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Politique et éthique : une interview
Michel Foucault
Dits Ecrits Tome IV Texte n°341

«Politics and Ethics : An Interview» («Politique et éthique : une interview» ; entretien avec M. Jay, L. Löwenthal, P. Rabinow, R. Rorty et C. Taylor ; université de Berkeley, avril 1983), réponses traduites en anglais, in Rabinow (P.), éd., The Foucault Reader, New York, Pantheon Books, 1984, pp. 373-380.

Dits Ecrits Tome IV Texte n°341


- Il a beaucoup été question, ces derniers temps, en Amérique, de comparaisons entre votre travail et celui de Jürgen Habermas. On a pu dire que vous vous préoccupiez davantage d'éthique, et lui de politique. Habermas, par exemple, depuis ses toutes premières lectures, voit en Heidegger un héritier politiquement désastreux de Nietzsche. Il associe Heidegger au néoconservatisme allemand. Les néoconservateurs sont, pour lui, les héritiers conservateurs de Nietzsche, alors que vous en êtes l'héritier anarchiste. Mais ce n'est pas ainsi que vous interprétez la tradition philosophique, n'est-ce pas ?

- C'est un fait. Quand Habermas était à Paris, nous avons longuement discuté, et en effet j'ai été très frappé de l'entendre constater combien pour lui le problème de Heidegger et des implications politiques de la pensée de Heidegger était quelque chose de tout à fait présent et important. Dans ce qu'il m'a dit, il y a une chose qui me laisse rêveur, et sur laquelle j'aimerais bien me réinterroger : après m'avoir expliqué comment, en effet, la pensée de Heidegger constituait un désastre politique, il m'a parlé de l'un de ses professeurs qui était un grand kantien, très connu vers 1930-1940, et m'a expliqué combien il avait été étonné et déçu, lorsque, regardant dans des fichiers de bibliothèque, il avait retrouvé vers 1934 des textes de cet illustre kantien qui étaient complètement nazis.

Je viens ces jours-ci de faire la même expérience avec Max Pohlenz, qui toute sa vie s'est fait le hérault des valeurs universelles du stoïcisme. Je suis tombé sur son texte de 1934 consacré au Führertum dans le stoïcisme *. Relisez la page d'introduction et les dernières remarques du livre sur le Führersideal et sur le véritable humanisme que constitue le Volk animé par la direction du chef... Heidegger n'a rien écrit de plus grave. Rien de cela ne condamne le stoïcisme ou le kantisme, bien entendu.

* Pohlenz (M.), Antikes Führertum, Cicero de Officiis und das Lebensideal des Panaitios, Leipzig, Teubner, 1934.

Mais, je pense qu'il faut prendre conscience de plusieurs faits : le peu de lien «analytique» qu'il y a entre une conception philosophique et l'attitude politique concrète de celui qui s'en réclame ; les «meilleures» théories ne constituent pas une protection bien efficace contre des choix politiques désastreux ; certains grands thèmes comme l’«humanisme» peuvent servir à n'importe quoi, comme à montrer avec quelle gratitude Pohlenz aurait salué Hitler.

Je n'en conclus pas qu'on peut dire n'importe quoi dans l'ordre de la théorie ; mais, au contraire, qu'il faut avoir une attitude exigeante, prudente, «expérimentale» ; il faut à chaque instant, pas à pas, confronter ce qu'on pense et ce qu'on dit à ce qu'on fait et ce qu'on est. Peu m'importent ceux qui disent : «Vous empruntez des idées à Nietzsche ; or Nietzsche a été utilisé par les nazis, donc...» ; mais en revanche m'a toujours importé de lier, d'une façon aussi serrée que possible, l'analyse historique et théorique des relations de pouvoir, des institutions et des connaissances avec les mouvements, les critiques et les expériences qui les mettent en question dans la réalité. Si j'ai tenu à toute cette «pratique», ce n'est pas pour «appliquer» des idées ; mais pour les éprouver et les modifier. La clef de l'attitude politique personnelle d'un philosophe, ce n'est pas à ses idées qu'il faut la demander, comme si elle pouvait s'en déduire, c'est à sa philosophie, comme vie, c'est à sa vie philosophique, c'est à son êthos.

Parmi les philosophes français qui ont fait de la résistance pendant la guerre, l'un était Cavaillès, un historien des mathématiques qui s'intéressait au développement de leurs structures internes. Aucun des philosophes de l'engagement politique, ni Sartre, ni Simone de Beauvoir, ni Merleau-Ponty, n'a fait quoi que ce soit.

- Est-ce là quelque chose qui pourrait aussi s'appliquer à votre travail historique ? Il me semble que ceux qui vous lisent voient en vous, plus que vous ne le souhaiteriez, un penseur politique -ou est-ce aller trop loin ? Faire de vous un héritier anarchiste de Nietzsche me paraît tout à fait erroné ; c'est placer votre travail dans un mauvais contexte.

- Je serais assez d'accord pour dire qu'en effet ce qui m'intéresse c'est beaucoup plus la morale que la politique ou, en tout cas, la politique comme une éthique.

- Mais pourrait-on dire cela de votre travail d'il y a cinq ou dix ans ? Autrement dit, de l'époque où vous faisiez figure plus de philosophe ou d’historien du pouvoir que d’historien du soi ou du sujet ? Sans doute est-ce cela qui a fait qu'on vous a plus volontiers perçu comme quelqu'un qui prônait une conception différente de la politique que comme quelqu'un qui n'en prônait aucune, C'est la raison pour laquelle marxistes, habermasiens et autres ont vu en vous une figure qu'il fallait combattre.

- Ce qui m'a frappé c'est que, depuis le début, j'ai été considéré par les marxistes comme un ennemi, par les gens de droite comme un ennemi, par des gens du centre comme un ennemi. Je pense que si mon travail était un travail essentiellement politique, il arriverait bien à trouver sa place quelque part.

- Où ?

- Je ne sais pas... S'il était politique, il faudrait bien qu'il trouve sa localisation dans le champ politique. En fait j'ai surtout voulu poser des questions à la politique et faire apparaître dans le champ de la politique comme de l'interrogation historique et philosophique, des problèmes qui n'y avaient pas droit de cité. Les questions que j'essaie de poser ne sont pas déterminées par une conception politique préalable et ne tendent pas à la réalisation d'un projet politique défini.

C'est sans doute cela que les gens veulent dire lorsqu'ils me reprochent de ne pas présenter de théorie d'ensemble. Mais je crois justement que les formes de totalisation offertes par la politique sont toujours, en fait, très limitées. J'essaie, au contraire, en dehors de toute totalisation, à la fois abstraite et limitative, d'ouvrir des problèmes aussi concrets et généraux que possible -des problèmes qui prennent la politique à revers, traversent les sociétés en diagonale, et sont tout à la fois constituants de notre histoire et constitués par elle ; ainsi le problème des rapports raison/folie, ainsi la question de la maladie, du crime ou de la sexualité. Et il fallait essayer de les poser comme questions d'actualité et d'histoire, comme des problèmes moraux, epistémologiques et politiques.

- Et tout cela est difficile à situer à l'intérieur d'une lutte qui est déjà engagée, puisque les limites sont fixées par d'autres...

- Il est difficile de projeter ces questions qui sont à plusieurs dimensions, à plusieurs faces, dans un espace personnel politique. Il y a eu des marxistes pour dire que j'étais un danger pour la démocratie occidentale - ça a été écrit -, un socialiste a écrit que le penseur qui m'était le plus proche, c'était Adolf Hitler dans Mein Kampf J'ai été considéré par des libéraux comme un technocrate agent du gouvernement gaulliste, j'ai été considéré par les gens de droite, gaullistes ou autres, comme un dangereux anarchiste de gauche ; un professeur américain a demandé pourquoi on invitait dans les universités américaines un crypto-marxiste comme moi qui était manifestement un agent du K.G.B., etc. Ça n'a aucune importance ; nous avons tous été exposés à ça, et j'imagine que vous aussi. Il ne s'agit pas du tout de faire un cas particulier de ma situation, mais, si vous voulez, je pense qu'à poser ce genre de question éthico-épistémologico-politique on ne se situe pas sur un échiquier.

- L'appellation de penseur éthique, se rapportant à vous, me paraît juste, très intéressante, mais il faut préciser que vous n'êtes pas purement contemplatif Cela fait des années que vous menez une action dans des secteurs bien particuliers de la société française, et, ce qui est intéressant, ce qui aussi, peut-être, constitue un défi majeur pour les partis politiques, c'est la manière dont vous procédez, reliant une analyse à un type d'action qui n'est pas idéologique en lui-même, et qui donc est plus difficile à nommer... De plus, vous aidez d'autres gens à mener leurs luttes dans des domaines spécifiques ; nous avons là, assurément, une éthique, si l'on peut dire, de l'interaction entre la théorie et la pratique ; une éthique qui consiste à les lier l'une à l'autre. La pensée et l'action sont liées de manière éthique, mais cette manière produit des résultats qu'il faut bien appeler politiques.

- Oui, mais je pense que l'éthique est une pratique, et l'êthos, une manière d'être. Prenons un exemple qui nous touche tous, la Pologne. Si l'on pose la question de la Pologne en termes proprement politiques, il est évident qu'on arrive vite à dire qu'on ne peut rien faire. On ne peut pas faire un débarquement de parachutistes et on ne peut pas envoyer des blindés pour délivrer Varsovie. Je crois que politiquement il faut se rendre compte de ça, mais je crois qu'on est bien d'accord pour dire que, pour des raisons éthiques, il faut poser le problème de la Pologne sous la forme d'une non-acceptation de ce qui se passe là-bas et de la passivité de nos gouvernements, et je crois que c'est là une attitude qui est éthique mais qui est aussi politique ; elle ne consiste pas à dire seulement je proteste mais à faire de cette attitude un fait politique aussi consistant que possible, et dont ceux qui gouvernent ici ou là-bas seront bien obligés, d'une certaine manière, de tenir compte.

- Il y a une manière d'envisager la politique - on l'associe, aux États-Unis, à Hannah Arendt, et maintenant à Jürgen Habermas qui, plutôt que de considérer le pouvoir comme un rapport de domination, voit sa possibilité dans l'action concertée, l'action commune. Cette idée que le pouvoir peut être un consensus, une sphère d'intersubjectivité, une action commune est une idée que votre travail semble vouloir ébranler. On aura du mal à trouver dans votre oeuvre la vision d'une politique différente. Peut-être, en ce sens, pouvez-vous être perçu comme un penseur antipolitique.

- Je vais prendre des exemples très simples, mais qui, je pense, ne s'écarteront pas du thème que vous avez choisi : si on prend le système pénal, les questions qui sont posées actuellement, on sait bien que, dans beaucoup de pays démocratiques, on essaie de faire fonctionner la justice pénale sous une autre forme, sous la forme de ce qu'on appelle aux États-Unis informaI justice, en France, forme sociétale. C'est-à-dire que l'on donne en réalité à des groupes, à des leaders dans des groupes une certaine forme d'autorité qui obéit à d'autres règles et à d'autres instruments, mais qui produit aussi des effets de pouvoir qui ne sont pas forcément valables du seul fait qu'ils ne sont pas étatiques, qu'ils ne passent pas par le même réseau d'autorité. Pour en revenir à votre question, l'idée d'une politique consensuelle peut en effet, à un moment donné, servir soit de principe régulateur, soit surtout de principe critique par rapport à d'autres formes politiques ; mais je ne crois pas que ça liquide le problème de la relation de pouvoir.

- Puis-je, à ce sujet, vous poser une question, partant de Hannah Arendt ? Arendt réservait l'emploi du mot «pouvoir» à un seul des deux bords, mais utilisons-le dans un sens plus large, disons qu'elle a entrevu les deux versants possibles du pouvoir. Il existe, entre les gens, des rapports qui leur permettent d'accomplir des choses qu'ils n'auraient pas pu accomplir autrement ; les gens sont liés par des rapports de pouvoir au sens où ils ont, ensemble, une capacité dont ils ne disposeraient pas seuls ; et cela suppose, entre autres choses, une communauté de vues, qui peut aussi impliquer des rapports de subordination, parce que l'une des conditions nécessaires de cette action commune peut être d'avoir des têtes, ou des leaders -mais cela, pour Hannah Arendt, ne saurait constituer des rapports de domination ; ensuite, il existe un autre aspect du pouvoir, un aspect en quelque sorte sous-entendu dans ces mêmes rapports : celui qui met en jeu, de manière non équivoque, des rapports de domination de certains individus sur d'autres. Reconnaissez-vous ces deux aspects du pouvoir ? Ou bien le pouvoir se définit-il plutôt, pour vous, en termes du second aspect ?

- Vous avez tout à fait raison de poser ce problème du rapport de domination parce que, en effet, il me semble que, dans beaucoup d'analyses qui ont été faites par Arendt ou, en tout cas, dans cette perspective-là, on dissociait assez constamment la relation de domination de la relation de pouvoir ; mais je me demande si cette distinction n'est pas un peu verbale ; on peut bien en effet reconnaître que certaines relations de pouvoir fonctionnent de telle manière que globalement elles constituent un effet de domination, mais le réseau constitué par les relations de pouvoir ne permet guère de distinction tranchée. Je pense qu'à partir de ce thème général il faut être à la fois extrêmement prudent et empirique. Rien ne prouve, par exemple, que dans la relation pédagogique - je veux dire, dans la relation d'enseignement, ce passage qui va de celui qui sait le plus à celui qui sait le moins -ce soit l'autogestion qui donne les meilleurs résultats ; rien ne prouve au contraire que ça ne bloque pas les choses. Donc je dirais oui en gros, sous réserve qu'il faut regarder tous les détails.

- Si l'on pose que le modèle du consensus n'est peut-être qu'une possibilité fictive, il reste que les gens peuvent agir en fonction de cette fiction de telle manière que les résultats obtenus soient supérieurs à l'action qui résulterait de cette conception, à mon sens plus déprimante, de la politique comme domination et répression ; en sorte que si, empiriquement, vous avez raison, et si l'utopie peut ne jamais se réaliser, pragmatiquement, cela pourrait en un sens être mieux, plus sain, plus libérateur - associez à cela les valeurs positives que vous voudrez -si le consensus restait pour nous un but à atteindre, plutôt qu'un but que nous rejetons et déclarons hors de notre portée,

- Oui, c'est là ce que je pense en tant que, disons, principe critique...

- Principe régulateur ?

- Je ne dirais peut-être pas principe régulateur, ce serait aller trop loin parce que, à partir du moment où vous dites principe régulateur, vous admettez que c'est bien en fonction de cela que doit s'organiser le fait, dans des limites qui peuvent être définies par l'expérience ou le contexte. Je dirais plutôt que c'est peut-être une idée critique à avoir en permanence : se demander quelle est la part de non-consensualité qui est impliquée dans une telle relation de pouvoir, et est-ce que cette part de non-consensualité est nécessaire ou non, et alors on peut interroger toute relation de pouvoir dans cette mesure-là. Je dirais à la limite : il ne faut peut-être pas être pour la consensualité, mais il faut être contre la non-consensualité.

- Le problème de l'assujettissement n'est pas le même que celui de la mise en ordre. À l'époque actuelle, nous voyons très souvent, au nom du consensus, de la libération, de l'expression personnelle, etc., une mise en oeuvre tout à fait différente des champs de pouvoir, qui n'est pas la domination au sens strict, mais qui n'est tout de même pas très attrayante. À mon avis, l'une des avancées effectuées par les analyses du pouvoir a été de montrer que certaines conceptions d'un assujettissement qui n'était pas une mise en ordre au sens strict pouvaient néanmoins être très dangereuses.

- Le pouvoir de type disciplinaire tel que celui qui est exercé qui a été exercé du moins -dans un certain nombre d'institutions, un peu au fond celles que Goffman appelait les institutions totales, est absolument localisé, c'est une formule inventée à un moment donné, qui a produit un certain nombre de résultats, a été éprouvée comme totalement insupportable ou partiellement insupportable ; mais il est clair que ce n'est pas cela qui représente de façon adéquate toutes les relations de pouvoir et les possibilités de relations de pouvoir. Le pouvoir, ce n'est pas la discipline ; la discipline est une procédure possible du pouvoir.

- Mais n'y a-t-il pas de rapports de discipline qui ne soient pas nécessairement des rapports de domination ?

- Bien sûr, il y a des disciplines consensuelles. J'ai essayé d'indiquer les limites de ce que je voulais faire, c'est-à-dire l'analyse d'une figure historique précise, d'une technique précise de gouvernement des individus. Par conséquent, ces analyses-là ne peuvent aucunement, dans mon esprit, valoir comme une analytique générale de toute relation de pouvoir possible.