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Toujours les prisons
Michel Foucault
Dits Ecrits tome IV texte n°282

«Toujours les prisons», Esprit, 37e année, no 1, janvier 1980, pp. 184-186, «Correspondance».

Dits Ecrits tome IV texte n°282

Paul Thibaud, qui avait succédé à la direction de la revue Esprit à Jean-Marie Domenach, cofondateur du G.I.P., avait publié dans le numéro de novembre 1979 une critique du rôle du G.I.P., qui n'avait pas su, selon lui, proposer un programme de réforme des prisons. Il imputait cette absence de programme réformiste au leadership de l'intellectuel radical M. Foucault. Cette dénonciation des intellectuels était un genre alors à la mode, illustré égaiement par le journaliste Georges Suffert.

L'article que vous avez publié en tête de votre numéro de novembre, à propos des prisons, appelle un certain nombre d'éclaircissements. Parce qu'il revient sur un travail fait en commun.

1) Un groupe comme l'était le G.I.P., divers, en grande partie spontané, sans hiérarchie ni organisation fixe, repose sur une morale élémentaire : si, la tâche finie, on veut réfléchir, critiquer, mettre en question le rôle ou l'influence de tel ou tel, très bien ; mais alors qu'on le fasse ensemble, avec ceux qui ont travaillé et ceux surtout qu'on veut critiquer. Le genre : «Ce n'est pas moi, monsieur, c'est lui le méchant», a peut-être son charme, mais aussi quelque chose de facile, de puéril, de moyennement correct et de pas très élégant.

2) Au G.I.P., on venait d'horizons différents. On ne s'est pas rencontré parce qu'avec des perspectives divergentes on partageait la même indignation. Mais bel et bien parce qu'en discutant, en tâtonnant on a défini ensemble un mode d'action, des objectifs, des moyens, et un sens précis à donner à cette action. Chacun étant libre de parler, d'écrire, de rester ou de s'en aller, les deux ou trois personnes d'Esprit qui ont fait route avec nous et dont l'aide a été précieuse n'ont jamais contesté leur accord de fond.

3) L'un de nos principes, c'était de faire en sorte que les détenus et, autour d'eux, toute une frange de population puissent s'exprimer. Les textes du G.I.P. n'étaient pas les élaborations d'un intellectuel délétère, mais le résultat de cette tentative. C'est pourquoi le G.I.P. ne s'est jamais considéré comme chargé de proposer des réformes. C'est pourquoi aussi le G.I.P. (comme c'était prévu dès le départ) s'est dissous lorsque d'anciens détenus ont pu organiser leur propre mouvement. Tout cela, c'était la conséquence de notre sujet et non pas l'effet de contradictions.

4) Je suis l'un de ces intellectuels «théoriciens», qui fascinent bien à tort les «militants» trop dociles et les «travailleurs sociaux» trop naïfs -et que dénoncent aussi ces jours-ci les magazines de fin de semaine ? Peut-être. Mais voyez-vous, j'ai entrepris et achevé, après l'expérience du G.I.P., mon livre sur les prisons. Et ce qui me chagrine, ce n'est pas que vous ayez l'idée bizarre de déduire de mon livre, que vous avez je crains mal compris, ma vénéneuse influence sur le G.I.P. ; c'est que vous n'ayez pas eu la toute simple idée que ce livre doit beaucoup au G.I.P. et que s'il contenait deux ou trois idées justes, c'est là qu'il les aurait prises.

Voyez-vous, il suffisait, puisque vous vouliez discuter de tout cela, de me prévenir 1, de me faire part de vos critiques, de me dire quelles impressions fâcheuses vous pouviez avoir après coup d'une action à laquelle vous n'aviez pas eu l'occasion de prendre part ; il suffisait de me demander de discuter avec vous, tout comme des gens d'Esprit venaient discuter autrefois avec nous. On serait peut-être arrivé à des résultats un peu plus intéressants que le «c'est la faute à X» -toujours un peu moche. Allons, allons, Esprit n'a pas soupé avec le diable, les aigreurs d'estomac, sept ans après, sont donc de trop.

Michel Foucault

Il est vrai, comme le note Paul Thibaud dans son éditorial du numéro Toujours les prisons, que mes perspectives en cette matière n'étaient pas identiques à celles de Michel Foucault. Cependant, ce n'est pas pour cette raison que le G.I.P. «s'est gardé de toute proposition». Dès le début, nous étions d'accord, Michel Foucault et moi-même, ainsi que tous les initiateurs du G.I.P., pour ne pas proposer un programme de réformes et ne pas substituer notre discours à celui des prisonniers. Cet engagement a été tenu, et ce fut pour moi l'expérience la plus réconfortante depuis la Résistance que cette action spontanée, sans permanents, sans «organisation», et pourtant parfaitement articulée à son objet, qui n'était point le succès d'une idéologie contre une autre, mais la dignité et la libre expression d'une minorité traitée de façon inhumaine.

Jean-Marie Domenach

Jean-Marie Domenach me transmet votre lettre concernant mon introduction au numéro d'Esprit sur les prisons.

Sur un point au moins, je dois convenir que vous avez raison. Il aurait mieux valu vous faire ces objections avant.

Pour le reste, je crois que vous vous méprenez si vous pensez

1. Il est vrai que, par des tierces personnes, vous m'avez fait demander de raconter l'expérience du G.I.P. Rien à voir avec une discussion sur vos critiques et objections à laquelle j'étais et je suis toujours prêt.

que je vous vois comme le diable et que je vous impute un certain échec de ce mouvement de réforme des prisons auquel vous avez consacré beaucoup de votre temps et de votre énergie. Le problème n'est pas là, il est dans le blocage dramatique des énergies réformatrices que nous constatons actuellement. Pourquoi les grandes critiques de l'après-68 (celles d'Illich ou les vôtres) sont-elles passées sur nous avec toute leur force et leur vérité, sans provoquer une vague équivalente de créativité ? Il me semble que ce fait-là nous oblige à nous poser en commun certaines questions sur la manière dont fonctionnent la culture et la politique dans notre pays. Le paysage -beaucoup moins de réaction que de découragement et d'abaissement -que nous avons sous les yeux nous oblige, quoi qu'on veuille, à certaines questions douloureuses.

Voilà pour l'arrière-fond des réflexions que j'ai mises in extremis en tête de ce numéro, inspiré en effet par une certaine colère qui ne vous visait pas spécifiquement, mais plutôt qui nous visait. Et aussi bien que vous les «réformistes» du G.I.P., qui, dans les faits, n'ont pas mieux que les autres réussi à trouver la sortie hors des impasses du moment.

Je suis sensible à la note où vous vous dites prêt à débattre du fond des choses. Je le désirerais aussi. La question étant pour moi celle de l'après-68, de l'oubli où semblent retomber les critiques et utopies de ce temps et du champ libre laissé aux discours paisiblement réactionnaires et cyniquement dégradants de «nos» ministres.

Paul Thibaud

Je vous remercie de votre lettre. J'y suis d'autant plus sensible qu'elle constitue, je crois, un grand pas en avant.

Vous écriviez dans votre article : le mouvement de réforme des prisons «se heurtait à une critique radicale. L'influence dominante parmi les militants et certains travailleurs sociaux était en effet celle de M.F.». Vous me dites maintenant que vous ne «m'imputez pas un certain échec du mouvement de réforme des prisons». Laissons à des esprits statiques le soin de dire qu'il y a là quelque chose de contradictoire. Je crois aux évolutions et je vois là un progrès tout à fait positif.

Vous m'écrivez aussi : «Ma colère ne vous visait pas spécifiquement, mais nous visait.» Ce «nous», bien sûr, me fait plaisir ; à défaut d'avoir été considéré comme un partenaire possible de discussion, je me sens comblé d'être réintégré comme objet partiel de votre colère. L'impression que vous battiez vigoureusement la coulpe d'un autre se dissipe aussitôt. Vous avez sans doute frappé bien accidentellement la poitrine du voisin : ce qui n'a guère d'importance maintenant qu'on sait que vous vouliez corriger votre propre faute.

Vous dites encore, et c'est le plus précieux de votre lettre, que vous voulez «poser en commun certaines questions» et que vous désirez «débattre du fond des choses». À en croire votre article, ce fond, c'était la désastreuse «fascination» exercée par les «intellectuels» et surtout les intellectuels théoriciens. Certais pourraient dire que si c'est là le fin fond des choses, c'est un fond plutôt plat. Mais je ne suis pas de cet avis : il me semble que si l'explication n'est pas très intéressante, il est très intéressant que vous la donniez. C'est un thème déjà ancien, qui prend dans les moyens courants d'information une place de plus en plus grande et que vous utilisez en effet «en commun» avec des gens comme M. G. Suffert.

J.- M. Domenach vous l'a dit, je crois : nous souhaitons vivement que nos deux textes à propos de votre «éditorial» de novembre paraissent le plus tôt possible. Leur ton très modéré évite (et évitera, j'espère) le jeu indéfini des réponses et contre-réponses polémiques. En y joignant votre lettre si éclairante et celle que je vous écris actuellement, les lecteurs d'Esprit pourront voir comment peut se poursuivre, après les articles qu'ils ont lus, le travail de la discussion sereine. Et pour le débat plus général que généreusement vous offrez, je peux vous proposer un petit texte : «Sur la dénonciation des intellectuels théoriciens : étude d'un genre.»

Michel Foucault

L'objet de l'introduction à laquelle se réfère Michel Foucault n'était pas de critiquer démagogiquement toute théorie, mais de constater ce fait qu'en France un équilibre productif n'a pas été trouvé, à propos des prisons comme en d'autres domaines, entre la critique de principe et le militantisme réformateur. Cela en raison de l'occultation de la question de la loi et du droit, comme je l'ai dit dans ce texte où Michel Foucault ne voit qu'une querelle personnelle.

Paul Thibaud