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«Qui êtes-vous, professeur Foucault ? »
« Conversation avec Michel Foucault »
Dits Ecrits Tome I Texte n°50 et n°61

« Che cos'è Lei Professor Foucault ? » (« Qui êtes-vous, professeur Foucault ? » ; entretien avec P. Caruso ; trad. C. Lazzeri), La Fiera letteraria, année XLII, no 39, 28 septembre 1967, pp.11-15.

Le texte entre crochets ne figure pas dans l'entretien publié en 1967, mais dans sa reprise in Caruso (P), Conversazioni con Claude Lévi-Strauss, Michel Foucault, Jacques Lacan, Milan, Mursia, 1969, pp.91-131. (Voir infra no 61.)

Dits et Ecrits tome I texte n° 50



« Conversation avec Michel Foucault » Michel Foucault

Conversazione con Michel Foucault» («Conversation avec Michel Foucault»; entretien avec P. Caruso; trad. C. Lazzeri), in Caruso (P.), Conversazioni con Claude Lévi-Strauss, Michel Foucault, Jacques Lacan, Milan, Mursia, 1969, pp. 91-131. Voir supra no 50.

Dits Ecrits Tome I Texte n°61


- Pouvez-vous me parler de votre formation culturelle, retracer l'itinéraire que vous avez parcouru pour parvenir à vos positions actuelles ? Je fais surtout allusion aux positions exprimées dans le livre paru l'an dernier, Les Mots et les Choses, grâce auquel vous êtes devenu un personnage public, et pas seulement en France.

- Il m'est un peu difficile de décrire l'itinéraire qui m'a conduit aux positions actuelles, pour la bonne raison que j'espère justement n'être pas déjà parvenu au point d'arrivée. C'est seulement au terme du parcours que l'on peut établir véritablement l'itinéraire que l'on a suivi. Le livre que j'ai publié l'an dernier est un livre de travail ; en conséquence, c'est un livre de transition, un livre qui me permet, qui, j'espère, me permettra d'aller au-delà.

- Dans quelle direction ?

- Il me semble l'apercevoir déjà. Mais je ne peux pas affirmer que la direction que je perçois maintenant sera la direction définitive, celle que peut découvrir seulement celui qui, à la fin de sa vie, se retourne vers ce qu'il a réalisé.

- Et si vous cherchiez à la reconstruire malgré tout, en vous imaginant sur le point de mourir ?

- Eh bien, je vous dirais alors que, pendant les années cinquante, comme tous ceux de ma génération, j'étais préoccupé face au grand exemple de nos nouveaux maîtres, et sous leur influence, par le problème de la signification. Nous avons tous été formés à l'école de la phénoménologie, à l'analyse des significations immanentes au vécu, des significations implicites de la perception et de l'histoire. J'ai été en outre préoccupé par le rapport qui pourrait exister entre l' existence individuelle et l'ensemble des structures et des conditions historiques dans lesquelles une telle existence individuelle apparaît ; par le problème des rapports entre sens et histoire, ou aussi entre méthode phénoménologique et méthode marxiste. Et je crois que, comme chez tous ceux de ma génération, s'est produit en moi, entre les années cinquante et cinquante-cinq, une sorte de conversion qui semblait négligeable au départ, mais qui en réalité, par la suite, nous a profondément différenciés : la petite découverte, ou si vous voulez la petite inquiétude qui en a été à l'origine, a été l' inquiétude face aux conditions formelles qui peuvent faire que la signification apparaisse. En d'autres termes, nous avons réexaminé l'idée husserlienne selon laquelle il existe partout du sens qui nous enveloppe et qui nous investit déjà, avant même que nous ne commencions à ouvrir les yeux et à prendre la parole. Pour ceux de ma génération, le sens n'apparaît pas tout seul, il n'est pas «déjà là», ou plutôt, «il y est déjà», oui, mais sous un certain nombre de conditions qui sont des conditions formelles. Et, depuis 1955, nous nous sommes principalement consacrés à l'analyse des conditions formelles de l'apparition du sens.

-Comment situeriez-vous les quatre livres que vous avez écrits jusqu'ici ?

- Dans Histoire de la folie et dans Naissance de la clinique, j'ai cherché à analyser les conditions selon lesquelles un objet scientifique pouvait se constituer.

- L'«archéologie du regard clinique» et l' «archéologie de la folie».

- Précisément. Le problème est celui-là. Il existait, dans toutes les cultures de l'Occident, certains individus qui étaient considérés comme fous et certains individus qui étaient considérés comme malades : il s'agissait pour ainsi dire de significations immédiatement vécues dans la société qui reconnaissait sans hésiter les malades et les fous. Ces significations se sont brutalement modifiées lorsque sont apparus de nouvelles connaissances, des corpus scientifiques déterminés et dès qu'est apparu quelque chose comme une médecine mentale ou une psychopathologie, et quelque chose comme une médecine clinique à la fin du XVIIIE siècle. Mon problème a été de montrer comment il a pu se faire que les significations immédiatement vécues à l'intérieur d'une société puissent apparaître comme des conditions suffisantes pour la constitution d'un objet scientifique. [Pour que la folie et la maladie mentale cessent de posséder une signification immédiate et deviennent objet d'un savoir rationnel, il a fallu qu'un certain nombre de conditions soient réunies, conditions que j'ai cherché à analyser. Il s'agissait pour ainsi dire de l' «interruption» entre sens et objet scientifique, c'est-à-dire des conditions formelles d'apparition d'un objet dans un contexte de sens.

- Mais est-ce que cela ne contredit pas ce que vous disiez au départ ?

- En apparence. Je vous parlais de notre génération et de la manière dont nous nous sommes préoccupés des conditions de l'apparition du sens. Maintenant, à l'inverse, je suis en train de vous dire que je me préoccupais de la manière selon laquelle le sens disparaissait, comme éclipsé, par la constitution de l'objet. Eh bien, c'est justement dans cette mesure que je ne peux pas être assimilé à ce qui a été défini comme «structuralisme». Le structuralisme pose le problème des conditions formelles de l'apparition du sens, en partant surtout de l'exemple privilégié du langage : le langage étant lui-même un objet extraordinairement complexe et riche à analyser. Mais, en même temps, il sert de modèle pour analyser l'apparition d'autres significations qui ne sont pas exactement des significations d'ordre linguistique ou verbal. Or, de ce point de vue, on ne peut pas dire que je fasse du structuralisme, puisque au fond je ne me préoccupe ni du sens ni des conditions dans lesquelles apparaît le sens, mais des conditions de modification ou d'interruption du sens, des conditions dans lesquelles le sens disparaît pour faire apparaître quelque chose d'autre.]

- Comment se manifeste dans la mentalité d'aujourd'hui le fait que la maladie et la folie soient devenues un objet scientifique particulier ?

- Chaque société établit toute une série de systèmes d'opposition -entre bien et mal, permis et défendu, licite et illicite, criminel et non criminel ; toutes ces oppositions, qui sont constitutives de chaque société, se réduisent aujourd'hui en Europe à la simple opposition entre normal et pathologique. Cette opposition est non seulement plus simple que les autres, mais elle présente en outre l'avantage de nous laisser croire qu'il existe une technique qui permet de réduire la pathologique au normal. [Ainsi, face au délit, à la déviation sexuelle, etc., on dit : c'est un cas pathologique. Or cette codification de toutes les oppositions dans l'opposition entre normal et pathologique se produit, au fond, grâce à une opposition de rechange, implicite dans notre culture, mais très active bien que quasi invisible : l'opposition entre folie et raison. Pour pouvoir dire qu'un criminel est un cas pathologique, il faut commencer par dire qu'il s'agit d'un fou ; puis on dira que chaque fou est un malade mental, donc, un cas pathologique. C'est ainsi que le criminel peut entrer dans la catégorie du pathologique. En d'autres termes, l'opposition folie-raison fonctionne comme une opposition de rechange qui permet de traduire toutes les vieilles oppositions propres à notre culture dans l'opposition majeure, souveraine, monotone entre normal et pathologique.]

- Et pourtant, il existe beaucoup de phénomènes, même sur le plan de la coutume, qui cadrent mal avec ce schéma : un exemple parmi les plus évidents, la redécouverte de la drogue de la part de notre société occidentale,

- Avec l'introduction de la drogue dans notre société, on assiste en effet un peu à l'opération inverse : chercher à restituer à l'opposition folie-raison son autonomie, plutôt que de la considérer simplement comme un code de remplacement entre deux systèmes d'opposition, dépathologiser cette folie et la revendiquer comme une opposition culturelle non pathologique, c'est-à-dire non réductible en terme d'opposition entre normal et pathologique. Et, de fait, ceux qui en pleine santé se déterminent librement et volontairement à prendre du LSD, à entrer pendant une période de douze heures dans un état de «non-raison» font l'expérience de la folie en dehors de l'opposition entre le normal et le pathologique.

- Pensez-vous donc que la drogue puisse assumer à l'intérieur de notre culture même une autre signification, celle d'un élargissement des horizons de notre mentalité jusqu'à y inclure de nouvelles formes de sensibilité ? Pensez-vous, par exemple, que l'on peut parler d'une irruption de la pensée et de la culture de certaines civilisations orientales au sein de la civilisation occidentale ?

- Non, je pense à l'inverse qu'il se produit le phénomène opposé. En apparence depuis cent cinquante ans, disons depuis Schopenhauer, nous nous orientalisons ; en réalité, c'est précisément parce que le monde entier s'occidentalise que l'Occident devient relativement plus perméable à la philosophie indienne, à l'art africain, à la peinture japonaise, à la mystique arabe. La philosophie hindoue, l'art africain acquièrent une conscience de soi en vertu de ces structures par lesquelles la civilisation occidentale les assimile relativement. En conséquence, l'utilisation de la drogue ne me semble pas du tout une façon pour l'Occidental de s'ouvrir à l'Orient. Il me semble que la drogue dans son utilisation orientale avait pour fonction essentielle d'arracher l'homme à la folle illusion selon laquelle le monde existe et de lui révéler une autre réalité qui était l'anéantissement de l'individu ; l'utilisation que l'on en fait aujourd'hui se révèle, s'il en est, individualiste : il s'agit de retrouver en soi les possibilités internes de la folie. Non pas, donc, dissiper la folie du normal pour recueillir la vraie réalité, selon l'utilisation orientale de la drogue, mais récupérer à travers la raison du monde une folie individuelle dont nous sommes les détenteurs involontaires.

- Pour revenir à votre oeuvre, il me semble que, dans le livre sur Raymond Roussel, vous analysez aussi le cas de cet écrivain comme exemple de la réévaluation actuelle de la «folie»,

- Certainement. Ce livre constitue une petite recherche, en apparence marginale. Roussel, en effet, a été soigné par les psychiatres, par Pierre Janet en particulier. Ce dernier a diagnostiqué en lui un beau cas de névrose obsessionnelle, chose qui d'ailleurs correspondait à la réalité. Le langage de Roussel, à la fin du siècle dernier et au début de celui-ci, ne pouvait être rien d'autre qu'un langage fou et identifié comme tel. Et voilà qu'aujourd'hui ce langage a perdu sa signification de folie, de pure et simple névrose, pour s'assimiler à un mode d'être littéraire. Brusquement, les textes de Roussel ont rejoint un mode d'existence à l'intérieur du discours littéraire. C'est précisément cette modification qui m'a intéressé et qui m'a conduit à entreprendre une analyse de Roussel. Non pas pour savoir si les significations pathologiques étaient encore présentes ou si elles étaient constitutives en quelque manière de l'oeuvre de Roussel. Il m'était indifférent d'établir si l'oeuvre de Roussel était ou non l'oeuvre d'un névrosé. Je voulais voir, à l'inverse, comment le fonctionnement du langage de Roussel pouvait désormais prendre place à l'intérieur du fonctionnement général du langage littéraire contemporain. [Ainsi, dans ce cas aussi, il ne s'agit donc pas exactement du problème du structuralisme : ce qui m'importait et que je cherchais à analyser n'était pas tant l'apparition du sens dans le langage que le mode de fonctionnement des discours à l'intérieur d'une culture donnée : comment un discours avait pu fonctionner pendant une certaine période comme pathologique et dans une autre comme littéraire. C'était donc le fonctionnement du discours qui m'intéressait, et non son mode de signification.]

- À quelle discipline appartient selon vous votre recherche ? À la philosophie ? S'agit-il d'une «critique» qui pourrait servir d'appoint à certaines sciences humaines ?

- Il m'est difficile de classer une recherche comme la mienne à l'intérieur de la philosophie ou des sciences humaines. Je pourrais la définir comme une analyse des faits culturels qui caractérisent notre culture. En ce sens, il s'agirait de quelque chose comme d'une ethnologie de la culture à laquelle nous appartenons. Je cherche en effet à me situer à l'extérieur de la culture à laquelle nous appartenons, à en analyser les conditions formelles pour en faire la critique, non pas au sens où il s'agirait d'en réduire les valeurs, mais pour voir comment elle a pu effectivement se constituer. [En outre, par l'analyse des conditions mêmes de notre rationalité, je mets en question notre langage, mon langage, dont j'analyse le mode sur lequel il a pu surgir.]

- Bref, vous faites une ethnologie de notre culture ?

- Ou, à tout le moins, de notre rationalité, de notre «discours».

- Mais ce que vous dites concerne immédiatement aussi la philosophie contemporaine, concerne tout philosophe contemporain. Surtout quand vous passez d'analyses spécifiques portant sur des thèmes précis à des implications de caractère plus général.

- Que ce que je fais ait quelque chose à voir avec la philosophie est très possible, surtout dans la mesure où, au moins depuis Nietzsche, la philosophie a pour tâche de diagnostiquer et ne cherche plus à dire une vérité qui puisse valoir pour tous et pour tous les temps. Je cherche à diagnostiquer, à réaliser un diagnostic du présent : à dire ce que nous sommes aujourd'hui et ce que signifie, aujourd'hui, dire ce que nous disons. Ce travail d'excavation sous nos pieds caractérise depuis Nietzsche la pensée contemporaine, et en ce sens je puis me déclarer philosophe.

- Mais ce travail d'excavation, cette «archéologie» est aussi un travail d' histoire.

- En effet, et il est curieux de voir comment certains en France, et tout particulièrement les non-historiens, n'ont pas reconnu dans mon dernier livre un livre d'histoire. Pourtant, c'est vraiment un livre d'histoire. Les historiens ne s'y sont pas trompés, mais les non-historiens ont prétendu que c'était un livre destiné à nier l'histoire, à évacuer l'histoire, à clore l'histoire. Cela dépend probablement de la conception un peu simpliste qu'ils se font de l'histoire. Pour eux, l'histoire est essentiellement un ensemble d'analyses qui doivent en premier lieu suivre une linéarité bien définie procédant de A à B, selon une évolution trompeuse (le mythe de l'évolution comme pilier de l'histoire). [En second lieu, ils conçoivent toujours l'histoire comme une affaire entre l'individu et l'institution, la matérialité des choses, le passé, en d'autres termes, comme une dialectique entre une conscience individuelle et libre et l'ensemble du monde humain pris dans sa pesanteur et son opacité. Avec ces présupposés, on peut écrire des livres d'histoire très intéressants, comme cela a d'ailleurs été fait depuis Michelet. Mais je pense qu'il y a d'autres possibilités de faire oeuvre d'histoire, et en cela je ne peux certes pas être considéré comme quelqu'un qui a innové, car il y a longtemps que nombre d'historiens de profession ont pratiqué des analyses du genre de celles qui figurent dans Les Mots et les Choses : c'est ainsi que l'un des plus illustres historiens contemporains, Braudel, ne peut être tenu pour un partisan de cet idéal de l'histoire évolutive, linéaire, dans laquelle la conscience joue un rôle.

Il faut se garder, en somme, d'une conception linéaire excessivement simple de l'histoire. On considère comme un problème spécifiquement historique la compréhension de la manière dont un certain événement succède à un autre, et l'on ne considère pas comme historique un problème qui pourtant l'est également : celui de comprendre comment il est possible que deux événements puissent être contemporains. Je voudrais faire observer, en outre, qu'il est assez fréquent de considérer l'histoire comme le lieu privilégié de la causalité : toute approche historique devrait se donner pour tâche de mettre en évidence des rapports de cause à effet. Et pourtant, il y a désormais plusieurs siècles que les sciences de la nature -et depuis plusieurs décennies les sciences humaines -se sont aperçues que le rapport causal est impossible à établir et à contrôler en termes de rationalité formelle : au fond, la causalité n'existe pas en logique. Or on est justement en train de travailler aujourd 'hui à l'introduction de relations de type logique dans le champ de l'histoire. À partir du moment où on introduit dans l'analyse historique des relations de type logique, comme l'implication, l'exclusion, la transformation, il est évident que la causalité disparaît. Mais il faut se défaire du préjugé selon lequel une histoire sans causalité ne serait plus une histoire.]

- Outre l'histoire «causale», votre dernier livre vise d'autres objectifs polémiques : je me réfère surtout aux idéologies dites «humanistes».

- En essayant de diagnostiquer le présent dans lequel nous vivons, nous pouvons isoler comme appartenant déjà au passé certaines tendances qui sont encore considérées comme contemporaines. C'est précisément pour cela que l'on a attribué une valeur polémique à certaines de mes analyses, qui étaient pour moi seulement des analyses. Vous vous êtes référé à mon diagnostic sur l'humanisme. Dans Les Mots et les Choses, j'ai cherché à poursuivre les deux directions de recherche dont je vous parlais : il s'agissait de voir comment avait pu se constituer un objet pour le «savoir» et comment avait fonctionné un certain type de discours. J'ai cherché à analyser le phénomène suivant : dans les discours scientifiques que l'homme a formulés depuis le XVIIe siècle, il est apparu au cours du XVIIIe siècle un objet nouveau : l' «homme». Avec l'homme a été donnée la possibilité de constituer les sciences humaines. On a en outre assisté à l'émergence d'une espèce d'idéologie ou de thème philosophique général qui était celui de la valeur imprescriptible de l'homme. Quand je dis valeur imprescriptible, je le dis en un sens très précis, c'est-à-dire que l'homme est apparu comme un objet de science possible -les sciences de l'homme -et en même temps comme l'être grâce auquel toute connaissance est possible. L'homme appartenait donc au champ des connaissances comme objet possible et, d'autre part, il était placé de façon radicale au point d'origine de toute espèce de connaissance.

- Objet et sujet, en somme.

- Sujet de tout type de savoir et objet d'un savoir possible. Une telle situation ambiguë caractérise ce qu'on pourrait appeler la structure anthropologico-humaniste de la pensée du XIXe siècle. Il me semble que cette pensée est en train de se défaire, de se désagréger sous nos yeux. Cela est dû pour une grande part au développement structuraliste. À partir du moment où l'on s'est aperçu que toute connaissance humaine, toute existence humaine, toute vie humaine, et peut-être même l'hérédité biologique de l'homme, se trouvent prises à l'intérieur de structures, c'est-à-dire à l'intérieur d'un ensemble formel d'éléments qui obéissent à des relations qui peuvent être décrites par n'importe qui, l'homme cesse pour ainsi dire d'être à soi-même son propre sujet, d'être en même temps sujet et objet. [On découvre que ce qui rend l'homme possible, c'est au fond un ensemble de structures, structures qu'il peut certes penser et décrire, mais dont il n'est pas le sujet, ou la conscience souveraine. Cette réduction de l'homme aux structures dans lesquelles il est pris me semble caractéristique de la pensée contemporaine. C'est pourquoi l'ambiguïté de l'homme en tant que sujet et objet ne me semble plus actuellement une hypothèse féconde, un thème de recherche fécond.]

- En conséquence, vous affirmez par exemple qu'un penseur comme Sartre, quels que soient ses mérites, appartient au XIXe siècle. Et pourtant Sartre est sensible à l'exigence d'une anthropologie qui soit non seulement historique mais structurale ; il ne cherche pas à nier les structures au profit du vécu de la temporalité ou de l'histoire : il cherche, au contraire, à concilier les deux niveaux, horizontal et vertical, progressif et régressif, diachronique et synchronique, structural et historique : tout son effort tend à concilier la praxis, le sens avec ce qui se présente comme pure inertie au regard du niveau de l'intentionnalité.

- Je répondrai que, selon moi, le vrai problème aujourd'hui est constitué seulement en apparence par le rapport entre synchronie et diachronie, ou entre structure et histoire. La discussion semble en effet se développer sur ce thème. Mais, à dire vrai, il ne viendrait à l'esprit d'aucun «structuraliste» sérieux de vouloir nier ou réduire la dimension diachronique, de même qu'aucun historien sérieux n'ignore la dimension synchronique. C'est ainsi que Sartre entreprend l'analyse du synchronique exactement comme Saussure, qui laisse une large place à la possibilité d'une analyse diachronique, et tous les linguistes peuvent étudier l'économie des transformations linguistiques comme par exemple Martinet l'a fait en France. Bref, si le problème se réduisait seulement à cela, il serait assez facile de se mettre d'accord. Ce n'est d'ailleurs pas pour rien que l'on a assisté sur ce point à des discussions très intéressantes, mais jamais à de graves polémiques. La polémique, à l'inverse, est apparue et a atteint assez récemment un degré d'intensité élevé, lorsque nous avons mis en cause quelque chose d'autre : non point la diachronie au profit de la synchronie, mais la souveraineté du sujet, ou de la conscience. C'est à ce moment-là que certains se sont laissés aller à des explosions passionnelles. [Il me semble enfin que tout ce qui est en train de se produire actuellement n'est pas réductible à la découverte de relations synchroniques entre les éléments. Sans oublier en outre que ces analyses, lorsqu'elles sont développées jusqu'à leurs conséquences extrêmes, nous révèlent l'impossibilité de continuer à penser l'histoire et la société en termes de sujet ou de conscience humaine. On pourrait dire alors que Sartre ne rejette pas tant la synchronie que l'inconscient.]

- Mais Sartre ne soutient jamais que le cogito réflexif constitue le seul point de départ ; il dit même, dans la Critique de la raison dialectique *, que l'on a au moins deux points de départ : outre un point de départ méthodologique qui fait commencer la réflexion à partir du cogito, il en existe un autre, anthropologique, qui définit l'individu concret à partir de sa matérialité. D'autre part, le cogito nous ouvre un monde qui existait déjà avant la réflexion.

* Sartre (J.-P.), Critique de la raison dialectique, précédé de Questions de méthode, t. I : Théorie des ensembles pratiques, Paris, Gallimard, 1960.

- Quand bien même on admettrait l'existence d'un cogito préréflexif, le fait même qu'il soit un cogito altère inévitablement le résultat auquel on tend.

- Pourtant, les phénoménologues pourraient vous reprocher en retour d'oublier, ou d'occulter, la genèse de votre regard sur les choses. Dans votre analyse, il y a comme une sorte d'oubli méthodologique du sujet qui réalise cette analyse même, comme si le fait d'en tenir compte impliquait nécessairement toute une métaphysique. {Mais une interprétation correcte de la phénoménologie exclut à mon sens toute métaphysique. II est probable que l'on peut faire tout ce que vous faites sur le plan de la recherche effective, même si l'on part d'un point de vue phénoménologique (à condition bien entendu qu'il ne soit pas trop rigide et étroit),]

- Je vous répondrai alors qu'on a effectivement cru pendant un moment qu'une méthode pouvait seulement se justifier dans la mesure où elle pouvait rendre compte de la «totalité». Je prendrai un exemple très précis. [Lorsque les historiens de la philologie étudiaient l'histoire d'une langue, ils prétendaient rendre compte de l'évolution de cette langue et du résultat auquel cette évolution avait donné lieu. En ce sens, la méthode historique était plus compréhensive que la méthode structurale en tant qu'elle voulait rendre compte en même temps de l'évolution et du résultat. Après Saussure, nous voyons surgir des méthodologies qui se présentent comme des méthodologies délibérément partielles. C'est-à-dire que l'on recourt à l'élimination d'un certain nombre de domaines existants, et c'est grâce à une telle occultation que peuvent apparaître, comme par contraste, des phénomènes qui seraient autrement demeurés enfouis sous un ensemble de rapports trop complexes. Nous devons alors en conclure que la méthode phénoménologique veut certes rendre compte de tout, qu'il s'agisse du cogito ou de ce qui est antérieur à la réflexion, de ce qui «est déjà là» lorsque s'éveille l'activité du cogito ; en ce sens, elle est bien une méthode totalisante. Je crois cependant qu'à partir du moment où l'on ne peut pas tout décrire, que c'est en occultant le cogito, en mettant d'une certaine manière entre parenthèses cette illusion première du cogito que nous pouvons voir se profiler des systèmes entiers de relation qui autrement ne seraient pas descriptibles. En conséquence, je ne nie pas le cogito, je me limite à observer que sa fécondité méthodologique n'est finalement pas aussi grande que ce que l'on avait pu croire et que, en tout cas, nous pouvons réaliser aujourd'hui des descriptions qui me paraissent objectives et positives, en nous passant totalement du cogito. Il est tout de même significatif que j'aie pu décrire des structures de savoir dans leur ensemble sans jamais me référer au cogito, bien qu'on ait été convaincu depuis plusieurs siècles de l'impossibilité d'analyser la connaissance sans partir du cogito.

- Certes, toute recherche positive peut très bien, et sans doute elle le doit, procéder en ignorant ses propres types d'intentionnalité : en ce sens qu'il est indispensable, lorsqu'on observe un domaine précis, de l'isoler d'une certaine manière du reste pour éviter, comme vous le disiez il y a un instant, d'être englouti par ce «reste». Mais il n'en demeure pas moins que l'on se situe toujours, quand même, sur le plan de la totalité et que l'attitude philosophique consiste précisément dans le fait de tenir compte de ce plan. On ne peut ignorer les problèmes de «contexte» : on peut circonscrire autant que l'on veut un champ de recherche mais on ne peut empêcher qu'il dispose d'un contexte. Il en résulte qu'il est, nolens volens, inévitable d'être aussi philosophe : on le sera de manière inconsciente ou naïve, mais on ne peut étudier quelque chose sans y impliquer le tout, Vous pouvez très bien mettre entre parenthèses ces problèmes, parce que ce sont des problèmes philosophiques traditionnels, mais, d'une manière ou d'une autre, vous vous placez du point de vue du «tout». Au fond, même aujourd'hui, l'analyse présuppose une dialectique et chaque domaine précis présuppose un contexte et donc présuppose le «tout».

- Il s'agit là d'observations que je partage dans une large mesure et auxquelles il n'est pas facile de répondre. J'estime être attentif autant que quiconque, et peut-être même plus, à ce que nous pourrions appeler les «effets de contexte». Je me suis en effet attaché à comprendre, par exemple, comment il était possible que, dans un type de discours aussi limité, aussi méticuleux que celui de l'analyse grammaticale ou de l'analyse philologique, on puisse observer des phénomènes qui désignent toute une structure épistémologique que nous retrouvons dans l'économie politique, l'histoire naturelle, la biologie et aussi dans la philosophie moderne. Je serais vraiment aveugle si je négligeais au regard de ma propre situation ce que j'ai tant de fois mis en évidence. Je sais parfaitement que je suis situé dans un contexte. Le problème consiste alors à savoir comment on peut parvenir à la conscience d'un tel contexte et même, pour ainsi dire, à l'intégrer, à lui laisser exercer ses effets sur son propre discours, sur le discours même que l'on est en train de tenir. Vous dites qu'il est inévitable d'être philosophe au sens où il est inévitable de penser de quelque manière la totalité, bien que, dans les limites à l'intérieur desquelles s'exerce une activité scientifique, on puisse parfaitement laisser le problème de côté. Mais êtes-vous bien sûr que la philosophie consiste précisément en cela ? Je veux dire que la philosophie qui vise à penser la totalité pourrait parfaitement n'être que l'une des formes possibles de philosophie, l'une des formes possibles qui a été effectivement la voie royale de la pensée philosophique du siècle dernier depuis Hegel ; mais, après tout, nous pourrions très bien penser aujourd'hui que la philosophie ne consiste plus en cela.] Je vous ferai remarquer qu'avant Hegel la philosophie ne disposait pas nécessairement de cette prétention à la totalité : Descartes n'a pas plus produit une politique que ne l'ont fait Condillac et Malebranche, la pensée mathématique de Hume peut être négligée sans grand danger. Je crois par conséquent que l'idée d'une philosophie qui embrasse la totalité est une idée relativement récente ; il me semble que la philosophie du XXe siècle est de nouveau en train de changer de nature, non seulement au sens où elle se limite, où elle se circonscrit, mais aussi au sens où elle se relativise. Au fond, qu'est-ce que cela signifie faire de la philosophie aujourd'hui ? Non pas constituer un discours sur la totalité, un discours dans lequel soit reprise la totalité du monde, mais plutôt exercer en réalité une certaine activité, une certaine forme d'activité. Je dirais brièvement que la philosophie est aujourd'hui une forme d'activité qui peut s'exercer dans des champs différents. Lorsque Saussure a distingué la langue de la parole, et lorsque, donc, il a fait apparaître un objet pour la linguistique, il a réalisé une opération de type philosophique. Lorsque, dans le champ de la logique, Russell a mis en lumière la difficulté, l'impossibilité de considérer l'«existence» comme un attribut, ou la proposition existentielle comme une proposition de type sujet-attribut, il a certes fait oeuvre de logique, mais l'activité qui lui a permis de réaliser cette découverte de type logique était une activité philosophique. C'est pourquoi je dirais que si la philosophie est moins un discours qu'un type d'activité interne à un domaine objectif, on ne peut plus requérir d'elle une perspective totalisante. C'est pourquoi Husserl, dans la mesure où il a cherché à repenser l'ensemble de notre univers de connaissances en fonction et en rapport avec un sujet transcendantal, est bien le dernier des philosophes qui ait eu des prétentions absolument universalistes. Cette prétention me semble aujourd'hui avoir disparu. Sur ce point, du reste, je dirais que Sartre est un philosophe au sens le plus moderne du terme, car au fond, pour lui, la philosophie se réduit essentiellement à une forme d'activité politique. Pour Sartre, philosopher aujourd'hui est un acte politique. Je ne crois pas que Sartre pense encore que le discours philosophique soit un discours sur la totalité.

- Si je ne me trompe, dans ce refus des prétentions à l'universalité de la philosophie, vous vous rattachez à Nietzsche.

- Je crois que Nietzsche qui, après tout, était presque le contemporain de Husserl, même s'il a cessé d'écrire juste au moment où Husserl était sur le point de commencer, a contesté et dissous la totalisation husserlienne. Pour Nietzsche, philosopher consistait en une série d'actes et d'opérations relevant de divers domaines : c'était philosopher que de décrire une tragédie de l'époque grecque, c'était philosopher que de s'occuper de philologie ou d'histoire. En outre, Nietzsche a découvert que l'activité particulière de la philosophie consiste dans le travail du diagnostic : que sommes-nous aujourd'hui ? Quel est cet «aujourd'hui» dans lequel nous vivons ? Une telle activité de diagnostic comportait un travail d'excavation sous ses propres pieds pour établir comment s'était constitué avant lui tout cet univers de pensée, de discours, de culture qui était son univers. Il me semble que Nietzsche avait attribué un nouvel objet à la philosophie, qui a été un peu oublié, bien que Husserl, dans La Crise des sciences européennes * ait tenté à son tour une «généalogie». Quant à l'influence effective que Nietzsche a eue sur moi, il me serait bien difficile de la préciser, parce que je mesure justement combien elle a été profonde. Je vous dirai seulement que je suis resté idéologiquement «historiciste» et hégélien jusqu'à ce que j'aie lu Nietzsche.

- Et, au-delà de Nietzsche, quels sont les autres facteurs qui vous ont le plus influencé en ce sens ?

- Si mes souvenirs sont exacts, je dois la première grande secousse culturelle à des musiciens sériels et dodécaphonistes français - comme Boulez et Barraqué - auxquels j'étais lié par des rapports d'amitié. Ils ont représenté pour moi le premier «accroc» à cet univers dialectique dans lequel j'avais vécu.

- Vous continuez à vous intéresser à la musique contemporaine, à en écouter ?

- Oui, mais pas spécialement. Cependant, je me rends compte combien cela a été important pour moi d'en écouter à une certaine période. Cela a eu une importance aussi grande que la lecture de Nietzsche. À ce propos, je peux vous raconter une anecdote. Je ne sais si vous avez jamais écouté Barraqué, si vous en avez entendu parler : selon moi, c'est l'un des musiciens les plus géniaux et les plus méconnus de la génération actuelle. Eh bien, il a écrit une cantate qui a été exécutée en 1955, dont le texte est un texte de Nietzsche que je lui avais procuré. Aujourd'hui, pourtant, je m'intéresse plus à la peinture qu'à la musique.

- Cela ne m'étonne pas. Je vous assure que j'ai beaucoup admiré, dans Les Mots et les Choses, l'analyse que vous avez faite des Ménines de Vélasquez. Je voulais vous poser une autre question sur ce thème : en quel sens considérez-vous que Klee constitue le peintre contemporain le plus représentatif ?

* Husserl (E.), «Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentalen Phänomenologie. Einleitung in die Phänomenologie», Belgrade, Philosophia, t. l, 1936, pp. 77-176 (La Crise des sciences européennes et la Phénoménologie transcendantale, trad. G. Granel, Paris, Gallimard, 1976).

- À ce propos, voyez-vous, je ne sais pas si j'aurai envie aujourd'hui d'affirmer cela sur un mode aussi péremptoire, puisque j'ai regardé la chose d'un peu plus près et particulièrement pour ce qui concerne toute l'histoire des rapports entre Klee et Kandinsky, qui me semble une histoire prodigieuse et qui devrait être analysée très sérieusement.

- Mais, dans Les Mots et les Choses, vous opposez le monde de la «représentation» symbolisé par Vélasquez et le monde de Klee qui correspond à la sensibilité moderne.

- Je continue à considérer que cette opposition est valide. Klee est celui qui a prélevé à la surface du monde toute une série de figures qui valaient comme des signes, et qui les a orchestrées à l'intérieur de l'espace pictural en leur laissant la forme et la structure de signes, bref, en maintenant leur mode d'être de signes et en les faisant fonctionner en même temps de manière à n'avoir plus de signification. Et ce qu'il y a en moi de non structuraliste, de non linguiste s'extasie face à une telle utilisation du signe : c'est-à-dire du signe dans son mode d'être de signe, et non dans sa capacité de faire apparaître du sens.

- Et, pour rester dans le domaine de la peinture, avez-vous quelque chose à dire sur les nouvelles tendances ? Vous êtes-vous intéressé, par exemple, au pop art ? Percevez-vous l'émergence d'une nouvelle tendance qui vous intéresse ?

- Je dois vous avouer que je ne me suis pas beaucoup intéressé ni au pop art ni à l'op art, précisément en raison de leur rapport pour ainsi dire immédiat et conscient avec le contexte social d'où ils émergent : c'est un rapport un peu trop facile. Pour moi, les grands peintres contemporains sont des individus comme Arnal, Corneille, même si l'influence exercée par l'op art sur Arnal et Corneille est assez insistante.

- Quelles autres influences importantes avez-vous subies ? Pourriez-vous indiquer quels furent vos maîtres spirituels ?

- Pendant une longue période, il y a eu en moi une espèce de conflit mal résolu entre la passion pour Blanchot, Bataille et d'autre part, l'intérêt que je nourrissais pour certaines études positives, comme celles de Dumézil et de Lévi-Strauss, par exemple. Mais, au fond, ces deux orientations, dont l'unique dénominateur commun était peut-être constitué par le problème religieux, ont contribué dans une égale mesure à me conduire au thème de la disparition du sujet. Quant à Bataille et à Blanchot, je crois que l'expérience de l'érotisme du premier et celle du langage pour le second, comprises comme expériences de la dissolution, de la disparition, du reniement du sujet (du sujet parlant et du sujet érotique), m'ont suggéré, en simplifiant un peu les choses, le thème que j'ai transposé dans la réflexion sur les analyses structurales ou «fonctionnelles» comme celles de Dumézil ou de Lévi-Strauss. En d'autres termes, je considère que la structure, la possibilité même de tenir un discours rigoureux sur la structure conduisent à un discours négatif sur le sujet, bref, à un discours analogue à celui de Bataille et de Blanchot. -Votre intérêt pour Sade s'interprète-t-il de la même manière ? -Oui, en tant que Sade constitue un exemple optimal, qu'il s'agisse du reniement du sujet dans l'érotisme ou de l'absolu déploiement des structures dans leur positivité la plus arithmétique. Car, après tout, Sade est-il autre chose que le développement jusqu'aux conséquences les plus extrêmes de toute la combinatoire érotique dans ce qu'elle a de plus logique, et cela en une espèce d'exaltation (au moins dans le cas de Juliette) du sujet même, exaltation qui conduit à son explosion complète ?

- Revenons ainsi au thème qui vous est cher, celui de la disparition du sujet-homme et de toute forme d'humanisme. Je voudrais que vous m'expliquiez mieux la portée de vos deux thèses. Pour commencer, vous avez parlé d'«humanismes mous» (ceux de Saint-Exupéry *, de Camus) pour désigner ces humanistes qui vous paraissent particulièrement répugnants : dois-je alors en déduire qu'il existe même pour vous des humanismes dignes de respect ?

- J'ai adopté, en effet, l'expression «humanisme mou», et cela laisse entendre pour d'évidentes raisons linguistiques que je peux penser qu'il existe des humanismes non mous, durs, qui seraient valorisés par rapport aux premiers. Mais, à bien y réfléchir, je dirais que «humanisme mou» est une formule purement redondante, et que «humanisme» implique de toute manière «mollesse».

- Savez-vous que des affirmations comme celles-ci ont pour beaucoup et même pour presque tous un caractère fortement provocateur. Je voudrais par conséquent que vous expliquiez un peu mieux ce que vous entendez par là.

- Je vous répondrai que précisément l'utilisation de l'humanisme constitue une provocation. En fait -et je me réfère à un paysage que vous connaissez certainement très bien vous aussi, puisqu'il est probable que nous l'avons traversé ensemble -, vous savez que c'est justement cet humanisme qui a servi à justifier, en 1948, le stalinisme et l'hégémonie de la démocratie chrétienne, que c'est l'humanisme même que nous retrouvons chez Camus ou dans l'existentialisme de Sartre. À la fin des fins, cet humanisme a constitué d'une certaine manière la petite prostituée de toute la pensée, de toute la culture, de toute la morale, de toute la politique des vingt dernières années. Je considère que vouloir nous le proposer aujourd'hui comme exemple de vertu, c'est cela la provocation.

* Voir no 39.

- Mais il ne s'agit pas de prendre un humanisme donné comme exemple de vertu. Vous vous êtes limité à condamner un humanisme contradictoire avec ses propres prémisses, équivoques ou dépassées ; je voudrais au contraire que vous me disiez comment il est possible aujourd'hui de ne plus être humaniste d'aucune manière.

- Je crois que les sciences humaines ne conduisent pas du tout à la découverte de quelque chose qui serait l'«humain» -la vérité de l 'homme, sa nature, sa naissance, son destin ; ce dont s'occupent en réalité les diverses sciences humaines est quelque chose de bien différent de l'homme, ce sont des systèmes, des structures, des combinaisons, des formes, etc. En conséquence, si nous voulons nous occuper sérieusement des sciences humaines, il faudra avant tout détruire ces chimères obnubilantes que constitue l'idée selon laquelle il faut chercher l'homme.

- Cela au niveau scientifique, cognitif Mais au niveau moral...

- Disons au niveau politique : je considère en fait que la morale est désormais intégralement réductible à la politique et à la sexualité, qui pourtant est elle-même réductible à la politique : c'est pourquoi la morale est la politique. L'expérience des cinquante dernières années (et pas seulement celles-là) prouve combien ce thème humaniste non seulement n'a aucune fécondité, mais se trouve être nocif, néfaste, puisqu'il a permis les opérations politiques les plus diverses et les plus dangereuses ; en réalité, les problèmes qui se posent à ceux qui font de la politique sont des problèmes comme celui qui consiste à savoir s'il faut laisser augmenter l'indice de la croissance démographique, s'il vaut mieux encourager l'industrie lourde ou l'industrie légère, si la consommation, l'augmentation de la consommation peuvent présenter dans une conjoncture donnée des avantages économiques ou non. Voilà les problèmes politiques. Et sur ce plan, nous ne rencontrons jamais des «hommes».

- Mais n'êtes-vous pas en train de proposer à votre tour un humanisme ? Pourquoi soutenir une orientation économique plutôt qu'une autre, pourquoi régler l'indice de l'augmentation démographique ? Au travers de toutes ces opérations politiques, est-ce que l'on ne vise pas au fond le bien-être des hommes ?

Qu'est-ce qui se trouve à la base de l'économie, sinon l'homme, non seulement comme force de travail mais aussi comme fin ? Comment pouvez-vous en ce point ne pas rétracter, au moins en partie, l'affirmation nihiliste de la «disparition» de l' homme, de la «dissolution» de l'homme ? Bref, je ne crois pas que vous donniez une valeur absolue à ces affirmations. Mais si vous leur en donniez une, je voudrais que vous le disiez clairement et si possible que vous puissiez le justifier. À moins que vous le compreniez seulement comme un slogan conçu pour démystifier.

- Je ne voudrais pas que cela soit considéré comme un slogan. C'est désormais devenu un peu un slogan, c'est vrai, mais contre ma volonté. Il s'agit d'une de mes convictions profondes dues à tous les mauvais services que cette idée de l'homme nous a rendus pendant de nombreuses années.

- Mauvais services... à l'homme. Vous voyez que même votre exigence est une exigence humaniste. Bref, jusqu'à quel point pensez-vous que vous puissiez nier l'humanisme, vu que concrètement vous vous limitez à dénoncer les humanismes contradictoires avec leurs propres prémisses, ou bien dépassées, ou bien trop limitées (ce qui implique l'existence d'une idéologie humaniste plus moderne, plus adéquate à la situation actuelle, plus élastique) ?

- Je ne voudrais pas apparaître comme le promoteur d'un humanisme technocratique ou bien d'une espèce d'humanisme qui n'ose pas se déclarer pour tel. Il est vrai que personne n'est plus humaniste que les technocrates. D'autre part, il doit pourtant être possible de faire une politique de gauche qui ne se prévale pas de tous ces mythes humanistes confus. Je crois que l'on peut définir l'optimum du fonctionnement social en l'obtenant, grâce à un certain rapport entre augmentation démographique, consommation, liberté individuelle, possibilité de plaisir pour chacun sans jamais s'appuyer sur une idée de l'homme. Un optimum de fonctionnement peut être défini de manière interne, sans que l'on puisse dire «pour qui» il est meilleur que cela soit ainsi. Les technocrates, eux, sont des humanistes, la technocratie est une forme d'humanisme. Ils considèrent, en effet, qu'ils sont les seuls à détenir le jeu de cartes qui permettrait de définir ce qu'est le «bonheur des hommes» et de le réaliser.

- Mais est-ce que vous ne vous posez pas le même problème ? -Non, pourquoi ? Je rapporte au contraire la technocratie à l'humanisme et je les réfute tous deux.

- Oui, mais c'est parce que vous voyez dans cet humanisme technocratique un mauvais humanisme auquel vous opposez une autre manière, plus valide, d'être humaniste.

- Mais pourquoi «être humaniste» ? Je dis seulement que nous pouvons chercher à définir, politiquement, l'optimum de fonctionnement social qui est aujourd'hui possible.

- Mais le fonctionnement social est le fonctionnement des hommes qui constituent une société donnée.

- Il est évident qu'en vous disant que l'homme a cessé d'exister je n'ai absolument pas voulu dire que l'homme, comme espèce vivante ou espèce sociale, a disparu de la planète. Le fonctionnement social sera certes le fonctionnement des individus en relation mutuelle.

- Simplement, vous pensez qu'il n'est nullement nécessaire de joindre ces mythes humanistes au problème du fonctionnement des hommes en relation entre eux.

- Nous sommes apparemment en train de discuter du problème de l'humanisme, mais je me demande si en réalité nous ne sommes pas en train de nous référer à un problème plus simple, celui du bonheur. Je considère que l'humanisme, au moins sur un plan politique, pourrait se définir comme toute attitude qui considère que la fin de la politique est de produire du bonheur. Or je ne crois pas que la notion de bonheur soit vraiment pensable. Le bonheur n'existe pas, le bonheur des hommes existe encore moins.

- Qu'opposez-vous à la notion de bonheur ?

- On ne peut rien opposer à la notion de bonheur : on peut opposer B à A, mais seulement lorsque A existe.

- Alors vous pensez qu'au lieu de poser des problèmes en termes de bonheur il faut les poser en termes de fonctionnement ?

- Certainement.

- Est-ce que cela vous semble satisfaisant ? Est-ce que ce fétichisme du bon fonctionnement n'est pas un peu masochiste ?

- Il faut se résigner à prendre, face à l'humanité, une position analogue à celle qu'on a prise, vers la fin du XVIIIe siècle, au regard des autres espèces vivantes, lorsque l'on s'est aperçu qu'elles ne fonctionnaient pas pour quelqu'un -ni pour elles-mêmes, ni pour l'homme, ni pour Dieu -, mais qu'elles fonctionnaient, c'est tout. L'organisme fonctionne. Pourquoi est-ce qu'il fonctionne ? Pour se reproduire ? Pas du tout. Pour se maintenir en vie ? Pas davantage. Il fonctionne. Il fonctionne de manière très ambiguë, pour vivre mais aussi pour mourir, puisqu'il est bien connu que le fonctionnement qui permet de vivre est un fonctionnement qui use de manière incessante, de telle sorte que c'est justement ce qui permet de vivre qui produit en même temps la mort. L'espèce ne fonctionne pas pour elle-même, ni pour l'homme, ni pour la plus grande gloire de Dieu ; elle se limite à fonctionner. On peut dire la même chose de l'espèce humaine. L'humanité est une espèce dotée d'un système nerveux tel que jusqu'à un certain point elle peut contrôler son propre fonctionnement. Et il est clair que cette possibilité de contrôle suscite continuellement l'idée que l'humanité doive avoir une fin. Nous découvrons cette fin dans la mesure où nous avons la possibilité de contrôler notre propre fonctionnement. Mais c'est renverser les choses. Nous nous disons : comme nous avons une fin, nous devons contrôler notre fonctionnement ; alors qu'en réalité c'est seulement sur la base de cette possibilité de contrôle que peuvent surgir toutes les idéologies, les philosophies, les métaphysiques, les religions, qui fournissent une certaine image capable de polariser cette possibilité de contrôle du fonctionnement. Est-ce que vous comprenez ce que je veux dire ? C'est la possibilité de contrôle qui fait naître l'idée de fin. Mais l'humanité ne dispose en réalité d'aucune fin, elle fonctionne, elle contrôle son propre fonctionnement, et elle fait surgir à chaque instant des justifications de ce contrôle. Il faut se résigner à admettre que ce ne sont là que des justifications. L'humanisme est l'une de celle-là, la dernière.

- Mais si l'on vous disait : sans doute pour le bon fonctionnement de ce système, il faut des justifications. L'humanisme pourrait constituer l'une des conditions qui facilitent le bon fonctionnement de la société, sans prétendre attribuer une valeur absolue ni au sens ni aux fins de l'humanité.

- Je dirais que votre hypothèse me renforce dans l'idée que j'ai depuis quelque temps, c'est-à-dire que l'homme, l'idée d'homme, a fonctionné au XIXe siècle un peu comme l'idée de Dieu avait fonctionné au cours des siècles précédents. On croyait, et l'on croyait encore au siècle dernier, qu'il était pratiquement impossible que l'homme puisse supporter l'idée que Dieu n'existe pas («Si Dieu n'existe pas, tout serait permis», répétait-on). On était épouvanté par l'idée d'une humanité qui puisse fonctionner sans Dieu, d'où la conviction qu'il fallait maintenir l'idée de Dieu pour que l'humanité puisse continuer à fonctionner. Vous me dites maintenant : il est peut-être nécessaire que l'idée de l'humanité existe, même si ce n'est qu'un mythe pour que l'humanité fonctionne. Je vous répondrai : peut-être, mais peut-être pas. Ni plus ni moins que l'idée de Dieu.

- Mais il y a avant tout une différence, car je ne dis pas que l'humanité devrait acquérir une valeur transcendante ou métaphysique. Je vous dis seulement que, puisqu'il y a des hommes, il faut que ces hommes à l'intérieur de leur propre fonctionnement se présupposent d'une manière ou d'une autre. Sans compter qu'il n'y a peut-être rien de plus mythique que cette absence de mythe totalisant : aujourd' hui au moins, car on ne peut certainement pas exclure a priori qu'un jour ou l'autre l'humanité puisse fonctionner sans mythes (chose qui me semble de toute façon improbable).

- Le rôle du philosophe qui est celui de dire «ce qui se passe» consiste peut-être aujourd'hui à démontrer que l'humanité commence à découvrir qu'elle peut fonctionner sans mythes. La disparition des philosophies et des religions correspondrait sans doute à quelque chose de ce genre.

- Mais si le rôle du philosophe est bien celui que vous dites, pourquoi parlez-vous de disparition des philosophies ? Si le philosophe a un rôle, pourquoi doit-il disparaître ?

- Je vous ai parlé d'une disparition des philosophies, et non pas d'une disparition du philosophe. Je crois qu'il existe un certain type d'activités «philosophiques», dans des domaines déterminés qui consistent en général à diagnostiquer le présent d'une culture : c'est la véritable fonction que peuvent avoir aujourd'hui les individus que nous appelons philosophes.