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« Che cos'è Lei Professor Foucault ? » («
Qui êtes-vous, professeur Foucault ? » ; entretien avec
P. Caruso ; trad. C. Lazzeri), La Fiera letteraria, année
XLII, no 39, 28 septembre 1967, pp.11-15.
Le texte entre crochets ne figure pas dans l'entretien publié
en 1967, mais dans sa reprise in Caruso (P), Conversazioni con Claude
Lévi-Strauss, Michel Foucault, Jacques Lacan, Milan, Mursia,
1969, pp.91-131. (Voir infra no 61.)
Dits et Ecrits tome I texte n° 50
« Conversation avec Michel Foucault » Michel Foucault
Conversazione con Michel Foucault» («Conversation avec Michel Foucault»; entretien avec P. Caruso; trad. C. Lazzeri), in Caruso (P.), Conversazioni con Claude Lévi-Strauss,
Michel Foucault, Jacques Lacan, Milan, Mursia, 1969, pp. 91-131. Voir supra no 50.
Dits Ecrits Tome I Texte n°61
- Pouvez-vous me parler de votre formation culturelle, retracer
l'itinéraire que vous avez parcouru pour parvenir à
vos positions actuelles ? Je fais surtout allusion aux positions
exprimées dans le livre paru l'an dernier, Les Mots et les
Choses, grâce auquel vous êtes devenu un personnage
public, et pas seulement en France.
- Il m'est un peu difficile de décrire l'itinéraire
qui m'a conduit aux positions actuelles, pour la bonne raison que
j'espère justement n'être pas déjà parvenu
au point d'arrivée. C'est seulement au terme du parcours
que l'on peut établir véritablement l'itinéraire
que l'on a suivi. Le livre que j'ai publié l'an dernier est
un livre de travail ; en conséquence, c'est un livre de transition,
un livre qui me permet, qui, j'espère, me permettra d'aller
au-delà.
- Dans quelle direction ?
- Il me semble l'apercevoir déjà. Mais je ne peux
pas affirmer que la direction que je perçois maintenant sera
la direction définitive, celle que peut découvrir
seulement celui qui, à la fin de sa vie, se retourne vers
ce qu'il a réalisé.
- Et si vous cherchiez à la reconstruire malgré tout,
en vous imaginant sur le point de mourir ?
- Eh bien, je vous dirais alors que, pendant les années
cinquante, comme tous ceux de ma génération, j'étais
préoccupé face au grand exemple de nos nouveaux maîtres,
et sous leur influence, par le problème de la signification.
Nous avons tous été formés à l'école
de la phénoménologie, à l'analyse des significations
immanentes au vécu, des significations implicites de la perception
et de l'histoire. J'ai été en outre préoccupé
par le rapport qui pourrait exister entre l' existence individuelle
et l'ensemble des structures et des conditions historiques dans
lesquelles une telle existence individuelle apparaît ; par
le problème des rapports entre sens et histoire, ou aussi
entre méthode phénoménologique et méthode
marxiste. Et je crois que, comme chez tous ceux de ma génération,
s'est produit en moi, entre les années cinquante et cinquante-cinq,
une sorte de conversion qui semblait négligeable au départ,
mais qui en réalité, par la suite, nous a profondément
différenciés : la petite découverte, ou si
vous voulez la petite inquiétude qui en a été
à l'origine, a été l' inquiétude face
aux conditions formelles qui peuvent faire que la signification
apparaisse. En d'autres termes, nous avons réexaminé
l'idée husserlienne selon laquelle il existe partout du sens
qui nous enveloppe et qui nous investit déjà, avant
même que nous ne commencions à ouvrir les yeux et à
prendre la parole. Pour ceux de ma génération, le
sens n'apparaît pas tout seul, il n'est pas «déjà
là», ou plutôt, «il y est déjà»,
oui, mais sous un certain nombre de conditions qui sont des conditions
formelles. Et, depuis 1955, nous nous sommes principalement consacrés
à l'analyse des conditions formelles de l'apparition du sens.
-Comment situeriez-vous les quatre livres que vous avez écrits
jusqu'ici ?
- Dans Histoire de la folie et dans Naissance de la clinique, j'ai
cherché à analyser les conditions selon lesquelles
un objet scientifique pouvait se constituer.
- L'«archéologie du regard clinique» et l'
«archéologie de la folie».
- Précisément. Le problème est celui-là.
Il existait, dans toutes les cultures de l'Occident, certains individus
qui étaient considérés comme fous et certains
individus qui étaient considérés comme malades
: il s'agissait pour ainsi dire de significations immédiatement
vécues dans la société qui reconnaissait sans
hésiter les malades et les fous. Ces significations se sont
brutalement modifiées lorsque sont apparus de nouvelles connaissances,
des corpus scientifiques déterminés et dès
qu'est apparu quelque chose comme une médecine mentale ou
une psychopathologie, et quelque chose comme une médecine
clinique à la fin du XVIIIE siècle. Mon problème
a été de montrer comment il a pu se faire que les
significations immédiatement vécues à l'intérieur
d'une société puissent apparaître comme des
conditions suffisantes pour la constitution d'un objet scientifique.
[Pour que la folie et la maladie mentale cessent de posséder
une signification immédiate et deviennent objet d'un savoir
rationnel, il a fallu qu'un certain nombre de conditions soient
réunies, conditions que j'ai cherché à analyser.
Il s'agissait pour ainsi dire de l' «interruption» entre
sens et objet scientifique, c'est-à-dire des conditions formelles
d'apparition d'un objet dans un contexte de sens.
- Mais est-ce que cela ne contredit pas ce que vous disiez au départ
?
- En apparence. Je vous parlais de notre génération
et de la manière dont nous nous sommes préoccupés
des conditions de l'apparition du sens. Maintenant, à l'inverse,
je suis en train de vous dire que je me préoccupais de la
manière selon laquelle le sens disparaissait, comme éclipsé,
par la constitution de l'objet. Eh bien, c'est justement dans cette
mesure que je ne peux pas être assimilé à ce
qui a été défini comme «structuralisme».
Le structuralisme pose le problème des conditions formelles
de l'apparition du sens, en partant surtout de l'exemple privilégié
du langage : le langage étant lui-même un objet extraordinairement
complexe et riche à analyser. Mais, en même temps,
il sert de modèle pour analyser l'apparition d'autres significations
qui ne sont pas exactement des significations d'ordre linguistique
ou verbal. Or, de ce point de vue, on ne peut pas dire que je fasse
du structuralisme, puisque au fond je ne me préoccupe ni
du sens ni des conditions dans lesquelles apparaît le sens,
mais des conditions de modification ou d'interruption du sens, des
conditions dans lesquelles le sens disparaît pour faire apparaître
quelque chose d'autre.]
- Comment se manifeste dans la mentalité d'aujourd'hui le
fait que la maladie et la folie soient devenues un objet scientifique
particulier ?
- Chaque société établit toute une série
de systèmes d'opposition -entre bien et mal, permis et défendu,
licite et illicite, criminel et non criminel ; toutes ces oppositions,
qui sont constitutives de chaque société, se réduisent
aujourd'hui en Europe à la simple opposition entre normal
et pathologique. Cette opposition est non seulement plus simple
que les autres, mais elle présente en outre l'avantage de
nous laisser croire qu'il existe une technique qui permet de réduire
la pathologique au normal. [Ainsi, face au délit, à
la déviation sexuelle, etc., on dit : c'est un cas pathologique.
Or cette codification de toutes les oppositions dans l'opposition
entre normal et pathologique se produit, au fond, grâce à
une opposition de rechange, implicite dans notre culture, mais très
active bien que quasi invisible : l'opposition entre folie et raison.
Pour pouvoir dire qu'un criminel est un cas pathologique, il faut
commencer par dire qu'il s'agit d'un fou ; puis on dira que chaque
fou est un malade mental, donc, un cas pathologique. C'est ainsi
que le criminel peut entrer dans la catégorie du pathologique.
En d'autres termes, l'opposition folie-raison fonctionne comme une
opposition de rechange qui permet de traduire toutes les vieilles
oppositions propres à notre culture dans l'opposition majeure,
souveraine, monotone entre normal et pathologique.]
- Et pourtant, il existe beaucoup de phénomènes,
même sur le plan de la coutume, qui cadrent mal avec ce schéma
: un exemple parmi les plus évidents, la redécouverte
de la drogue de la part de notre société occidentale,
- Avec l'introduction de la drogue dans notre société,
on assiste en effet un peu à l'opération inverse :
chercher à restituer à l'opposition folie-raison son
autonomie, plutôt que de la considérer simplement comme
un code de remplacement entre deux systèmes d'opposition,
dépathologiser cette folie et la revendiquer comme une opposition
culturelle non pathologique, c'est-à-dire non réductible
en terme d'opposition entre normal et pathologique. Et, de fait,
ceux qui en pleine santé se déterminent librement
et volontairement à prendre du LSD, à entrer pendant
une période de douze heures dans un état de «non-raison»
font l'expérience de la folie en dehors de l'opposition entre
le normal et le pathologique.
- Pensez-vous donc que la drogue puisse assumer à l'intérieur
de notre culture même une autre signification, celle d'un
élargissement des horizons de notre mentalité jusqu'à
y inclure de nouvelles formes de sensibilité ? Pensez-vous,
par exemple, que l'on peut parler d'une irruption de la pensée
et de la culture de certaines civilisations orientales au sein de
la civilisation occidentale ?
- Non, je pense à l'inverse qu'il se produit le phénomène
opposé. En apparence depuis cent cinquante ans, disons depuis
Schopenhauer, nous nous orientalisons ; en réalité,
c'est précisément parce que le monde entier s'occidentalise
que l'Occident devient relativement plus perméable à
la philosophie indienne, à l'art africain, à la peinture
japonaise, à la mystique arabe. La philosophie hindoue, l'art
africain acquièrent une conscience de soi en vertu de ces
structures par lesquelles la civilisation occidentale les assimile
relativement. En conséquence, l'utilisation de la drogue
ne me semble pas du tout une façon pour l'Occidental de s'ouvrir
à l'Orient. Il me semble que la drogue dans son utilisation
orientale avait pour fonction essentielle d'arracher l'homme à
la folle illusion selon laquelle le monde existe et de lui révéler
une autre réalité qui était l'anéantissement
de l'individu ; l'utilisation que l'on en fait aujourd'hui se révèle,
s'il en est, individualiste : il s'agit de retrouver en soi les
possibilités internes de la folie. Non pas, donc, dissiper
la folie du normal pour recueillir la vraie réalité,
selon l'utilisation orientale de la drogue, mais récupérer
à travers la raison du monde une folie individuelle dont
nous sommes les détenteurs involontaires.
- Pour revenir à votre oeuvre, il me semble que, dans le
livre sur Raymond Roussel, vous analysez aussi le cas de cet écrivain
comme exemple de la réévaluation actuelle de la «folie»,
- Certainement. Ce livre constitue une petite recherche, en apparence
marginale. Roussel, en effet, a été soigné
par les psychiatres, par Pierre Janet en particulier. Ce dernier
a diagnostiqué en lui un beau cas de névrose obsessionnelle,
chose qui d'ailleurs correspondait à la réalité.
Le langage de Roussel, à la fin du siècle dernier
et au début de celui-ci, ne pouvait être rien d'autre
qu'un langage fou et identifié comme tel. Et voilà
qu'aujourd'hui ce langage a perdu sa signification de folie, de
pure et simple névrose, pour s'assimiler à un mode
d'être littéraire. Brusquement, les textes de Roussel
ont rejoint un mode d'existence à l'intérieur du discours
littéraire. C'est précisément cette modification
qui m'a intéressé et qui m'a conduit à entreprendre
une analyse de Roussel. Non pas pour savoir si les significations
pathologiques étaient encore présentes ou si elles
étaient constitutives en quelque manière de l'oeuvre
de Roussel. Il m'était indifférent d'établir
si l'oeuvre de Roussel était ou non l'oeuvre d'un névrosé.
Je voulais voir, à l'inverse, comment le fonctionnement du
langage de Roussel pouvait désormais prendre place à
l'intérieur du fonctionnement général du langage
littéraire contemporain. [Ainsi, dans ce cas aussi, il ne
s'agit donc pas exactement du problème du structuralisme
: ce qui m'importait et que je cherchais à analyser n'était
pas tant l'apparition du sens dans le langage que le mode de fonctionnement
des discours à l'intérieur d'une culture donnée
: comment un discours avait pu fonctionner pendant une certaine
période comme pathologique et dans une autre comme littéraire.
C'était donc le fonctionnement du discours qui m'intéressait,
et non son mode de signification.]
- À quelle discipline appartient selon vous votre recherche
? À la philosophie ? S'agit-il d'une «critique»
qui pourrait servir d'appoint à certaines sciences humaines
?
- Il m'est difficile de classer une recherche comme la mienne à
l'intérieur de la philosophie ou des sciences humaines. Je
pourrais la définir comme une analyse des faits culturels
qui caractérisent notre culture. En ce sens, il s'agirait
de quelque chose comme d'une ethnologie de la culture à laquelle
nous appartenons. Je cherche en effet à me situer à
l'extérieur de la culture à laquelle nous appartenons,
à en analyser les conditions formelles pour en faire la critique,
non pas au sens où il s'agirait d'en réduire les valeurs,
mais pour voir comment elle a pu effectivement se constituer. [En
outre, par l'analyse des conditions mêmes de notre rationalité,
je mets en question notre langage, mon langage, dont j'analyse le
mode sur lequel il a pu surgir.]
- Bref, vous faites une ethnologie de notre culture ?
- Ou, à tout le moins, de notre rationalité, de notre
«discours».
- Mais ce que vous dites concerne immédiatement aussi la
philosophie contemporaine, concerne tout philosophe contemporain.
Surtout quand vous passez d'analyses spécifiques portant
sur des thèmes précis à des implications de
caractère plus général.
- Que ce que je fais ait quelque chose à voir avec la philosophie
est très possible, surtout dans la mesure où, au moins
depuis Nietzsche, la philosophie a pour tâche de diagnostiquer
et ne cherche plus à dire une vérité qui puisse
valoir pour tous et pour tous les temps. Je cherche à diagnostiquer,
à réaliser un diagnostic du présent : à
dire ce que nous sommes aujourd'hui et ce que signifie, aujourd'hui,
dire ce que nous disons. Ce travail d'excavation sous nos pieds
caractérise depuis Nietzsche la pensée contemporaine,
et en ce sens je puis me déclarer philosophe.
- Mais ce travail d'excavation, cette «archéologie»
est aussi un travail d' histoire.
- En effet, et il est curieux de voir comment certains en France,
et tout particulièrement les non-historiens, n'ont pas reconnu
dans mon dernier livre un livre d'histoire. Pourtant, c'est vraiment
un livre d'histoire. Les historiens ne s'y sont pas trompés,
mais les non-historiens ont prétendu que c'était un
livre destiné à nier l'histoire, à évacuer
l'histoire, à clore l'histoire. Cela dépend probablement
de la conception un peu simpliste qu'ils se font de l'histoire.
Pour eux, l'histoire est essentiellement un ensemble d'analyses
qui doivent en premier lieu suivre une linéarité bien
définie procédant de A à B, selon une évolution
trompeuse (le mythe de l'évolution comme pilier de l'histoire).
[En second lieu, ils conçoivent toujours l'histoire comme
une affaire entre l'individu et l'institution, la matérialité
des choses, le passé, en d'autres termes, comme une dialectique
entre une conscience individuelle et libre et l'ensemble du monde
humain pris dans sa pesanteur et son opacité. Avec ces présupposés,
on peut écrire des livres d'histoire très intéressants,
comme cela a d'ailleurs été fait depuis Michelet.
Mais je pense qu'il y a d'autres possibilités de faire oeuvre
d'histoire, et en cela je ne peux certes pas être considéré
comme quelqu'un qui a innové, car il y a longtemps que nombre
d'historiens de profession ont pratiqué des analyses du genre
de celles qui figurent dans Les Mots et les Choses : c'est ainsi
que l'un des plus illustres historiens contemporains, Braudel, ne
peut être tenu pour un partisan de cet idéal de l'histoire
évolutive, linéaire, dans laquelle la conscience joue
un rôle.
Il faut se garder, en somme, d'une conception linéaire excessivement
simple de l'histoire. On considère comme un problème
spécifiquement historique la compréhension de la manière
dont un certain événement succède à
un autre, et l'on ne considère pas comme historique un problème
qui pourtant l'est également : celui de comprendre comment
il est possible que deux événements puissent être
contemporains. Je voudrais faire observer, en outre, qu'il est assez
fréquent de considérer l'histoire comme le lieu privilégié
de la causalité : toute approche historique devrait se donner
pour tâche de mettre en évidence des rapports de cause
à effet. Et pourtant, il y a désormais plusieurs siècles
que les sciences de la nature -et depuis plusieurs décennies
les sciences humaines -se sont aperçues que le rapport causal
est impossible à établir et à contrôler
en termes de rationalité formelle : au fond, la causalité
n'existe pas en logique. Or on est justement en train de travailler
aujourd 'hui à l'introduction de relations de type logique
dans le champ de l'histoire. À partir du moment où
on introduit dans l'analyse historique des relations de type logique,
comme l'implication, l'exclusion, la transformation, il est évident
que la causalité disparaît. Mais il faut se défaire
du préjugé selon lequel une histoire sans causalité
ne serait plus une histoire.]
- Outre l'histoire «causale», votre dernier livre vise
d'autres objectifs polémiques : je me réfère
surtout aux idéologies dites «humanistes».
- En essayant de diagnostiquer le présent dans lequel nous
vivons, nous pouvons isoler comme appartenant déjà
au passé certaines tendances qui sont encore considérées
comme contemporaines. C'est précisément pour cela
que l'on a attribué une valeur polémique à
certaines de mes analyses, qui étaient pour moi seulement
des analyses. Vous vous êtes référé à
mon diagnostic sur l'humanisme. Dans Les Mots et les Choses, j'ai
cherché à poursuivre les deux directions de recherche
dont je vous parlais : il s'agissait de voir comment avait pu se
constituer un objet pour le «savoir» et comment avait
fonctionné un certain type de discours. J'ai cherché
à analyser le phénomène suivant : dans les
discours scientifiques que l'homme a formulés depuis le XVIIe
siècle, il est apparu au cours du XVIIIe siècle un
objet nouveau : l' «homme». Avec l'homme a été
donnée la possibilité de constituer les sciences humaines.
On a en outre assisté à l'émergence d'une espèce
d'idéologie ou de thème philosophique général
qui était celui de la valeur imprescriptible de l'homme.
Quand je dis valeur imprescriptible, je le dis en un sens très
précis, c'est-à-dire que l'homme est apparu comme
un objet de science possible -les sciences de l'homme -et en même
temps comme l'être grâce auquel toute connaissance est
possible. L'homme appartenait donc au champ des connaissances comme
objet possible et, d'autre part, il était placé de
façon radicale au point d'origine de toute espèce
de connaissance.
- Objet et sujet, en somme.
- Sujet de tout type de savoir et objet d'un savoir possible. Une
telle situation ambiguë caractérise ce qu'on pourrait
appeler la structure anthropologico-humaniste de la pensée
du XIXe siècle. Il me semble que cette pensée est
en train de se défaire, de se désagréger sous
nos yeux. Cela est dû pour une grande part au développement
structuraliste. À partir du moment où l'on s'est aperçu
que toute connaissance humaine, toute existence humaine, toute vie
humaine, et peut-être même l'hérédité
biologique de l'homme, se trouvent prises à l'intérieur
de structures, c'est-à-dire à l'intérieur d'un
ensemble formel d'éléments qui obéissent à
des relations qui peuvent être décrites par n'importe
qui, l'homme cesse pour ainsi dire d'être à soi-même
son propre sujet, d'être en même temps sujet et objet.
[On découvre que ce qui rend l'homme possible, c'est au fond
un ensemble de structures, structures qu'il peut certes penser et
décrire, mais dont il n'est pas le sujet, ou la conscience
souveraine. Cette réduction de l'homme aux structures dans
lesquelles il est pris me semble caractéristique de la pensée
contemporaine. C'est pourquoi l'ambiguïté de l'homme
en tant que sujet et objet ne me semble plus actuellement une hypothèse
féconde, un thème de recherche fécond.]
- En conséquence, vous affirmez par exemple qu'un penseur
comme Sartre, quels que soient ses mérites, appartient au
XIXe siècle. Et pourtant Sartre est sensible à l'exigence
d'une anthropologie qui soit non seulement historique mais structurale
; il ne cherche pas à nier les structures au profit du vécu
de la temporalité ou de l'histoire : il cherche, au contraire,
à concilier les deux niveaux, horizontal et vertical, progressif
et régressif, diachronique et synchronique, structural et
historique : tout son effort tend à concilier la praxis,
le sens avec ce qui se présente comme pure inertie au regard
du niveau de l'intentionnalité.
- Je répondrai que, selon moi, le vrai problème aujourd'hui
est constitué seulement en apparence par le rapport entre
synchronie et diachronie, ou entre structure et histoire. La discussion
semble en effet se développer sur ce thème. Mais,
à dire vrai, il ne viendrait à l'esprit d'aucun «structuraliste»
sérieux de vouloir nier ou réduire la dimension diachronique,
de même qu'aucun historien sérieux n'ignore la dimension
synchronique. C'est ainsi que Sartre entreprend l'analyse du synchronique
exactement comme Saussure, qui laisse une large place à la
possibilité d'une analyse diachronique, et tous les linguistes
peuvent étudier l'économie des transformations linguistiques
comme par exemple Martinet l'a fait en France. Bref, si le problème
se réduisait seulement à cela, il serait assez facile
de se mettre d'accord. Ce n'est d'ailleurs pas pour rien que l'on
a assisté sur ce point à des discussions très
intéressantes, mais jamais à de graves polémiques.
La polémique, à l'inverse, est apparue et a atteint
assez récemment un degré d'intensité élevé,
lorsque nous avons mis en cause quelque chose d'autre : non point
la diachronie au profit de la synchronie, mais la souveraineté
du sujet, ou de la conscience. C'est à ce moment-là
que certains se sont laissés aller à des explosions
passionnelles. [Il me semble enfin que tout ce qui est en train
de se produire actuellement n'est pas réductible à
la découverte de relations synchroniques entre les éléments.
Sans oublier en outre que ces analyses, lorsqu'elles sont développées
jusqu'à leurs conséquences extrêmes, nous révèlent
l'impossibilité de continuer à penser l'histoire et
la société en termes de sujet ou de conscience humaine.
On pourrait dire alors que Sartre ne rejette pas tant la synchronie
que l'inconscient.]
- Mais Sartre ne soutient jamais que le cogito réflexif
constitue le seul point de départ ; il dit même, dans
la Critique de la raison dialectique *, que l'on a au moins deux
points de départ : outre un point de départ méthodologique
qui fait commencer la réflexion à partir du cogito,
il en existe un autre, anthropologique, qui définit l'individu
concret à partir de sa matérialité. D'autre
part, le cogito nous ouvre un monde qui existait déjà
avant la réflexion.
* Sartre (J.-P.), Critique de la raison dialectique, précédé
de Questions de méthode, t. I : Théorie des ensembles
pratiques, Paris, Gallimard, 1960.
- Quand bien même on admettrait l'existence d'un cogito préréflexif,
le fait même qu'il soit un cogito altère inévitablement
le résultat auquel on tend.
- Pourtant, les phénoménologues pourraient vous reprocher
en retour d'oublier, ou d'occulter, la genèse de votre regard
sur les choses. Dans votre analyse, il y a comme une sorte d'oubli
méthodologique du sujet qui réalise cette analyse
même, comme si le fait d'en tenir compte impliquait nécessairement
toute une métaphysique. {Mais une interprétation correcte
de la phénoménologie exclut à mon sens toute
métaphysique. II
est probable que l'on peut faire tout ce que vous faites sur le
plan de la recherche effective, même si l'on part d'un point
de vue phénoménologique (à condition bien entendu
qu'il ne soit pas trop rigide et étroit),]
- Je vous répondrai alors qu'on a effectivement cru pendant
un moment qu'une méthode pouvait seulement se justifier dans
la mesure où elle pouvait rendre compte de la «totalité».
Je prendrai un exemple très précis. [Lorsque les historiens
de la philologie étudiaient l'histoire d'une langue, ils
prétendaient rendre compte de l'évolution de cette
langue et du résultat auquel cette évolution avait
donné lieu. En ce sens, la méthode historique était
plus compréhensive que la méthode structurale en tant
qu'elle voulait rendre compte en même temps de l'évolution
et du résultat. Après Saussure, nous voyons surgir
des méthodologies qui se présentent comme des méthodologies
délibérément partielles. C'est-à-dire
que l'on recourt à l'élimination d'un certain nombre
de domaines existants, et c'est grâce à une telle occultation
que peuvent apparaître, comme par contraste, des phénomènes
qui seraient autrement demeurés enfouis sous un ensemble
de rapports trop complexes. Nous devons alors en conclure que la
méthode phénoménologique veut certes rendre
compte de tout, qu'il s'agisse du cogito ou de ce qui est antérieur
à la réflexion, de ce qui «est déjà
là» lorsque s'éveille l'activité du cogito
; en ce sens, elle est bien une méthode totalisante. Je crois
cependant qu'à partir du moment où l'on ne peut pas
tout décrire, que c'est en occultant le cogito, en mettant
d'une certaine manière entre parenthèses cette illusion
première du cogito que nous pouvons voir se profiler des
systèmes entiers de relation qui autrement ne seraient pas
descriptibles. En conséquence, je ne nie pas le cogito, je
me limite à observer que sa fécondité méthodologique
n'est finalement pas aussi grande que ce que l'on avait pu croire
et que, en tout cas, nous pouvons réaliser aujourd'hui des
descriptions qui me paraissent objectives et positives, en nous
passant totalement du cogito. Il est tout de même significatif
que j'aie pu décrire des structures de savoir dans leur ensemble
sans jamais me référer au cogito, bien qu'on ait été
convaincu depuis plusieurs siècles de l'impossibilité
d'analyser la connaissance sans partir du cogito.
- Certes, toute recherche positive peut très bien, et sans
doute elle le doit, procéder en ignorant ses propres types
d'intentionnalité : en ce sens qu'il est indispensable, lorsqu'on
observe un domaine précis, de l'isoler d'une certaine manière
du reste pour éviter, comme vous le disiez il y a un instant,
d'être englouti par ce «reste». Mais il n'en demeure
pas moins que l'on se situe toujours, quand même, sur le plan
de la totalité et que l'attitude philosophique consiste précisément
dans le fait de tenir compte de ce plan. On ne peut ignorer les
problèmes de «contexte» : on peut circonscrire
autant que l'on veut un champ de recherche mais on ne peut empêcher
qu'il dispose d'un contexte. Il en résulte qu'il est, nolens
volens, inévitable d'être aussi philosophe : on le
sera de manière inconsciente ou naïve, mais on ne peut
étudier quelque chose sans y impliquer le tout, Vous pouvez
très bien mettre entre parenthèses ces problèmes,
parce que ce sont des problèmes philosophiques traditionnels,
mais, d'une manière ou d'une autre, vous vous placez du point
de vue du «tout». Au fond, même aujourd'hui, l'analyse
présuppose une dialectique et chaque domaine précis
présuppose un contexte et donc présuppose le «tout».
- Il s'agit là d'observations que je partage dans une large
mesure et auxquelles il n'est pas facile de répondre. J'estime
être attentif autant que quiconque, et peut-être même
plus, à ce que nous pourrions appeler les «effets de
contexte». Je me suis en effet attaché à comprendre,
par exemple, comment il était possible que, dans un type
de discours aussi limité, aussi méticuleux que celui
de l'analyse grammaticale ou de l'analyse philologique, on puisse
observer des phénomènes qui désignent toute
une structure épistémologique que nous retrouvons
dans l'économie politique, l'histoire naturelle, la biologie
et aussi dans la philosophie moderne. Je serais vraiment aveugle
si je négligeais au regard de ma propre situation ce que
j'ai tant de fois mis en évidence. Je sais parfaitement que
je suis situé dans un contexte. Le problème consiste
alors à savoir comment on peut parvenir à la conscience
d'un tel contexte et même, pour ainsi dire, à l'intégrer,
à lui laisser exercer ses effets sur son propre discours,
sur le discours même que l'on est en train de tenir. Vous
dites qu'il est inévitable d'être philosophe au sens
où il est inévitable de penser de quelque manière
la totalité, bien que, dans les limites à l'intérieur
desquelles s'exerce une activité scientifique, on puisse
parfaitement laisser le problème de côté. Mais
êtes-vous bien sûr que la philosophie consiste précisément
en cela ? Je veux dire que la philosophie qui vise à penser
la totalité pourrait parfaitement n'être que l'une
des formes possibles de philosophie, l'une des formes possibles
qui a été effectivement la voie royale de la pensée
philosophique du siècle dernier depuis Hegel ; mais, après
tout, nous pourrions très bien penser aujourd'hui que la
philosophie ne consiste plus en cela.] Je vous ferai remarquer qu'avant
Hegel la philosophie ne disposait pas nécessairement de cette
prétention à la totalité : Descartes n'a pas
plus produit une politique que ne l'ont fait Condillac et Malebranche,
la pensée mathématique de Hume peut être négligée
sans grand danger. Je crois par conséquent que l'idée
d'une philosophie qui embrasse la totalité est une idée
relativement récente ; il me semble que la philosophie du
XXe siècle est de nouveau en train de changer de nature,
non seulement au sens où elle se limite, où elle se
circonscrit, mais aussi au sens où elle se relativise. Au
fond, qu'est-ce que cela signifie faire de la philosophie aujourd'hui
? Non pas constituer un discours sur la totalité, un discours
dans lequel soit reprise la totalité du monde, mais plutôt
exercer en réalité une certaine activité, une
certaine forme d'activité. Je dirais brièvement que
la philosophie est aujourd'hui une forme d'activité qui peut
s'exercer dans des champs différents. Lorsque Saussure a
distingué la langue de la parole, et lorsque, donc, il a
fait apparaître un objet pour la linguistique, il a réalisé
une opération de type philosophique. Lorsque, dans le champ
de la logique, Russell a mis en lumière la difficulté,
l'impossibilité de considérer l'«existence»
comme un attribut, ou la proposition existentielle comme une proposition
de type sujet-attribut, il a certes fait oeuvre de logique, mais
l'activité qui lui a permis de réaliser cette découverte
de type logique était une activité philosophique.
C'est pourquoi je dirais que si la philosophie est moins un discours
qu'un type d'activité interne à un domaine objectif,
on ne peut plus requérir d'elle une perspective totalisante.
C'est pourquoi Husserl, dans la mesure où il a cherché
à repenser l'ensemble de notre univers de connaissances en
fonction et en rapport avec un sujet transcendantal, est bien le
dernier des philosophes qui ait eu des prétentions absolument
universalistes. Cette prétention me semble aujourd'hui avoir
disparu. Sur ce point, du reste, je dirais que Sartre est un philosophe
au sens le plus moderne du terme, car au fond, pour lui, la philosophie
se réduit essentiellement à une forme d'activité
politique. Pour Sartre, philosopher aujourd'hui est un acte politique.
Je ne crois pas que Sartre pense encore que le discours philosophique
soit un discours sur la totalité.
- Si je ne me trompe, dans ce refus des prétentions à
l'universalité de la philosophie, vous vous rattachez à
Nietzsche.
- Je crois que Nietzsche qui, après tout, était presque
le contemporain de Husserl, même s'il a cessé d'écrire
juste au moment où Husserl était sur le point de commencer,
a contesté et dissous la totalisation husserlienne. Pour
Nietzsche, philosopher consistait en une série d'actes et
d'opérations relevant de divers domaines : c'était
philosopher que de décrire une tragédie de l'époque
grecque, c'était philosopher que de s'occuper de philologie
ou d'histoire. En outre, Nietzsche a découvert que l'activité
particulière de la philosophie consiste dans le travail du
diagnostic : que sommes-nous aujourd'hui ? Quel est cet «aujourd'hui»
dans lequel nous vivons ? Une telle activité de diagnostic
comportait un travail d'excavation sous ses propres pieds pour établir
comment s'était constitué avant lui tout cet univers
de pensée, de discours, de culture qui était son univers.
Il me semble que Nietzsche avait attribué un nouvel objet
à la philosophie, qui a été un peu oublié,
bien que Husserl, dans La Crise des sciences européennes
* ait tenté à son tour une «généalogie».
Quant à l'influence effective que Nietzsche a eue sur moi,
il me serait bien difficile de la préciser, parce que je
mesure justement combien elle a été profonde. Je vous
dirai seulement que je suis resté idéologiquement
«historiciste» et hégélien jusqu'à
ce que j'aie lu Nietzsche.
- Et, au-delà de Nietzsche, quels sont les autres facteurs
qui vous ont le plus influencé en ce sens ?
- Si mes souvenirs sont exacts, je dois la première grande
secousse culturelle à des musiciens sériels et dodécaphonistes
français - comme Boulez et Barraqué - auxquels j'étais
lié par des rapports d'amitié. Ils ont représenté
pour moi le premier «accroc» à cet univers dialectique
dans lequel j'avais vécu.
- Vous continuez à vous intéresser à la musique
contemporaine, à en écouter ?
- Oui, mais pas spécialement. Cependant, je me rends compte
combien cela a été important pour moi d'en écouter
à une certaine période. Cela a eu une importance aussi
grande que la lecture de Nietzsche. À ce propos, je peux
vous raconter une anecdote. Je ne sais si vous avez jamais écouté
Barraqué, si vous en avez entendu parler : selon moi, c'est
l'un des musiciens les plus géniaux et les plus méconnus
de la génération actuelle. Eh bien, il a écrit
une cantate qui a été exécutée en 1955,
dont le texte est un texte de Nietzsche que je lui avais procuré.
Aujourd'hui, pourtant, je m'intéresse plus à la peinture
qu'à la musique.
- Cela ne m'étonne pas. Je vous assure que j'ai beaucoup
admiré, dans Les Mots et les Choses, l'analyse que vous avez
faite des Ménines de Vélasquez. Je voulais vous poser
une autre question sur ce thème : en quel sens considérez-vous
que Klee constitue le peintre contemporain le plus représentatif
?
* Husserl (E.), «Die Krisis der europäischen Wissenschaften
und die transzendentalen Phänomenologie. Einleitung in die
Phänomenologie», Belgrade, Philosophia, t. l, 1936, pp.
77-176 (La Crise des sciences européennes et la Phénoménologie
transcendantale, trad. G. Granel, Paris, Gallimard, 1976).
- À ce propos, voyez-vous, je ne sais pas si j'aurai envie
aujourd'hui d'affirmer cela sur un mode aussi péremptoire,
puisque j'ai regardé la chose d'un peu plus près et
particulièrement pour ce qui concerne toute l'histoire des
rapports entre Klee et Kandinsky, qui me semble une histoire prodigieuse
et qui devrait être analysée très sérieusement.
- Mais, dans Les Mots et les Choses, vous opposez le monde de la
«représentation» symbolisé par Vélasquez
et le monde de Klee qui correspond à la sensibilité
moderne.
- Je continue à considérer que cette opposition est
valide. Klee est celui qui a prélevé à la surface
du monde toute une série de figures qui valaient comme des
signes, et qui les a orchestrées à l'intérieur
de l'espace pictural en leur laissant la forme et la structure de
signes, bref, en maintenant leur mode d'être de signes et
en les faisant fonctionner en même temps de manière
à n'avoir plus de signification. Et ce qu'il y a en moi de
non structuraliste, de non linguiste s'extasie face à une
telle utilisation du signe : c'est-à-dire du signe dans son
mode d'être de signe, et non dans sa capacité de faire
apparaître du sens.
- Et, pour rester dans le domaine de la peinture, avez-vous quelque
chose à dire sur les nouvelles tendances ? Vous êtes-vous
intéressé, par exemple, au pop art ? Percevez-vous
l'émergence d'une nouvelle tendance qui vous intéresse
?
- Je dois vous avouer que je ne me suis pas beaucoup intéressé
ni au pop art ni à l'op art, précisément en
raison de leur rapport pour ainsi dire immédiat et conscient
avec le contexte social d'où ils émergent : c'est
un rapport un peu trop facile. Pour moi, les grands peintres contemporains
sont des individus comme Arnal, Corneille, même si l'influence
exercée par l'op art sur Arnal et Corneille est assez insistante.
- Quelles autres influences importantes avez-vous subies ? Pourriez-vous
indiquer quels furent vos maîtres spirituels ?
- Pendant une longue période, il y a eu en moi une espèce
de conflit mal résolu entre la passion pour Blanchot, Bataille
et d'autre part, l'intérêt que je nourrissais pour
certaines études positives, comme celles de Dumézil
et de Lévi-Strauss, par exemple. Mais, au fond, ces deux
orientations, dont l'unique dénominateur commun était
peut-être constitué par le problème religieux,
ont contribué dans une égale mesure à me conduire
au thème de la disparition du sujet. Quant à Bataille
et à Blanchot, je crois que l'expérience de l'érotisme
du premier et celle du langage pour le second, comprises comme expériences
de la dissolution, de la disparition, du reniement du sujet (du
sujet parlant et du sujet érotique), m'ont suggéré,
en simplifiant un peu les choses, le thème que j'ai transposé
dans la réflexion sur les analyses structurales ou «fonctionnelles»
comme celles de Dumézil ou de Lévi-Strauss. En d'autres
termes, je considère que la structure, la possibilité
même de tenir un discours rigoureux sur la structure conduisent
à un discours négatif sur le sujet, bref, à
un discours analogue à celui de Bataille et de Blanchot.
-Votre intérêt pour Sade s'interprète-t-il de
la même manière ? -Oui, en tant que Sade constitue
un exemple optimal, qu'il s'agisse du reniement du sujet dans l'érotisme
ou de l'absolu déploiement des structures dans leur positivité
la plus arithmétique. Car, après tout, Sade est-il
autre chose que le développement jusqu'aux conséquences
les plus extrêmes de toute la combinatoire érotique
dans ce qu'elle a de plus logique, et cela en une espèce
d'exaltation (au moins dans le cas de Juliette) du sujet même,
exaltation qui conduit à son explosion complète ?
- Revenons ainsi au thème qui vous est cher, celui de la
disparition du sujet-homme et de toute forme d'humanisme. Je voudrais
que vous m'expliquiez mieux la portée de vos deux thèses.
Pour commencer, vous avez parlé d'«humanismes mous»
(ceux de Saint-Exupéry *, de Camus) pour désigner
ces humanistes qui vous paraissent particulièrement répugnants
: dois-je alors en déduire qu'il existe même pour vous
des humanismes dignes de respect ?
- J'ai adopté, en effet, l'expression «humanisme mou»,
et cela laisse entendre pour d'évidentes raisons linguistiques
que je peux penser qu'il existe des humanismes non mous, durs, qui
seraient valorisés par rapport aux premiers. Mais, à
bien y réfléchir, je dirais que «humanisme mou»
est une formule purement redondante, et que «humanisme»
implique de toute manière «mollesse».
- Savez-vous que des affirmations comme celles-ci ont pour beaucoup
et même pour presque tous un caractère fortement provocateur.
Je voudrais par conséquent que vous expliquiez un peu mieux
ce que vous entendez par là.
- Je vous répondrai que précisément l'utilisation
de l'humanisme constitue une provocation. En fait -et je me réfère
à un paysage que vous connaissez certainement très
bien vous aussi, puisqu'il est probable que nous l'avons traversé
ensemble -, vous savez que c'est justement cet humanisme qui a servi
à justifier, en 1948, le stalinisme et l'hégémonie
de la démocratie chrétienne, que c'est
l'humanisme même que nous retrouvons chez Camus ou dans l'existentialisme
de Sartre. À la fin des fins, cet humanisme a constitué
d'une certaine manière la petite prostituée de toute
la pensée, de toute la culture, de toute la morale, de toute
la politique des vingt dernières années. Je considère
que vouloir nous le proposer aujourd'hui comme exemple de vertu,
c'est cela la provocation.
* Voir no 39.
- Mais il ne s'agit pas de prendre un humanisme donné comme
exemple de vertu. Vous vous êtes limité à condamner
un humanisme contradictoire avec ses propres prémisses, équivoques
ou dépassées ; je voudrais au contraire que vous me
disiez comment il est possible aujourd'hui de ne plus être
humaniste d'aucune manière.
- Je crois que les sciences humaines ne conduisent pas du tout
à la découverte de quelque chose qui serait l'«humain»
-la vérité de l 'homme, sa nature, sa naissance, son
destin ; ce dont s'occupent en réalité les diverses
sciences humaines est quelque chose de bien différent de
l'homme, ce sont des systèmes, des structures, des combinaisons,
des formes, etc. En conséquence, si nous voulons nous occuper
sérieusement des sciences humaines, il faudra avant tout
détruire ces chimères obnubilantes que constitue l'idée
selon laquelle il faut chercher l'homme.
- Cela au niveau scientifique, cognitif Mais au niveau moral...
- Disons au niveau politique : je considère en fait que
la morale est désormais intégralement réductible
à la politique et à la sexualité, qui pourtant
est elle-même réductible à la politique : c'est
pourquoi la morale est la politique. L'expérience des cinquante
dernières années (et pas seulement celles-là)
prouve combien ce thème humaniste non seulement n'a aucune
fécondité, mais se trouve être nocif, néfaste,
puisqu'il a permis les opérations politiques les plus diverses
et les plus dangereuses ; en réalité, les problèmes
qui se posent à ceux qui font de la politique sont des problèmes
comme celui qui consiste à savoir s'il faut laisser augmenter
l'indice de la croissance démographique, s'il vaut mieux
encourager l'industrie lourde ou l'industrie légère,
si la consommation, l'augmentation de la consommation peuvent présenter
dans une conjoncture donnée des avantages économiques
ou non. Voilà les problèmes politiques. Et sur ce
plan, nous ne rencontrons jamais des «hommes».
- Mais n'êtes-vous pas en train de proposer à votre
tour un humanisme ? Pourquoi soutenir une orientation économique
plutôt qu'une autre, pourquoi régler l'indice de l'augmentation
démographique ? Au travers de toutes ces opérations
politiques, est-ce que l'on ne vise pas au fond le bien-être
des hommes ?
Qu'est-ce qui se trouve à la base de l'économie,
sinon l'homme, non seulement comme force de travail mais aussi comme
fin ? Comment pouvez-vous en ce point ne pas rétracter, au
moins en partie, l'affirmation nihiliste de la «disparition»
de l' homme, de la «dissolution» de l'homme ? Bref,
je ne crois pas que vous donniez une valeur absolue à ces
affirmations. Mais si vous leur en donniez une, je voudrais que
vous le disiez clairement et si possible que vous puissiez le justifier.
À moins que vous le compreniez seulement comme un slogan
conçu pour démystifier.
- Je ne voudrais pas que cela soit considéré comme
un slogan. C'est désormais devenu un peu un slogan, c'est
vrai, mais contre ma volonté. Il s'agit d'une de mes convictions
profondes dues à tous les mauvais services que cette idée
de l'homme nous a rendus pendant de nombreuses années.
- Mauvais services... à l'homme. Vous voyez que même
votre exigence est une exigence humaniste. Bref, jusqu'à
quel point pensez-vous que vous puissiez nier l'humanisme, vu que
concrètement vous vous limitez à dénoncer les
humanismes contradictoires avec leurs propres prémisses,
ou bien dépassées, ou bien trop limitées (ce
qui implique l'existence d'une idéologie humaniste plus moderne,
plus adéquate à la situation actuelle, plus élastique)
?
- Je ne voudrais pas apparaître comme le promoteur d'un humanisme
technocratique ou bien d'une espèce d'humanisme qui n'ose
pas se déclarer pour tel. Il est vrai que personne n'est
plus humaniste que les technocrates. D'autre part, il doit pourtant
être possible de faire une politique de gauche qui ne se prévale
pas de tous ces mythes humanistes confus. Je crois que l'on peut
définir l'optimum du fonctionnement social en l'obtenant,
grâce à un certain rapport entre augmentation démographique,
consommation, liberté individuelle, possibilité de
plaisir pour chacun sans jamais s'appuyer sur une idée de
l'homme. Un optimum de fonctionnement peut être défini
de manière interne, sans que l'on puisse dire «pour
qui» il est meilleur que cela soit ainsi. Les technocrates,
eux, sont des humanistes, la technocratie est une forme d'humanisme.
Ils considèrent, en effet, qu'ils sont les seuls à
détenir le jeu de cartes qui permettrait de définir
ce qu'est le «bonheur des hommes» et de le réaliser.
- Mais est-ce que vous ne vous posez pas le même problème
? -Non, pourquoi ? Je rapporte au contraire la technocratie à
l'humanisme et je les réfute tous deux.
- Oui, mais c'est parce que vous voyez dans cet humanisme technocratique
un mauvais humanisme auquel vous opposez une autre manière,
plus valide, d'être humaniste.
- Mais pourquoi «être humaniste» ? Je dis seulement
que nous pouvons chercher à définir, politiquement,
l'optimum de fonctionnement social qui est aujourd'hui possible.
- Mais le fonctionnement social est le fonctionnement des hommes
qui constituent une société donnée.
- Il est évident qu'en vous disant que l'homme a cessé
d'exister je n'ai absolument pas voulu dire que l'homme, comme espèce
vivante ou espèce sociale, a disparu de la planète.
Le fonctionnement social sera certes le fonctionnement des individus
en relation mutuelle.
- Simplement, vous pensez qu'il n'est nullement nécessaire
de joindre ces mythes humanistes au problème du fonctionnement
des hommes en relation entre eux.
- Nous sommes apparemment en train de discuter du problème
de l'humanisme, mais je me demande si en réalité nous
ne sommes pas en train de nous référer à un
problème plus simple, celui du bonheur. Je considère
que l'humanisme, au moins sur un plan politique, pourrait se définir
comme toute attitude qui considère que la fin de la politique
est de produire du bonheur. Or je ne crois pas que la notion de
bonheur soit vraiment pensable. Le bonheur n'existe pas, le bonheur
des hommes existe encore moins.
- Qu'opposez-vous à la notion de bonheur ?
- On ne peut rien opposer à la notion de bonheur : on peut
opposer B à A, mais seulement lorsque A existe.
- Alors vous pensez qu'au lieu de poser des problèmes en
termes de bonheur il faut les poser en termes de fonctionnement
?
- Certainement.
- Est-ce que cela vous semble satisfaisant ? Est-ce que ce fétichisme
du bon fonctionnement n'est pas un peu masochiste ?
- Il faut se résigner à prendre, face à l'humanité,
une position analogue à celle qu'on a prise, vers la fin
du XVIIIe siècle, au regard des autres espèces vivantes,
lorsque l'on s'est aperçu qu'elles ne fonctionnaient pas
pour quelqu'un -ni pour elles-mêmes, ni pour l'homme, ni pour
Dieu -, mais qu'elles fonctionnaient, c'est tout. L'organisme fonctionne.
Pourquoi est-ce qu'il fonctionne ? Pour se reproduire ? Pas du tout.
Pour se maintenir en vie ? Pas davantage. Il fonctionne. Il fonctionne
de manière très ambiguë, pour vivre mais aussi
pour mourir, puisqu'il est bien connu que le fonctionnement qui
permet de vivre est un fonctionnement qui use de manière
incessante, de telle sorte que c'est justement ce qui permet de
vivre qui produit en même temps la mort. L'espèce ne
fonctionne pas pour elle-même, ni pour l'homme, ni pour la
plus grande gloire de Dieu ; elle se limite à fonctionner.
On peut dire la même chose de l'espèce humaine. L'humanité
est une espèce dotée d'un système nerveux tel
que jusqu'à un certain point elle peut contrôler son
propre fonctionnement. Et il est clair que cette possibilité
de contrôle suscite continuellement l'idée que l'humanité
doive avoir une fin. Nous découvrons cette fin dans la mesure
où nous avons la possibilité de contrôler notre
propre fonctionnement. Mais c'est renverser les choses. Nous nous
disons : comme nous avons une fin, nous devons contrôler notre
fonctionnement ; alors qu'en réalité c'est seulement
sur la base de cette possibilité de contrôle que peuvent
surgir toutes les idéologies, les philosophies, les métaphysiques,
les religions, qui fournissent une certaine image capable de polariser
cette possibilité de contrôle du fonctionnement. Est-ce
que vous comprenez ce que je veux dire ? C'est la possibilité
de contrôle qui fait naître l'idée de fin. Mais
l'humanité ne dispose en réalité d'aucune fin,
elle fonctionne, elle contrôle son propre fonctionnement,
et elle fait surgir à chaque instant des justifications de
ce contrôle. Il faut se résigner à admettre
que ce ne sont là que des justifications. L'humanisme est
l'une de celle-là, la dernière.
- Mais si l'on vous disait : sans doute pour le bon fonctionnement
de ce système, il faut des justifications. L'humanisme pourrait
constituer l'une des conditions qui facilitent le bon fonctionnement
de la société, sans prétendre attribuer une
valeur absolue ni au sens ni aux fins de l'humanité.
- Je dirais que votre hypothèse me renforce dans l'idée
que j'ai depuis quelque temps, c'est-à-dire que l'homme,
l'idée d'homme, a fonctionné au XIXe siècle
un peu comme l'idée de Dieu avait fonctionné au cours
des siècles précédents. On croyait, et l'on
croyait encore au siècle dernier, qu'il était pratiquement
impossible que l'homme puisse supporter l'idée que Dieu n'existe
pas («Si Dieu n'existe pas, tout serait permis», répétait-on).
On était épouvanté par l'idée d'une
humanité qui puisse fonctionner sans Dieu, d'où la
conviction qu'il fallait maintenir l'idée de Dieu pour que
l'humanité puisse continuer à fonctionner. Vous me
dites maintenant : il est peut-être nécessaire que
l'idée de l'humanité existe, même si ce n'est
qu'un mythe pour que l'humanité fonctionne. Je vous répondrai
: peut-être, mais peut-être pas. Ni plus ni moins que
l'idée de Dieu.
- Mais il y a avant tout une différence, car je ne dis pas
que l'humanité devrait acquérir une valeur transcendante
ou métaphysique. Je vous dis seulement que, puisqu'il y a
des hommes, il faut que ces hommes à l'intérieur de
leur propre fonctionnement se présupposent d'une manière
ou d'une autre. Sans compter qu'il n'y a peut-être rien de
plus mythique que cette absence de mythe totalisant : aujourd' hui
au moins, car on ne peut certainement pas exclure a priori qu'un
jour ou l'autre l'humanité puisse fonctionner sans mythes
(chose qui me semble de toute façon improbable).
- Le rôle du philosophe qui est celui de dire «ce qui
se passe» consiste peut-être aujourd'hui à démontrer
que l'humanité commence à découvrir qu'elle
peut fonctionner sans mythes. La disparition des philosophies et
des religions correspondrait sans doute à quelque chose de
ce genre.
- Mais si le rôle du philosophe est bien celui que vous dites,
pourquoi parlez-vous de disparition des philosophies ? Si le philosophe
a un rôle, pourquoi doit-il disparaître ?
- Je vous ai parlé d'une disparition des philosophies, et
non pas d'une disparition du philosophe. Je crois qu'il existe un
certain type d'activités «philosophiques», dans
des domaines déterminés qui consistent en général
à diagnostiquer le présent d'une culture : c'est la
véritable fonction que peuvent avoir aujourd'hui les individus
que nous appelons philosophes.
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