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Entretien avec Michel Foucault
Dits Ecrits Tome IV texte n°281

«Conversazione con Michel Foucault» («Entretien avec Michel Foucault» ; entretien avec D. Trombadori, Paris, fin 1978), Il Contributo, 4e année, no 1, janvier-mars 1980, pp. 23-84.

Dits Ecrits Tome IV texte n°281


- L'intérêt qui s'est porté, surtout ces dernières années, sur les résultats de votre pensée pourrait, je pense, être expliqué de la façon suivante : peu nombreux sont ceux qui, quels que soient les différents langages ou points de vue idéologiques, ne seraient pas enclins à reconnaître la progressive et déconcertante dissociation entre mots et choses dans le monde contemporain. Cela justifie aussi le sens de notre débat ; pour mieux comprendre le chemin que vous avez parcouru au cours de vos réflexions et recherches, les déplacements de champ dans les analyses, l'acquisition de nouvelles assurances théoriques. Depuis les explorations effectuées dans l'Histoire de la folie sur l'expérience originaire jusqu'aux thèses les plus récentes exposées dans La Volonté de savoir, il semble que vous procédiez par sauts, par déplacements des niveaux d'enquête. Si je voulais faire un bilan qui révélerait l'essentiel, et le caractère de continuité de votre pensée, je pourrais commencer en vous demandant ce que vous trouvez dépassé dans vos précédents écrits à la lumière des dernières recherches sur le pouvoir et sur la volonté de savoir.

- Il y a sûrement beaucoup de choses dépassées. J'ai tout à fait conscience de me déplacer toujours à la fois par rapport aux choses auxquelles je m'intéresse et par rapport à ce que j'ai déjà pensé. Je ne pense jamais tout à fait la même chose pour la raison que mes livres sont pour moi des expériences, dans un sens que je voudrais le plus plein possible. Une expérience est quelque chose dont on sort soi-même transformé. Si je devais écrire un livre pour communiquer ce que je pense déjà, avant d'avoir commencé à écrire, je n'aurais jamais le courage de l'entreprendre. Je ne l'écris que parce que je ne sais pas encore exactement quoi penser de cette chose que je voudrais tant penser. De sorte que le livre me transforme et transforme ce que je pense. Chaque livre transforme ce que je pensais quand je terminais le livre précédent. Je suis un expérimentateur et non pas un théoricien. J'appelle théoricien celui qui bâtit un système général soit de déduction, soit d'analyse, et l'applique de façon uniforme à des champs différents. Ce n'est pas mon cas. Je suis un expérimentateur en ce sens que j'écris pour me changer moi-même et ne plus penser la même chose qu'auparavant.

- L'idée d'un travail comme expérience devrait, de toute manière, suggérer un point de référence méthodologique ou du moins offrir la possibilité de tirer des indications de méthode dans le rapport entre les moyens employés et les résultats obtenus dans la recherche.

- Quand je commence un livre, non seulement je ne sais pas ce que je penserai à la fin, mais je ne sais pas très clairement quelle méthode j'emploierai. Chacun de mes livres est une manière de découper un objet et de forger une méthode d'analyse. Mon travail terminé, je peux, par une sorte de regard rétrospectif, extraire de l'expérience que je viens de faire une réflexion méthodologique qui dégage la méthode que le livre aurait dû suivre. De sorte que j'écris, un peu en alternance, des livres que j'appellerais d'exploration et des livres de méthode. Livres d'exploration : l'Histoire de la folie, la Naissance de la clinique, etc. Livres de méthode : L'Archéologie du savoir. Ensuite, j'ai écrit des choses comme Surveiller et Punir, La Volonté de savoir.

Je propose aussi des réflexions méthodiques dans des articles et des interviews. Ce sont plutôt des réflexions sur un livre terminé, susceptibles de m'aider à définir un autre travail possible. Ce sont des espèces d'échafaudages qui servent de relais entre un travail qui est en train de s'achever et un autre. Ce n'est pas une méthode générale, définitivement valable pour les autres et pour moi. Ce que j'ai écrit n'est jamais prescriptif ni pour moi ni pour les autres. C'est au plus instrumental et rêveur.

- Ce que vous dites confirme l'aspect excentré de votre position et explique, en un certain sens, les difficultés rencontrées par des critiques, des commentateurs et des exégètes dans leur tentative pour systématiser ou pour vous attribuer une position précise dans le cadre de la pensée philosophique contemporaine.

- Je ne me considère pas comme un philosophe. Ce que je fais n'est ni une façon de faire de la philosophie ni de suggérer aux autres de ne pas en faire. Les auteurs les plus importants qui m'ont, je ne dirais pas formé, mais permis de me décaler par rapport à ma formation universitaire, ont été des gens comme Bataille, Nietzsche, Blanchot, Klossowski, qui n'étaient pas des philosophes au sens institutionnel du terme, et un certain nombre d'expériences personnelles, bien sûr. Ce qui m'a le plus frappé et fasciné chez eux, et qui leur a donné cette importance capitale pour moi, c'est que leur problème n'était pas celui de la construction d'un système, mais d'une expérience personnelle. À l'université, en revanche, j'avais été entraîné, formé, poussé à l'apprentissage de ces grandes machineries philosophiques qui s'appelaient hégélianisme, phénoménologie...

- Vous parlez de la phénoménologie, mais toute la pensée phénoménologique repose sur le problème de l'expérience et s'appuie sur elle pour tracer son propre horizon théorique. En quel sens alors vous en distinguez-vous ?

- L'expérience du phénoménologue est, au fond, une certaine façon de poser un regard réflexif sur un objet quelconque du vécu, sur le quotidien dans sa forme transitoire pour en saisir les significations. Pour Nietzsche, Bataille, Blanchot, au contraire, l'expérience, c'est essayer de parvenir à un certain point de la vie qui soit le plus près possible de l'invivable. Ce qui est requis est le maximum d'intensité et, en même temps, d'impossibilité. Le travail phénoménologique, au contraire, consiste à déployer tout le champ de possibilités liées à l'expérience quotidienne.

En outre, la phénoménologie cherche à ressaisir la signification de l'expérience quotidienne pour retrouver en quoi le sujet que je suis est bien effectivement fondateur, dans ses fonctions transcendentales, de cette expérience et de ces significations. En revanche, l'expérience chez Nietzsche, Blanchot, Bataille a pour fonction d'arracher le sujet à lui-même, de faire en sorte qu'il ne soit plus lui-même ou qu'il soit porté à son anéantissement ou à sa dissolution. C'est une entreprise de dé-subjectivation.

L'idée d'une expérience limite, qui arrache le sujet à lui-même, voilà ce qui a été important pour moi dans la lecture de Nietzsche, de Bataille, de Blanchot, et qui a fait que, aussi ennuyeux, aussi érudits que soient mes livres, je les ai toujours conçus comme des expériences directes visant à m'arracher à moi-même, à m'empêcher d'être le même.

- Travail comme expérience en développement permanent, relativité extrême de la méthode, tension de subjectivation : je crois avoir compris que ce sont là les trois aspects essentiels de votre attitude de pensée. Partant de cet ensemble, on se demande pourtant quelle pourrait être la crédibilité des résultats d'une recherche et quel serait, en définitive, le critère de vérité conséquent à certaines prémisses de votre mode de pensée.

- Le problème de la vérité de ce que je dis est, pour moi, un problème très difficile, et même le problème central. C'est la question à laquelle jusqu'à présent je n'ai jamais répondu. À la fois j'utilise les méthodes les plus classiques : la démonstration ou, en tout cas, la preuve en matière historique, le renvoi à des textes, à des références, à des autorités, et la mise en rapport des idées et des faits, une proposition de schémas d'intelligibilité, de types d'explications. Il n'y a là rien d'original. De ce point de vue, ce que je dis dans mes livres peut être vérifié ou infirmé comme pour n'importe quel autre livre d'histoire.

Malgré cela, les personnes qui me lisent, en particulier celles qui apprécient ce que je fais, me disent souvent en riant : «Au fond, to sais bien que ce que to dis n’est que fiction.» Je répond toujours : «Bien sûr, il n'est pas question que ce soit autre chose que des fictions.»

Si j'avais voulu, par exemple, faire l'histoire des institutions psychiatriques en Europe entre le XVIIe et le XIXe siècle, je n'aurais évidemment pas écrit un livre comme l'Histoire de la folie. Mais mon problème n'est pas de satisfaire les historiens professionnels. Mon problème est de faire moi-même, et d'inviter les autres à faire avec moi, à travers un contenu historique déterminé, une expérience de ce que nous sommes, de ce qui est non seulement notre passé mais aussi notre présent, une expérience de notre modernité telle que nous en sortions transformés. Ce qui signifie qu'au bout du livre nous puissions établir des rapports nouveaux avec ce qui est en question : que moi qui ai écrit le livre et ceux qui font lu aient à la folie, à son statut contemporain et à son histoire dans le monde moderne un autre rapport.

- L'efficacité de votre discours se joue dans l’équilibre entre force de la démonstration et capacité à renvoyer à une expérience qui amène à une mutation des horizons culturels entre lesquels nous jugeons et vivons notre présent. Je n'arrive pas encore à comprendre comment, selon vous, ce processus a un rapport avec ce que nous avons appelé précédemment «critère de vérité». C'est-à-dire, dans quelle mesure les transformations dont vous parlez sont-elles en rapport avec la vérité ou produisent-elles des effets de vérité ?

- Il y a un rapport singulier entre les choses que j'ai écrites et les effets qu'elles ont produit. Regardez le destin de l'Histoire de la folie : il fut très bien accueilli par des gens comme Maurice Blanchot, Roland Barthes, etc. ; il fut accueilli, dans un premier temps, avec un peu de curiosité et une certaine sympathie par les psychiatres, totalement ignoré par les historiens, pour qui cela n'était pas intéressant.

Puis, assez vite, le degré d'hostilité des psychiatres est monté à un point tel que le livre a été jugé comme une attaque dirigée contre la psychiatrie d'aujourd'hui et un manifeste de l'antipsychiatrie. Or ce n'était absolument pas là mon intention, au moins pour deux raisons : quand j'ai écrit le livre, en Pologne, en 1958, l'antipsychiatrie n'existait pas en Europe ; et, de toute manière, il ne s'agissait pas d'une attaque dirigée contre la psychiatrie, pour l'excellente raison que le livre s'arrête à des faits qui se situent au tout début du XIXe siècle - je n'entame même pas l'analyse complète de l'oeuvre d'Esquirol. Or ce livre n'a pas cessé de fonctionner dans l'esprit du public comme étant une attaque dirigée contre la psychiatrie contemporaine. Pourquoi ? Parce que le livre a constitué pour moi - et pour ceux qui font lu ou utilisé - une transformation du rapport (historique, et du rapport théorique, du rapport moral aussi, éthique) que nous avons à la folie, aux fous, à l'institution psychiatrique et à la vérité même du discours psychiatrique. C'est donc un livre qui fonctionne comme une expérience, pour celui qui l'écrit et pour celui qui le lit, beaucoup plus que comme la constatation d'une vérité historique. Pour qu'on puisse faire cette expérience à travers ce livre, il faut bien que ce qu'il dit soit vrai en termes de vérité académique, historiquement vérifiable. Ce ne peut pas être exactement un roman. Pourtant, l'essentiel ne se trouve pas dans la série de ces constatations vraies ou historiquement vérifiables, mais plutôt dans l'expérience que le livre permet de faire. Or cette expérience n'est ni vraie ni fausse. Une expérience est toujours une fiction ; c'est quelque chose qu'on se fabrique à soi-même, qui n'existe pas avant et qui se trouvera exister après. C'est cela le rapport difficile à la vérité, la façon dont cette dernière se trouve engagée dans une expérience qui n’est pas liée à elle et qui, jusqu'à un certain point, la détruit.

- Ce rapport difficile avec la vérité est-il une constante qui accompagne votre recherche et qu'il est possible de reconnaître aussi dans la série de vos oeuvres postérieures à l'Histoire de la folie ?

- On pourrait dire la même chose à propos de Surveiller et Punir. La recherche s'arrête aux années 1830. Pourtant, dans ce cas également, les lecteurs, critiques ou non, l'ont perçue comme une description de la société actuelle comme société d'enfermement. Je n'ai jamais écrit cela, même s'il est vrai que son écriture a été liée à une certaine expérience de notre modernité. Le livre fait usage de documents vrais, mais de façon qu'à travers eux il soit possible d'effectuer non seulement une constatation de vérité, mais aussi une expérience qui autorise une altération, une transformation du rapport que nous avons à nous-même et au monde où, jusque-là, nous nous reconnaissions sans problèmes (en un mot, avec notre savoir).

Ainsi ce jeu de la vérité et de la fiction - ou, si vous préférez, de la constatation et de la fabrication - permettra de faire apparaître clairement ce qui nous lie - de façon parfois tout à fait inconsciente - à notre modernité, et en même temps, nous le fera apparaître comme altéré. L'expérience par laquelle nous arrivons à saisir de façon intelligible certains mécanismes (par exemple, l'emprisonnement, la pénalisation, etc.) et la manière dont nous parvenons à nous en détacher en les percevant autrement ne doivent faire qu'une seule et même chose. C'est vraiment le coeur de ce que je fais. Cela a quelles conséquences, ou plutôt quelles implications ? La première est que je ne m'appuie pas sur un background théorique continu et systématique ; la seconde, qu'il n'y a pas de livre que j'aie écrit sans, au moins en partie, une expérience directe, personnelle. J'ai eu un rapport personnel, complexe à la folie et à l'institution psychiatrique. J'ai eu à la maladie et à la mort aussi un certain rapport. J'ai écrit sur la Naissance de la clinique et l'introduction de la mort dans le savoir médical à un moment où ces choses avaient une certaine importance pour moi. Même chose, pour des raisons différentes, pour la prison et la sexualité.

Troisième implication : il ne s'agit pas du tout de transposer dans le savoir des expériences personnelles. Le rapport à l'expérience doit, dans le livre, permettre une transformation, une métamorphose, qui ne soit pas simplement la mienne, mais qui puisse avoir une certaine valeur, un certain caractère accessible pour les autres, que cette expérience puisse être faite par les autres.

Quatrième chose, cette expérience, enfin, doit pouvoir être liée jusqu'à un certain point à une pratique collective, à une façon de penser. C'est ce qui s'est produit, par exemple, avec un mouvement comme celui de l'antipsychiatrie ou le mouvement des détenus en France.

- Quand vous indiquez ou, comme vous dites, quand vous ouvrez la voie d'une «transformation» susceptible de se rattacher à une «pratique collective», je perçois déjà le tracé d'une méthodologie ou d'un type particulier d'enseignement. Ne croyez-vous pas qu'il en soit ainsi ? Et si oui, ne vous semble-t-il pas que vous entrez en contradiction avec une autre exigence que vous avez indiquée, à savoir d'éviter le discours qui prescrit ?

- Je refuse le mot «enseignement». Un livre systématique qui mettrait en oeuvre une méthode généralisable ou qui donnerait la démonstration d'une théorie porterait des enseignements. Mes livres n'ont pas exactement cette valeur-là. Ce sont plutôt des invitations, des gestes faits en public.

- Mais une pratique collective ne devra-t-elle pas être rapportée à des valeurs, à der critères, à des comportements qui dépasseraient l'expérience individuelle ?

- Une expérience est quelque chose que l'on fait tout à fait seul, mais que l'on ne peut faire pleinement que dans la mesure où elle échappera à la pure subjectivité et où d'autres pourront, je ne dis pas la reprendre exactement, mais du moins la croiser et la retraverser. Revenons un instant au livre sur les prisons. C'est, en un certain sens, un livre de pure histoire. Mais les gens qui font aimé, ou détesté, l'ont fait parce qu'ils avaient l'impression qu'il était question d'eux-mêmes ou du monde tout à fait contemporain, ou de leurs rapports au monde contemporain, dans les formes où celui-ci est accepté par tous. On sentait que quelque chose d'actuel était remis en question. Et, en effet, je n'ai commencé à écrire ce livre qu'après avoir participé, pendant quelques années, à des groupes de travail, de réflexion sur et de lutte contre les institutions pénales. Un travail complexe, difficile, mené conjointement avec les détenus, les familles, des personnels de surveillance, des magistrats, etc.

Quand le livre est sorti, différents lecteurs - en particulier, des agents de surveillance, des assistantes sociales, etc. - ont donné ce singulier jugement : «Il est paralysant ; il se peut qu'il y ait des observations justes, mais, de toute manière, il a assurément des limites, parce qu'il nous bloque, il nous empêche de continuer dans notre activité.» Je réponds que justement cette réaction prouve que le travail a réussi, qu'il a fonctionné comme je le voulais. On le lit, donc, comme une expérience qui change, qui empêche d'être toujours les mêmes, ou d'avoir avec les choses, avec les autres, le même type de rapport que l'on avait avant la lecture. Cela montre que, dans le livre, s'exprime une expérience bien plus étendue que la mienne. Il n'a rien fait d'autre que de s'inscrire dans quelque chose qui était effectivement en cours ; dans, pourrions-nous dire, la transformation de l'homme contemporain par rapport à l'idée qu'il a de lui-même. D'autre part, le livre a aussi travaillé pour cette transformation. Il en a été même, pour une petite partie, un agent. Voilà ce qu'est pour moi un livre-expérience par opposition à un livre-vérité et à un livre-démonstration.

- Je voudrais, à ce point de notre analyse, faire une observation. Vous parlez de vous et de votre recherche comme si celle-ci s'était réalisée presque indépendamment du contexte historique - et culturel avant tout - dans lequel elle a mûri. Vous avez cité Nietzsche, Bataille, Blanchot comment êtes-vous arrivé à eux ? Qu’est-ce que c'était alors qu'un intellectuel en France et quel était le débat théorique dominant à l'époque de votre formation ? Comment en êtes-vous arrivé à la maturation de vos choix et der orientations principales de votre pensée ?

- Nietzsche, Blanchot et Bataille sont les auteurs qui m'ont permis de me libérer de ceux qui ont dominé ma formation universitaire, au début des années 1950 : Hegel et la phénoménologie. Faire de la philosophie, alors, comme du reste aujourd'hui, cela signifiait principalement faire de l'histoire de la philosophie ; et celle-ci procédait, délimitée d'un côté par la théorie des systèmes de Hegel et de l'autre par la philosophie du sujet, sous la forme de la phénoménologie et de l'existentialisme. En substance, c'était Hegel qui prévalait. Il s'agissait, en quelque sorte, pour la France d'une découverte récente, après les travaux de Jean Wahl et la leçon d'Hyppolite. C'était un hégélianisme fortement pénétré de phénoménologie et d'existentialisme, centré sur le thème de la conscience malheureuse. Et c'était, au fond, ce que l'Université française pouvait offrir de mieux comme forme de compréhension, la plus vaste possible, du monde contemporain, à peine sorti de la tragédie de la Seconde Guerre mondiale et des grands bouleversements qui l'avaient précédée : la révolution russe, le nazisme, etc. Si l'hégélianisme se présentait comme la façon de penser rationnellement le tragique, vécu par la génération qui nous avait immédiatement précédés, et toujours menaçant, hors de l'Université, c'était Sartre qui était en vogue avec sa philosophie du sujet. Point de rencontre entre la tradition philosophique universitaire et la phénoménologie, Merleau-Ponty développait le discours existentiel dans un domaine particulier comme celui de l'intelligibilité du monde, du réel. C'est dans ce panorama intellectuel qu'ont mûri mes choir : d'une part, ne pas être un historien de la philosophie comme mes professeurs et, d'autre part, chercher quelque chose de totalement différent de l'existentialisme : cela a été la lecture de Bataille et de Blanchot et, à travers eux, de Nietzsche. Qu’est-ce qu'ils ont représenté pour moi ?

D'abord, une invitation à remettre en question la catégorie du sujet, sa suprématie, sa fonction fondatrice. Ensuite, la conviction qu'une telle opération n'aurait eu aucun sens si elle restait limitée aux spéculations ; remettre en question le sujet signifiait expérimenter quelque chose qui aboutirait à sa destruction réelle, à sa dissociation, à son explosion, à son retournement en tout autre chose.

- Une orientation de ce genre était-elle conditionnée uniquement par la critique vis-à-vis du climat philosophique dominant ou naissait-elle, également, d'un raisonnement sur les dimensions de la réalité française, telle qu'elle se présentait à la fin de la guerre ? Je pense aux rapports entre la politique et la culture et à la façon même dont les nouvelles générations intellectuelles vivaient et interprétaient la politique.

- Pour moi, la politique a été l'occasion de faire une expérience à la Nietzsche ou à la Bataille. Pour quelqu'un qui avait vingt ans au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, qui n'avait pas été porté par la morale de la guerre, que pouvait bien être la politique quand il s'agissait de choisir entre l'Amérique de Truman et l'U.R.S.S. de Staline ? Entre la vieille S.F.I.O. et la démocratie chrétienne ? Devenir un intellectuel bourgeois, professeur, journaliste, écrivain ou autre dans un monde pareil était intolérable. L'expérience de la guerre nous avait démontré la nécessité et l'urgence d'une société radicalement différente de celle dans laquelle nous vivions. Cette société qui avait permis le nazisme, qui s'était couchée devant lui, et qui était passée en bloc au côté de De Gaulle. Face à tout cela, une grande partie de la jeunesse française avait eu une réaction de dégoût total. On désirait un monde et une société non seulement différents, mais qui auraient été un autre nous-mêmes ; on voulait être complètement autre dans un monde complètement autre. Aussi bien l'hégélianisme qui nous était proposé à l'université avec son modèle d'intelligibilité continue de l'histoire n'était-il pas en mesure de nous satisfaire. Ainsi que la phénoménologie et l'existentialisme, qui maintenaient le primat du sujet et sa valeur fondamentale. Alors qu'en revanche le thème nietzschéen de la discontinuité, d'un surhomme qui serait tout autre par rapport à l'homme, puis, chez Bataille, le thème des expériences limites par lesquelles le sujet sort de lui-même, se décompose comme sujet, aux limites de sa propre impossibilité, avaient une valeur essentielle. Ce fut pour moi une sorte d'issue entre l'hégélianisme et l'identité philosophique du sujet.

- Vous avez parlé du «tragique vécu v de la Seconde Guerre mondiale et de l'impossibilité essentielle à en rendre compte avec les schémas spéculatifs de la tradition philosophique. Cependant pourquoi voulez-vous situer la réflexion de Jean-Paul Sartre dans les limites de cette incapacité ? N'avait-il pas représenté l'existentialisme et n'incarnait-il pas lui aussi, surtout en France, une réaction contre la tradition théorique, une tentative pour remettre en question le statut de l'intellectuel à l'égard de son temps ?

- Dans une philosophie comme celle de Sartre, le sujet donne sens au monde. Ce point n'était pas remis en question. Le sujet attribue les significations. La question était : peut-on dire que le sujet soit la seule forme d'existence possible ? Ne peut-il y avoir des expériences au cours desquelles le sujet ne soit plus donné, dans ses rapports constitutifs, dans ce qu'il a d'identique à lui-même ? N'y aurait-il donc pas d'expériences dans lesquelles le sujet puisse se dissocier, briser le rapport avec lui-même, perdre son identité ? N’est-ce pas cela qui a été l'expérience de Nietzsche avec l'éternel retour ?

- Qui, en dehors des auteurs déjà cités, commentait ou réfléchissait, à l'époque, sur les oeuvres de Nietzsche ?

- La découverte de Nietzsche s'est produite hors de l'Université. En raison de l'emploi qu'en avaient fait les nazis, Nietzsche était complètement exclu de l'enseignement. En revanche était très en vogue une lecture continuiste de la pensée philosophique, une attitude à l'égard de la philosophie de l'histoire qui associait, en quelque sorte, hégélianisme et existentialisme. Et, à dire vrai, la culture marxiste partageait aussi cette philosophie de l'histoire.

- Ce n'est que maintenant que vous faites allusion au marxisme et d la culture marxiste, comme si elle avait été la grande absente. Mais il me semble que l'on ne peut pas dire cela.

- De la culture marxiste je voudrais parler dans un second temps. Pour l'instant, j'aimerais noter un fait plutôt curieux. L'intérêt pour Nietzsche et Bataille n'était pas une manière de nous éloigner du marxisme ou du communisme. C'était la seule voie d'accès vers ce que nous attendions du communisme. Le rejet du monde dans lequel nous vivions n'était assurément pas satisfait par la philosophie hégélienne. Nous étions à la recherche d'autres voies pour nous conduire vers ce tout autre que nous croyions incarné par le communisme. C'est pourquoi en 1950, sans bien connaître Marx, refusant l'hégélianisme et me sentant mal à l'aise dans l'existentialisme, j'ai pu adhérer au Parti communiste français. Être «communiste nietzschéen», c'était vraiment invivable et, si l'on veut, ridicule. Je le savais bien.

- Vous avez été inscrit au P.C.F. ; vous êtes arrivé au Parti communiste après un singulier parcours intellectuel. Dans quelle mesure cette expérience a eu une influence sur vous et sur les développements de votre recherche théorique ? Quelle a été votre expérience de militant communiste ? Comment êtes-vous arrivé d la décision de quitter le Parti ?

- En France, le passage, la rotation des jeunes dans le Parti communiste s'effectue très rapidement. Beaucoup y sont entrés, en sont sortis, sans que cela ait comporté des moments de rupture définitive. Je l'ai quitté après le fameux complot des médecins contre Staline, dans l'hiver 1952, et cela se produisit en raison d'une persistante impression de malaise. Peu de temps avant la mort de Staline s'était répandue la nouvelle selon laquelle un groupe de médecins juifs avaient attenté à sa vie. André Wurmser tint une réunion dans notre cellule d'étudiants pour expliquer comment se serait déroulé le complot. Bien que nous ne fussions pas convaincus, nous nous efforçâmes de croire.

Cela aussi faisait partie de cette mode désastreuse, cette manière d'être dans le Parti : le fait d'être obligé de soutenir quelque chose qui est le plus contraire à ce qu'on peut croire faisait justement partie de cet exercice de dissolution du moi et de la recherche du tout autre. Staline meurt. Trois mois après, on apprend que le complot des médecins n'avait pas existé. Nous écrivîmes à Wurmser en lui demandant de venir nous expliquer ce qu'il en était. Nous ne reçûmes pas de réponse. Vous me direz : pratique courante, petit incident de parcours... le fait est qu'à partir de ce moment-là j'ai quitté le P.C.F.

- L'épisode que vous me racontez, je le vois surtout comme la représentation d'un scénario du passé, d'un tragique qui avait lui aussi ses conditions d'apparition : la guerre froide, l'exaspération du stalinisme, un rapport particulier entre idéologie et politique, entre Parti et militants. Dans des situations analogues et peut-être même pires, d'autres ne choisirent pourtant pas la voie du détachement du Parti, mais celle de la lutte et de la critique. Je ne crois pas que votre solution ait été la meilleure.

- Je sais bien que je fournis des arguments à tous les communistes pour me reprocher d'avoir été un communiste des pires conditions, pour les plus mauvaises raisons erronées, comme un sale petit-bourgeois. Mais je dis ces choses parce qu'elles sont vraies et que je suis sûr de n'avoir pas été tout à fait seul dans cette situation, à y être venu pour de mauvaises raisons, ce côté un peu ridicule de la conversion, de l'ascétisme, de l'autoflagellation qui est l'un des éléments importants de la façon dont beaucoup d'étudiants -encore aujourd'hui, en France -participent à l'activité du Parti communiste. J'ai vu des intellectuels qui, à l'époque de l'affaire Tito, ont abandonné le Parti. Mais j'en connais d'autres qui y sont entrés justement à ce moment-là, et pour cette raison, pour la façon dont tout cela s'était produit. Et, mieux encore, pour répondre en quelque sorte à ceux qui, déçus, avaient rendu leur carte.

- Une fois cette brève expérience dans le Parti communiste achevée, vous n'avez plus participé à des activités politiques ?

- Non, j'ai terminé mes études. À cette période, je fréquentais beaucoup Louis Althusser qui militait au P.C.F. C'était d'ailleurs un peu sous son influence que j'y étais entré. Et quand je l'ai quitté, il n'y a eu de sa part aucun anathème ; il n'a pas voulu rompre ses rapports avec moi pour autant.

- Vos liens, ou du moins une certaine parenté intellectuelle avec Althusser, ont une origine plus éloignée que celle que l'on connaît généralement. Je veux parler, en particulier, du fait que votre nom a été plusieurs fois associé à celui d'Althusser dans les polémiques sur le structuralisme qui ont dominé la scène du débat théorique dans la France des années soixante. Althusser, marxiste ; vous, non ; Lévi-Strauss et d'autres, pas davantage ; la critique vous a tous plus ou moins regroupés sous le terme de «structuralistes». Comment l'expliquez-vous ? Et quel était le fond commun de vos recherches, s'il y en avait un ?

- Il y a un point commun entre tous ceux qui, ces quinze dernières années, ont été appelés «structuralistes» et qui pourtant ne l'étaient pas, à l'exception de Lévi-Strauss, bien entendu : Althusser, Lacan et moi. Quel était, en réalité, ce point de convergence ? Une certaine urgence de reposer autrement la question du sujet, de s'affranchir du postulat fondamental que la philosophie française n'avait jamais abandonné, depuis Descartes, renforcé par la phénoménologie. Partant de la psychanalyse, Lacan a mis en lumière le fait que la théorie de l'inconscient n'est pas compatible avec une théorie du sujet (au sens cartésien, mais aussi phénoménologique du terme). Sartre et Politzer avaient refusé la psychanalyse en critiquant justement la théorie de l'inconscient, en la jugeant incompatible avec la philosophie du sujet. Lacan a conclu, lui, qu'il fallait justement abandonner la philosophie du sujet et partir d'une analyse des mécanismes de l'inconscient. La linguistique, les analyses qu'on pouvait faire du langage, Lévi-Strauss donnaient un point d'appui rationnel à cette remise en question ; et cela se produisait à partir d'autre chose qu'une expérience, disons littéraire ou spirituelle, comme celles de Blanchot ou de Bataille. Althusser a remis en question la philosophie du sujet, parce que le marxisme français était imprégné d'un peu de phénoménologie et d'un peu d'humanisme, et que la théorie de l'aliénation faisait du sujet humain la base théorique capable de traduire en termes philosophiques les analyses politico-économiques de Marx. Le travail d'Althusser a consisté à reprendre les analyses de Marx, à se demander si se manifestait en elles cette conception de la nature humaine, du sujet, de l'homme aliéné sur laquelle reposaient les positions théoriques de certains marxistes comme, par exemple, Roger Garaudy. On sait que sa réponse a été tout à fait négative.

C'est tout cela qu'on a appelé «structuralisme». Or le structuralisme ou la méthode structurale au sens strict n'ont servi tout au plus que de point d'appui ou de confirmation de quelque chose de beaucoup plus radical : la remise en question de la théorie du sujet.

- Vous refusez la définition de structuraliste telle une étiquette inadéquate.

Vous préférez vous référer au thème du «décentrement du sujet» faisant référence surtout à l'idée des expériences limites, selon une ascendance qui, depuis Nietzsche, arrive jusqu'à Georges Bataille. Et pourtant, il est indéniable qu'une grande partie de votre réflexion et que la maturation de votre discours théorique soient advenues grâce à un passage critique à travers les problèmes de l'épistémologie et de la philosophie des sciences.

- C'est vrai, cette histoire des sciences dont j'ai commencé à m'occuper est fort éloignée de ce que j'ai rencontré à propos de Bataille, de Blanchot, de Nietzsche. Mais jusqu'à quel point ? Quand j'étais étudiant, l'histoire des sciences, avec ses débats théoriques, s'est trouvée dans une position stratégique.

Tout un côté de la phénoménologie apparaissait bien comme une mise en question de la science, dans son fondement, dans sa rationalité, dans son histoire. Les grands textes de Husserl, de Koyré formaient l'autre volet de la phénoménologie, opposé à la phénoménologie, plus existentielle, du vécu... Sous bien des aspects, l'oeuvre de Merleau-Ponty essayait de ressaisir les deux aspects de la phénoménologie.

Mais un discours analogue venait aussi du camp marxiste, dans la mesure où le marxisme, dans les années qui ont suivi la Libération, avait acquis un rôle important, non seulement dans le domaine théorique mais aussi dans la vie quotidienne des jeunes étudiants et intellectuels. Le marxisme, en effet, se proposait comme une science ou, du moins, comme une théorie générale du caractère scientifique des sciences ; comme une sorte de tribunal de la raison qui permettrait de distinguer ce qui était de la science de ce qui était de l'idéologie. En somme, un critère général de rationalité de toute forme de savoir. Tout cet amalgame de problèmes et ce champ d'enquêtes poussaient à s'interroger sur la science et sur son histoire. Dans quelle mesure cette histoire pouvait-elle contester ou manifester son fondement absolu en rationalité ? C'était la question que l'histoire des sciences posait à la phénoménologie. Et, d'autre part, le marxisme se posait la question suivante : jusqu'à quel point le marxisme peut-il, en reconstruisant une histoire de la société avec ses schémas, rendre compte de l'histoire des sciences, de la naissance et du développement des mathématiques, de la physique théorique, etc. Cet ensemble dense de problèmes que j'ai sommairement décrit -et dans lequel se retrouvaient histoire des sciences, phénoménologie, marxisme -était alors absolument central ; c'était une sorte de petite lentille où se réfractaient les différents problèmes de l'époque. C'est là que des gens justement comme Louis Althusser, à peine plus âgé que moi, Desanti, qui ont été mes professeurs, ont été importants pour moi.

- De quelle façon la problématique qui tournait autour de l’histoire des sciences est-elle intervenue dans votre formation ?

- Paradoxalement, un peu dans le même sens que Nietzsche, Blanchot, Bataille. On se demandait : dans quelle mesure l'histoire d'une science peut-elle mettre en doute sa rationalité, la limiter, y introduire des éléments extérieurs ? Quels sont les effets contingents qui pénètrent une science à partir du moment où elle a une histoire, où elle se développe dans une société historiquement déterminée ? D'autres questions suivaient celles-ci : peut-on faire une histoire de la science qui soit rationnelle ? Peut-on trouver un principe d'intelligibilité qui explique les diverses péripéties et aussi, le cas échéant, des éléments irrationnels qui s'insinuent dans l'histoire des sciences ?

Tels étaient schématiquement les problèmes posés tant dans le marxisme que dans la phénoménologie. Pour moi, au contraire, les questions se posaient de façon légèrement différente. C'est là où la lecture de Nietzsche a été pour moi très importante : il ne suffit pas de faire une histoire de la rationalité, mais l'histoire même de la vérité. C'est-à-dire que, au lieu de demander à une science dans quelle mesure son histoire l'a rapprochée de la vérité (ou lui a interdit l'accès à celle-ci), ne faudrait-il pas plutôt se dire que la vérité consiste en un certain rapport que le discours, le savoir entretient avec lui-même, et se demander si ce rapport n'est ou n'a pas lui-même une histoire ?

Ce qui m'a paru frappant chez Nietzsche, c'est que, pour lui, une rationalité -celle d'une science, d'une pratique, d'un discours -ne se mesure pas par la vérité que cette science, ce discours, cette pratique peuvent produire. La vérité fait elle-même partie de l'histoire du discours et est comme un effet interne à un discours ou à une pratique.

- Le discours de Nietzsche sur l’histoire de la vérité et sur les limites de l’homme théorique représente sans aucun doute un changement de plan et de point de vue par rapport à l'horizon épistémologique classique, vu qu'il en annule les prémisses en proclamant la fondamentale «non-vérité du connaître». Mais j'aimerais savoir : comment êtes-vous parvenu à associer l'analyse de l'origine de la science avec celle des expériences limites ou de l'expérience en tant que transformation ?

- Est-ce qu'au fond une science ne pourrait pas être analysée ou conçue comme une expérience, c'est-à-dire comme un rapport tel que le sujet soit modifié par cette expérience ? Autrement dit, ce serait la pratique scientifique qui constituerait à la fois le sujet idéal de la science et l'objet de la connaissance. Et la racine historique d'une science ne se trouverait-elle pas dans cette genèse réciproque du sujet et de l'objet ? Quel effet de vérité se produit de cette façon-là ? Il en découlerait qu'il n'y a pas une vérité. Ce qui ne veut dire ni que cette histoire est irrationnelle ni que cette science est illusoire, mais confirme, au contraire, la présence d'une histoire réelle et intelligible, d'une série d'expériences collectives rationnelles qui répondent à un ensemble de règles bien précises, identifiables, au cours desquelles se construit autant le sujet connaissant que l'objet connu.

Il m'a semblé que, pour comprendre ce processus, le mieux était d'étudier les sciences nouvelles, non formalisées, dont la constitution était relativement plus récente et qui étaient plus proches de leurs origines et de leur urgence immédiate -ce type de sciences dont le caractère scientifique apparaissait avec le plus d'incertitude et qui cherchait à comprendre ce qui était le moins susceptible d'entrer dans un champ de rationalité. C'était le cas de la folie. Il s'agissait de comprendre comment, dans le monde occidental, la folie n'avait pu devenir un objet précis d'analyse et d'enquête scientifique qu'à partir du XVIIIe siècle, alors que l'on avait eu auparavant des traités médicaux qui concernaient, en quelques courts chapitres, les «maladies de l'esprit». On pouvait ainsi vérifier qu'au moment même où prenait corps cet objet folie se construisait également le sujet apte à comprendre la folie. À la construction de l'objet folie correspondait celle d'un sujet raisonnable qui avait la connaissance quant à la folie et qui la comprenait. Dans l'Histoire de la folie, j'ai cherché à comprendre cette sorte d'expérience collective, plurielle, définie entre le XVIe et le XIXe siècle, marquée par l'interaction entre la naissance d'un homme raisonnable, qui sait reconnaître et connaître la folie, et celle de la folie elle-même en tant qu'objet susceptible d'être compris et déterminé.

- Ce geste originaire qui marquerait la séparation et la confrontation entre la raison et la déraison, avec les conséquences que vous avez vous-même analysées sur le destin de la culture occidentale, semblerait apparaître comme condition préliminaire, essentielle du développement historique ou du développement de l'histoire de la raison moderne. Cette expérience limite qui ouvre à la possibilité de l'histoire ne vient-elle pas se constituer dans une dimension a-temporelle, à l'extérieur de l'histoire même ?

- Mon travail ne consistait pas en une sorte d'apologie de la folie -cela va de soi ; il ne s'agissait pas non plus d'une histoire irrationaliste. J'ai voulu, au contraire, indiquer comment cette expérience - qui a constitué la folie comme objet en même temps que le sujet qui la connaît -ne pouvait être pleinement comprise que si on la rapprochait rigoureusement de certains processus historiques bien connus : la naissance d'une certaine société normalisatrice, liée à des pratiques d'enfermement, en relation avec une situation économique et sociale précise qui correspond à la phase de l'urbanisation, à la naissance du capitalisme, avec l'existence d'une population flottante, dispersée, que les nouvelles exigences de l'économie et de l'État ne pouvaient pas supporter.

J'ai donc essayé de faire une histoire, la plus rationnelle possible, de la constitution d'un savoir, d'un nouveau rapport d'objectivité, de quelque chose qu'on pourrait appeler la «vérité de la folie».

Cela ne signifie pas, naturellement, que, par l'intermédiaire de ce type de savoir, on soit arrivé à organiser effectivement des critères capables de découvrir la folie dans sa vérité ; non, on a plutôt aménagé une expérience, celle de la vérité de la folie, avec la possibilité d'une connaissance effective et d'une élaboration réciproque d'un sujet.

- Faisons un moment un retour en arrière. Dans la reconstruction de votre formation intellectuelle, et cela en particulier par rapport aux problèmes épistémologiques, vous n'avez jamais cité le nom de Gaston Bachelard. Et pourtant, on a noté, à juste titre je crois, que le matérialisme rationnel de Bachelard, fondé sur la suprématie d'une praxis scientifique susceptible de construire ses propres objets d'analyse, représente d'une certaine manière un arrière-plan des lignes de recherche que vous avez développées. Ne pensez-vous pas qu'il en soit ainsi ?

- Je n'ai pas été directement l'élève de Bachelard, mais j'ai lu ses livres ; dans ses réflexions sur la discontinuité dans l'histoire des sciences et dans l'idée d'un travail de la raison sur elle-même au moment où elle se constitue des objets d'analyse, il y avait toute une série d'éléments dont j'ai tiré profit et que j'ai repris.

Mais, dans le domaine de la philosophie de la science, celui qui a peut-être exercé sur moi la plus forte influence a été Georges Canguilhem, même si c'est venu beaucoup plus tardivement. Il a surtout approfondi les problèmes des sciences de la vie, en cherchant à montrer comment c'était bien l'homme en tant qu'être vivant qui se mettait en question dans cette expérience.

A travers la constitution des sciences de la vie, alors qu'il se constituait un certain savoir, l'homme se modifiait en tant qu'être vivant parce qu'il devenait sujet rationnel et par le fait qu'il pouvait avoir une action sur lui-même, changer ses conditions de vie et sa propre vie ; l'homme construisait une biologie qui n'était autre que la réciproque d'une inclusion des sciences de la vie dans l'histoire générale de l'espèce humaine. C'est une considération extrêmement importante chez Canguilhem, qui se reconnaît, je crois, une parenté avec Nietzsche. Et voilà comment, malgré le paradoxe, et essentiellement autour de Nietzsche, on retrouve comme parenté une sorte de point de rencontre entre le discours sur les expériences limites, où il s'agissait pour le sujet de se transformer lui-même, et le discours sur la transformation du sujet lui-même par la constitution d'un savoir.

- Comment s'établit, selon vous, une relation entre les expériences limites, lesquelles précèdent d'une certaine façon la constitution de la raison, et le savoir, lequel définirait, au contraire, la limite historique d'un horizon culturel ?

- J'emploie le mot «savoir» en établissant une distinction avec «connaissance». Je vise dans «savoir» un processus par lequel le sujet subit une modification par cela même qu'il connaît, ou plutôt lors du travail qu'il effectue pour connaître. C'est ce qui permet à la fois de modifier le sujet et de construire l'objet. Est connaissance le travail qui permet de multiplier les objets connaissables, de développer leur intelligibilité, de comprendre leur rationalité, mais en maintenant la fixité du sujet qui enquête.

Avec l'idée d'archéologie, il s'agit précisément de ressaisir la constitution d'une connaissance, c'est-à-dire d'un rapport entre un sujet fixe et un domaine d'objets, dans ses racines historiques, dans ce mouvement du savoir qui la rend possible. Tout ce dont je me suis occupé jusqu'à aujourd'hui concerne, au fond, la façon dont, dans les sociétés occidentales, les hommes ont réalisé ces expériences, sans doute fondamentales, qui consistent à s'engager dans un processus de connaissance d'un domaine d'objets, alors qu'en même temps ils se constituent eux-mêmes comme des sujets ayant un statut fixe et déterminé. Par exemple, connaître la folie en se constituant comme sujet raisonnable ; connaître la maladie en se constituant comme sujet vivant ; ou l'économie, en se constituant comme sujet travaillant ; ou l'individu se connaissant dans un certain rapport à la loi... Ainsi y a-t-il toujours cet engagement de soi-même à l'intérieur de son propre savoir. Je me suis efforcé, en particulier, de comprendre comment l'homme avait transformé en objets de connaissance certaines de ces expériences limites : la folie, la mort, le crime. C'est là où on retrouve des thèmes de Georges Bataille, mais repris dans une histoire collective qui est celle de l'Occident et de son savoir. Il s'agit toujours d'expérience limite et d'histoire de la vérité.

Je suis emprisonné, enfermé dans cet enchevêtrement de problèmes. Ce que je dis n'a pas de valeur objective, mais peut servir peut-être à éclairer les problèmes que j'ai essayé de poser et la succession des choses.

- Une dernière observation sur les composantes culturelles de votre formation intellectuelle : je veux parler de l'anthropologie phénoménologique et de la tentative pour associer phénoménologie et psychanalyse. L'un de vos premiers écrits, en 1954, est une introduction à Traum und Existenz * de Binswanger, dans laquelle vous reprenez une idée du rêve ou de l'imaginaire comme espace originel constitutif de l'homme...

- La lecture de ce que l'on a appelé «analyse existentielle» ou «psychiatrie phénoménologique» a été importante pour moi à l'époque où je travaillais dans les hôpitaux psychiatriques et où je cherchais quelque chose de différent des grilles traditionnelles du regard psychiatrique, un contrepoids. Assurément, ces superbes descriptions de la folie comme expériences fondamentales uniques, incomparables furent importantes. Je crois d'ailleurs que Laing a été lui aussi impressionné par tout cela : il a lui aussi pendant longtemps pris l'analyse existentielle comme référence (lui d'une façon plus sartrienne et moi plus heideggérienne). Mais nous n'en sommes pas restés là. Laing a développé un travail colossal lié à sa fonction de médecin : il a été, avec Cooper, le véritable fondateur de l'antipsychiatrie, alors que moi je n'ai fait qu'une analyse historique critique. Mais l'analyse existentielle nous a servi à délimiter et à mieux cerner ce qu'il pouvait y avoir de lourd et d'oppressant dans le regard et le savoir psychiatrique académique.

- Dans quelle mesure, en revanche, avez-vous accepté et assimilé l'enseignement de Lacan ?

- Il est certain que ce que j'ai pu saisir de ses oeuvres a certainement joué pour moi. Mais je ne l'ai pas suivi d'assez près pour être réellement imprégné de son enseignement. J'ai lu certains de ses livres ; mais on sait que, pour bien comprendre Lacan, il faut non seulement le lire mais aussi écouter son enseignement public, participer à ses séminaires et même, éventuellement, suivre une analyse. Je n'ai rien fait de tout cela. À partir de 1955, quand Lacan livrait la partie essentielle de son enseignement, moi j'étais déjà à l'étranger...

- Avez-vous beaucoup vécu hors de France ?

-Oui, plusieurs années. J'ai travaillé à l'étranger comme assistant, lecteur dans les universités d'Uppsala, de Varsovie, de Hambourg. C'était précisément pendant la guerre d'Algérie. Je l'ai vécue un peu comme un étranger. Et, parce que j'observais les faits comme

* Voir supra no 1.

un étranger, il m'a été plus facile d'en saisir l'absurdité et de bien voir quelle serait l'issue nécessaire de cette guerre. Évidemment j'étais contre le conflit. Mais étant à l'étranger et ne vivant pas directement ce qui se passait dans mon pays, si la clarté ne m'était pas difficile, je n'ai pas eu à faire preuve de beaucoup de courage, je n'ai pas participé en personne à l'une des expériences décisives de la France moderne.

Quand je suis rentré, je venais de terminer la rédaction de l’Histoire de la folie, qui faisait, d'une certaine manière, écho à l'expérience directe de ce que j'avais vécu ces années-là. Je veux parler de l'expérience de la société suédoise, société surmédicalisée, protégée, où tous les dangers sociaux étaient, en quelque sorte, amoindris par des mécanismes subtils et savants ; et de celle de la société polonaise, où les mécanismes d'enfermement étaient d'un tout autre type... Ces deux types de société vont devenir dans les années qui suivront une espèce de hantise de la société occidentale. Mais elles étaient abstraites dans une France toute prise par le climat de la guerre et par les problèmes que posait la fin d'une époque, celle de la colonisation. Fruit, elle aussi, de ce singulier détachement par rapport à la réalité française, l’Histoire de la folie fut accueillie favorablement et immédiatement par Blanchot, Klossowski, Barthes. Parmi les médecins et les psychiatres, des réactions diverses : un certain intérêt de la part de quelques-uns, d'orientation libérale ou marxiste, comme Bonnafé, un rejet total, par contre, de la part d'autres, plus conservateurs. Mais, dans l'ensemble, comme je vous l'ai déjà dit, mon travail fut laissé pour compte : indifférence, silence du côté des intellectuels.

- Quelles furent vos réactions face à cette attitude ? Peu de temps après, l'Histoire de la folie était reconnue même par ceux qui n'en partageaient pas les thèses comme une oeuvre de premier plan. Comment expliquez-vous alors cette quasi-indifférence initiale ?

- Je vous avoue que je fus quelque peu surpris ; mais j'avais tort. Le milieu intellectuel français venait de traverser des expériences d'un autre ordre. Dominaient des débats sur le marxisme, la science et l'idéologie. Je crois que l'indisponibilité à accueillir l'Histoire de la folie s'explique de la façon suivante : premièrement, c'était un travail d'enquête historique, et, à l'époque, l'attention se portait avant tout vers la théorie, le débat théorique ; deuxièmement, un domaine comme celui de la médecine mentale, psychiatrique était considéré comme marginal par rapport à la complexité du débat en cours ; et puis la folie et les fous ne représentaient-ils pas, après tout, quelque chose qui se situait aux confins de la société, une sorte de marge ? Ce furent là, je crois, plus ou moins les raisons du désintérêt de ceux qui prétendaient se tenir à hauteur d'une préoccupation politique. J'ai été surpris : je pensais qu'il y avait dans ce livre des choses qui auraient dû justement intéresser, puisque j'essayais de voir comment se formait un discours à prétention scientifique, la psychiatrie, à partir de situations historiques. J'avais quand même essayé de faire une histoire de la psychiatrie à partir des mutations qui étaient intervenues dans les modes de production et qui avaient affecté la population de telle sorte que s'étaient posés des problèmes de paupérisation, mais aussi des différences entre les diverses catégories de pauvres, de malades et de fous. J'étais convaincu que tout cela pouvait intéresser les marxistes. Et ce fut le silence total.

- Qu'est-ce qui, selon vous, a suscité le regain d'intérêt pour votre texte en déchaînant même, comme nous le savons, de fortes polémiques ?

- On peut probablement retracer une histoire rétrospective de cela. Les réactions et les attitudes se sont modifiées ou radicalisées, lorsque les événements de 1968 ont commencé à se dessiner, puis à se produire. Ces problèmes de folie, d'enfermement, de processus de normalisation dans une société sont devenus la tarte à la crème, notamment dans les milieux d'extrême gauche. Ceux qui pensaient devoir prendre leurs distances par rapport à ce qui était en gestation prirent mon livre pour cible, indiquant combien il était idéaliste, comment il ne saisissait pas l'essentiel des problèmes. C'est ainsi que huit ans après sa parution, l'Évolution psychiatrique -un groupe de psychiatres très important en France -décida de consacrer tout un congrès à Toulouse pour «excommunier» l’Histoire de la folie. Même Bonnafé, psychiatre marxiste, qui était l'un de ceux qui avaient accueilli avec intérêt mon livre à sa sortie, le condamna en 1968 comme livre idéologique. C'est dans cette convergence de polémiques et dans le regain d'intérêt pour certains sujets que l’Histoire de la folie a pris une espèce d'actualité.

- Quels effets produisit dans les milieux psychiatriques la réactualisation de votre discours ? Dans ces années-là, tout un mouvement de contestation de la psychiatrie traditionnelle commença à s'amplifier, mettant en difficulté tout un système d'équilibres culturels solides.

- Il y avait eu un peu avant la guerre, et surtout après la guerre, tout un mouvement de remise en question de la pratique psychiatrique, mouvement né chez les psychiatres eux-mêmes. Ces jeunes psychiatres, après 1945, s'étaient lancés dans des analyses, des réflexions, des projets tels que ce qui avait été appelé «antipsychiatrie» aurait probablement pu naître en France au début des années cinquante. Si cela ne se produisit pas, c'est, selon moi, pour les raisons suivantes : d'une part, beaucoup de ces psychiatres étaient très proches du marxisme s'ils n'étaient pas marxistes, et, pour ce motif, ils furent amenés à concentrer leur attention sur ce qui se passait en U.R.S.S. et de là à Pavlov et à la réflexologie, à une psychiatrie matérialiste et à tout un ensemble de problèmes théoriques et scientifiques qui ne pouvait évidemment pas les mener bien loin. L'un d'eux au moins effectua un voyage d'étude en U.R.S.S. dans les années 19541955. Mais je n'ai pas connaissance qu'il ait, par la suite, parlé de cette expérience ou écrit à ce sujet. Aussi je pense, et je le dis sans agressivité, que le climat marxiste les a progressivement conduits à une impasse. D'autre part, je crois que très vite beaucoup ont été amenés, à cause du statut des psychiatres, qui sont des fonctionnaires pour la plupart d'entre eux, à mettre en question la psychiatrie en termes de défense syndicale. Ainsi, ces personnes, qui, par leurs capacités, leurs intérêts et leur ouverture sur tant de choses, auraient pu poser les problèmes de la psychiatrie, ont été conduites à des impasses. Face à l'explosion de l'antipsychiatrie dans les années soixante, il y eut, de leur part, une attitude de rejet de plus en plus marquée qui prit même une tournure agressive. C'est à ce moment-là que mon livre a été mis à l'index comme s'il avait été l'évangile du diable. Je sais que, dans certains milieux, on parle encore de l’Histoire de la folie avec un incroyable dégoût.

- En repensant aux polémiques suscitées par vos écrits, je voudrais à présent réévoquer celles qui ont fait suite, dans les années soixante, au débat enflammé sur le structuralisme. Il y eut à cette époque une discussion tendue au cours de laquelle de durs propos ne vous furent pas épargnés, par exemple de la part de Sartre. Mais je vais vous rappeler d'autres jugements sur votre pensée : Garaudy parla de «structuralisme abstrait» ; Jean Piaget de «structuralisme sans structures» ; Michel Dufrenne de «néopositivisme» ; Henri Lefebvre de «néoéléatisme» ; Sylvie Le Bon de «positivisme désespéré» ; Michel Amiot de «relativisme culturel» ou de «scepticisme historicisant», etc. Un ensemble d'observations et un croisement de langages différents, même opposés, qui convergeaient dans la critique de vos thèses, approximativement après la publication des Mots et les Choses. Mais le climat ainsi surchauffé de la culture française dépendait très probablement de la polémique, plus vaste, à l'égard du structuralisme. Comment appréciez-vous aujourd'hui ces jugements et, de façon plus générale, le sens de cette polémique ?

- Cette histoire du structuralisme est difficile à démêler, mais il serait fort intéressant d'y arriver. Laissons pour l'instant de côté toute une série d'exaspérations polémiques avec tout ce qu'elles peuvent comporter de théâtral et parfois même de grotesque dans leurs formulations. Parmi elles, je placerai, au sommet, la phrase la plus connue de Sartre à mon égard, celle qui me désignait comme «le dernier rempart idéologique de la bourgeoisie». Pauvre bourgeoisie, si elle n'avait eu que moi comme rempart, il y a longtemps qu'elle aurait perdu le pouvoir!

Il faut pourtant se demander ce qu'il y a eu dans l'histoire du structuralisme qui a pu exaspérer les passions. Je tiens les gens comme moyennement raisonnables, aussi, lorsqu'ils perdent le contrôle de ce qu'ils disent, il doit y avoir quelque chose d'important. Je suis arrivé à formuler une série d'hypothèses. Partons tout d'abord d'une observation. Au milieu des années soixante ont été appelés «structuralistes» des gens qui avaient effectué des recherches complètement différentes les unes des autres, mais qui présentaient un point commun : ils essayaient de mettre un terme, de contourner une forme de philosophie, de réflexion et d'analyses centrées essentiellement sur l'affirmation du primat du sujet. Cela allait du marxisme, hanté alors par la notion d'aliénation, à l'existentialisme phénoménologique, centré sur l'expérience vécue, à ces tendances de la psychologie qui, au nom de l'expérience de son adéquation à l'homme -disons l'expérience de soi -refusaient l'inconscient. Il est vrai qu'il y avait ce point commun. Cela a pu susciter des exaspérations.

Mais je pense que, derrière cette bagarre, il y avait tout de même quelque chose de plus profond, une histoire sur laquelle, alors, on réfléchissait peu. C'est que le structuralisme en tant que tel n'avait évidemment pas été découvert par les structuralistes des années soixante et se présentait encore moins comme une invention française. Sa véritable origine se trouve dans toute une série de recherches qui se sont développées en U.R.S.S. et en Europe centrale autour des années vingt. Cette grande expansion culturelle, dans les domaines de la linguistique, de la mythologie, du folklore, etc., qui avait précédé la révolution russe de 1917 et avait, en quelque sorte, coïncidé avec elle, s'était trouvée déviée et même supprimée par le rouleau compresseur stalinien. Par la suite, la culture structuraliste avait fini par circuler en France, par l'intermédiaire de réseaux plus ou moins souterrains et de toute manière peu connus : songez à la phonologie de Troubetzkoï, à l'influence de Propp sur Dumézil et sur Lévi-Strauss, etc. Il me semble donc que, dans l'agressivité avec laquelle, par exemple, certains marxistes français s'opposaient aux structuralistes des années soixante était présent comme un savoir historique que nous ne connaissions pas : le structuralisme avait été la grande victime culturelle du stalinisme, une possibilité devant laquelle le marxisme n'avait pas su quoi faire.

- Je dirais que vous privilégiez, en le qualifiant de victime, un certain courant culturel. Le «rouleau compresseur stalinien», comme vous dites, ne dévia pas seulement le structuralisme, mais également toute une série de tendances et d'expressions culturelles et idéologiques auxquelles la révolution d'Octobre avait donné une impulsion. Je ne crois pas que l'on puisse établir des distinctions nettes. Même le marxisme, par exemple, a été réduit à un corps doctrinaire au détriment de sa flexibilité critique, de ses ouvertures...

- Il faut pourtant expliquer ce fait curieux : comment un phénomène au fond aussi particulier que le structuralisme a-t-il pu exciter autant les passions dans les années soixante ? Et pourquoi a-t-on voulu définir comme structuralistes un groupe d'intellectuels qui ne l'étaient pas ou qui, du moins, refusaient cette étiquette ? Je reste convaincu que, pour trouver une réponse satisfaisante, il faut déplacer le centre de gravité de l'analyse. Au fond, le problème du structuralisme en Europe n'a été rien d'autre que le contrecoup de problèmes beaucoup plus importants qui se posaient dans les pays de l'Est. Il faut avant tout tenir compte des efforts réalisés à l'époque de la déstalinisation par beaucoup d'intellectuels -soviétiques, tchécoslovaques, etc. -pour acquérir une autonomie par rapport au pouvoir politique et se libérer des idéologies officielles. Dans cette optique, ils avaient à leur disposition justement cette sorte de tradition occulte, celle des années vingt dont je vous ai parlé qui avait une double valeur : d'une part, il s'agissait de l'une des grandes formes d'innovation que l'Est était en mesure de proposer à la culture occidentale (formalisme, structuralisme, etc.) ; d'autre part, cette culture était liée, directement ou indirectement, à la révolution d'Octobre et ses principaux représentants s'y étaient reconnus. Le cadre devient plus clair : au moment de la déstalinisation, les intellectuels avaient essayé de récupérer leur autonomie en renouant les fils de cette tradition, culturellement prestigieuse, qui, d'un point de vue politique, ne pouvait pas être traitée de réactionnaire et d'occidentale. Elle était révolutionnaire et orientale. D'où l'intention de réactiver, de remettre en circulation ces tendances dans la pensée et dans l'art. Je crois que les autorités soviétiques ont parfaitement senti le danger et n'ont pas voulu courir le risque d'une confrontation ouverte, sur laquelle, en revanche, de nombreuses forces intellectuelles misaient.

Il me semble que ce qui s'est produit en France a été un peu le contrecoup aveugle et involontaire de tout cela. Les milieux plus ou moins marxistes, soit communistes, soit influencés par le marxisme, doivent avoir eu le pressentiment que, dans le structuralisme, tel qu'il était pratiqué en France, il y avait quelque chose qui sonnait un peu comme le glas de la culture marxiste traditionnelle. Une culture de gauche, non marxiste, était sur le point de naître. D'où l'origine de certaines réactions qui ont aussitôt cherché à accuser ces recherches, taxées immédiatement de technocratie, d'idéalisme. Le jugement des Temps modernes était tout à fait semblable à celui des derniers staliniens ou à ceux qui furent avancés pendant la période de Khrouchtchev sur le formalisme et le structuralisme.

- Je crois que là encore vous allez un peu loin dans la mesure où une analogie de jugement n'est pas encore une convergence de position culturelle et encore moins politique...

- Je veux vous raconter deux anecdotes. Je ne suis pas tout à fait sûr de l'authenticité de la première, qui m'a été racontée en 1974-1975 par un émigré tchécoslovaque. L'un des plus grands philosophes occidentaux fut invité à Prague à la fin de 1966 ou au début de 1967 pour faire une conférence. Les Tchèques l'attendaient comme le messie : il s'agissait du premier grand intellectuel non communiste invité pendant cette période d'intense effervescence culturelle et sociale qui précédait l'éclosion du printemps tchécoslovaque. On attendait de lui qu'il parle de ce qui, dans l'Europe occidentale, était en désaccord avec la culture marxiste traditionnelle. Or ce philosophe s'en est pris, dès le début de sa conférence, à ces groupes d'intellectuels, les structuralistes, qui devaient être au service du grand capital et qui essayaient de s'opposer à la grande tradition idéologique marxiste. En parlant ainsi, il pensait probablement faire plaisir aux Tchèques, en leur proposant une sotte de marxisme oecuménique. En réalité, il sapait ce que les intellectuels de ce pays essayaient de faire. En même temps, il fournissait une arme exceptionnelle aux autorités tchécoslovaques, en leur permettant de lancer une attaque contre le structuralisme, jugé idéologie réactionnaire et bourgeoise même par un philosophe qui n'était pas communiste. Comme vous le voyez, une grosse déception.

J'en viens maintenant à la seconde anecdote. J'en ai été moi-même l'acteur en 1967, quand on me proposa de tenir une série de conférences en Hongrie. J'avais proposé de traiter les thèmes du débat en cours en Occident sur le structuralisme. Tous les sujets furent acceptés. Toutes les conférences eurent lieu au théâtre de l'université. Cependant, quand vint le moment où j'aurais dû parler du structuralisme, on m'avisa qu'à cette occasion la conférence se tiendrait dans le bureau du recteur : c'était un sujet si pointu que, me dit-on, il ne suscitait pas beaucoup d'intérêt. Je savais que c'était un mensonge. J'en ai parlé avec mon jeune interprète, qui m'a répondu : «Il y a trois choses dont nous ne pouvons pas parler à l'Université : le nazisme, le régime Horty et le structuralisme.» J'ai été déconcerté. Cela m'a fait comprendre que le problème du structuralisme était un problème de l'Est et que les discussions enflammées et confuses qui ont eu lieu en France sur ce thème n'étaient que le contrecoup, bien sûr mal compris par tous, d'une lutte bien plus sérieuse et plus dure menée dans les pays de l'Est.

- En quel sens parlez-vous de contrecoup ? Le débat théorique qui se tenait en France n'avait-il pas sa propre originalité, qui dépassait la question du structuralisme ?

- Tout cela permet de mieux comprendre l'intensité et la nature du débat qui se déroulait en Occident autour du structuralisme. Plusieurs questions importantes étaient agitées : une certaine façon de poser les problèmes théoriques, qui n'étaient plus centrés sur le sujet ; des analyses qui, bien que tout à fait rationnelles, n'étaient pas marxistes. C'était la naissance d'un type de réflexion théorique qui se détachait de la grande obédience marxiste. Les valeurs et la lutte qui se passaient à l'Est étaient transposées sur ce qui se produisait à l'Ouest.

- Je ne saisis pas bien le sens de cette transposition. Le regain d'intérêt pour la méthode structurale et pour sa tradition dans les pays de l'Est avait bien peu à voir avec la ligne de l'antihumanisme théorique dont les structuralistes français étaient l'expression...

- Ce qui se passait à l'Est et à l'Ouest était du même type. L'enjeu était celui-ci : dans quelle mesure peut-on constituer des formes de réflexion et d'analyse qui ne soient pas irrationalistes, qui ne soient pas de droite et qui ne soient pas pourtant insérées à l'intérieur du dogme marxiste ? C'est cette problématique qui a été dénoncée par ceux qui la redoutaient, avec le terme global, assimilateur et confusionniste de «structuralisme». Et pourquoi ce mot est-il apparu ? Parce que le débat sur le structuralisme était, lui, central en U.R.S.S. et dans les pays de l'Est. Là-bas comme ici, il s'agissait de savoir dans quelle mesure il était possible de constituer une recherche théorique rationnelle, scientifique, hors des lois et du dogmatisme du matérialisme dialectique.

C'est cela qui se passait à l'Est comme à l'Ouest. Avec pourtant cette différence qu'à l'Ouest il ne s'agissait pas du structuralisme au sens strict, alors que, dans les pays de l'Est, c'était précisément le structuralisme qu'on a caché et qu'on continue à cacher. Voilà qui explique mieux certains anathèmes...

- Mais, curieusement, Louis Althusser fut lui aussi l'objet de ces anathèmes, alors que sa recherche s'identifiait pleinement au marxisme et se voulait même sa plus fidèle interprétation. Ainsi Althusser fut lui aussi placé parmi les structuralistes. Comment expliquez-vous alors qu'une oeuvre marxiste comme Lire le capital et votre livre Les Mots et les Choses, publié au milieu des années soixante et d'orientation si différente devinrent les cibles d'une même polémique antistructuraliste ?

- Je ne saurais exactement vous le dire pour Althusser. En ce qui me concerne, je crois qu'au fond on voulait me faire payer pour l’Histoire de la folie en attaquant à sa place l'autre livre, Les Mots et les Choses. L’Histoire de la folie avait introduit un certain malaise : ce livre déplaçait l'attention de domaines nobles vers des domaines mineurs ; au lieu de parler de Marx, il analysait ces petites choses que sont les pratiques asilaires. Le scandale qui aurait dû éclater auparavant s'est produit à la sortie des Mots et les Choses en 1966 : on en parla comme d'un texte purement formel, abstrait. Des choses que l'on n'avait pas pu dire à propos de mon premier travail sur la folie. Si on avait fait vraiment attention à l’Histoire de la folie et à la Naissance de la clinique, qui l'a suivi, on se serait aperçu que Les Mots et les Choses ne représentait pas du tout, pour moi, un livre total. Le livre se plaçait dans une certaine dimension pour répondre à un certain nombre de questions. Je n'y avais mis ni toute ma méthode ni toutes mes préoccupations. D'ailleurs, à la fin du livre, je ne cesse de réaffirmer qu'il s'agit d'une analyse conduite au niveau des transformations du savoir et de la connaissance et qu'il y a désormais tout un travail de causalité et d'explication en profondeur qu'il va falloir mener. Si mes critiques avaient lu mes précédents travaux, ou s'ils n'avaient pas voulu les oublier, ils auraient dû reconnaître que j'y avançais déjà certaines de ces explications. C'est une habitude bien enracinée, au moins en France ; on lit un livre comme s'il était une sorte d'absolu ; chaque livre doit tenir tout seul, alors que je n'écris mes livres qu'en série : le premier laisse ouverts des problèmes sur lesquels le deuxième prend appui et en sollicite un troisième ; sans qu'il y ait entre eux une continuité linéaire. Ils se croisent, ils se recoupent.

- Ainsi, vous rattachiez un livre de méthode comme Les Mots et les Choses à des livres d'exploration comme ceux sur la folie et sur la clinique ? Quels problèmes vous poussèrent à effectuer le passage vers une reconnaissance plus systématique, d'où vous avez ensuite extrait la notion d'épistémie ou d'ensemble de règles qui régissent les pratiques discursives dans une culture donnée ou dans une époque historique ?

- Avec Les Mots et les Choses, j'ai développé une analyse des procédures de classifications, de mise en tableaux, de coordination dans l'ordre du savoir expérimental. Un problème que j'avais justement signalé, au moment où je l'avais rencontré, quand je travaillais à la Naissance de la clinique et qui portait sur les problèmes de la biologie, de la médecine et des sciences naturelles. Mais le problème de la médecine classificatoire, je l'avais déjà rencontré en travaillant à l’Histoire de la folie, vu qu'une méthodologie analogue avait commencé à être appliquée dans le domaine des maladies mentales. Tout cela se renvoyait un peu comme un pion sur un échiquier, qu'on pousse de case en case, parfois avec des zigzags, parfois en sautant, mais toujours sur le même échiquier ; c'est pourquoi je me suis décidé à systématiser dans un texte le cadre complexe qui était apparu pendant mes recherches. Naquit ainsi Les Mots et les Choses : un livre très technique, qui s'adressait surtout à des techniciens de l'histoire des sciences. Je l'avais écrit après des discussions avec Georges Canguilhem et j'entendais m'y adresser essentiellement à des chercheurs. Mais, à vrai dire, ce n'était pas là les problèmes qui me passionnaient le plus. Je vous ai déjà parlé des expériences limites : voilà le thème qui me fascinait véritablement. Folie, mort, sexualité, crime sont pour moi des choses plus intenses. En revanche, Les Mots et les Choses, c'était pour moi une sorte d'exercice formel.

- Vous ne voudrez quand même pas me faire croire que Les Mots et les Choses n'a eu aucune importance pour vous : dans ce texte, vous avez fait un pas considérable dans l'ordre de votre pensée. Le champ d'enquête n'était plus l'expérience originaire de la folie, mais les critères et l'organisation de la culture et de l'histoire...

- Je ne dis pas cela pour me détacher des résultats auxquels je suis parvenu dans ce travail. Mais Les Mots et les Choses n'est pas mon vrai livre : c'est un livre marginal par rapport à l'espèce de passion qui est à l'oeuvre, qui sous-tend les autres. Mais, très curieusement, Les Mots et les Choses est le livre qui a connu le plus grand succès auprès du public. La critique a été, à quelques exceptions près, d'une violence incroyable, et les gens l'ont acheté plus qu'aucun de mes autres livres, alors que c'est le plus difficile. Je dis cela pour marquer ce jeu malsain entre la consommation du livre théorique et la critique de ces livres dans les revues intellectuelles françaises, caractéristique des années soixante.

Dans ce livre, j'ai voulu comparer trois pratiques scientifiques. Par pratique scientifique, j'entends une certaine façon de régler et de construire des discours qui définissent un domaine particulier d'objets et déterminent en même temps la place du sujet idéal qui doit et peut connaître ces objets. J'avais trouvé assez singulier que trois domaines distincts, sans rapport pratique les uns avec les autres - histoire naturelle, grammaire et économie politique -, se fussent constitués, quant à leurs règles, plus ou moins à la même période, au milieu du XVIIe siècle, et eussent subi, à la fin du XVIIIe, le même type de transformation. C'était un travail de pure comparaison entre des pratiques hétérogènes. N'avait donc pas à intervenir, par exemple, la caractérisation du rapport qui pouvait exister entre la naissance de l'analyse de la richesse et le développement du capitalisme. Le problème n'était pas de savoir comment était née l'économie politique, mais de trouver des points communs existant entre diverses pratiques discursives : une analyse comparative des procédures internes au discours scientifique. C'était un problème auquel on s'intéressait peu à cette époque, en dehors de quelques historiens des sciences. La question qui était et demeure toujours dominante était en gros : comment un type de savoir à prétention scientifique peut-il naître d'une pratique réelle ? C'est toujours un problème actuel, les autres paraissent accessoires.

- C'est ce problème dominant de la constitution d'un savoir à partir d'une pratique sociale qui est pourtant resté dans l'ombre, dans Les Mots et les Choses. Parmi les dards les plus acérés de la critique à l'égard du livre, il y eut, me semble-t-il, l'accusation de formalisme structural, ou de réduction du problème de l'histoire et de la société à une série de discontinuités et de ruptures inhérentes à la structure du connaître.

- A ceux qui me reprocheront de ne pas avoir traité ce problème ou de ne pas l'avoir affronté, je réponds que j'ai écrit l'Histoire de la folie pour que l'on sache que je ne l'ignore pas. Si je n'en ai pas parlé dans Les Mots et les Choses, c'est que j'ai choisi de traiter d'autre chose. On peut discuter de la légitimité des comparaisons que j'ai faites entre les différentes pratiques discursives, mais en gardant à l'esprit que ce que j'ai fait visait à faire apparaître un certain nombre de problèmes.

- Dans Les Mots et les Choses, vous réduisiez le marxisme à un épisode en définitive interne à l'épistémie du XIXe siècle. Chez Marx, il n'y aurait pas eu rupture épistémologique par rapport à tout un horizon culturel. Cette sous-évaluation de la pensée de Marx et de sa portée révolutionnaire provoqua de virulentes réactions critiques...

- Sur ce point, il y eut, en effet, une violente dispute : ce fut comme une blessure. En un temps où il est devenu tellement de mode de jeter Marx parmi les pires responsables des goulags, je pourrais revendiquer d'avoir été l'un des premiers à le dire. Mais ce n'est pas vrai : j'ai limité mon analyse à l'économie politique de Marx. Je n'ai jamais parlé du marxisme, et, si j'ai employé le terme, c'était pour désigner la théorie de l'économie politique. À dire vrai, je ne considère pas avoir dit une grosse bêtise en soutenant que l'économie marxiste -par ses concepts fondamentaux et par les règles générales de son discours -appartient à un type de formation discursive qui s'est définie à peu près à l'époque de Ricardo. De toute manière, Marx lui-même a dit que son économie politique était débitrice, dans ses principes fondamentaux, de Ricardo.

- Quelle était la finalité de cette référence, même marginale, au marxisme ? Ne vous semble-t-il pas que ce soit là une manière un peu trop expéditive de définir le jugement sur le marxisme dans les limites d'une réflexion collatérale d'une dizaine de pages tout au plus ?

- Je voulais réagir contre une certaine exaltation hagiographique de l'économie politique marxiste due à la fortune historique du marxisme comme idéologue politique, née au XIXe siècle, et qui a eu ses effets au XXe siècle. Mais le discours économique de Marx relève des règles de formation des discours scientifiques propres au XIXe siècle. Il n'est pas monstrueux de dire cela. Il est curieux que les gens ne l'aient pas toléré. Il y avait le refus absolu de la part des marxistes traditionnels d'accepter qu'on dise quoi que ce soit qui puisse ne pas donner à Marx la place fondamentale. Mais ce ne sont pas eux qui, à l'époque, ont été les plus agressifs ; je pense même que les marxistes qui étaient le plus intéressés par les questions de théorie économique ne furent pas tellement scandalisés par ce que j'affirmais. Ceux qui furent vraiment choqués furent ces néomarxistes qui étaient en train de se former et le faisaient généralement contre les intellectuels traditionnels du Parti communiste français. Entendons ceux qui allaient devenir les marxistes-léninistes ou mêmes les maoïstes des années post-68. Pour eux, Marx était l'objet d'une bataille théorique très importante, dirigée bien sûr contre l'idéologie bourgeoise, mais aussi contre le Parti communiste, auquel on reprochait son inertie théorique et de ne savoir transmettre rien d'autre que des dogmes.

Ce fut dans toute cette génération de marxistes anti-P.C.F., chez qui prévalaient l'exaltation et l'évaluation de Marx comme seuil de scientificité absolue à partir duquel une histoire du monde avait changé. Ceux-là ne me pardonnèrent pas et m'envoyèrent des lettres d'injures...

-Quand vous parlez des marxistes-léninistes ou des maoïstes, à qui pensez-vous en particulier ?

-Ceux qui, après Mai 68, ont tenu des discours hyper-marxistes, qui ont fait qu'en France le mouvement de Mai a diffusé un vocabulaire emprunté à Marx, comme on n'en avait jamais entendu auparavant, et qui allaient tout abandonner au bout de quelques années. Autrement dit, les événements de Mai 68 ont été précédés d'une exaltation démesurée pour Marx, d'une hyper-marxisation généralisée, pour laquelle ce que j'avais écrit n'était pas tolérable, bien que limité à une constatation bien circonscrite : c'est une économie politique de type ricardien.

- Toutefois, cette attitude de rejet me semble être la dernière dans l'ordre d'apparition par rapport à celles qui ont été énumérées : le thème du structuralisme, les résistances d'une certaine tradition marxiste, décentrement à l'égard de la philosophie du sujet...

- Et aussi, si vous voulez, le fait qu'au fond on ne pouvait pas prendre trop au sérieux quelqu'un qui s'occupait, d'un côté, de la folie et reconstruisait, de l'autre, une histoire des sciences d'une façon aussi bizarre, si particulière par rapport aux problèmes que l'on reconnaissait comme valables et importants. La convergence de cet ensemble de raisons provoqua l'anathème, la grande excommunication des Mots et les Choses de la part de tout le monde : Les Temps modernes, Esprit, Le Nouvel Observateur, de la droite, de la gauche, du centre. De tous côtés, ça a été la dégelée. Le livre n'aurait dû être vendu qu'à deux cents exemplaires ; or il le fut par dizaines de milliers.

- La seconde moitié des années soixante est un point crucial dans l'histoire de la culture européenne, en raison des bouleversements qui étaient dans l'air. La compréhension historique de cette Période est encore lointaine aujourd'hui. L' hyper-marxisme était-il vraiment le signe d'une récupération ou d'une reprise authentique du discours de Marx ? Quels processus réels s'étaient déclenchés ? Quel horizon de valeurs était en train d'apparaître ? Ce sont tous des problèmes ouverts que l'on n'a peut-être pas encore posés dans les termes nécessaires.

- Ce qui s'est passé avant et après 1968 doit être approfondi en tenant compte aussi des considérations que vous faites. Je dirais, en repensant à cette époque, qu'en définitive ce qui était en train de se passer n'avait pas sa propre théorie, son propre vocabulaire. Les mutations en cours se produisaient par rapport à un type de philosophie, de réflexion générale, même un type de culture qui était en gros celui de la première moitié de notre siècle. Les choses étaient en train de se dissocier, et il n'existait pas de vocabulaire apte à exprimer ce processus. Or, dans Les Mots et les Choses, les gens reconnaissaient peut-être comme une différence, et en même temps ils étaient révoltés par le fait qu'ils ne reconnaissaient pas le vocabulaire de ce qui était en train de se passer. Que se passait-il ? D'une part, on vivait, en France, la fin de l'époque coloniale ; et le fait que la France n'eût plus, dans les équilibres de l'ordre mondial, qu'une place provinciale, n'était pas un point négligeable dans un pays dont la culture a été si fortement axée sur l'exaltation nationale. D'autre part devenait de plus en plus manifeste tout ce que l'on avait cherché à dissimuler sur l'U.R.S.S. : depuis Tito, la déstalinisation, Budapest..., il y avait eu un bouleversement progressif des schémas et des valeurs, surtout dans les milieux de gauche. Enfin, il faut rappeler la guerre d'Algérie. Chez nous, ceux qui avaient mené la lutte la plus radicale contre la guerre étaient, pour beaucoup, inscrits au P.C.F. ou très proches du Parti communiste.

Mais dans cette action, ils n'avaient pas été soutenus par le Parti, qui eut une attitude ambiguë au moment de la guerre. Et il le paya ensuite très cher : par une perte progressive de contrôle sur la jeunesse, les étudiants, pour en arriver aux plus grosses oppositions en 1968-1970. C'est d'ailleurs avec la guerre d'Algérie que s'achève en France une longue période pendant laquelle, à gauche, on avait naïvement cru que Parti communiste, luttes justes et causes justes ne faisaient qu'un. Avant, même lorsqu'on critiquait le Parti, on finissait toujours par conclure que, malgré tout, il était, en gros, du bon côté. L'U.R.S.S. aussi, en gros. Mais, après l'Algérie, cette sorte d'adhésion inconditionnelle était en train de craquer. Il n'était évidemment pas facile de formuler cette nouvelle position critique, parce qu'il manquait le vocabulaire adapté, dans la mesure où l'on ne voulait pas reprendre celui que fournissaient les catégories de la droite.

On n'est toujours pas sorti de ce problème. Et c'est l'une des raisons pour lesquelles de nombreuses questions ont été brouillées et que les débats théoriques ont été à la fois aussi acharnés et aussi confus. Je veux dire ceci : penser le stalinisme, la politique de l'U.R.S.S., les oscillations du PCF en termes critiques en évitant de parler le langage de la droite, ce n'était pas très commode.

- Je dirais que oui. Mais à propos de vocabulaire, quand vous avez écrit L'Archéologie du savoir, vous avez opéré un déplacement postérieur aux acquisitions conceptuelles des épistémè et des formulations discursives, par l'intermédiaire de la notion d'énoncé, comme condition matérielle, ou institutionnelle, du discours scientifique. Ne pensez-vous pas que ce changement sensible d'orientation -qui me semble définir encore le champ actuel de votre recherche -soit également dû, d'une certaine façon, au climat, aux bouleversements théoriques et pratiques qui se sont déterminés dans les années 1968-1970 ?

- Non. J'avais écrit L'Archéologie du savoir avant 1968, même si elle n'a été publiée qu'en 1969. C'était un travail en écho aux discussions sur le structuralisme, lequel me semblait avoir jeté un grand trouble et une grande confusion dans les esprits. Vous avez rappelé un peu plus haut la critique de Piaget à mon égard. Eh bien, je me souviens qu'à l'époque un élève de Piaget, précisément, m'envoya l'un de ses textes dans lequel il était expliqué comment il manquait, chez moi, une théorie du structuralisme, bien que j'eusse fait effectivement une analyse structurale. À son tour, Piaget publia, quelques mois plus tard, un livre dans lequel on parlait de moi comme d'un théoricien du structuralisme auquel il manquait l'analyse des structures. Exactement le contraire de ce que pensait son élève. Vous comprendrez que, lorsque même un maître et son disciple ne sont pas capables de se mettre d'accord sur ce que signifient structuralisme et structure, la discussion est faussée et devient inutile. Même les critiques de mes travaux ne savaient pas bien de quoi ils étaient en train de parler. Aussi ai-je essayé d'indiquer moi-même comment mes travaux tournaient tous autour d'un ensemble de problèmes du même ordre ; à savoir comment il était possible d'analyser cet objet particulier que sont les pratiques discursives dans leurs règles internes et dans leurs conditions d'apparition. L'Archéologie du savoir est née ainsi.

- Avec 1968, un autre filon théorique reprit de la valeur en s'affirmant comme point de référence d'importance considérable pour la culture des jeunes. Je veux parler de l'école de Francfort : Adorno, Horkheimer et avant tout Marcuse se trouvèrent, avec leurs oeuvres, au centre des débats idéologiques estudiantins. Lutte contre la répression, antiautoritarisme, fuite hors de la civilisation, négation radicale du système : tous les thèmes qui, avec une plus ou moins grande confusion intellectuelle, étaient agités comme des mots d'ordre par des masses de jeunes. Je voudrais savoir comment se situe votre pensée par rapport à ce filon théorique et cela également parce qu'il me semble que vous n'avez pas traité directement ce point.

- Il faudrait comprendre plus clairement comment il se fait que, bien que plusieurs de ses représentants eussent travaillé à Paris, après avoir été expulsés des universités allemandes par le nazisme, l'école de Francfort ait été ignorée pendant aussi longtemps en France.

On a commencé à en parler, avec une certaine intensité, en relation avec la pensée de Marcuse et son «freudo-marxisme». Quant à moi, je savais peu de chose sur l'école de Francfort. J'avais lu quelques textes de Horkheimer, engagés dans tout un ensemble de discussions dont je comprenais mal l'enjeu et dans lesquelles je ressentais comme une légèreté, par rapport aux matériaux historiques qui étaient analysés.

Je me suis intéressé à l'école de Francfort après avoir lu un livre très remarquable sur les mécanismes de punition qui avait été écrit aux États-Unis, par Kircheimer.

À ce moment-là, j'ai compris que les représentants de l'école avaient essayé d'affirmer, plus tôt que moi, des choses que je m'efforçais moi aussi de soutenir depuis des années. Cela explique même une certaine irritation qu'avaient manifestée certains en voyant qu'on faisait, en France, des choses sinon identiques, du moins fort semblables ; en effet, correction et fécondité théorique auraient nécessité que la connaissance et l'étude de l'école de Francfort fussent beaucoup plus approfondies. En ce qui me concerne, je pense que les philosophes de cette école ont posé des problèmes autour desquels on peine encore : notamment, celui des effets de pouvoir en relation avec une rationalité qui s'est définie historiquement, géographiquement, en Occident, à partir du XVIe siècle. L'Occident n'aurait pas pu atteindre les résultats économiques, culturels qui lui sont propres, sans l'exercice de cette forme particulière de rationalité. Or comment dissocier cette rationalité des mécanismes, des procédures, des techniques, des effets de pouvoir qui l'accompagnent et que nous supportons si mal en les désignant comme la forme d'oppression typique des sociétés capitalistes et peut-être aussi des sociétés socialistes ? Ne pourrait-on pas en conclure que la promesse de l'Aufklärung d'atteindre la liberté par l'exercice de la raison s'est, au contraire, renversée dans une domination de la raison même, laquelle usurpe de plus en plus la place de la liberté ? C'est un problème fondamental dans lequel nous nous débattons tous, qui est commun à beaucoup, qu'ils soient communistes ou non. Et ce problème, comme on le sait, a été individualisé, signalé par Horkheimer par anticipation sur tous les autres ; et c'est l'école de Francfort qui a interrogé, à partir de cette hypothèse, le rapport à Marx. N'est-ce pas Horkheimer qui a soutenu qu'il y avait, chez Marx, l'idée d'une société sans classe semblable à une immense usine ?

- Vous donnez une grande importance à ce courant de pensée. À quoi attribuez-vous les anticipations, l'obtention des résultats atteints par l'école de Francfort et que vous nous avez brièvement résumés ?

- Je crois que les philosophes de l'école de Francfort eurent de plus grandes possibilités en Allemagne, c'est-à-dire tout près de l'U.R.S.S., pour connaître et analyser ce qui se passait en U.R.S.S. Et cela dans le cadre d'une lutte politique intense et dramatique, alors que le nazisme était en train d'enterrer la république de Weimar, à l'intérieur d'un monde culturel dans lequel le marxisme et la réflexion théorique sur Marx avaient une tradition de plus de cinquante ans.

Quand je reconnais les mérites des philosophes de l'école de Francfort, je le fais avec la mauvaise conscience de celui qui aurait dû les lire bien avant, les comprendre plus tôt. Si j'avais lu ces oeuvres, il y a un tas de choses que je n'aurais pas eu besoin de dire, et j'aurais évité des erreurs. Peut-être que, si j'avais connu les philosophes de cette école quand j'étais jeune, j'aurais été tellement séduit par eux que je n'aurais rien fait d'autre que de les commenter. Ces influences rétrospectives, ces gens que l'on découvre après l'âge où on aurait pu subir leur influence, on ne sait pas si on doit s'en réjouir ou s'en désoler.

- Pour l'instant, vous ne m'avez parlé que de ce qui vous fascine dans l'école de Francfort, mais je voudrais savoir comment et pourquoi vous vous en distinguez. Par exemple, des philosophes de Francfort et de leur école a émané une critique nette du structuralisme français -je vous rappelle, par exemple, les écrits d'Alfred Schmidt au sujet de Lévi-Strauss, d'Althusser et de vous aussi, vous désignant, en général, comme «ceux qui nient l'histoire».

- Il existe assurément des différenciations. En schématisant, on pourrait, pour l'instant, affirmer que la conception du sujet adoptée par l'école de Francfort était assez traditionnelle, de nature philosophique ; elle était largement imprégnée d'humanisme marxiste. On explique de cette façon sa particulière articulation sur certains concepts freudiens, comme le rapport entre aliénation et répression, entre libération et fin de l'aliénation et de l'exploitation. Je ne pense pas que l'école de Francfort puisse admettre que ce que nous avons à faire ne soit pas de retrouver notre identité perdue, de libérer notre nature emprisonnée, de dégager notre vérité fondamentale ; mais bien d'aller vers quelque chose qui est tout autre.

Nous tournons là autour d'une phrase de Marx : l'homme produit l'homme. Comment l'entendre ? Pour moi, ce qui doit être produit, ce n'est pas l'homme tel que l'aurait dessiné la nature, ou tel que son essence le prescrit ; nous avons à produire quelque chose qui n'existe pas encore et dont nous ne pouvons savoir ce qu'il sera.

Quant au mot «produire», je ne suis pas d'accord avec ceux qui entendraient que cette production de l'homme par l'homme se fait comme la production de la valeur, la production de la richesse ou d'un objet d'usage économique ; c'est tout aussi bien la destruction de ce que nous sommes et la création d'une chose totalement autre, d'une totale innovation. Or il me semble que l'idée que les représentants de cette école se faisaient de cette production de l'homme par l'homme consistait essentiellement en la nécessité de libérer tout ce qui, dans le système répressif lié à la rationalité ou dans celui de l'exploitation liée à une société de classe, avait tenu éloigné l'homme de son essence fondamentale.

- La différence réside probablement dans le refus ou dans l'impossibilité pour les philosophes de l'école de penser l'origine de l’homme dans un sens historico-généalogique, plutôt qu'en des termes métaphysiques. C'est le thème, ou la métaphore, de la mort de l'homme qui est en question.

- Quand je parle de mort de l'homme, je veux mettre un terme à tout ce qui veut fixer une règle de production, un but essentiel à cette production de l'homme par l'homme. Dans Les Mots et les Choses, je me suis trompé en présentant cette mort comme quelque chose qui était en cours à notre époque. J'ai confondu deux aspects. Le premier est un phénomène à petite échelle : la constatation que, dans les différentes sciences humaines qui se sont développées -une expérience dans laquelle l 'homme engageait, en la transformant, sa propre subjectivité -, l'homme ne s'était jamais trouvé au bout des destinées de l'homme.

Si la promesse des sciences humaines avait été de nous faire découvrir l'homme, elles ne l'avaient certainement pas tenue ; mais, comme expérience culturelle générale, il s'était plutôt agi de la constitution d'une nouvelle subjectivité à travers une opération de réduction du sujet humain à un objet de connaissance.

Le second aspect que j'ai confondu avec le précédent est qu'au cours de leur histoire les hommes n'ont jamais cessé de se construire eux-mêmes, c'est-à-dire de déplacer continuellement leur subjectivité, de se constituer dans une série infinie et multiple de subjectivités différentes et qui n'auront jamais de fin et ne nous placeront jamais face à quelque chose qui serait l'homme. Les hommes s'engagent perpétuellement dans un processus qui, en constituant des objets, le déplace en même temps, le déforme, le transforme et le transfigure comme sujet. En parlant de mort de l'homme, de façon confuse, simplificatrice, c'était cela que je voulais dire ; mais je ne cède pas sur le fond. C'est là où il y a incompatibilité avec l'école de Francfort.

- Comment la différence avec les représentants de l'école qu'il est possible de mesurer par rapport au discours de l'antihumanisme se reflète-telle en ce qui concerne la façon de concevoir et d'analyser l'histoire ?

- Le rapport avec l'histoire est un élément qui m'a déçu chez les représentants de l'école de Francfort. Il m'a semblé qu'ils faisaient peu d'histoire au sens plein, qu'ils se référaient à des recherches effectuées par d'autres, à une histoire déjà écrite et authentifiée par un certain nombre de bons historiens, plutôt de tendance marxiste, et qu'ils la présentaient comme background explicatif. Quelques-uns d'entre eux soutiennent que je nie l'histoire. Sartre aussi l'affirme, je crois. À leur sujet, on pourrait plutôt dire qu'ils sont des avaleurs d'histoire telle que d'autres l'ont confectionnée. Ils l'avalent toute faite. Je n'entends pas affirmer que chacun doit construire l'histoire qui lui convient, mais il est un fait que je ne me suis jamais pleinement satisfait des travaux des historiens. Même si je me suis référé à de nombreuses études historiques et si je m'en suis servi, j'ai toujours tenu à conduire moi-même les analyses historiques dans les domaines auxquels je m'intéressais.

Je pense que les philosophes de l'école de Francfort, en revanche, tiennent le raisonnement suivant quand ils font usage de l'histoire : ils considèrent que le travail de l'historien de métier leur fournit une sorte de fondement matériel susceptible d'expliquer les phénomènes d'un autre type qu'eux ont appelé phénomène sociologique ou psychologique, par exemple. Une telle attitude implique deux postulats : premièrement, ce dont parlent les philosophes n'est pas du même ordre que l'histoire à venir (ce qui se passe dans la tête de quelqu'un est un phénomène social qui ne lui appartient pas) ; deuxièmement, une histoire, dès lors qu'on aura admis qu'elle est bien faite et qu'elle parle d'économie, aura en elle-même valeur explicative.

Mais un tel raisonnement est, à la fois, trop modeste et trop crédule. Trop modeste, parce qu'en fin de compte ce qui se passe dans la tête de quelqu'un, ou d'une autre série d'individus, ou dans les discours qu'ils tiennent, cela fait effectivement partie de l'histoire : dire quelque chose est un événement. Tenir un discours scientifique ne se situe pas au-dessus ou à côté de l'histoire ; cela fait partie de l'histoire autant qu'une bataille, ou l'invention d'une machine à vapeur ou une épidémie. Bien sûr, ce ne sont pas les mêmes types d'événements, mais ce sont des événements. Tel médecin qui a dit telle ânerie à propos de la folie fait partie de l'histoire comme la bataille de Waterloo.

Par ailleurs, quelle que soit l'importance des analyses économiques, le fait de considérer qu'une analyse fondée sur les mutations de structure économique a en soi une valeur explicative me semble être une naïveté, d'ailleurs typique de ceux qui ne sont pas historiens de métier. Ce n'est absolument pas obligatoire. Je prends un exemple : il y a quelques années, on s'est demandé, avec un certain intérêt, pourquoi, pendant le XVIIIe siècle, les interdits en matière sexuelle se sont multipliés, en particulier sur des enfants à propos de la masturbation. Certains historiens voulurent expliquer le phénomène en relevant qu'à l'époque l'âge pour le mariage avait été reculé et que la jeunesse avait été contrainte au célibat pendant plus longtemps. Or ce fait démographique, lié bien sûr à des raisons économiques précises, bien qu'important, n'explique pas l'interdit : pourquoi, d'une part, commencerait-on à se masturber l'année qui précède immédiatement le mariage ? D'autre part, même si l'on admet que le recul de l'âge pour le mariage a laissé, pendant des années, de grandes masses de jeunes dans le célibat, on ne comprend pas pourquoi la réponse à ce fait a dû être une plus grande répression au lieu d'un élargissement de la liberté sexuelle. Il se peut que le retard de l'âge du mariage avec tous les liens qu'il peut avoir avec le mode de production doive entrer dans l'intelligibilité du phénomène. Mais quand il s'agit de phénomènes aussi complexes que la production d'un savoir ou d'un discours avec ses mécanismes et ses règles internes, l'intelligibilité à produire est beaucoup plus complexe. Il est vraisemblable qu'on ne peut arriver à une explication unique, une explication en termes de nécessité. Ce serait déjà beaucoup si l'on arrivait à mettre en évidence quelques liens entre ce que l'on essaie d'analyser et toute une série de phénomènes connexes.

- Considérez-vous donc que l'exercice d'une réflexion théorique est toujours lié à une élaboration particulière du matériel historique ? Penser ne serait rien d'autre qu'une façon de faire ou d'interpréter l'histoire ?

- Le type d'intelligibilité que j'essaie de produire ne peut se réduire à la projection d'une histoire, disons économico-sociale, sur un phénomène culturel de façon à le faire apparaître comme le produit nécessaire et extrinsèque de cette cause. Il n'y a pas de nécessité unilatérale : le produit culturel fait lui aussi partie du tissu historique. C'est la raison pour laquelle moi aussi je me trouve obligé à mener moi-même des analyses historiques. Me faire passer pour celui qui nie l'histoire est vraiment plaisant. Je ne fais que de l'histoire. Pour eux, nier l'histoire, c'est ne pas utiliser cette histoire intangible, sacrée et omni-explicative à laquelle ils ont recours. Il est évident que, si j'avais voulu, j'aurais pu citer, dans mes travaux, telle ou telle page d'un Mathiez ou d'un autre historien. Je ne l'ai pas fait parce que je ne pratique pas le même type d'analyse. Voilà tout. Cette idée selon laquelle je refuserais l'histoire provient moins des historiens de métier que des milieux philosophiques où l'on ne connaît pas à fond le type de rapport, à la fois détaché et respectueux, que demande pareille analyse historique. Ne pouvant accepter un tel rapport à l'histoire, ils en concluent que je nie l'histoire.

- Pendant Mai 68, à Paris, et tout de suite après, de nombreux intellectuels français participèrent aux luttes estudiantines ; une expérience qui reposa en termes nouveaux la question de l'engagement, du rapport avec la politique, des possibilités et des limites de l'action culturelle. Votre nom ne figure pas parmi ceux-là. Au moins jusqu'en 1970, vous êtes absent du débat qui touchait alors d'autres figures du monde intellectuel français ; comment avez-vous vécu Mai 68 et qu'est-ce que ça a signifié pour vous ?

- Pendant le mois de mai 1968, comme pendant la période de la guerre d'Algérie, je n'étais pas en France ; toujours un peu décalé, en marge. Quand je rentre en France, c'est toujours avec un regard un peu étranger, et ce que je dis n'est pas toujours facilement accueilli. Je me souviens que Marcuse demanda, un jour, sur un ton de reproche, ce que faisait Foucault au moment des barricades de mai. Eh bien, j'étais en Tunisie. Et je dois ajouter que ce fut une expérience importante.

J'ai eu de la chance dans ma vie : en Suède, j'ai vu un pays socialdémocrate qui fonctionnait bien ; en Pologne, une démocratie populaire qui fonctionnait mal. J'ai connu de façon directe l'Allemagne fédérale au moment de son expansion économique, au début des années soixante. Et enfin, j'ai vécu dans un pays du tiers-monde, en Tunisie, pendant deux ans et demi. Une expérience impressionnante : un peu avant le mois de mai en France, il se produisit, là-bas, des émeutes étudiantes très intenses. On était en mars 1968 : grèves, interruptions des cours, arrestations et grève générale des étudiants. La police entra dans l'université, matraqua de nombreux étudiants, blessa grièvement plusieurs d'entre eux et les jeta en prison. Certains furent condamnés à huit, dix et même quatorze ans de prison. Certains y sont toujours. Étant donné ma position de professeur, étant français, j'étais, d'une certaine façon, protégé vis-à-vis des autorités locales, ce qui me permit de réaliser facilement une série d'actions et, en même temps, de saisir avec exactitude les réactions du gouvernement français face à tout cela. J'ai eu une idée directe de ce qui se passait dans les universités du monde.

J'ai été profondément impressionné par ces filles et ces garçons qui s'exposaient à des risques formidables en rédigeant un tract, en le distribuant ou en appelant à la grève. Ce fut, pour moi, une véritable expérience politique.

- Voulez-vous dire que vous avez fait une expérience politique directe ?

- Oui. Depuis mon adhésion au P.C.F. en passant par tous les faits qui avaient suivi au cours des années dont je vous ai parlé, je n'avais gardé de l'expérience politique qu'un peu de scepticisme très spéculatif. Je ne le cache pas. Au moment de l'Algérie, je n'avais pas pu non plus participer directement, et, si je l'avais fait, ce n'avait pas été au péril de ma sécurité personnelle. En Tunisie, en revanche, j'ai été amené à apporter un soutien aux étudiants, à toucher du doigt quelque chose de totalement différent de tout ce ronronnement des institutions et des discours politiques en Europe.

Je pense, par exemple, à ce qu'était le marxisme, à la façon dont il fonctionnait chez nous, quand nous étions étudiants en 1950-1952 ; je pense à ce qu'il représentait dans un pays comme la Pologne, où il était devenu objet d'un total dégoût pour la plupart des jeunes (indépendamment de leurs conditions sociales), où on l'enseignait comme le catéchisme ; je me souviens aussi de ces discussions froides, académiques sur le marxisme auxquelles j'avais participé en France au début des années soixante. En Tunisie, au contraire, tous se réclamaient du marxisme avec une violence et une intensité radicales et avec un élan impressionnant. Pour ces jeunes, le marxisme ne représentait pas seulement une meilleure façon d'analyser la réalité, mais il était, en même temps, une sorte d'énergie morale, d'acte existentiel tout à fait remarquable. Je me sentais envahi d'amertume et de déception lorsque je pensais à l'écart qui existait entre la façon qu'avaient les étudiants tunisiens d'être marxistes et ce que je savais du fonctionnement du marxisme en Europe (France, Pologne ou Union soviétique).

Voilà ce qu'a été la Tunisie pour moi : j'ai dû entrer dans le débat politique. Ce ne fut pas Mai 68 en France, mais Mars 68, dans un pays du tiers monde.

- Vous accordez une grande importance au caractère d'acte existentiel qui est lié à l'expérience politique. Pourquoi ? Peut-être avez-vous l'impression que c'est l'unique garantie d'authenticité et ne croyez-vous pas qu'il y eût, pour les jeunes Tunisiens, un lien entre leur choix idéologique et la détermination avec laquelle ils agissaient ?

- Qu'est-ce qui, dans le monde actuel, peut susciter chez un individu l'envie, le goût, la capacité et la possibilité d'un sacrifice absolu ? Sans qu'on puisse soupçonner en cela la moindre ambition ou le moindre désir de pouvoir et de profit ? C'est ce que j'ai vu en Tunisie, l'évidence de la nécessité du mythe, d'une spiritualité, le caractère intolérable de certaines situations produites par le capitalisme, le colonialisme et le néocolonialisme.

Dans une lutte de ce genre, la question de l'engagement direct, existentiel, physique dirais-je, était exigée. Quant à la référence théorique de ces luttes au marxisme, je crois que ce n'était pas essentiel. Je m'explique : la formation marxiste des étudiants tunisiens n'était pas très profonde, ni ne tendait à être approfondie. Le véritable débat entre eux, sur les choix de tactique et de stratégie, sur ce qu'ils devaient choisir, passait par des interprétations différentes du marxisme, Il s'agissait de tout à fait autre chose. Le rôle de l'idéologie politique ou d'une perception politique du monde était sans doute indispensable pour déclencher la lutte ; mais, d'un autre côté, la précision de la théorie et son caractère scientifique étaient des questions tout à fait secondaires qui fonctionnaient davantage comme un leurre que comme principe de conduite correct et juste.

- N'avez-vous pas trouvé aussi en France les signes de cette participation vive et directe dont vous avez fait l'expérience en Tunisie ? Quels rapports avez-vous établis entre les deux expériences ? Comment avez-vous décidé, après mai, d'entrer en contact avec les luttes estudiantines, en développant un dialogue et une comparaison qui vous auraient amené à prendre position, en diverses occasions, et à vous engager directement dans des mouvements comme celui du Groupe d'information sur les prisons, sur la condition des prisons, à côté d'intellectuels comme Sartre, Jean-Marie Domenach et Maurice Clavel ?

- Quand je suis rentré en France en novembre-décembre 1968, je fut plutôt surpris, étonné et même déçu eu égard à ce que j'avais vu en Tunisie. Les luttes, quelle qu'ait été leur violence, leur passion, n'avaient impliqué en aucun cas le même prix, les mêmes sacrifices. Il n'y a pas de comparaison entre les barricades du quartier Latin et le risque réel de faire, comme en Tunisie, quinze ans de prison. On a parlé en France d'hyper-marxisme, de déchaînement de théories, d'anathèmes, de groupuscularisation. C'était exactement le contre-pied, le revers, le contraire de ce qui m'avait passionné en Tunisie. Cela explique peut-être la manière dont j'ai essayé de prendre les choses à partir de ce moment-là, en décalage par rapport à ces discussions indéfinies, à cette hyper-marxisation, à cette discursivité incoercible qui était le propre de la vie des universités et en particulier celle de Vincennes, en 1969. J'ai essayé de faire des choses qui impliquent un engagement personnel, physique et réel, et qui poseraient les problèmes en termes concrets, précis, définis à l'intérieur d'une situation donnée.

Ce n'est qu'à partir de là que l'on pourrait proposer des analyses qui seraient nécessaires. J'ai essayé, en travaillant dans le G.I.P., sur le problème des détenus, d'effectuer une expérience à fond. C'était un peu, pour moi, l'occasion de reprendre à la fois ce qui m'avait préoccupé dans des travaux comme l’Histoire de la folie ou la Naissance de la clinique et ce que je venais d'expérimenter en Tunisie.

- Quand vous réévoquez Mai 68, vous en parlez toujours sur un ton qui entend sous-évaluer la portée de cet événement, vous ne semblez en voir que le côté grotesque, idéologisant. Bien qu'il soit juste d'en souligner les limites et, notamment, celles de la formation de groupuscules, je ne crois pas que l'on puisse sous-évaluer le phénomène de ce mouvement de masse qui se manifesta dans presque toute l'Europe.

- Mai 1968 a eu une importance, sans aucun doute, exceptionnelle. Il est certain que, sans Mai 68, je n'aurais jamais fait ce que j'ai fait, à propos de la prison, de la délinquance, de la sexualité. Dans le climat d'avant 1968, cela n'était pas possible. Je n'ai pas voulu dire que Mai 68 n'avait eu aucune importance pour moi, mais que certains des aspects les plus visibles et les plus superficiels à la fin de 1968 et au début de 1969 m'étaient complètement étrangers. Ce qui était réellement en jeu, ce qui a réellement fait changer les choses était de même nature en France et en Tunisie. Seulement, en France, comme par une sorte de contresens que Mai 68 faisait sur lui-même, il avait fini par être recouvert par la formation de groupuscules, par la pulvérisation du marxisme en petits corps de doctrine qui se jetaient mutuellement l'anathème. Mais en fait, en profondeur, les choses avaient changé de telle manière que je me suis senti plus à l'aise que dans les années précédentes, quand j'étais en France en 1962 ou en 1966. Les choses dont je m'étais occupé commençaient à être du domaine public. Des problèmes qui, par le passé, n'avaient pas trouvé d'écho, si ce n'est dans l'antipsychiatrie anglaise, devenaient d'actualité. Mais, pour aller plus loin, pour approfondir le discours, il m'a d'abord fallu percer cette croûte à la fois rigide et morcelée des groupuscules et des discussions théoriques infinies. Il m'a semblé qu'un nouveau type de rapports et de travail commun, différent du passé, entre des intellectuels et des non-intellectuels, était désormais possible.

- Mais sur quelles bases, avec quels discours et quels contenus a-t-on établi un rapport, à partir du moment où les langages ne communiquaient pas ?

- Il est vrai que je ne parlais pas le vocabulaire qui était le plus en vogue. J'avais suivi d'autres voies. Et pourtant, il y avait, en un certain sens, des points communs : on réussissait à s'entendre sur le plan des préoccupations concrètes, des problèmes réels. Voilà que tout un tas de gens se passionnent dès qu'on parle des asiles, de la folie, des prisons, de la ville, de la médecine, de la vie, de la mort, de tous ces aspects très concrets de l'existence et qui soulèvent tant de questions théoriques.

- Votre leçon inaugurale au Collège de France, qui a été publiée par la suite sous le titre L'Ordre du discours, date de 1970. Dans cet exposé universitaire, en analysant les procédures d'exclusion qui contrôlent le discours, vous commencez à établir, de façon plus évidente, le rapport entre savoir et pouvoir. La question de la domination exercée par le pouvoir sur la vérité, donc de la volonté de vérité, marque une nouvelle étape, importante, de votre pensée. Comment êtes-vous arrivé à poser ce problème en ces termes, ou plutôt à le localiser ? Et de quelle façon pensez-vous que la thématique du pouvoir, telle que vous l'avez développée, soit venue à la rencontre de la poussée du mouvement des jeunes de 1968 ?

- De quoi s'est-il agi pour moi pendant toute ma vie jusque-là ? Que signifiait le profond malaise que j'avais ressenti dans la société suédoise ? Et le malaise que j'avais ressenti en Pologne ? Beaucoup de Polonais reconnaissaient pourtant que les conditions de vie matérielle étaient meilleures qu'en d'autres époques. Je m'interroge aussi sur ce que voulait signifier cet élan de révolte radicale dont avaient fait preuve les étudiants de Tunis.

Qu'est-ce qui était partout en question ? La manière dont s'exerçait le pouvoir, pas seulement le pouvoir d'État, mais celui qui s'exerce par d'autres institutions ou formes de contraintes, une sorte d'oppression permanente dans la vie quotidienne. Ce que l'on supportait mal, qui était sans cesse remis en question et qui produisait ce type de malaise, et dont on n'avait pas parlé depuis douze ans, c'était le pouvoir. Et non seulement le pouvoir d'État, mais celui qui s'exerçait au sein du corps social, à travers des canaux, des formes et des institutions extrêmement différents. On n'acceptait plus d'être gouverné au sens large de gouvernement. Je ne parle pas de gouvernement de l'État au sens que le terme a en droit public, mais à ces hommes qui orientent notre vie quotidienne au moyen d'ordres, d'influences directes ou indirectes comme, par exemple, celle des médias. En écrivant l’Histoire de la folie, en travaillant sur la Naissance de la clinique, je pensais faire une histoire généalogique du savoir. Mais le vrai fil conducteur se trouvait dans ce problème du pouvoir.

Au fond, je n'avais rien fait d'autre que de chercher à retracer comment un certain nombre d'institutions, se mettant à fonctionner au nom de la raison et de la normalité, avaient exercé leur pouvoir sur des groupes d'individus, en relation avec des comportements, des façons d'être, d'agir ou de dire, constitués comme anomalie, folie, maladie, etc. Au fond, je n'avais rien fait d'autre qu'une histoire du pouvoir. Or qui ne s'accorde aujourd'hui pour dire qu'il s'est agi, en Mai 68, d'une rébellion contre toute une série de formes de pouvoirs qui s'exerçaient avec une intensité particulière sur certaines couches d'âge dans certains milieux sociaux ? De toutes ces expériences, les miennes comprises, émergeait un mot, semblable à ceux qui sont écrits avec l'encre sympathique, prêts à apparaître sur le papier quand on met le bon réactif : le mot pouvoir.

- Depuis le début des années soixante-dix jusqu'à aujourd'hui, votre discours sur le pouvoir et les relations de pouvoir s'est précisé à travers des articles, des interviews, des dialogues avec des étudiants, de jeunes militants gauchistes, des intellectuels, une série de réflexions que vous avez, par la suite, résumée dans quelques pages du livre La Volonté de savoir. Je veux vous demander si nous nous trouvons en présence d'un nouveau principe explicatif du réel, comme beaucoup l'ont observé, ou s'il s'agit de quelque chose d'autre.

- Il y a eu de grosses méprises, ou bien je me suis mal expliqué. Je n'ai jamais prétendu que le pouvoir était ce qui allait tout expliquer. Mon problème n'était pas de remplacer une explication par l'économique par une explication par le pouvoir. J'ai essayé de coordonner, de systématiser ces différentes analyses que j'avais faites à propos du pouvoir, sans leur enlever ce qu'elles avaient d'empirique, c'est-à-dire, d'une certaine façon, ce qu'elles avaient encore d'aveugle.

Le pouvoir, pour moi, est ce qui est à expliquer. Quand je repense aux expériences que j'ai vécues dans les sociétés contemporaines ou aux recherches historiques que j'ai faites, je retrouve toujours la question du pouvoir. Une question dont aucun système théorique -que ce soit la philosophie de l'histoire, ou la théorie générale de la société, ou même la théorie politique -n'est capable de rendre compte, de ces faits de pouvoir, de ces mécanismes de pouvoir, de ces relations de pouvoir qui sont à l’oeuvre dans le problème de la folie, de la médecine, de la prison, etc. C'est avec ce paquet de choses empiriques et mal élucidées que sont les relations de pouvoir que j'ai essayé de me battre, comme quelque chose qui avait besoin d'être expliqué. Et non pas, certes, comme un principe d'explication pour tout le reste. Mais je n'en suis qu'au début de mon travail ; je ne l'ai évidemment pas fini. C'est aussi pour cela que je ne comprends pas ce qui a pu être dit sur le fait que, pour moi, le pouvoir était une sorte de principe abstrait qui s'imposait comme tel et dont je ne rendais, en définitive, pas compte.

Mais personne n'en a jamais rendu compte. J'avance pas à pas, en examinant successivement des domaines différents pour voir comment pourrait être élaborée une conception générale des relations entre la constitution d'un savoir et l'exercice du pouvoir. Je n'en suis qu'au tout début.

- L'une des observations que l'on pourrait faire sur la façon dont vous affrontez le thème du pouvoir est la suivante : l'extrême parcellisation ou localisation des questions finit par empêcher le passage d'une dimension disons corporative, dans l'analyse du pouvoir, à une vision d'ensemble dans laquelle est inséré le problème particulier.

- C'est une question que l'on me pose souvent : vous soulevez des problèmes localisés, mais vous ne prenez jamais position par rapport à des choix d'ensemble.

Il est vrai que les problèmes que je pose portent toujours sur des questions localisées et particulières. Ainsi de la folie et des institutions psychiatriques ou encore des prisons. Si nous voulons poser des problèmes de façon rigoureuse, précise et apte à soulever des interrogations sérieuses, ne faut-il pas aller les chercher justement dans leurs formes les plus singulières et les plus concrètes ? Il me semble qu'aucun des grands discours qu'on a pu tenir sur la société soit assez convaincant pour qu'on puisse lui faire confiance. D'autre part, si l'on veut vraiment bâtir quelque chose de neuf ou, en tout cas, si l'on veut que les grands systèmes s'ouvrent enfin à un certain nombre de problèmes réels, il faut aller chercher les données et les questions là où elles sont. Et puis je ne pense pas que l'intellectuel puisse, à partir de ses seules recherches livresques, académiques et érudites, poser les vraies questions concernant la société dans laquelle il vit. Au contraire, l'une des premières formes de collaboration avec les non-intellectuels est justement d'écouter leurs problèmes, et de travailler avec eux à les formuler : que disent les fous ? quelle est la vie dans un hôpital psychiatrique ? quel est le travail d'un infirmier ? comment réagissent-ils ?

- Peut-être ne me suis-je pas bien expliqué. Je ne discute pas de la nécessité de poser des problèmes localisés, même de façon radicale, si besoin est. De plus je suis sensible à ce que vous dites à propos du travail intellectuel. Toutefois, il me semble qu'une certaine façon d'affronter les problèmes, en les particularisant, finit par supprimer la possibilité de les coordonner à d'autres dans la vision générale d'une situation historique et politique déterminée.

- Il est indispensable de localiser les problèmes pour des raisons théoriques et politiques. Mais cela ne signifie pas que ceux-ci ne soient pas des problèmes généraux. Après tout, qu'y a-t-il de plus général dans une société que la façon dont elle définit son rapport avec la folie ? Dont elle se réfléchit comme raisonnable ? Comment confère-t-elle du pouvoir à la raison et à sa raison ? Comment constitue-t-elle sa rationalité et comment la donne-t-elle comme la raison en général ? Comment, au nom de la raison, établit-elle le pouvoir des hommes sur les choses ? Voilà tout de même l'un des problèmes les plus généraux que l'on puisse poser à une société, sur son fonctionnement et sur son histoire. Ou encore, comment partage-t-on ce qui est légal de ce qui ne l'est pas ? Le pouvoir qui est conféré à la loi, les effets de partage que la loi va introduire dans une société, les mécanismes de contrainte qui supportent le fonctionnement de la loi sont d'autres questions parmi les plus générales que l'on puisse poser à une société. Il est vrai assurément que je pose les problèmes en termes locaux, mais je crois que cela me permet de faire apparaître des problèmes qui sont au moins aussi généraux que ceux que l'on a l'habitude de considérer statutairement comme tels. Après tout, la domination de la raison n'est-elle pas aussi générale que la domination de la bourgeoisie ?

- Quand je parlais de vision générale, je faisais référence essentiellement à la dimension politique d'un problème et à sa nécessaire articulation à l'intérieur d'une action ou d'un programme plus ample et en même temps lié à certaines contingences historico-politiques.

- La généralité que j'essaie de faire apparaître n'est pas du même type que les autres. Et quand on me reproche de ne poser que des problèmes locaux, on confond le caractère local de mes analyses pour faire apparaître des problèmes et une certaine généralité que posent ordinairement les historiens, les sociologues, les économistes, etc.

Les problèmes que je pose ne sont pas moins généraux que ceux que posent habituellement les partis politiques ou les grandes institutions théoriques qui définissent les grands problèmes de société. Il n'est jamais arrivé que les Partis communistes ou socialistes aient mis, par exemple, à l'ordre du jour de leurs travaux, l'analyse de ce qu'est le pouvoir de la raison sur la non-raison. Ce n'est peut-être pas leur tâche. Mais, si ce n'est pas leur problème, le leur n'est pas non plus forcément le mien.

- Ce que vous dites est parfaitement acceptable. Mais il me semble que vous confirmez une certaine fermeture ou indisponibilité à ouvrir votre discours justement au niveau de la politique...

- Mais comment se fait-il que les grands appareils théorico-politiques qui définissent les critères du consensus dans notre société n'aient jamais réagi face aux problèmes aussi généraux que je pose ? Quand j'ai soulevé le problème de la folie, qui est un problème général dans toute société, et particulièrement important dans l'histoire de la nôtre, comment se fait-il que l'on ait d'abord réagi par le silence, puis par la condamnation idéologique ? Quand, avec d'autres, j'ai essayé concrètement, en travaillant aux côtés de ceux qui sortaient de prison, en travaillant avec des agents de surveillance, les familles de détenus, de poser le problème de la prison en France, savez-vous comment a répliqué le P.C.F. ? L'un de ses quotidiens locaux, de la banlieue parisienne, s'est demandé pourquoi nous n'avions pas encore été mis en prison, nous qui faisions ce travail, et quels pouvaient être nos liens avec la police étant donné que celle-ci nous tolérait.

Voilà pourquoi je dis : «Comment fait-on pour me reprocher de ne pas poser de problèmes généraux, de ne jamais prendre position par rapport aux grandes questions posées par les partis politiques ?» En réalité, je pose des problèmes généraux et on me couvre d'anathèmes ; et puis, quand on s'aperçoit que l'anathème n'a pas de prise, ou bien quand on reconnaît une certaine importance aux problèmes soulevés, on m'accuse de n'être pas en mesure de développer toute une série de questions en termes, justement, généraux. Mais je repousse ce type de généralité qui, d'ailleurs, telle qu'elle est conçue, a comme effet premier, ou de me condamner dans les problèmes que je pose, ou de m'exclure du travail que je fais. C'est moi qui leur pose la question : pourquoi refusez-vous les problèmes généraux que je pose ?

- Je ne connais pas l'épisode que vous m'avez raconté à propos de votre travail sur les problèmes de la prison. De toute manière, je ne voulais pas me référer à la question de vos rapports avec la politique française, et, en particulier, avec celle du P.C.F. Je me posais une question plus générale. Pour tout problème localisé se présente toujours la nécessité de trouver des solutions, même provisoires et transitoires, en des termes politiques. D'où naît la nécessité de déplacer la vision d'une analyse particulière à l'examen des possibilités réelles, entre lesquelles peut se développer un processus de changement et de transformation. C'est dans cet équilibre entre situation localisée et cadre général que se joue la fonction politique.

- C'est aussi une observation que l'on m'a souvent faite : «Vous ne dites jamais quelles pourraient être les solutions concrètes aux problèmes que vous posez ; vous ne faites pas de propositions. Les partis politiques, en revanche, sont tenus à prendre position devant telle ou telle situation ; vous, par votre attitude, vous ne les aidez pas.» Je répondrai : pour des raisons qui touchent essentiellement à mon choix politique, au sens large du terme, je ne veux absolument pas jouer le rôle de celui qui prescrit des solutions. Je considère que le rôle de l'intellectuel aujourd'hui n'est pas de faire la loi, de proposer des solutions, de prophétiser, car, dans cette fonction, il ne peut que contribuer au fonctionnement d'une situation de pouvoir déterminée qui doit, à mon avis, être critiquée.

Je comprends pourquoi les partis politiques préfèrent avoir des rapports avec des intellectuels qui offrent des solutions. Ils peuvent

ainsi établir avec eux des rapports de semblable à semblable ; l'intellectuel avance une proposition, le parti la critique, ou en formule une autre. Je refuse le fonctionnement de l'intellectuel comme l'alter ego, le double et en même temps l'alibi du parti politique.

- Mais ne pensez-vous pas avoir, quoi qu'il en soit, un rôle avec vos écrits, vos articles, vos essais, et quel est-il ?

- Mon rôle est de poser des questions effectivement, véritablement, et de les poser avec la plus grande rigueur possible, avec le plus de complexité et de difficulté de façon qu'une solution ne naisse pas d'un seul coup, de la tête de quelque intellectuel réformateur ou encore dans la tête du bureau politique d'un parti. Les problèmes que j'essaie de poser, ces choses si emmêlées que sont le crime, la folie, le sexe, et qui touchent la vie quotidienne, ne peuvent être facilement résolus. Il y faudra des années, des dizaines d'années de travail, à réaliser à la base avec les personnes directement concernées, en leur rendant le droit à la parole, et de l'imagination politique. Peut-être, alors, réussira-t-on à rénover une situation qui, dans les termes où elle est posée aujourd'hui, n'amène qu'à des impasses et à des blocages. Je me garde bien de faire la loi. J'essaie plutôt de poser des problèmes, de les faire travailler, de les montrer dans une complexité telle qu'elle parvienne à faire taire les prophètes et les législateurs, tous ceux qui parlent pour les autres et en avant des autres. C'est alors que la complexité du problème pourra apparaître dans son lien avec la vie des gens ; et que, par conséquent, pourra apparaître la légimité d'une élaboration commune à travers des questions concrètes, des cas difficiles, des mouvements de révolte, des réflexions, des témoignages. Il s'agit d'élaborer petit à petit, d'introduire des modifications susceptibles, sinon de trouver des solutions, du moins de changer les données du problème.

C'est tout un travail social, à l'intérieur même du corps de la société et sur elle-même, que je voudrais faciliter. Je voudrais pouvoir participer moi-même à ce travail sans déléguer de responsabilités à aucun spécialiste, pas plus à moi qu'à d'autres. Faire en sorte qu'au sein même de la société les données du problème soient modifiées et que les impasses se débloquent. En somme, en finir avec les porte-parole.

- Je veux vous donner un exemple concret. Il y a deux ou trois ans, l'opinion publique italienne a été secouée par le cas d'un garçon qui avait tué son père, mettant fin à une tragique histoire de coups et d'humiliations qu'ils avaient reçus, lui et sa mère. Comment juger l'homicide, perpétré par un mineur, qui, dans le cas en question, se produisait à l'apogée d'une série de violences inouïes infligées par le Père ?

Embarras de la magistrature, opinion publique fortement divisée, discussions enflammées. Voilà un épisode où il faut trouver la solution, bien sûr transitoire, à un problème très délicat. Et voilà la fonction décisive de l'équilibre et du choix politique. L'enfant parricide a reçu une condamnation relativement légère par rapport au code Pénal en vigueur ; et, bien sûr, on en discute encore aujourd'hui. Ne faudrait-il pas prendre position dans des situations de ce genre ?

- L'Italie m'avait demandé des déclarations à propos de cette affaire. J'ai répondu que j'ignorais la situation. Mais il s'est produit un fait semblable en France. Un jeune homme de trente ans, après avoir tué son épouse, avait sodomisé et achevé à coups de marteau un enfant de douze ans. Or l'homicide avait passé plus de quinze ans dans des institutions psychiatriques (de l'âge de dix ans jusqu'à vingt-cinq ans, à peu près) : la société, les psychiatres, les institutions médicales l'avaient déclaré irresponsable en le mettant sous tutelle et en le faisant vivre dans des conditions épouvantables. Il en est sorti et a commis, au bout de deux ans, ce crime horrible. Voilà quelqu'un qui, déclaré irresponsable jusqu'à hier, devient tout à coup responsable. Mais le plus étonnant dans cette affaire est que l 'homicide a déclaré : «C'est vrai, je suis responsable ; vous avez fait de moi un monstre, et par conséquent, puisque je suis un monstre, coupez-moi la tête.» On l'a condamné à la prison à perpétuité. Il s'est trouvé que j'avais travaillé plusieurs années dans mon séminaire du Collège de France sur le problème des expertises psychiatriques ; l'un des avocats du meurtrier, qui avait travaillé avec moi, m'a demandé d'intervenir dans la presse et de prendre position sur ce cas. J'ai refusé, je n'étais pas à l'aise pour faire cela. Quel sens cela aurait-il eu de se mettre à prophétiser ou à faire le censeur ? J'ai joué mon rôle politique en faisant apparaître le problème dans toute sa complexité, en provoquant des doutes, des incertitudes tels que maintenant aucun réformateur, aucun président de syndicat de psychiatres ne se trouve capable de dire : «Voilà ce qu'il faut faire.» Le problème est maintenant posé dans des conditions telles que cela va travailler pendant des années, créant un malaise. Il en sortira des changements bien plus radicaux que si on me demandait de travailler à la rédaction d'une loi qui réglementerait la question des expertises psychiatriques.

Le problème est plus compliqué et plus profond. Il a l'air d'une question technique, mais c'est tout le problème non seulement des rapports entre médecine et justice, mais aussi celui des rapports entre la loi et le savoir ; c'est-à-dire de la façon dont un savoir scientifique peut fonctionner à l'intérieur d'un système qui est celui de la loi. Problème gigantesque, énorme. Je dis : qu'est-ce que ça signifie d'en réduire la portée en assignant à tel ou tel législateur -qu'il soit philosophe ou homme politique -le soin de rédiger une nouvelle loi ? Ce qui compte, c'est que ce conflit si difficile à surmonter, entre la loi et le savoir, soit mis à l'épreuve, soit agité au coeur de la société au point que celle-ci définisse un autre rapport à la loi et au savoir.

- Je ne serais pas aussi optimiste sur ces possibles automatismes que vous souhaitez et qui devraient amener à un rééquilibrage entre la loi et le savoir par l'intermédiaire d'un mouvement interne à la société civile...

- Je n'ai pas parlé de société civile. Je considère que l'opposition théorique entre État et société civile, sur laquelle travaille la théorie politique depuis cent cinquante ans, n'est pas très féconde. L'une des raisons qui me poussent à poser la question du pouvoir en la saisissant en quelque sorte en son milieu, là où il s'exerce, sans chercher ni ses formulations générales ni ses fondements, est que je refuse l’opposition entre un État qui serait détenteur du pouvoir et qui exercerait sa souveraineté sur une société civile, laquelle, en elle-même, ne serait pas dépositaire de semblables processus de pouvoir. Mon hypothèse est que l'opposition entre État et société civile n'est pas pertinente.

- Quoi qu'il en soit, ne vous semble-t-il pas qu'au fond, en éludant d'une certaine façon la dimension politique, votre proposition risque de représenter une sorte de diversion par rapport aux enjeux contingents et complexes qui se posent dans la société, mais qui ont un effet immédiat sur le plan des institutions et des partis ?

- Vieux reproche groupusculaire : accuser ceux qui ne font pas la même chose que vous de faire de la diversion. Les problèmes dont je m'occupe sont des problèmes généraux. Nous vivons dans une société où formation, circulation et consommation du savoir sont une chose fondamentale. Si l'accumulation du capital a été l'un des traits fondamentaux de notre société, il n'en va pas autrement pour l'accumulation du savoir. Or, l'exercice, la production, l'accumulation du savoir ne peuvent être dissociés des mécanismes du pouvoir avec lesquels ils entretiennent des relations complexes qu'il faut analyser. Depuis le XVIe siècle, on a toujours considéré que le développement des formes et des contenus du savoir était l'une des plus grandes garanties de libération pour l'humanité. C'est l'un des grands postulats de notre civilisation qui s'est universalisé à travers le monde entier. Or c'est un fait déjà constaté par l'école de Francfort que la formation des grands systèmes de savoir a eu aussi des effets et des fonctions d'asservissement et de domination. Ce qui conduit à réviser entièrement le postulat selon lequel le développement du savoir constitue une garantie de libération. N'est-ce pas là un problème général ?

Pensez-vous que poser ce type de problèmes soit faire diversion par rapport à ceux que posent les partis politiques ? Sans doute ne sont-ils pas directement assimilables au type de généralités que formulent les partis politiques, qui n'acceptent au fond que ces généralités codées qui peuvent entrer dans un programme, qui soient facteurs d'agrégation pour leurs clientèles, et puissent s'intégrer dans leur tactique électorale. Mais on ne peut pas accepter que soient qualifiés de marginaux, de locaux ou de faire diversion certains problèmes simplement parce qu'ils ne rentrent pas dans le filtre des généralités acceptées et codifiées par les partis politiques.

- Quand vous affrontez la question du pouvoir, vous semblez le faire sans vous reporter directement à la distinction entre les effets par lesquels le pouvoir se manifeste à l'intérieur des États et les différentes institutions. En ce sens, quelqu'un a soutenu que le pouvoir, pour vous, n'aurait aucun visage, serait omniprésent. Ainsi n'y aurait-il aucune différence entre, disons, un régime totalitaire et un régime démocratique ?

- Dans Surveiller et Punir, j'ai essayé de montrer comment un certain type de pouvoir exercé sur les individus par l'intermédiaire de l'éducation, par la formation de leur personnalité était corrélatif, en Occident, de la naissance non seulement d'une idéologie, mais aussi d'un régime de type libéral. Dans d'autres systèmes politiques et sociaux -la monarchie administrative ou la féodalité -, semblable exercice du pouvoir sur les individus n'aurait pas été possible. J'analyse toujours des phénomènes bien précis et localisés : par exemple, la formation des systèmes disciplinaires dans l'Europe du XVIIIe siècle. Je ne le fais pas pour dire que la civilisation occidentale est une civilisation disciplinaire dans tous ses aspects. Les systèmes de discipline sont appliqués par certains vis-à-vis d'autres. Je fais une différence entre gouvernants et gouvernés. Je m'efforce d'expliquer pourquoi et comment ces systèmes sont nés à telle époque, dans tel pays, pour répondre à tels besoins. Je ne parle pas de sociétés qui n'auraient ni géographie ni calendrier. Je ne vois vraiment pas comment on pourrait m’objecter que je n'établis pas de différences entre, par exemple, les régimes totalitaires et ceux qui ne le sont pas. Au XVIIIe siècle, il n'existait pas d'États totalitaires au sens moderne.

- Mais, si l'on voulait considérer votre recherche comme une expérience de la modernité, quel enseignement pourrait-on en tirer ? Car, par le fait que sont reproposées, irrésolues les grandes questions du rapport entre savoir et pouvoir, tant dans les sociétés démocratiques que dans les sociétés totalitaires, en somme ne serait établie aucune différence substantielle entre les unes et les autres. Autrement dit, les mécanismes de pouvoir que vous analysez sont identiques, ou presque, dans tout type de société du monde moderne.

- Quand on me fait une objection de ce genre, je me souviens de ces psychiatres qui, après avoir lu l’Histoire de la folie qui traitait d'arguments relatifs au XVIIIe siècle, dirent : «Foucault nous attaque.» Ce n'était tout de même pas ma faute s'ils se reconnaissaient dans ce que j'avais écrit. Cela prouve simplement qu'un certain nombre de choses n'ont pas changé.

Quand j'ai rédigé le livre sur les prisons, je ne faisais évidemment pas allusion aux prisons des démocraties populaires ou de l'U.R.S.S. ; je traitais de la France du XVIIIe siècle, très précisément entre 1760 et 1840. L'analyse s'arrête en 1840. Mais voilà qu'on me dit : «Vous ne faites aucune différence entre un régime totalitaire et un régime démocratique!» Qu'est-ce qui vous fait penser cela ? Une telle réaction prouve seulement que ce que je dis est considéré, au fond, comme actuel. Vous pouvez le situer en U.R.S.S. ou dans un pays occidental, peu importe, c'est votre affaire. Moi je m'efforce, au contraire, de montrer combien il s'agit de problèmes historiquement situés, dans une époque déterminée.

Cela dit, je pense que les techniques du pouvoir peuvent être transposées, au cours de l'histoire, de l'armée à l'école, etc. Leur histoire est relativement autonome par rapport aux processus économiques qui se développent. Pensez aux techniques employées dans les colonies d'esclaves en Amérique latine et que l'on peut retrouver dans la France ou dans l'Angleterre du XIXe siècle. Il existe donc une autonomie, relative, non absolue, des techniques de pouvoir. Mais je n'ai jamais soutenu qu'un mécanisme de pouvoir suffise à caractériser une société.

Les camps de concentration ? On dit que c'est une invention anglaise ; mais cela ne signifie pas ni n'autorise à soutenir que l'Angleterre ait été un pays totalitaire. S'il y a un pays qui, dans l'histoire de l'Europe, n'a pas été totalitaire, c'est bien l'Angleterre, mais elle a inventé les camps de concentration qui ont été l'un des principaux instruments des régimes totalitaires. Voilà l'exemple d'une transposition d'une technique de pouvoir. Mais je n'ai jamais dit ni n'envisage de penser que l'existence des camps de concentration, dans les pays démocratiques comme dans les pays totalitaires, puisse signifier qu'il n'y a pas de différences entre les uns et les autres.

- Entendu. Mais pensez un moment à la fonctionnalité politique, aux retombées de votre discours dans la formation du sens commun. L'analyse rigoureuse, mais ainsi délimitée, des technologies de pouvoir ne conduirait-elle pas à une sorte d' «indifférentisme» par rapport aux valeurs, aux grands choix des différents systèmes politiques et sociaux contemporains ?

- Il y a une tendance qui consiste à absoudre un certain régime politique de tout ce qu'il peut faire au nom des principes dont il s'inspire. C'est la démocratie, ou plutôt un certain libéralisme, qui s'est développé au XIXe siècle, qui a mis au point des techniques extrêmement coercitives, qui ont été, en un certain sens, le contrepoids d'une liberté économique et sociale accordée par ailleurs, On ne pouvait évidemment pas libérer les individus sans les dresser. Je ne vois pas pourquoi ce serait méconnaître la spécificité d'une démocratie que de dire comment et pourquoi celle-ci a eu besoin de ces techniques. Que ces techniques aient pu être récupérées par des régimes de type totalitaire, qui les ont fait fonctionner d'une certaine façon, est possible et ne conduit pas à supprimer la différence entre les deux régimes. On ne peut parler d'une différence de valeur si celle-ci ne s'articule pas sur une différence analysable. Il ne s'agit pas de dire : «Ceci est mieux que cela», si l'on ne dit pas en quoi consiste ceci et en quoi cela.

En tant qu'intellectuel, je ne veux pas prophétiser ou faire le moraliste, annoncer que les pays occidentaux sont meilleurs que ceux de l'Est, etc. Les gens ont atteint l'âge de la majorité politique et morale. Il leur revient de choisir individuellement et collectivement. Il est important de dire comment fonctionne un certain régime, en quoi il consiste et d'empêcher toute une série de manipulations et de mystifications. Mais le choix, ce sont les gens qui doivent le faire.

- Il Y a deux ou trois ans, la mode des nouveaux philosophes s'est diffusée en France : un courant culturel dont, en bref, nous pourrions dire qu'il se situait sur une ligne de refus de la politique. Quels ont été votre attitude et votre jugement à leur égard ?

- Je ne sais pas ce que disent les nouveaux philosophes. Je n'ai pas lu grand-chose d'eux. On leur attribue la thèse selon laquelle il n'y aurait pas de différence : le maître serait toujours le maître, et, quoi qu'il arrive, nous serions pris au piège. Je ne sais pas si c'est vraiment leur thèse. En tout cas, ce n'est absolument pas la mienne. J'essaie de mener les analyses les plus précises et les plus différentielles pour indiquer comment les choses changent, se transforment, se déplacent. Quand j'étudie les mécanismes de pouvoir, j'essaie d'étudier leur spécificité ; rien ne m'est plus étranger que l'idée d'un maître qui vous impose sa propre loi. Je n'admets ni la notion de maîtrise ni l'universalité de la loi. Au contraire, je m'attache à saisir des mécanismes d'exercice effectif de pouvoir ; et je le fais parce que ceux qui sont insérés dans ces relations de pouvoir, qui y sont impliqués peuvent, dans leurs actions, dans leur résistance et leur rébellion, leur échapper, les transformer, bref, ne plus être soumis. Et si je ne dis pas ce qu'il faut faire, ce n'est pas parce que je crois qu'il n'y a rien à faire. Bien au contraire, je pense qu'il y a mille choses à faire, à inventer, à forger par ceux qui, reconnaissant les relations de pouvoir dans lesquelles ils sont impliqués, ont décidé de leur résister ou de leur échapper. De ce point de vue, toute ma recherche repose sur un postulat d'optimisme absolu. Je n'effectue pas mes analyses pour dire : voilà comment sont les choses, vous êtes piégés. Je ne dis ces choses que dans la mesure où je considère que cela permet de les transformer. Tout ce que je fais, je le fais pour que cela serve.

- À présent je voudrais vous rappeler le contenu d'une lettre que vous avez envoyée à L'Unità le 1er décembre 1978 * ; vous y exprimiez, notamment, votre disponibilité pour une rencontre et pour une discussion avec les intellectuels communistes italiens, à propos de tout un ensemble d'arguments. Je vous les cite : «Fonctionnement des États capitalistes et des États socialistes, les types de sociétés propres à ces différents pays, le résultat des mouvements révolutionnaires dans le monde, l'organisation de la stratégie des partis dans l'Europe occidentale, le développement, un peu partout, des appareils de répression, des institutions de sécurité, la difficile liaison entre les luttes locales et les enjeux généraux...» Une telle discussion ne devrait pas être polémique ni destinée à éloigner camps et interlocuteurs, mettant en lumière les différences qui les séparent et donc les dimensions de la recherche. Je voudrais vous demander quel est le sens, si vous pouvez le préciser, de ce que vous proposez.

* Voir supra no 254.

- Il s'agissait de thèmes proposés comme base d'une discussion possible. Il me semble en effet qu'à travers la crise économique actuelle et les grandes oppositions et conflits qui se dessinent entre nations riches et pauvres (entre pays industrialisés et non industrialisés), on peut voir la naissance d'une crise de gouvernement. Par gouvernement, j'entends l'ensemble des institutions et pratiques à travers lesquelles on guide les hommes depuis l'administration jusqu'à l'éducation. C'est cet ensemble de procédures, de techniques, de méthodes qui garantissent le guidage des hommes les uns par les autres qui me semble, aujourd'hui, en crise, autant dans le monde occidental que dans le monde socialiste. Là aussi, les gens ressentent de plus en plus de malaise, de difficultés, d'intolérance pour la façon dont on les guide. Il s'agit d'un phénomène qui s'exprime dans des formes de résistance, parfois de révolte à l'égard de questions qui concernent aussi bien le quotidien que des grandes décisions comme l'implantation d'une industrie atomique ou le fait de placer les gens dans tel ou tel bloc économico-politique dans lequel ils ne se reconnaissent pas. Je crois que, dans l'histoire de l'Occident, on peut trouver une période qui ressemble à la nôtre, même si évidemment les choses ne se répètent jamais deux fois, même pas les tragédies en forme de comédie : la fin du Moyen Âge. Du XVe au XVIe siècle, on a observé toute une réorganisation du gouvernement des hommes, cette ébullition qui a amené le protestantisme, la formation des grands États nationaux, la constitution des monarchies autoritaires, la distribution des territoires sous l'autorité d'administrations, la Contre-Réforme, le nouveau mode de présence de l'Église catholique dans le monde. Tout cela a été une sorte de grand réaménagement de la manière dont on a gouverné les hommes tant dans leurs rapports individuels que sociaux, politiques. Il me semble que nous sommes à nouveau dans une crise de gouvernement. L'ensemble des procédés par lesquels les hommes se dirigent les uns les autres sont remis en question non pas, évidemment, par ceux qui dirigent, qui gouvernent, même s'ils ne peuvent pas ne pas prendre acre des difficultés. Nous sommes peut-être au début d'une grande crise de réévaluation du problème du gouvernement.

- Dans ce type de recherche, avez-vous observé, «les instruments d'analyse sont incertains quand ils ne sont pas absents». Et les points de départ à partir desquels peuvent être effectuées certaines analyses et déterminés des orientations et des jugements sont tout à fait différents. D'autre part, vous souhaitez une confrontation qui dépasserait les polémiques.

- J'ai été l'objet d'attaques parfois violentes de la part d'intellectuels communistes français et italiens. Comme je ne parle pas italien et que je saisis mal le sens de leurs critiques, je ne leur ai jamais répondu. Mais vu qu'aujourd'hui ils manifestent la volonté d'abandonner certaines méthodes staliniennes dans les discussions théoriques, je voudrais leur proposer d'abandonner ce jeu où l'un dit quelque chose que l'autre dénoncera comme idéologue de la bourgeoisie, ennemi de classe, pour entamer un débat sérieux. Si l'on reconnaît, par exemple, que ce que je dis de la crise de la gouvernementalité constitue un problème important, pourquoi ne partirait-on pas de là pour lancer un débat approfondi ? De plus, je crois que les communistes italiens plus que les communistes français sont enclins à accueillir toute une série de problèmes liés, par exemple, à la médecine, à la gestion locale des problèmes économiques et sociaux, problèmes concrets qui posent le problème plus général du rapport entre législation et normalisation, la loi et la norme, la justice et la médecine dans les sociétés contemporaines. Pourquoi ne pas en parler ensemble ?

- Mais toujours à propos de polémique, vous avez précisé également que vous n'aimez pas et n'acceptez pas ce type de discussions «qui miment la guerre et parodient la justice». Pouvez-vous mieux m'expliquer ce que vous vouliez dire ?

- Les discussions sur des sujets politiques sont parasitées par le modèle de la guerre : on identifie celui qui a des idées différentes comme un ennemi de classe, contre lequel il faudrait se battre jusqu'à la victoire. Ce grand thème de la lutte idéologique me fait quelque peu sourire étant donné que les liens théoriques de chacun, quand on les regarde dans leur histoire, sont plutôt confus et fluctuants et n'ont pas la netteté d'une frontière hors de laquelle on chasserait l'ennemi. Cette lutte que l'on essaie de mener contre l'ennemi n'est-elle pas, au fond, une façon de donner un peu de sérieux à de petites disputes sans grande importance ? Les intellectuels n'espèrent-ils pas, par la lutte idéologique, se donner un poids politique supérieur à celui qu'ils ont en réalité ? Est-ce que le sérieux ne serait pas plutôt de faire des recherches les uns à côté des autres, un peu en divergence ? À force de dire : «Je me bats contre un ennemi», le jour où l'on se trouvera dans une situation de guerre réelle, ce qui peut toujours se produire, face à lui, est-ce qu'on ne va pas le traiter comme tel ? Suivre cette route conduit tout droit à l'oppression : elle est dangereuse. Je vois bien qu'un intellectuel peut désirer être pris au sérieux par un parti ou dans une société, en mimant la guerre contre un adversaire idéologique. Mais cela me paraît dangereux. Il vaudrait mieux considérer que ceux avec lesquels on est en désaccord se sont trompés ou que l'on n'a soi-même pas compris ce qu'ils voulaient faire.