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«Sexualité et politique», Combat, no 9274, 27-28
avril 1974, p. 16. (Sur les poursuites contre Recherches, no 12
: Grande Encyclopédie des homosexualités. Trois milliards
de pervers, mars 1973.)
Intervention de Michel Foucault en soutien de Felix Guattari
qui passait en procès pour la publication du numéro 12 de
la revues Recherche de mars 1973
intitulé "Grande Encyclopédie des homosexualités.
Trois milliards de pervers"
Dits Ecrits tome II texte n°138
Le 25 mai 1974, la 17e chambre correctionnelle de Paris, présidée
par M. Alain Dupuis, condamnait le psychanalyste Félix Guattari,
directeur de la revue Recherches, pour «outrage aux bonnes
moeurs relevé dans le numéro de mars 1973 intitulé
Grande Encyclopédie des homosexualités. Trois milliards
de pervers». Ce numéro collectif, rédigé
non par des sexologues mais par des gens concernés par ces
questions, avait été saisi dès sa parution
«non en raison du sujet mais des mots et des photographies
employés [...], déballage libidineux d'une minorité
de pervers». Le jugement confirma la saisie et ordonna la
destruction de tous les numéros.
"Le corps est-ce autre chose que de la force de travail ? "
Il y a trois problèmes dans ce procès.
Le premier, qui est apparent, n'est pas, je crois, le plus important
: c'est celui de la liberté d'expression, c'est le problème :
pornographie ou pas pornographie ? C'est à ce plan que la
justice voudrait circonscrire le procès.
En fait, derrière cette première question, il y en
a une autre qui est beaucoup plus sérieuse : est-ce que oui
ou non, comme pratique sexuelle, l'homosexualité recevra
les mêmes droits d'expression et d'exercice que la sexualité
dite normale ? Mais ce n'est pas dans ces termes-là que les
magistrats entendent mener les débats.
En troisième lieu surgit le problème fondamental ;
le rapport entre la politique et la sexualité.
Est-ce que, en fait, la sexualité, la revendication des
droits sexuels, la possibilité de pratiquer la sexualité
que l'on veut constituent un droit politique ? Est-ce que l'on peut,
maintenant, autour de ces termes-là constituer un mouvement
qui ait des objectifs finalement politiques ? C'est tout le problème
de l'intégration de la sexualité dans la lutte politique.
Et c'est bien là le problème fondamental posé
par ce procès. Seulement, ni le pouvoir ni les magistrats
qui le représentent ne voudraient que la question soit posée
de cette façon. Alors, ils ont limité le procès
à cette interrogation beaucoup plus facile qui consiste à
se demander : est-ce de la pornographie ou n'en est-ce pas ?
Est-ce que la revue incriminée constitue un numéro
d'études et de recherches véritablement sérieuses,
universitaires, académiques ou bien, au contraire, est-ce
un ensemble de cochonneries ? Je ne pense pas qu'il faille se faire
piéger à ce niveau-là. Le contenu de la revue,
la nature des dessins, la valeur, la limite de pornographie qu'ils
franchissent ou qu'ils ne franchissent pas, tout cela n'a, je crois,
aucune importance. Le problème sérieux, encore une
fois, c'est la sexualité dans la politique.
Quand on voit, aujourd'hui, l'importance que revêtent le
M.L.F., le problème de l'avortement, quand on assiste à
la candidature de pitre de M. Royer, on peut être sûr
qu'il s'agit d'un secteur clef de la société actuelle.
Et non seulement de la société, mais aussi de la politique.
Depuis des siècles règne toute une politique du corps.
Le corps humain, en effet, a été, depuis les XVIIe
et XVIIIe siècles, à la fois utilisé, quadrillé,
enserré, encorseté comme force de travail. Cette politique
consistait à en extraire le maximum de forces utilisables
pour le travail, et le maximum de temps utilisable pour la production.
Actuellement, ce qui est mis en question, c'est ceci : va-t-on pouvoir
ou non récupérer son propre corps, et aussi le corps
des autres - avec tous les rapports que cela implique - pour autre
chose que cette utilisation de la force de travail ?
C'est cette lutte pour le corps qui fait que la sexualité
est un problème politique. Il est compréhensible,
dans ces conditions, que la sexualité dite normale, c'est-à-dire
reproductrice de la force de travail - avec tout ce que cela suppose
de refus des autres sexualités et aussi d'assujettissement
de la femme -, veuille se montrer normative. Et il est tout aussi
normal que, dans le mouvement politique tendant à la récupération
du corps, on trouve des mouvements pour la libération de
la femme, ainsi que pour l'homosexualité masculine ou féminine.
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