséquence, si nous voulons découvrir
ce qu'est réellement et fondamentalement le politique, nous
devons écarter de lui «tous ceux dont le flot l'environne»,
et ce faisant démontrer en quoi il n'est pas un pasteur.
Platon recourt donc au mythe de l'univers tournant autour de son
axe en deux mouvements successifs et de sens contraire.
Dans un premier temps, chaque espèce animale appartenait
à un troupeau conduit par un génie-pasteur. Le troupeau
humain était conduit par la divinité en personne.
Il pouvait disposer à profusion des fruits de la terre ;
il n'avait besoin d'aucun abri ; et, après la mort, les hommes
revenaient à la vie. Une phrase capitale ajoute : «La
Divinité étant leur pasteur, les hommes n'avaient
point besoin de constitution politique *.»
* lbid., 271 e, p.25.
Dans un second temps, le monde tourna dans la direction opposée.
Les dieux ne furent plus les bergers des hommes, qui se retrouvèrent
dès lors abandonnés à eux-mêmes. Car
ils avaient reçu le feu. Que serait alors le rôle du
politique ? Allait-il devenir pasteur à la place de la divinité
? Pas du tout. Son rôle serait désormais de tisser
une toile solide pour la cité. Être un homme politique
ne voulait pas dire nourrir, soigner et élever sa progéniture,
mais associer : associer différentes vertus ; associer des
tempéraments contraires (fougueux ou modérés),
en se servant de la «navette :» de l'opinion populaire.
L'art royal de gouverner consistait à rassembler les vivants
«en une communauté qui repose sur la concorde et l'amitié»,
et à tisser ainsi «le plus magnifique de tous les tissus».
Toute la population, «esclaves et hommes libres, enveloppés
dans ses plis» **.
** lbid., 311 c, p. 88.
Le Politique apparaît donc comme la réflexion de l'Antiquité
classique la plus systématique sur le thème du pastorat,
qui était appelé à prendre tant d'importance
dans l'Occident chrétien. Que nous en discutions semble prouver
qu'un thème, d'origine orientale peut-être, était
suffisamment important du temps de Platon pour mériter une
discussion ; mais n'oublions pas qu'il était contesté.
Pas entièrement, cependant. Car Platon reconnaissait bel
et bien au médecin, au cultivateur, au gymnaste et au pédagogue
la qualité de pasteurs. En revanche, il refusait qu'ils se
mêlassent d'activités politiques. Il le dit explicitement
: comment le politique trouverait-il jamais le temps d'aller voir
chaque personne en particulier, de lui donner à manger, de
lui offrir des concerts, et de la soigner en cas de maladie ? Seul
un dieu de l'âge d'or pourrait se conduire de la sorte ; ou
encore, tel un médecin ou un pédagogue, être
responsable de la vie et du développement d'un petit nombre
d'individus. Mais, situés entre les deux - les dieux et les
bergers -, les hommes qui détiennent le pouvoir politique
ne sont pas des pasteurs.
Leur tâche ne consiste pas à entretenir la vie d'un
groupe d'individus, Elle consiste à former et à assurer
l'unité de la cité. Bref, le problème politique
est celui de la relation entre l'un et la multitude dans le cadre
de la cité et de ses citoyens. Le problème pastoral
concerne la vie des individus.
Tout cela semble, peut-être, fort lointain. Si j'insiste
sur ces textes anciens, c'est qu'ils nous montrent que ce problème
- ou plutôt, cette série de problèmes - s'est
posé très tôt. Ils couvrent l'histoire occidentale
dans sa totalité, et ils sont encore de la plus haute importance
pour la société contemporaine. Ils ont trait aux relations
entre le pouvoir politique à l'oeuvre au sein de l'État
en tant que cadre juridique de l'unité et un pouvoir que
nous pouvons appeler «pastoral», dont le rôle
est de veiller en permanence à la vie de tous et de chacun,
de les aider, d'améliorer leur sort.
Le fameux «problème de l'État-providence»
ne met pas seulement en évidence les besoins ou les nouvelles
techniques de gouvernement du monde actuel. Il doit être reconnu
pour ce qu'il est : l'une des extrêmement nombreuses réapparitions
du délicat ajustement entre le pouvoir politique exercé
sur des sujets civils et le pouvoir pastoral qui s'exerce sur des
individus vivants.
Je n'ai naturellement pas la moindre intention de retracer l'évolution
du pouvoir pastoral à travers le christianisme. Les immenses
problèmes que cela poserait se laissent facilement imaginer
: des problèmes doctrinaux, tels que le titre de «bon
pasteur» donné au Christ, aux problèmes institutionnels,
tels que l'organisation paroissiale, ou le partage des responsabilités
pastorales entre prêtres et évêques.
Mon seul propos est de mettre en lumière deux ou trois aspects
que je tiens pour importants dans l'évolution du pastorat,
i-e. dans la technologie du pouvoir.
Pour commencer, examinons la construction théorique de ce
thème dans la littérature chrétienne des premiers
siècles : Chrysostome, Cyprien, Ambroise, Jérôme,
et, pour la vie monastique, Cassien ou Benoît. Les thèmes
hébraïques se trouvent considérablement transformés
sur au moins quatre plans.
1) D'abord, en ce qui concerne la responsabilité. Nous avons
vu que le pasteur devait assumer la responsabilité du destin
du troupeau dans sa totalité et de chaque brebis en particulier.
Dans la conception chrétienne, le pasteur doit rendre compte
- non seulement de chacune des brebis, mais de toutes leurs actions,
de tout le bien ou le mal qu'elles sont susceptibles de faire, de
tout ce qui leur arrive.
De surcroît, entre chaque brebis et son pasteur, le christianisme
conçoit un échange et une circulation complexes de
péchés et de mérites. Le péché
de la brebis est aussi imputable au berger. Il devra en répondre
au jour du Jugement dernier. Inversement, en aidant son troupeau
à trouver le salut, le pasteur trouvera aussi le sien. Mais,
en sauvant ses brebis, il court le risque de se perdre ; s'il veut
se sauver lui-même, il doit donc nécessairement courir
le risque d'être perdu pour les autres. S'il se perd, c'est
le troupeau qui sera exposé aux plus grands dangers. Mais
laissons ces paradoxes de côté. Mon but était
uniquement de souligner la force et la complexité des liens
moraux associant le pasteur à chaque membre de son troupeau.
Et surtout, je voulais rappeler avec force que ces liens ne concernaient
pas seulement la vie des individus, mais aussi leurs actes dans
leurs plus infimes détails.
2) La deuxième altération importante a trait au problème
de l'obédience ou de l'obéissance. Dans la conception
hébraïque, Dieu étant un pasteur, le troupeau
qui le suit se soumet à sa volonté, à sa loi.
Le christianisme, pour sa part, conçut la relation entre
le pasteur et ses brebis comme une relation de dépendance
individuelle et complète. C'est assurément l'un des
points sur lesquels le pastorat chrétien diverge radicalement
de la pensée grecque. Si un Grec avait à obéir,
il le faisait parce que c'était la loi, ou la volonté
de la cité. S'il lui arrivait de suivre la volonté
de quelqu'un en particulier (médecin, orateur ou pédagogue),
c'est que cette personne l'avait rationnellement persuadé
de le faire. Et cela devait être dans un dessein strictement
déterminé : se guérir, acquérir une
compétence, faire le meilleur choix.
Dans le christianisme, le lien avec le pasteur est un lien individuel,
un lien de soumission personnelle. Sa volonté est accomplie
non parce qu'elle est conforme à la loi, mais, principalement,
parce que telle est sa volonté. Dans les Institutions cénobitiques
de Cassien, on trouve maintes anecdotes édifiantes dans lesquelles
le moine trouve son salut en exécutant les commandements
les plus absurdes de son supérieur *. L'obédience
est une vertu. Ce qui veut dire qu'elle n'est pas, comme chez les
Grecs, un moyen provisoire pour parvenir à une fin, mais
plutôt une fin en soi. C'est un état permanent ; les
brebis doivent en permanence se soumettre à leurs pasteurs
: subditi. Comme le dit saint Benoît, les moines ne vivent
pas suivant leur libre arbitre ; leur voeu est d'être soumis
à l'autorité
d'un abbé : ambulantes alieno judicio et imperio *. Le christianisme
grec nommait apatheia cet état d'obédience. Et l'évolution
du sens de ce mot est significative. Dans la philosophie grecque,
apatheia désigne l'empire que l'individu exerce sur ses passions
grâce à l'exercice de la raison. Dans la pensée
chrétienne, le pathos est la volonté exercée
sur soi, et pour soi. L'apatheia nous délivre d'une telle
opiniâtreté.
* Cassien (J .), Institutions cénobitiques (trad. J .-C.
Guy), Paris, Éd. du Cerf, coll. «Sources chrétiennes»,
no 109, 1965.
3) Le pastorat chrétien suppose une forme de connaissance
particulière entre le pasteur et chacune de ses brebis. Cette
connaissance est particulière. Elle individualise. Il ne
suffit pas de savoir dans quel état se trouve le troupeau.
Il faut aussi connaître celui de chaque brebis. Ce thème
existait bien avant le pastorat chrétien, mais il fut considérablement
amplifié en trois sens différents : le berger doit
être informé des besoins matériels de chaque
membre du troupeau, et y pourvoir quand c'est nécessaire.
Il doit savoir ce qui se passe, ce que fait chacun d'eux - ses péchés
publics. Last and not least, il doit savoir ce qui se passe dans
l'âme de chacun d'eux, connaître ses péchés
secrets, sa progression sur la voie de la sainteté.
Afin de s'assurer de cette connaissance individuelle, le christianisme
s'appropria deux instruments essentiels à l'oeuvre dans le
monde hellénique : l'examen de conscience et la direction
de conscience. Il les reprit, mais non sans les altérer considérablement.
L'examen de conscience, on le sait, était répandu
parmi les pythagoriciens, les stoïciens et les épicuriens,
qui y voyaient un moyen de faire le compte quotidien du bien ou
du mal accompli au regard de ses devoirs. Ainsi pouvait-on mesurer
sa progression sur la voie de la perfection, i.e. la maîtrise
de soi et l'empire exercé sur ses propres passions. La direction
de conscience était aussi prédominante dans certains
milieux cultivés, mais elle prenait alors la forme de conseils
donnés - et parfois rétribués - en des circonstances
particulièrement difficiles : dans l'affliction, ou quand
on souffrait d'un revers de fortune.
Le pastorat chrétien associa étroitement ces deux
pratiques. La direction de conscience constituait un lien permanent
: la brebis ne se laissait pas conduire à seule fin de franchir
victorieusement quelque passe dangereuse ; elle se laissait conduire
à chaque instant. Être guidé était un
état, et vous étiez fatalement perdu si vous tentiez
d'y échapper. Qui ne souffre aucun conseil se flétrit
comme une feuille morte, dit l'éternelle rengaine. Quant
à l'examen de conscience, son
propos n'était pas de cultiver la conscience de soi, mais
de lui permettre de s'ouvrir entièrement à son directeur
- de lui révéler les profondeurs de l'âme.
* Regula Sancti Benecditi (La Règle de saint Benoît,
trad. A. de Vogüe, Paris, Éd. du Cerf, coll. «Sources
chrétiennes», no 181, 1972, chap. v : «De l'obéissance
des disciples», pp. 465-469).
Il existe maints textes ascétiques et monastiques du Ier
siècle sur le lien entre la direction et l'examen de conscience,
et ceux-ci montrent à quel point ces techniques étaient
capitales pour le christianisme et quel était déjà
leur degré de complexité. Ce que je voudrais souligner,
c'est qu'elles traduisent l'apparition d'un très étrange
phénomène dans la civilisation gréco-romaine,
c'est-à-dire l'organisation d'un lien entre l'obéissance
totale, la connaissance de soi et la confession à quelqu'un
d'autre.
4) Il est une autre transformation - la plus importante, peut-être.
Toutes ces techniques chrétiennes d'examen, de confession,
de direction de conscience et d'obédience ont un but : amener
les individus à oeuvrer à leur propre «mortification»
dans ce monde. La mortification n'est pas la mort, bien sûr,
mais un renoncement à ce monde et à soi-même
: une espèce de mort quotidienne. Une mort qui est censée
donner la vie dans un autre monde. Ce n'est pas la première
fois que nous trouvons le thème pastoral associé à
la mort, mais son sens est autre que dans l'idée grecque
du pouvoir politique. Il ne s'agit pas d'un sacrifice pour la cité
; la mortification chrétienne est une forme de relation de
soi à soi. C'est un élément, une partie intégrante
de l'identité chrétienne.
Nous pouvons dire que le pastorat chrétien a introduit un
jeu que ni les Grecs ni les Hébreux n'avaient imaginé.
Un étrange jeu dont les éléments sont la vie,
la mort, la vérité, l'obédience, les individus,
l'identité ; un jeu qui semble n'avoir aucun rapport avec
celui de la cité qui survit à travers le sacrifice
de ses citoyens. En réussissant à combiner ces deux
jeux - le jeu de la cité et du citoyen et le jeu du berger
et du troupeau - dans ce que nous appelons les États modernes,
nos sociétés se sont révélées
véritablement démoniaques.
Comme vous pouvez le remarquer, j'ai tenté ici non pas de
résoudre un problème, mais de suggérer une
approche de ce problème. Celui-ci est du même ordre
que ceux sur lesquels je travaille depuis mon premier livre sur
la folie et la maladie mentale. Comme je l'ai dit précédemment,
il a trait aux relations entre des expériences (telles que
la folie, la maladie, la transgression des lois, la sexualité,
l'identité), des savoirs (tels que la psychiatrie, la médecine,
la criminologie, la sexologie et la psychologie) et le pouvoir (comme
le pouvoir qui s'exerce dans les institutions psychiatriques et
pénales, ainsi que dans toutes les autres institutions qui
traitent du contrôle individuel).
Notre civilisation a développé le système
de savoir le plus complexe, les structures de pouvoir les plus sophistiquées
: qu'a fait de nous cette forme de connaissance, ce type de pouvoir
? De quelle manière ces expériences fondamentales
de la folie, de la souffrance, de la mort, du crime, du désir
et de l'individualité sont-elles liées, même
si nous n'en avons pas conscience, à la connaissance et au
pouvoir ? Je suis certain de ne jamais trouver la réponse
; mais cela ne veut pas dire que nous devons renoncer à poser
la question.
II
J'ai tenté de montrer comment le christianisme primitif
a donné forme à l'idée d'une influence pastorale
s'exerçant continûment sur les individus et à
travers la démonstration de leur vérité particulière.
Et j'ai tenté de montrer combien cette idée de pouvoir
pastoral était étrangère à la pensée
grecque en dépit d'un certain nombre d'emprunts tels que
l'examen de conscience pratique et la direction de conscience.
Je voudrais maintenant, au prix d'un bond de plusieurs siècles,
décrire un autre épisode qui a revêtu en soi
une importance particulière dans l'histoire de ce gouvernement
des individus par leur propre vérité.
Cet exemple se rapporte à la formation de l'État
au sens moderne du terme. Si j'établis ce rapprochement historique,
ce n'est pas, bien évidemment, pour laisser entendre que
l'aspect pastoral du pouvoir disparut au cours des dix grands siècles
de l'Europe chrétienne, catholique et romaine, mais il me
semble que, contrairement à toute attente, cette période
n'a pas été celle du pastorat triomphant. Et cela
pour diverses raisons : d'aucunes sont de nature économique
- le pastorat des âmes est une expérience typiquement
urbaine, difficilement conciliable avec la pauvreté et l'économie
rurale extensive des débuts du Moyen Âge. D'autres
raisons sont de nature culturelle : le pastorat est une technique
compliquée, qui requiert un certain niveau de culture - de
la part du pasteur comme de celle de son troupeau. D'autres raisons
encore ont trait à la structure socio-politique. Le féodalisme
développa entre les individus un tissu de liens personnels
d'un type très différent du pastorat.
Non que je prétende que l'idée d'un gouvernement
pastoral des hommes ait entièrement disparu dans l'Église
médiévale. Elle est, en vérité, demeurée,
et l'on peut même dire qu'elle a fait montre d'une grande
vitalité. Deux séries de faits tendent à le
prouver. En premier lieu, les réformes qui avaient été
accomplies au sein même de l'Église, en particulier
dans les ordres monastiques - les différentes réformes
opérant successivement à l'intérieur des monastères
existants -, avaient pour but de rétablir la rigueur de l'ordre
pastoral parmi les moines. Quant aux ordres nouvellement créés
- dominicains et franciscains - ils se proposèrent avant tout
d'effectuer un travail pastoral parmi les fidèles. Au cours
de ses crises successives, l'Église tenta inlassablement
de retrouver ses fonctions pastorales. Mais il y a plus. Dans la
population elle-même, on assiste tout au long du Moyen Âge
au développement d'une longue suite de luttes dont l'enjeu
était le pouvoir pastoral. Les adversaires de l'Église
qui manque à ses obligations rejettent sa structure hiérarchique
et partent en quête de formes plus ou moins spontanées
de communauté, dans laquelle le troupeau pourrait trouver
le pasteur dont il a besoin. Cette recherche d'une expression pastorale
revêtit de nombreux aspects : parfois, comme dans le cas des
Vaudois, elle donna lieu à des luttes d'une extrême
violence ; à d'autres occasions, comme dans la communauté
des Frères de la vie, cette quête demeura pacifique.
Tantôt elle suscita des mouvements de grande ampleur tels
que celui des Hussites, tantôt elle fermenta des groupes limités
comme celui des Amis de Dieu de l'Oberland. Il s'agit tantôt
de mouvements proches de l'hérésie (ainsi des Béghards),
tantôt de mouvements orthodoxes remuants fixés dans
le giron même de l'Église (ainsi des oratoriens italiens
au XVe siècle).
J'évoque tout cela de manière fort allusive à
seule fin de souligner que, s'il n'était pas institué
comme un gouvernement effectif et pratique des hommes, le pastorat
fut au Moyen Âge un souci constant et un enjeu de luttes incessantes.
Tout au long de cette période se manifesta un ardent désir
d'établir des relations pastorales entre les hommes, et cette
aspiration affecta aussi bien le courant mystique que les grands
rêves millénaristes.
*
Certes, je n'entends pas traiter ici du problème de la formation
des États. Je n'entends pas non plus explorer les différents
processus économiques, sociaux et politiques dont ils procèdent.
Enfin, je ne prétends pas non plus analyser les différents
mécanismes et institutions dont les États se sont
dotés afin d'assurer leur survie. Je voudrais simplement
donner quelques indications fragmentaires sur quelque chose qui
se trouve à mi-chemin entre l'État, comme type d'organisation
politique, et ses mécanismes, à savoir le type de
rationalité mise en oeuvre dans l'exercice du pouvoir d'État.
Je l'ai évoqué dans ma première conférence.
Plutôt que de se demander si les aberrations du pouvoir d'État
sont dues à des excès de rationalisme ou d'irrationalisme,
il serait plus judicieux, je crois, de s'en tenir au type spécifique
de rationalité politique produit par l'État.
Après tout, à cet égard au moins, les pratiques
politiques ressemblent aux scientifiques : ce n'est pas la «raison
en général» que l'on applique, mais toujours
un type très spécifique de rationalité.
Ce qui est frappant, c'est que la rationalité du pouvoir
d'État était réfléchie et parfaitement
consciente de sa singularité. Elle n'était point enfermée
dans des pratiques spontanées et aveugles, et ce n'est pas
quelque analyse rétrospective qui l'a mise en lumière.
Elle fut formulée, en particulier, dans deux corps de doctrine
: la raison d'État et la théorie de la police. Ces
deux expressions acquirent bientôt des sens étroits
et péjoratifs, je le sais. Mais, pendant les quelque cent
cinquante ou deux cents ans que prit la formation des États
modernes, elles gardèrent un sens bien plus large qu'aujourd'hui.
La doctrine de la raison d'État tenta de définir
en quoi les principes et les méthodes du gouvernement étatique
différaient, par exemple, de la manière dont Dieu
gouvernait le monde, le père, sa famille, ou un supérieur,
sa communauté.
Quant à la doctrine de la police, elle définit la
nature des objets de l'activité rationnelle de l'État
; elle définit la nature des objectifs qu'il poursuit, la
forme générale des instruments qu'il emploie.
C'est donc de ce système de rationalité que je voudrais
parler maintenant. Mais il faut commencer par deux préliminaires
: 1) Meinecke ayant publié un livre des plus importants sur
la raison d'État *, je parlerai essentiellement de la théorie
de la police. 2) L'Allemagne et l'Italie se heurtèrent aux
plus grandes difficultés pour se constituer en États,
et ce sont ces deux pays qui produisirent le plus grand nombre de
réflexions sur la raison d'État et la police. Je renverrai
donc souvent à des textes italiens et allemands.
*
* Meinecke (F.), Die Idee der Staatsräson in der neueren Geschichte,
Berlin, Oldenbourg, 1924 (L'Idée de la raison d'État
dans l'histoire des temps modernes, trad. M. Chevallier, Genève,
Droz, 1973).
Commençons par la raison d'État, dont voici quelques
définitions :
Botero : «Une connaissance parfaite des moyens à travers
les quels les Etats se forment, se renforcent, durent et croIssent
**.»
** Botero (G.), Della ragione di Stato dieci libri, Rome, V. Pellagallo,
1590 (Raison et Gouvernement d'État en dix livres, trad.
G. Chappuys, Paris, Guillaume Chaudière, 1599, livre 1 :
«Quelle chose est la raison d'État», p. 4).
Palazzo (Discours sur le gouvernement et la véritable
raison d'État, 1606) : «Une méthode ou un art
nous permettant de découvrir comment faire régner
l'ordre et la paix au sein de la République *.»
* Palazzo (G. A.), Discorso del governo e della ragione vera di
Stato, Venise, G. de Franceschi, 1606 (Discours du gouvernement
et de la raison vraie d'État, trad. A. de Vallières,
Douay, Baltazar Bellère, 1611, 1`° partie : «Des
causes et parties du gouvernement», chap. ni : «De la
raison d'État», p. 14).
Chemnitz (De ratione status, 1647) : «Certaine considération
politique nécessaire pour toutes les affaires publiques,
les conseils et les projets, dont le seul but est la préservation,
l'expansion et la félicité de l'État ; à
quelle fin l'on emploie les moyens les plus rapides et les plus
commodes **.»
** Chemnitz (B. P. von), Dissertatio de Ratione Status in Imperio
nostro romano-germanico (pamphlet publié sous le pseudonyme
d'Hippolithus a Lapide, Paris, 1647 ; Intérêts des
princes d'Allemagne, où l'on voit ce que c'est que cet empire,
la raison d'État suivant laquelle il devrait être gouverné,
trad. Bourgeois du Chastenet, Paris, 1712, t. I : Considérations
générales sur la raison d'État. De la raison
d'État en général, § 2, p. 12).
Arrêtons-nous sur certains traits communs de ces définitions.
1) La raison d'État est considérée comme un
«art», c'est-à-dire une technique se conformant
à certaines règles. Ces règles ne regardent
pas simplement les coutumes ou les traditions, mais aussi la connaissance
- la connaissance rationnelle. De nos jours, l'expression raison
d'État évoque l' «arbitraire» ou la «violence».
Mais, à l'époque, on entendait par là une rationalité
propre à l'art de gouverner les États.
2) D'où cet art de gouverner tire-t-il sa raison d'être
? La réponse à cette question provoque le scandale
de la pensée politique naissante. Et, pourtant, elle est
fort simple : l'art de gouverner est rationnel, si la réflexion
l'amène à observer la nature de ce qui est gouverné
- en l'occurrence, l'État.
Or proférer une telle platitude, c'est rompre avec une tradition
tout à la fois chrétienne et judiciaire, une tradition
qui prétendait que le gouvernement était foncièrement
juste. Il respectait tout un système de lois : lois humaines,
loi naturelle, loi divine.
Il existe à ce propos un texte très révélateur
de saint Thomas ***. Il rappelle que «l'art, en son domaine,
doit imiter ce que la nature accomplit dans le sien» ; il
n'est raisonnable qu'à cette condition. Dans le gouvernement
de son royaume, le roi doit imiter le gouvernement de la nature
par Dieu ; ou encore, le gouvernement du corps par l'âme.
Le roi doit fonder des cités exactement comme
Dieu créa le monde ou comme l'âme donne forme au corps.
Le roi doit aussi conduire les hommes vers leur finalité,
comme Dieu le fait pour les êtres naturels, ou comme l'âme
le fait en dirigeant le corps. Et quelle est la finalité
de l'homme ? Ce qui est bon pour le corps ? Non. Il n'aurait besoin
que d'un médecin, pas d'un roi. La richesse ? Non plus. Un
régisseur suffirait. La vérité ? Même
pas. Pour cela, seul un maître ferait l'affaire. L'homme a
besoin de quelqu'un qui soit capable d'ouvrir la voie à la
félicité céleste en se conformant, ici-bas,
à ce qui est honestum.
*** Saint Thomas d'Aquin, De regimine Principium ad regem Cypri
(1266), Utrecht, N. Ketelaer et G. de Leempt, 1473 (Du gouvernement
royal, trad. C. Roguet, Paris, Éd. de la Gazette française,
coll. «Les Maîtres de la politique chrétienne»
, 1926, pp. 96-98).
Comme nous pouvons le voir, l'art de gouverner prend modèle
sur Dieu, qui impose ses lois à ses créatures. Le
modèle de gouvernement rationnel avancé par saint
Thomas n'est pas politique, tandis que, sous l'appellation «raison
d'État», les XVIe et XVIIe siècles recherchèrent
des principes susceptibles de guider un gouvernement pratique. Ils
ne s'intéressent pas à la nature ni à ses lois
en général. Ils s'intéressent à ce qu'est
l'État, à ce que sont ses exigences.
Ainsi pouvons-nous comprendre le scandale religieux soulevé
par ce type de recherche. Cela explique pourquoi la raison d'État
fut assimilée à l'athéisme. En France, notamment,
cette expression, apparue dans un contexte politique, fut communément
qualifiée d' «athée» .
3) La raison d'État s'oppose aussi à une autre tradition.
Dans Le Prince, le problème de Machiavel est de savoir comment
l'on peut protéger, contre ses adversaires intérieurs
ou extérieurs, une province ou un territoire acquis par l'héritage
ou la conquête *. Toute l'analyse de Machiavel tente de définir
ce qui entretient ou renforce le lien entre le prince et l'État,
tandis que le problème posé par la raison d'État
est celui de l'existence même et de la nature de l'État.
C'est bien pourquoi les théoriciens de la raison d'État
s'efforcèrent de rester aussi loin que possible de Machiavel
; celui-ci avait mauvaise réputation, et ils ne pouvaient
reconnaître son problème comme leur. Inversement, les
adversaires de la raison d'État tentèrent de compromettre
ce nouvel art de gouverner, en dénonçant en lui l'héritage
de Machiavel. En dépit des querelles confuses qui se développèrent
un siècle après la rédaction du Prince, la
raison d'État marque cependant l'apparition d'un type de
rationalité extrêmement - quoique en partie seulement
- différent de celui de Machiavel.
* Machiavel (N.), Il Principe, Rome, Blado, 1532 (Le Prince, trad.
R. Naves, suivi de l'Anti-Machiavel, de Frédéric II,
Paris, Garnier, 1960).
Le dessein d'un tel art de gouverner est précisément
de ne pas renforcer le pouvoir qu'un prince peut exercer sur son
domaine.
Son but est de renforcer l'État lui-même. C'est là
l'un des traits les plus caractéristiques de toutes les définitions
mises en avant aux XVIe et XVIIe siècles. Le gouvernement
rationnel se résume, pour ainsi dire, à ceci : étant
donné la nature de l'État, il peut terrasser ses ennemis
pendant une durée indéterminée. Il ne peut
le faire qu'en augmentant sa propre puissance. Et ses ennemis en
font autant. L'État dont le seul souci serait de durer finirait
très certainement en catastrophe. Cette idée est de
la plus haute importance et se rattache à une nouvelle perspective
historique. En fait, elle suppose que les États sont des
réalités qui doivent de toute nécessité
résister pendant une période historique d'une durée
indéfinie dans une aire géographique contestée.
4) Enfin, nous pouvons voir que la raison d'État, au sens
d'un gouvernement rationnel capable d'accroître la puissance
de l'État en accord avec lui-même, passe par la constitution
préalable d'un certain type de savoir. Le gouvernement n'est
possible que si la force de l'État est connue ; ainsi peut-elle
être entretenue. La capacité de l'État et les
moyens de l'augmenter doivent aussi être connus, de même
que la force et la capacité des autres États. L'État
gouverné doit en effet résister contre les autres.
Le gouvernement ne saurait donc se limiter à la seule application
des principes généraux de raison, de sagesse et de
prudence. Un savoir est nécessaire : un savoir concret, précis
et mesuré se rapportant à la puissance de l'État.
L'art de gouverner, caractéristique de la raison d'État,
est intimement lié au développement de ce que l'on
a appelé statistique ou arithmétique politique - c'est-à-dire
à la connaissance des forces respectives des différents
États. Une telle connaissance était indispensable
au bon gouvernement.
Pour nous résumer, la raison d'État n'est pas un
art de gouverner suivant les lois divines, naturelles ou humaines.
Ce gouvernement n'a pas à respecter l'ordre général
du monde. Il s'agit d'un gouvernement en accord avec la puissance
de l'État. C'est un gouvernement dont le but est d'accroître
cette puissance dans un cadre extensif et compétitif.
*
Ce que les auteurs des XVIIe et XVIIIe siècles entendent
par la «police» est très différent de
ce que nous mettons sous ce terme. Il vaudrait la peine d'étudier
pourquoi la plupart de ces auteurs sont italiens ou allemands, mais
qu'importe ! Par «police», ils n'entendent pas une institution
ou un mécanisme fonctionnant au sein de l'État, mais
une technique de gouvernement propre à l'État ;
des domaines, des techniques, des objectifs qui appellent l'intervention
de l'État.
Pour être clair et simple, j'illustrerai mon propos par un
texte qui tient à la fois de l'utopie et du projet. C'est
l'une des premières utopies-programmes d'État policé.
Turquet de Mayenne la composa et la présenta en 1611 aux
états généraux de Hollande *. Dans Science
and Rationalism in the Government of Louis XIV **, J. King attire
l'attention sur l'importance de cet étrange ouvrage dont
le titre, Monarchie aristodémocratique, suffit à montrer
ce qui compte aux yeux de l'auteur : il s'agit moins de choisir
entre ces différents types de constitution que de les assortir
en vue d'une fin vitale : l'État. Turquet la nomme aussi
Cité, République, ou encore Police.
* Mayerne (L. Turquet de), La Monarchie aristodémocratique,
ou le gouvernement composé des trois former de légitimer
républiques, Paris, J. Berjon, 1611.
** King (J.), Science and Rationalism in the Government of Louis
XIV, Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1949.
Voici l'organisation que propose Turquet. Quatre grands dignitaires
secondent le roi. L'un est en charge de la justice ; le deuxième,
de l'armée ; le troisième, de l'échiquier,
c'est-à-dire des impôts et des ressources du roi ;
et le quatrième, de la police. Il semble que le rôle
de ce grand commis dût être essentiellement moral. D'après
Turquet, il devait inculquer à la population «la modestie,
la charité, la fidélité, l'assiduité,
la coopération amicale et l'honnêteté»
. Nous reconnaissons là une idée traditionnelle :
la vertu du sujet est le gage de la bonne administration du royaume.
Mais, lorsque nous entrons dans les détails, la perspective
est un peu différente.
Turquet suggère la création dans chaque province
de conseils chargés de maintenir l'ordre public. Deux veilleraient
sur les personnes ; deux autres sur les biens. Le premier conseil
s'occupant des personnes devait veiller aux aspects positifs, actifs
et productifs de la vie. Autrement dit, il s'occuperait de l'éducation,
déterminerait les goûts et les aptitudes de chacun
et choisirait les métiers - les métiers utiles : toute
personne de plus de vingt-cinq ans devait être inscrite sur
un registre indiquant sa profession. Ceux qui n'étaient pas
utilement employés étaient considérés
comme la lie de la société.
Le deuxième conseil devait s'occuper des aspects négatifs
de la vie : des pauvres (veuves, orphelins, vieillards) nécessiteux
; des personnes sans emploi ; de ceux dont les activités
exigeaient une aide pécuniaire (et auxquels on ne demandait
aucun intérêt) ; mais aussi
de la santé publique - maladies, épidémies
- et d'accidents tels que les incendies et les inondations.
L'un des conseils en charge des biens devait se spécialiser
dans les marchandises et produits manufacturés. Il devait
indiquer quoi produire et comment le faire, mais aussi contrôler
les marchés et le commerce. Le quatrième conseil veillerait
au «domaine», i.e. au territoire et à l'espace,
contrôlant les biens privés, les legs, les donations
et les ventes ; réformant les droits seigneuriaux ; et s'occupant
des routes, des fleuves, des édifices publics et des forêts.
À bien des égards, ce texte s'apparente aux utopies
politiques si nombreuses à l'époque. Mais il est aussi
contemporain des grandes discussions théoriques sur la raison
d'État et l'organisation administrative des monarchies. Il
est hautement représentatif de ce que devaient être,
dans l'esprit de l'époque, les tâches d'un État
gouverné suivant la tradition.
Que démontre ce texte ?
1) La «police» apparaît comme une administration
dirigeant l'État concurremment avec la justice, l'armée
et l'échiquier. C'est vrai. En fait, pourtant, elle embrasse
tout le reste. Comme l'explique Turquet, elle étend ses activités
à toutes les situations, à tout ce que les hommes
font ou entreprennent. Son domaine comprend la justice, la finance
et l'armée.
2) La police englobe tout. Mais d'un point de vue extrêmement
particulier. Hommes et choses sont envisagés dans leurs rapports
: la coexistence des hommes sur un territoire ; leurs rapports de
propriété ; ce qu'ils produisent ; ce qui s'échange
sur le marché. Elle s'intéresse aussi à la
manière dont ils vivent, aux maladies et aux accidents auxquels
ils sont exposés. C'est un homme vivant, actif et productif
que la police surveille. Turquet emploie une remarquable expression
: l'homme est le véritable objet de la police, affirme-t-il
en substance *.
* Mayenne (L. Turquet de), op. cit., livre III, p. 208.
3) Une telle intervention dans les activités des hommes
pourrait bien être qualifiée de totalitaire. Quels
sont les buts poursuivis ? Ils relèvent de deux catégories.
En premier lieu, la police a affaire avec tout ce qui fait l'ornementation,
la forme et la splendeur de la cité. La splendeur ne se rapporte
pas uniquement à la beauté d'un État organisé
à la perfection, mais aussi à sa puissance, à
sa vigueur. Ainsi la police assure-t-elle la vigueur de l'État
et la met-elle au premier plan. En second lieu, l'autre objectif
de la police est de développer les relations de travail et
de commerce entre les hommes, au même titre que l'aide et
l'assistance mutuelle. Là
encore, le mot qu'emploie Turquet est important : la politique
doit assurer la «communication» entre les hommes, au
sens large du terme. Sans quoi les hommes ne pourraient vivre ;
ou leur vie serait précaire, misérable et perpétuellement
menacée.
Nous pouvons reconnaître là, je crois, ce qui est
une idée importante. En tant que forme d'intervention rationnelle
exerçant le pouvoir politique sur les hommes, le rôle
de la police est de leur donner un petit supplément de vie
; et, ce faisant, de donner à l'État un peu plus de
force. Cela se fait par le contrôle de la «communication»
, c'est-à-dire des activités communes des individus
(travail, production, échange, commodités).
Vous objecterez : mais ce n'est que l'utopie de quelque obscur
auteur. Vous ne pouvez guère en déduire la moindre
conséquence significative ! Pour ma part, je prétends
que cet ouvrage de Turquet n'est qu'un exemple d'une immense littérature
circulant dans la plupart des pays européens de l'époque.
Le fait qu'il soit excessivement simple et pourtant fort détaillé
met en évidence on ne peut plus clairement des caractéristiques
que l'on pouvait reconnaître partout. Avant tout, je dirais
que ces idées ne furent pas mort-nées. Elles se diffusèrent
tout au long du XVIIe et du XVIIIe siècle, soit sous la forme
de politiques concrètes (telles que le caméralisme
ou le mercantilisme), soit en tant que matières à
enseignement (la Polizeiwissenschaft allemande ; n'oublions pas
que c'est sous ce titre qu'était enseignée en Allemagne
la science de l'administration).
Il est deux perspectives que je voudrais, non pas étudier,
mais tout au moins suggérer. Je commencerai par me référer
à un compendium administratif français, puis à
un manuel allemand.
1) Tout historien connaît le compendium de De Lamare *. Au
début du XVIIIe siècle, cet administrateur entreprit
la compilation des règlements de police de tout le royaume.
C'est une source inépuisable d'informations du plus haut
intérêt. Mon propos est ici de montrer la conception
générale de la police qu'une telle quantité
de règles et de règlements pouvait faire naître
chez un administrateur comme de Lamare.
* Lamare (N. de), Traité de la police, Paris, Jean Cot,
1705, 2 vol.
De Lamare explique qu'il est onze choses sur lesquelles la police
doit veiller à l'intérieur de l'État : 1) la
religion ; 2) la moralité ; 3) la santé ; 4) les approvisionnements
; 5) les routes, les ponts et chaussées, et les édifices
publics ; 6) la sécurité publique ; 7) les arts libéraux
(en gros, les arts et les sciences) ; 8) le commerce ; 9) les fabriques
; 10) les domestiques et hommes de peine ; 11) les pauvres.
La même classification caractérise tous les traités
relatifs à la police. Comme dans le programme utopique de
Turquet, exception faite de l'armée, de la justice à
proprement parler et des contributions directes, la police veille
apparemment à tout. On peut dire la même chose différemment
: le pouvoir royal s'était affirmé contre le féodalisme
grâce à l'appui d'une force armée, ainsi qu'en
développant un système judiciaire et en établissant
un système fiscal. C'est ainsi que s'exerçait traditionnellement
le pouvoir royal. Or la «police» désigne l'ensemble
du nouveau domaine dans lequel le pouvoir politique et administratif
centralisé peut intervenir.
Mais quelle est donc la logique à l'oeuvre derrière
l'intervention dans les rites culturels, les techniques de production
à petite échelle, la vie intellectuelle et le réseau
routier ?
La réponse de De Lamare paraît un tantinet hésitante.
La police, précise-t-il en substance, veille à tout
ce qui touche au bonheur des hommes, après quoi il ajoute
: la police veille à tout ce qui réglemente la société
(les rapports sociaux) qui prévaut entre les hommes *. Et
enfin, assure-t-il, la police veille au vivant **. C'est sur cette
définition que je vais m'attarder. C'est la plus originale,
et elle éclaire les deux autres ; et de Lamare lui-même
y insiste. Voici quelles sont ses remarques sur les onze objets
de la police. La police s'occupe de la religion, non pas, bien sûr,
du point de vue de la vérité dogmatique, mais de celui
de la qualité morale de la vie. En veillant à la santé
et aux approvisionnements, elle s'applique à préserver
la vie ; s'agissant du commerce, des fabriques, des ouvriers, des
pauvres et de l'ordre public, elle s'occupe des commodités
de la vie. En veillant au théâtre, à la littérature,
aux spectacles, son objet n'est autre que les plaisirs de la vie.
Bref, la vie est l'objet de la police : l'indispensable, l'utile
et le superflu. C'est à la police de permettre aux hommes
de survivre, de vivre et de faire mieux encore.
* Ibid., livre I, chap. I, p. 2.
** Ibid., p. 4.
Ainsi retrouvons-nous les autres définitions que propose
de Lamare : le seul et unique dessein de la police est de conduire
l'homme au plus grand bonheur dont il puisse jouir en cette vie.
Ou encore, la police prend soin du confort de l'âme (grâce
à la religion et à la morale), du confort du corps
(nourriture, santé, habillement, logement), et de la richesse
(industrie, commerce, main-d'oeuvre).
Ou enfin, la police veille aux avantages que l'on ne peut tirer
que de la vie en société.
2) Jetons maintenant un coup d’œil sur les manuels allemands.
Ils devaient être employés un peu plus tard pour enseigner
la science de l'administration. Cet enseignement fut dispensé
dans diverses universités, en particulier à Göttingen,
et revêtit une importance extrême pour l'Europe continentale.
C'est là que furent formés les fonctionnaires prussiens,
autrichiens et russes - ceux qui devaient accomplir les réformes
de Joseph II et de la Grande Catherine. Certains Français,
dans l'entourage de Napoléon notamment, connaissaient fort
bien les doctrines de la Polizeiwissenschaft.
Que trouvait-on dans ces manuels ?
Dans son Liber de politia *, Hohenthal distingue les rubriques
suivantes : le nombre des citoyens ; la religion et la moralité
; la santé ; la nourriture ; la sécurité des
personnes et des biens (en particulier par rapport aux incendies
et aux inondations) ; l'administration de la justice ; les agréments
et les plaisirs des citoyens (comment les procurer, comment les
modérer). Suit alors toute une série de chapitres
sur les fleuves, les forêts, les mines, les salines et le
logement, et, enfin plusieurs chapitres sur les différents
moyens d'acquérir des biens par l'agriculture, l'industrie
ou le négoce.
Dans son Abrégé de la police **, Willebrandt aborde
successivement la moralité, les arts et métiers, la
santé, la sécurité et, en dernier, les édifices
publics et l'urbanisme. En ce qui concerne les sujets, tout au moins,
il n'y a pas grande différence avec la liste de De Lamare.
Mais, de tous ces textes, le plus important est celui de Justi,
Éléments de police ***. L'objet spécifique
de la police reste défini comme la vie en société
d'individus vivants. Von Justi organise néanmoins son ouvrage
de manière un peu différente. Il commence par étudier
ce qu'il appelle les «biens-fonds de l'État»,
c'est-à-dire son territoire. Il l'envisage sous deux aspects
: comment il est peuplé (villes et campagnes), puis qui sont
ses habitants (nombre, croissance démographique, santé,
mortalité, immigration). Puis von Justi analyse les «biens
et effets», i.e. les marchandises, les produits manufacturés,
ainsi que leur circulation qui soulève des
problèmes touchant à leur coût, au crédit
et à la monnaie. Enfin, la dernière partie est consacrée
à la conduite des individus : leur moralité, leurs
capacités professionnelles, leur honnêteté et
leur respect de la loi.
* Hohenthal (P. C. W.), Liber de politia, adspersis observationibus
de causarum politiae et justitiae differentiis, Leipzig, G. Hilscherum,
1776.
** Willebrandt (J. P.), Abrégé de la police, accompagné
de réflexions sur l'accroissement de villes, Hambourg, Estienne,
1765.
*** Justi (J. H. Gottlobs von), Grundsätze der Policey-Wirsenschaft,
Göttingen, A. Van den Hoecks, 1756 (Éléments
généraux de police, trad. M. Einous, Paris, Rozet,
1769).
À mon sens, l'ouvrage de Justi est une démonstration
beaucoup plus fouillée de l'évolution du problème
de la police que l'introduction de De Lamare à son compendium
de règlements. Il y a quatre raisons à cela.
Premièrement, von Justi définit en termes bien plus
clairs le paradoxe central de la police. La police, explique-t-il,
est ce qui permet à l'État d'accroître son pouvoir
et d'exercer sa puissance dans toute son ampleur. Par ailleurs,
la police doit garder les gens heureux - le bonheur étant
compris comme la survie, la vie et une vie améliorée
*. Il définit parfaitement ce qu'il tient pour le but de
l'art moderne de gouverner, ou de la rationalité étatique
: développer ces éléments constitutifs de la
vie des individus de telle sorte que leur développement renforce
aussi la puissance de l'État.
Puis von Justi établit une distinction entre cette tâche,
qu'à l'instar de ses contemporains il nomme Polizei, et la
Politik, Die Politik. Die Politik est foncièrement une tâche
négative. Elle consiste, pour l'État, à se
battre contre ses ennemis de l'intérieur comme de l'extérieur.
La Polizei, en revanche, est une tâche positive : elle consiste
à favoriser à la fois la vie des citoyens et la vigueur
de l'État.
On touche là au point important : von Justi insiste bien
plus que ne le fait de Lamare sur une notion qui devait prendre
une importance croissante au cours du XVIIIe siècle - la
population. La population était définie comme un groupe
d'individus vivants. Leurs caractéristiques étalent
celles de tous les individus appartenant à une même
espèce, vivant côte à côte. (Ainsi se
caractérisaient-ils par des taux de mortalité et de
fécondité ; ils étaient sujets à des
épidémies et à des phénomènes
de surpopulation ; ils présentaient un certain type de répartition
territoriale.) Certes, de Lamare employait le mot «vie»
pour définir l'objet de la police, mais il n'y insistait
pas outre mesure. Tout au long du XVIIIe siècle, et surtout
en Allemagne, c'est la population - i.e. un groupe d'individus vivants
dans une aire donnée - qui est définie comme l'objet
de la police.
* Ibid. Introduction : « Principes généraux
de police», § 2-3, p. 18.
Enfin, il suffit de lire von Justi pour s'apercevoir qu'il ne s'agit
pas seulement d'une utopie, comme avec Turquet, ni d'un compendium
de règlements systématiquement répertoriés.
Von
Justi prétend élaborer une Polizeiwissenschaft. Son
livre n'est pas une simple liste de prescriptions. C'est aussi une
grille à travers laquelle on peut observer l'État,
c'est-à-dire son territoire, ses ressources, sa population,
ses villes, etc. Von Justi associe la «statistique»
(la description des États) et l'art de gouverner. La Polizeiwissenschaft
est tout à la fois un art de gouverner et une méthode
pour analyser une population vivant sur un territoire.
De telles considérations historiques doivent paraître
très lointaines ; elles doivent sembler inutiles au regard
des préoccupations actuelles. Je n'irais pas aussi loin que
Hermann Hesse, qui affirme que seule est féconde la «référence
constante à l'histoire, au passé et à l'Antiquité».
Mais l'expérience m'a appris que l'histoire des diverses
formes de rationalité réussit parfois mieux qu'une
critique abstraite à ébranler nos certitudes et notre
dogmatisme. Des siècles durant, la religion n'a pu supporter
que l'on racontât son histoire. Aujourd'hui, nos écoles
de rationalité n'apprécient guère que l'on
écrive leur histoire, ce qui est sans doute significatif.
Ce que j'ai voulu montrer, c'est une direction de recherche. Ce
ne sont là que des rudiments d'une étude sur laquelle
je travaille depuis maintenant deux ans. Il s'agit de l'analyse
historique de ce que nous appellerions, d'une expression désuète,
l'art de gouverner.
Cette étude repose sur un certain nombre de postulats de
base, que je résumerais de la manière suivante
1) Le pouvoir n'est pas une substance. Il n'est pas non plus un
mystérieux attribut dont il faudrait fouiller les origines.
Le pouvoir n'est qu'un type particulier de relations entre individus.
Et ces relations sont spécifiques : autrement dit, elles
n'ont rien à voir avec l'échange, la production et
la communication, même si elles leur sont associées.
Le trait distinctif du pouvoir, c'est que certains hommes peuvent
plus ou moins entièrement déterminer la conduite d'autres
hommes - mais jamais de manière exhaustive ou coercitive.
Un homme enchaîné et battu est soumis à la force
que l'on exerce sur lui. Pas au pouvoir. Mais si on peut l'amener
à parler, quand son ultime recours aurait pu être de
tenir sa langue, préférant la mort, c'est donc qu'on
l'a poussé à se comporter d'une certaine manière.
Sa liberté a été assujettie au pouvoir. Il
a été soumis au gouvernement. Si un individu peut
rester libre, si limitée que puisse être sa liberté,
le pouvoir peut l'assujettir au gouvernement. Il n'est pas de pouvoir
sans refus ou révolte en puissance.
2) Pour ce qui est des relations entre hommes, maints facteurs
déterminent le pouvoir. Et, pourtant, la rationalisation
ne cesse de
poursuivre son oeuvre et revêt des formes spécifiques.
Elle diffère de la rationalisation propre aux processus économiques,
ou aux techniques de production et de communication ; elle diffère
aussi de celle du discours scientifique. Le gouvernement des hommes
par les hommes - qu'ils forment des groupes modestes ou importants,
qu'il s'agisse du pouvoir des hommes sur les femmes, des adultes
sur les enfants, d'une classe sur une autre, ou d'une bureaucratie
sur une population - suppose une certaine forme de rationalité,
et non une violence instrumentale.
3) En conséquence, ceux qui résistent ou se rebellent
contre une forme de pouvoir ne sauraient se contenter de dénoncer
la violence ou de critiquer une institution. Il ne suffit pas de
faire le procès de la raison en général. Ce
qu'il faut remettre en question, c'est la forme de rationalité
en présence. La critique du pouvoir exercé sur les
malades mentaux ou les fous ne saurait se limiter aux institutions
psychiatriques ; de même, ceux qui contestent le pouvoir de
punir ne sauraient se contenter de dénoncer les prisons comme
des institutions totales. La question est : comment sont rationalisées
les relations de pouvoir ? La poser est la seule façon d'éviter
que d'autres institutions, avec les mêmes objectifs et les
mêmes effets, ne prennent leur place.
4) Des siècles durant, l'État a été
l'une des formes de gouvernement humain les plus remarquables, l'une
des plus redoutables aussi.
Que la critique politique ait fait grief à l'État
d'être simultanément un facteur d'individualisation
et un principe totalitaire est fort révélateur. Il
suffit d'observer la rationalité de l'État naissant
et de voir quel fut son premier projet de police pour se rendre
compte que, dès le tout début, l'État fut à
la fois individualisant et totalitaire. Lui opposer l'individu et
ses intérêts est tout aussi hasardeux que lui opposer
la communauté et ses exigences.
La rationalité politique s'est développée
et imposée au fil de l'histoire des sociétés
occidentales. Elle s'est d'abord enracinée dans l'idée
de pouvoir pastoral, puis dans celle de raison d'État. L'individualisation
et la totalisation en sont des effets inévitables. La libération
ne peut venir que de l'attaque non pas de l'un ou l'autre de ces
effets, mais des racines mêmes de la rationalité politique.
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