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Michel Foucault
(sur la situation en Pologne)
«Il n'y a pas de neutralité possible»
Dits Ecrits tome IV texte n°319

«Michel Foucault : Il n'y a pas de neutralité possible.» (entretien avec D. Eribon et A. Lévy- Willard), Libération, no 434, 9-10 octobre 1982, p. 3.

Dits Ecrits tome IV texte n° 319


- De retour d'un voyage en Pologne, en compagnie de Bernard Kouchner et de Simone Signoret, vous avez été particulièrement choqué par les «excuses» de Maxime Gremetz, membre du bureau politique du P.C., ce matin au micro d'Europe 1, justifiant la mise hors la loi de Solidarité au nom «d'un danger de guerre civile en Pologne».

- C'est pire qu'une erreur, c'est une falsification. La guerre civile, ce sont les hommes du 13 décembre qui l'ont déclarée au peuple polonais qui était tout entier derrière Solidarité ; ce sont eux, et eux seuls, qui ont parlé de guerre, et qui l'ont faite en tuant, en emprisonnant. Qui donc crée les conditions de la guerre civile, sinon ceux qui tuent -alors que Solidarité a été non violente ? Qui donc pousse à la guerre, sinon ceux qui, d'un tour de main, subtilisent l'avenir de ceux qui ont vingt ans ? Solidarité, elle, était l'espoir. Maxime Gremetz et ceux qui, comme lui, avalisent les mesures de Jaruzelski, ce sont ceux-là les fauteurs de guerre. Mais la déclaration de Gremetz nous concerne, nous. Il y a donc, dans un Parti communiste occidental, un responsable pour considérer que l'exercice de libertés syndicales, le droit de grève, la possibilité pour les ouvriers de désigner leurs représentants et de s'organiser librement constituent un danger de guerre civile. Ainsi, pour un communiste français, l'activité syndicale dans un pays socialiste, c'est la guerre à l'état endémique.

Autant que je sache, Maxime Gremetz est le porte-parole d'un parti qui est au gouvernement. Je ne crois pas qu'on puisse se dispenser de poser aux socialistes la question : «Qu'est-ce que c'est pour vous de gouverner avec des gens qui pensent de cette façon ? Quelle politique commune est possible dans ces conditions ?»

Il ne faut pas que le gouvernement s'imagine que c'est un mauvais moment à passer, et que dans quelques mois tout sera rentré dans l'ordre. La question polonaise est ouverte, le restera longtemps. Et, régulièrement, il se trouvera confronté à la question de définir sa politique pour ou contre les oppressions en Pologne. Il n'y aura pas de neutralité possible.

- Si l'on en croit Pierre Mauroy, au Sénat, le gouvernement laisse entendre que l'adoption de la loi anti-Solidarité «serait une entrave aux relations franco-polonaises...».

- C'est une bonne déclaration. On verra de quels effets elle sera suivie. Lionel Jospin a sollicité du P.C. un certificat de bilan globalement positif du gouvernement. Il faudrait que, de la façon la plus claire, le gouvernement - communistes compris - porte un jugement définitivement et totalement négatif sur les mesures prises en Pologne.

- Les Polonais que vous avez rencontrés au cours de ce voyage vous ont-ils précisé quelle forme de soutien ils attendaient des pays occidentaux ?

- Nous leur avons souvent posé la question. L'aide humanitaire vêtements, médicaments, nourriture - a certainement été précieuse, mais il ne faut pas s'imaginer que la Pologne est un pays qui bascule dans la famine. La situation n'y est pas «africaine». Ce qu'ils nous ont demandé le plus souvent ? «Parlez de la Pologne, parlez-en sans cesse.» La stratégie du gouvernement polonais n'est que le premier volet d'un diptyque, le second sera sans doute la levée de l'état de siège - levée qui sera d'autant moins risquée que la législation antisyndicale sera plus rigoureuse. Par la levée de l'état de siège, les autorités polonaises espèrent regagner leur «honorabilité» internationale. Si bien que les choses pourront, en apparence, être «comme avant». Il pourra bien y avoir «normalisation», comme on dit. Mais la normalisation, c'est le régime de l'oppression «normale» dans un pays socialiste ; ce n'est aucunement l'acceptation, l'adhésion, la passivité de la population. L'expérience des années passées est ineffaçable : elle continuera à former et à soutenir toute une «morale» des comportements individuels et collectifs. De ce point de vue, la multiplication des contacts entre les Polonais et l'extérieur est vitale. Ils ont besoin qu'on sache ce qu'ils sont, ce qu'ils pensent, ce qu'ils font.

- Quel jugement les Polonais portent-ils sur le rôle de ta France ?

- Je crois que les Polonais ont apprécié le fait que la France a été, en décembre, le pays dont les réactions ont été les plus fermes, alors qu'ailleurs le profil moyen des réactions était fort bas. Mais beaucoup ont été choqués par la politique ultérieure à l'égard du bloc de l'Est : rééchelonnement des dettes, gazoduc, coopération économique et scientifique. Il y a des Polonais qui boycottent l'ambassade de France et les instituts culturels à cause de cette politique.

A l'échelle historique, les Polonais ont déjà fait l'expérience du lâchage occidental. Quand je vivais en Pologne, il y a vingt ans, j'ai souvent entendu ce grief séculaire. Je l'ai entendu à nouveau ces jours derniers, mais sous une autre forme : «Non seulement l'Occident nous a abandonnés, mais il s'est abandonné lui-même.» Un universitaire m'a dit : «La première chose que nous vous demandons, c'est de vous soucier un peu de vous.»

- Que voulait-il dire ?

-Je crois qu'il pensait au fait que l'Europe occidentale n'a jamais accepté de regarder en face, depuis trente-cinq ans, le problème de l'Europe et du partage qui la déchire. L'unité économique de l'Europe de l'Ouest, son indépendance politique, on en a beaucoup parlé et on a beaucoup fait à ce sujet. Mais, enfin, l'Europe est partagée par une ligne qui n'est pas imaginaire du tout. Une bonne moitié de l'Europe vit dans un état d'exception, dans une oppression politique, économique, idéologique qui a rarement eu son équivalent dans l'histoire, et nous acceptons cela comme un destin. On va même jusqu'à nous faire croire que des accords intangibles ont fixé à jamais cet état de choses. Ne plus pouvoir penser dans un avenir historique un état de choses politiques, c'est en cela que consiste l'abandon que les Polonais nous reprochent.

Nous ne vivons pas dans le même temps qu'eux. Ils ne peuvent penser aux transformations politiques que dans la forme d'une histoire à long terme. Ils nous demandent d'essayer de penser, nous aussi, et avec eux, cette histoire. Je me souviens du demi-sourire triste d'un Polonais me disant : «Bien sûr, nous sommes optimistes ! Il n'y a pas d'empire qui ne s'effondre après plusieurs siècles.»