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«Conversazione con Michel
Foucault» («Entretien avec Michel Foucault» ;
entretien avec D. Trombadori, Paris, fin 1978), Il Contributo, 4e
année, no 1, janvier-mars 1980, pp. 23-84.
Dits Ecrits Tome IV texte n°281
- L'intérêt qui s'est porté, surtout ces dernières
années, sur les résultats de votre pensée pourrait,
je pense, être expliqué de la façon suivante
: peu nombreux sont ceux qui, quels que soient les différents
langages ou points de vue idéologiques, ne seraient pas enclins
à reconnaître la progressive et déconcertante
dissociation entre mots et choses dans le monde contemporain. Cela
justifie aussi le sens de notre débat ; pour mieux comprendre
le chemin que vous avez parcouru au cours de vos réflexions
et recherches, les déplacements de champ dans les analyses,
l'acquisition de nouvelles assurances théoriques. Depuis
les explorations effectuées dans l'Histoire de la folie sur
l'expérience originaire jusqu'aux thèses les plus
récentes exposées dans La Volonté de savoir,
il semble que vous procédiez par sauts, par déplacements
des niveaux d'enquête. Si je voulais faire un bilan qui révélerait
l'essentiel, et le caractère de continuité de votre
pensée, je pourrais commencer en vous demandant ce que vous
trouvez dépassé dans vos précédents
écrits à la lumière des dernières recherches
sur le pouvoir et sur la volonté de savoir.
- Il y a sûrement beaucoup de choses dépassées.
J'ai tout à fait conscience de me déplacer toujours
à la fois par rapport aux choses auxquelles je m'intéresse
et par rapport à ce que j'ai déjà pensé.
Je ne pense jamais tout à fait la même chose pour la
raison que mes livres sont pour moi des expériences, dans
un sens que je voudrais le plus plein possible. Une expérience
est quelque chose dont on sort soi-même transformé.
Si je devais écrire un livre pour communiquer ce que je pense
déjà, avant d'avoir commencé à écrire,
je n'aurais jamais le courage de l'entreprendre. Je ne l'écris
que parce que je ne sais pas encore exactement quoi penser de cette
chose que je voudrais tant penser. De sorte que le livre me transforme
et transforme ce que je pense. Chaque livre transforme ce que je
pensais quand je terminais le livre précédent. Je
suis un expérimentateur et non pas un théoricien.
J'appelle théoricien celui qui bâtit un système
général soit de déduction, soit d'analyse,
et l'applique de façon uniforme à des champs différents.
Ce n'est pas mon cas. Je suis un expérimentateur en ce sens
que j'écris pour me changer moi-même et ne plus penser
la même chose qu'auparavant.
- L'idée d'un travail comme expérience devrait, de
toute manière, suggérer un point de référence
méthodologique ou du moins offrir la possibilité de
tirer des indications de méthode dans le rapport entre les
moyens employés et les résultats obtenus dans la recherche.
- Quand je commence un livre, non seulement je ne sais pas ce que
je penserai à la fin, mais je ne sais pas très clairement
quelle méthode j'emploierai. Chacun de mes livres est une
manière de découper un objet et de forger une méthode
d'analyse. Mon travail terminé, je peux, par une sorte de
regard rétrospectif, extraire de l'expérience que
je viens de faire une réflexion méthodologique qui
dégage la méthode que le livre aurait dû suivre.
De sorte que j'écris, un peu en alternance, des livres que
j'appellerais d'exploration et des livres de méthode. Livres
d'exploration : l'Histoire de la folie, la Naissance de la clinique,
etc. Livres de méthode : L'Archéologie du savoir.
Ensuite, j'ai écrit des choses comme Surveiller et Punir,
La Volonté de savoir.
Je propose aussi des réflexions méthodiques dans
des articles et des interviews. Ce sont plutôt des réflexions
sur un livre terminé, susceptibles de m'aider à définir
un autre travail possible. Ce sont des espèces d'échafaudages
qui servent de relais entre un travail qui est en train de s'achever
et un autre. Ce n'est pas une méthode générale,
définitivement valable pour les autres et pour moi. Ce que
j'ai écrit n'est jamais prescriptif ni pour moi ni pour les
autres. C'est au plus instrumental et rêveur.
- Ce que vous dites confirme l'aspect excentré de votre
position et explique, en un certain sens, les difficultés
rencontrées par des critiques, des commentateurs et des exégètes
dans leur tentative pour systématiser ou pour vous attribuer
une position précise dans le cadre de la pensée philosophique
contemporaine.
- Je ne me considère pas comme un philosophe. Ce que je
fais n'est ni une façon de faire de la philosophie ni de
suggérer aux autres de ne pas en faire. Les auteurs les plus
importants qui m'ont, je ne dirais pas formé, mais permis
de me décaler par rapport à ma formation universitaire,
ont été des gens comme Bataille, Nietzsche, Blanchot,
Klossowski, qui n'étaient pas des philosophes au sens institutionnel
du terme, et un certain nombre d'expériences personnelles,
bien sûr. Ce qui m'a le plus frappé et fasciné
chez eux, et qui leur a donné cette importance capitale pour
moi, c'est que leur problème n'était pas celui de
la construction d'un système, mais d'une expérience
personnelle. À l'université, en revanche, j'avais
été entraîné, formé, poussé
à l'apprentissage de ces grandes machineries philosophiques
qui s'appelaient hégélianisme, phénoménologie...
- Vous parlez de la phénoménologie, mais toute la
pensée phénoménologique repose sur le problème
de l'expérience et s'appuie sur elle pour tracer son propre
horizon théorique. En quel sens alors vous en distinguez-vous
?
- L'expérience du phénoménologue est, au fond,
une certaine façon de poser un regard réflexif sur
un objet quelconque du vécu, sur le quotidien dans sa forme
transitoire pour en saisir les significations. Pour Nietzsche, Bataille,
Blanchot, au contraire, l'expérience, c'est essayer de parvenir
à un certain point de la vie qui soit le plus près
possible de l'invivable. Ce qui est requis est le maximum d'intensité
et, en même temps, d'impossibilité. Le travail phénoménologique,
au contraire, consiste à déployer tout le champ de
possibilités liées à l'expérience quotidienne.
En outre, la phénoménologie cherche à ressaisir
la signification de l'expérience quotidienne pour retrouver
en quoi le sujet que je suis est bien effectivement fondateur, dans
ses fonctions transcendentales, de cette expérience et de
ces significations. En revanche, l'expérience chez Nietzsche,
Blanchot, Bataille a pour fonction d'arracher le sujet à
lui-même, de faire en sorte qu'il ne soit plus lui-même
ou qu'il soit porté à son anéantissement ou
à sa dissolution. C'est une entreprise de dé-subjectivation.
L'idée d'une expérience limite, qui arrache le sujet
à lui-même, voilà ce qui a été
important pour moi dans la lecture de Nietzsche, de Bataille, de
Blanchot, et qui a fait que, aussi ennuyeux, aussi érudits
que soient mes livres, je les ai toujours conçus comme des
expériences directes visant à m'arracher à
moi-même, à m'empêcher d'être le même.
- Travail comme expérience en développement permanent,
relativité extrême de la méthode, tension de
subjectivation : je crois avoir compris que ce sont là les
trois aspects essentiels de votre attitude de pensée. Partant
de cet ensemble, on se demande pourtant quelle pourrait être
la crédibilité des résultats d'une recherche
et quel serait, en définitive, le critère de vérité
conséquent à certaines prémisses de votre mode
de pensée.
- Le problème de la vérité de ce que je dis
est, pour moi, un problème très difficile, et même
le problème central. C'est la question à laquelle
jusqu'à présent je n'ai jamais répondu. À
la fois j'utilise les méthodes les plus classiques : la démonstration
ou, en tout cas, la preuve en matière historique, le renvoi
à des textes, à des références, à
des autorités, et la mise en rapport des idées et
des faits, une proposition de schémas d'intelligibilité,
de types d'explications. Il n'y a là rien d'original. De
ce point de vue, ce que je dis dans mes livres peut être vérifié
ou infirmé comme pour n'importe quel autre livre d'histoire.
Malgré cela, les personnes qui me lisent, en particulier
celles qui apprécient ce que je fais, me disent souvent en
riant : «Au fond, to sais bien que ce que to dis n’est
que fiction.» Je répond toujours : «Bien sûr,
il n'est pas question que ce soit autre chose que des fictions.»
Si j'avais voulu, par exemple, faire l'histoire des institutions
psychiatriques en Europe entre le XVIIe et le XIXe siècle,
je n'aurais évidemment pas écrit un livre comme l'Histoire
de la folie. Mais mon problème n'est pas de satisfaire les
historiens professionnels. Mon problème est de faire moi-même,
et d'inviter les autres à faire avec moi, à travers
un contenu historique déterminé, une expérience
de ce que nous sommes, de ce qui est non seulement notre passé
mais aussi notre présent, une expérience de notre
modernité telle que nous en sortions transformés.
Ce qui signifie qu'au bout du livre nous puissions établir
des rapports nouveaux avec ce qui est en question : que moi qui
ai écrit le livre et ceux qui font lu aient à la folie,
à son statut contemporain et à son histoire dans le
monde moderne un autre rapport.
- L'efficacité de votre discours se joue dans l’équilibre
entre force de la démonstration et capacité à
renvoyer à une expérience qui amène à
une mutation des horizons culturels entre lesquels nous jugeons
et vivons notre présent. Je n'arrive pas encore à
comprendre comment, selon vous, ce processus a un rapport avec ce
que nous avons appelé précédemment «critère
de vérité». C'est-à-dire, dans quelle
mesure les transformations dont vous parlez sont-elles en rapport
avec la vérité ou produisent-elles des effets de vérité
?
- Il y a un rapport singulier entre les choses que j'ai écrites
et les effets qu'elles ont produit. Regardez le destin de l'Histoire
de la folie : il fut très bien accueilli par des gens comme
Maurice Blanchot, Roland Barthes, etc. ; il fut accueilli, dans
un premier temps, avec un peu de curiosité et une certaine
sympathie par les psychiatres, totalement ignoré par les
historiens, pour qui cela n'était pas intéressant.
Puis, assez vite, le degré d'hostilité des psychiatres
est monté à un point tel que le livre a été
jugé comme une attaque dirigée contre la psychiatrie
d'aujourd'hui et un manifeste de l'antipsychiatrie. Or ce n'était
absolument pas là mon intention, au moins pour deux raisons
: quand j'ai écrit le livre, en Pologne, en 1958, l'antipsychiatrie
n'existait pas en Europe ; et, de toute manière, il ne s'agissait
pas d'une attaque dirigée contre la psychiatrie, pour l'excellente
raison que le livre s'arrête à des faits qui se situent
au tout début du XIXe siècle - je n'entame même
pas l'analyse complète de l'oeuvre d'Esquirol. Or ce livre
n'a pas cessé de fonctionner dans l'esprit du public comme
étant une attaque dirigée contre la psychiatrie contemporaine.
Pourquoi ? Parce que le livre a constitué pour moi - et pour
ceux qui font lu ou utilisé - une transformation du rapport
(historique, et du rapport théorique, du rapport moral aussi,
éthique) que nous avons à la folie, aux fous, à
l'institution psychiatrique et à la vérité
même du discours psychiatrique. C'est donc un livre qui fonctionne
comme une expérience, pour celui qui l'écrit et pour
celui qui le lit, beaucoup plus que comme la constatation d'une
vérité historique. Pour qu'on puisse faire cette expérience
à travers ce livre, il faut bien que ce qu'il dit soit vrai
en termes de vérité académique, historiquement
vérifiable. Ce ne peut pas être exactement un roman.
Pourtant, l'essentiel ne se trouve pas dans la série de ces
constatations vraies ou historiquement vérifiables, mais
plutôt dans l'expérience que le livre permet de faire.
Or cette expérience n'est ni vraie ni fausse. Une expérience
est toujours une fiction ; c'est quelque chose qu'on se fabrique
à soi-même, qui n'existe pas avant et qui se trouvera
exister après. C'est cela le rapport difficile à la
vérité, la façon dont cette dernière
se trouve engagée dans une expérience qui n’est
pas liée à elle et qui, jusqu'à un certain
point, la détruit.
- Ce rapport difficile avec la vérité est-il une
constante qui accompagne votre recherche et qu'il est possible de
reconnaître aussi dans la série de vos oeuvres postérieures
à l'Histoire de la folie ?
- On pourrait dire la même chose à propos de Surveiller
et Punir. La recherche s'arrête aux années 1830. Pourtant,
dans ce cas également, les lecteurs, critiques ou non, l'ont
perçue comme une description de la société
actuelle comme société d'enfermement. Je n'ai jamais
écrit cela, même s'il est vrai que son écriture
a été liée à une certaine expérience
de notre modernité. Le livre fait usage de documents vrais,
mais de façon qu'à travers eux il soit possible d'effectuer
non seulement une constatation de vérité, mais aussi
une expérience qui autorise une altération, une transformation
du rapport que nous avons à nous-même et au monde où,
jusque-là, nous nous reconnaissions sans problèmes
(en un mot, avec notre savoir).
Ainsi ce jeu de la vérité et de la fiction - ou,
si vous préférez, de la constatation et de la fabrication
- permettra de faire apparaître clairement ce qui nous lie
- de façon parfois tout à fait inconsciente - à
notre modernité, et en même temps, nous le fera apparaître
comme altéré. L'expérience par laquelle nous
arrivons à saisir de façon intelligible certains mécanismes
(par exemple, l'emprisonnement, la pénalisation, etc.) et
la manière dont nous parvenons à nous en détacher
en les percevant autrement ne doivent faire qu'une seule et même
chose. C'est vraiment le coeur de ce que je fais. Cela a quelles
conséquences, ou plutôt quelles implications ? La première
est que je ne m'appuie pas sur un background théorique continu
et systématique ; la seconde, qu'il n'y a pas de livre que
j'aie écrit sans, au moins en partie, une expérience
directe, personnelle. J'ai eu un rapport personnel, complexe à
la folie et à l'institution psychiatrique. J'ai eu à
la maladie et à la mort aussi un certain rapport. J'ai écrit
sur la Naissance de la clinique et l'introduction de la mort dans
le savoir médical à un moment où ces choses
avaient une certaine importance pour moi. Même chose, pour
des raisons différentes, pour la prison et la sexualité.
Troisième implication : il ne s'agit pas du tout de transposer
dans le savoir des expériences personnelles. Le rapport à
l'expérience doit, dans le livre, permettre une transformation,
une métamorphose, qui ne soit pas simplement la mienne, mais
qui puisse avoir une certaine valeur, un certain caractère
accessible pour les autres, que cette expérience puisse être
faite par les autres.
Quatrième chose, cette expérience, enfin, doit pouvoir
être liée jusqu'à un certain point à
une pratique collective, à une façon de penser. C'est
ce qui s'est produit, par exemple, avec un mouvement comme celui
de l'antipsychiatrie ou le mouvement des détenus en France.
- Quand vous indiquez ou, comme vous dites, quand vous ouvrez la
voie d'une «transformation» susceptible de se rattacher
à une «pratique collective», je perçois
déjà le tracé d'une méthodologie ou
d'un type particulier d'enseignement. Ne croyez-vous pas qu'il en
soit ainsi ? Et si oui, ne vous semble-t-il pas que vous entrez
en contradiction avec une autre exigence que vous avez indiquée,
à savoir d'éviter le discours qui prescrit ?
- Je refuse le mot «enseignement». Un livre systématique
qui mettrait en oeuvre une méthode généralisable
ou qui donnerait la démonstration d'une théorie porterait
des enseignements. Mes livres n'ont pas exactement cette valeur-là.
Ce sont plutôt des invitations, des gestes faits en public.
- Mais une pratique collective ne devra-t-elle pas être rapportée
à des valeurs, à der critères, à des
comportements qui dépasseraient l'expérience individuelle
?
- Une expérience est quelque chose que l'on fait tout à
fait seul, mais que l'on ne peut faire pleinement que dans la mesure
où elle échappera à la pure subjectivité
et où d'autres pourront, je ne dis pas la reprendre exactement,
mais du moins la croiser et la retraverser. Revenons un instant
au livre sur les prisons. C'est, en un certain sens, un livre de
pure histoire. Mais les gens qui font aimé, ou détesté,
l'ont fait parce qu'ils avaient l'impression qu'il était
question d'eux-mêmes ou du monde tout à fait contemporain,
ou de leurs rapports au monde contemporain, dans les formes où
celui-ci est accepté par tous. On sentait que quelque chose
d'actuel était remis en question. Et, en effet, je n'ai commencé
à écrire ce livre qu'après avoir participé,
pendant quelques années, à des groupes de travail,
de réflexion sur et de lutte contre les institutions pénales.
Un travail complexe, difficile, mené conjointement avec les
détenus, les familles, des personnels de surveillance, des
magistrats, etc.
Quand le livre est sorti, différents lecteurs - en particulier,
des agents de surveillance, des assistantes sociales, etc. - ont
donné ce singulier jugement : «Il est paralysant ;
il se peut qu'il y ait des observations justes, mais, de toute manière,
il a assurément des limites, parce qu'il nous bloque, il
nous empêche de continuer dans notre activité.»
Je réponds que justement cette réaction prouve que
le travail a réussi, qu'il a fonctionné comme je le
voulais. On le lit, donc, comme une expérience qui change,
qui empêche d'être toujours les mêmes, ou d'avoir
avec les choses, avec les autres, le même type de rapport
que l'on avait avant la lecture. Cela montre que, dans le livre,
s'exprime une expérience bien plus étendue que la
mienne. Il n'a rien fait d'autre que de s'inscrire dans quelque
chose qui était effectivement en cours ; dans, pourrions-nous
dire, la transformation de l'homme contemporain par rapport à
l'idée qu'il a de lui-même. D'autre part, le livre
a aussi travaillé pour cette transformation. Il en a été
même, pour une petite partie, un agent. Voilà ce qu'est
pour moi un livre-expérience par opposition à un livre-vérité
et à un livre-démonstration.
- Je voudrais, à ce point de notre analyse, faire une observation.
Vous parlez de vous et de votre recherche comme si celle-ci s'était
réalisée presque indépendamment du contexte
historique - et culturel avant tout - dans lequel elle a mûri.
Vous avez cité Nietzsche, Bataille, Blanchot comment êtes-vous
arrivé à eux ? Qu’est-ce que c'était
alors qu'un intellectuel en France et quel était le débat
théorique dominant à l'époque de votre formation
? Comment en êtes-vous arrivé à la maturation
de vos choix et der orientations principales de votre pensée
?
- Nietzsche, Blanchot et Bataille sont les auteurs qui m'ont permis
de me libérer de ceux qui ont dominé ma formation
universitaire, au début des années 1950 : Hegel et
la phénoménologie. Faire de la philosophie, alors,
comme du reste aujourd'hui, cela signifiait principalement faire
de l'histoire de la philosophie ; et celle-ci procédait,
délimitée d'un côté par la théorie
des systèmes de Hegel et de l'autre par la philosophie du
sujet, sous la forme de la phénoménologie et de l'existentialisme.
En substance, c'était Hegel qui prévalait. Il s'agissait,
en quelque sorte, pour la France d'une découverte récente,
après les travaux de Jean Wahl et la leçon d'Hyppolite.
C'était un hégélianisme fortement pénétré
de phénoménologie et d'existentialisme, centré
sur le thème de la conscience malheureuse. Et c'était,
au fond, ce que l'Université française pouvait offrir
de mieux comme forme de compréhension, la plus vaste possible,
du monde contemporain, à peine sorti de la tragédie
de la Seconde Guerre mondiale et des grands bouleversements qui
l'avaient précédée : la révolution russe,
le nazisme, etc. Si l'hégélianisme se présentait
comme la façon de penser rationnellement le tragique, vécu
par la génération qui nous avait immédiatement
précédés, et toujours menaçant, hors
de l'Université, c'était Sartre qui était en
vogue avec sa philosophie du sujet. Point de rencontre entre la
tradition philosophique universitaire et la phénoménologie,
Merleau-Ponty développait le discours existentiel dans un
domaine particulier comme celui de l'intelligibilité du monde,
du réel. C'est dans ce panorama intellectuel qu'ont mûri
mes choir : d'une part, ne pas être un historien de la philosophie
comme mes professeurs et, d'autre part, chercher quelque chose de
totalement différent de l'existentialisme : cela a été
la lecture de Bataille et de Blanchot et, à travers eux,
de Nietzsche. Qu’est-ce qu'ils ont représenté
pour moi ?
D'abord, une invitation à remettre en question la catégorie
du sujet, sa suprématie, sa fonction fondatrice. Ensuite,
la conviction qu'une telle opération n'aurait eu aucun sens
si elle restait limitée aux spéculations ; remettre
en question le sujet signifiait expérimenter quelque chose
qui aboutirait à sa destruction réelle, à sa
dissociation, à son explosion, à son retournement
en tout autre chose.
- Une orientation de ce genre était-elle conditionnée
uniquement par la critique vis-à-vis du climat philosophique
dominant ou naissait-elle, également, d'un raisonnement sur
les dimensions de la réalité française, telle
qu'elle se présentait à la fin de la guerre ? Je pense
aux rapports entre la politique et la culture et à la façon
même dont les nouvelles générations intellectuelles
vivaient et interprétaient la politique.
- Pour moi, la politique a été l'occasion de faire
une expérience à la Nietzsche ou à la Bataille.
Pour quelqu'un qui avait vingt ans au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale, qui n'avait pas été porté par la
morale de la guerre, que pouvait bien être la politique quand
il s'agissait de choisir entre l'Amérique de Truman et l'U.R.S.S.
de Staline ? Entre la vieille S.F.I.O. et la démocratie chrétienne
? Devenir un intellectuel bourgeois, professeur, journaliste, écrivain
ou autre dans un monde pareil était intolérable. L'expérience
de la guerre nous avait démontré la nécessité
et l'urgence d'une société radicalement différente
de celle dans laquelle nous vivions. Cette société
qui avait permis le nazisme, qui s'était couchée devant
lui, et qui était passée en bloc au côté
de De Gaulle. Face à tout cela, une grande partie de la jeunesse
française avait eu une réaction de dégoût
total. On désirait un monde et une société
non seulement différents, mais qui auraient été
un autre nous-mêmes ; on voulait être complètement
autre dans un monde complètement autre. Aussi bien l'hégélianisme
qui nous était proposé à l'université
avec son modèle d'intelligibilité continue de l'histoire
n'était-il pas en mesure de nous satisfaire. Ainsi que la
phénoménologie et l'existentialisme, qui maintenaient
le primat du sujet et sa valeur fondamentale. Alors qu'en revanche
le thème nietzschéen de la discontinuité, d'un
surhomme qui serait tout autre par rapport à l'homme, puis,
chez Bataille, le thème des expériences limites par
lesquelles le sujet sort de lui-même, se décompose
comme sujet, aux limites de sa propre impossibilité, avaient
une valeur essentielle. Ce fut pour moi une sorte d'issue entre
l'hégélianisme et l'identité philosophique
du sujet.
- Vous avez parlé du «tragique vécu v de la
Seconde Guerre mondiale et de l'impossibilité essentielle
à en rendre compte avec les schémas spéculatifs
de la tradition philosophique. Cependant pourquoi voulez-vous situer
la réflexion de Jean-Paul Sartre dans les limites de cette
incapacité ? N'avait-il pas représenté l'existentialisme
et n'incarnait-il pas lui aussi, surtout en France, une réaction
contre la tradition théorique, une tentative pour remettre
en question le statut de l'intellectuel à l'égard
de son temps ?
- Dans une philosophie comme celle de Sartre, le sujet donne sens
au monde. Ce point n'était pas remis en question. Le sujet
attribue les significations. La question était : peut-on
dire que le sujet soit la seule forme d'existence possible ? Ne
peut-il y avoir des expériences au cours desquelles le sujet
ne soit plus donné, dans ses rapports constitutifs, dans
ce qu'il a d'identique à lui-même ? N'y aurait-il donc
pas d'expériences dans lesquelles le sujet puisse se dissocier,
briser le rapport avec lui-même, perdre son identité
? N’est-ce pas cela qui a été l'expérience
de Nietzsche avec l'éternel retour ?
- Qui, en dehors des auteurs déjà cités, commentait
ou réfléchissait, à l'époque, sur les
oeuvres de Nietzsche ?
- La découverte de Nietzsche s'est produite hors de l'Université.
En raison de l'emploi qu'en avaient fait les nazis, Nietzsche était
complètement exclu de l'enseignement. En revanche était
très en vogue une lecture continuiste de la pensée
philosophique, une attitude à l'égard de la philosophie
de l'histoire qui associait, en quelque sorte, hégélianisme
et existentialisme. Et, à dire vrai, la culture marxiste
partageait aussi cette philosophie de l'histoire.
- Ce n'est que maintenant que vous faites allusion au marxisme
et d la culture marxiste, comme si elle avait été
la grande absente. Mais il me semble que l'on ne peut pas dire cela.
- De la culture marxiste je voudrais parler dans un second temps.
Pour l'instant, j'aimerais noter un fait plutôt curieux. L'intérêt
pour Nietzsche et Bataille n'était pas une manière
de nous éloigner du marxisme ou du communisme. C'était
la seule voie d'accès vers ce que nous attendions du communisme.
Le rejet du monde dans lequel nous vivions n'était assurément
pas satisfait par la philosophie hégélienne. Nous
étions à la recherche d'autres voies pour nous conduire
vers ce tout autre que nous croyions incarné par le communisme.
C'est pourquoi en 1950, sans bien connaître Marx, refusant
l'hégélianisme et me sentant mal à l'aise dans
l'existentialisme, j'ai pu adhérer au Parti communiste français.
Être «communiste nietzschéen», c'était
vraiment invivable et, si l'on veut, ridicule. Je le savais bien.
- Vous avez été inscrit au P.C.F. ; vous êtes
arrivé au Parti communiste après un singulier parcours
intellectuel. Dans quelle mesure cette expérience a eu une
influence sur vous et sur les développements de votre recherche
théorique ? Quelle a été votre expérience
de militant communiste ? Comment êtes-vous arrivé d
la décision de quitter le Parti ?
- En France, le passage, la rotation des jeunes dans le Parti communiste
s'effectue très rapidement. Beaucoup y sont entrés,
en sont sortis, sans que cela ait comporté des moments de
rupture définitive. Je l'ai quitté après le
fameux complot des médecins contre Staline, dans l'hiver
1952, et cela se produisit en raison d'une persistante impression
de malaise. Peu de temps avant la mort de Staline s'était
répandue la nouvelle selon laquelle un groupe de médecins
juifs avaient attenté à sa vie. André Wurmser
tint une réunion dans notre cellule d'étudiants pour
expliquer comment se serait déroulé le complot. Bien
que nous ne fussions pas convaincus, nous nous efforçâmes
de croire.
Cela aussi faisait partie de cette mode désastreuse, cette
manière d'être dans le Parti : le fait d'être
obligé de soutenir quelque chose qui est le plus contraire
à ce qu'on peut croire faisait justement partie de cet exercice
de dissolution du moi et de la recherche du tout autre. Staline
meurt. Trois mois après, on apprend que le complot des médecins
n'avait pas existé. Nous écrivîmes à
Wurmser en lui demandant de venir nous expliquer ce qu'il en était.
Nous ne reçûmes pas de réponse. Vous me direz
: pratique courante, petit incident de parcours... le fait est qu'à
partir de ce moment-là j'ai quitté le P.C.F.
- L'épisode que vous me racontez, je le vois surtout comme
la représentation d'un scénario du passé, d'un
tragique qui avait lui aussi ses conditions d'apparition : la guerre
froide, l'exaspération du stalinisme, un rapport particulier
entre idéologie et politique, entre Parti et militants. Dans
des situations analogues et peut-être même pires, d'autres
ne choisirent pourtant pas la voie du détachement du Parti,
mais celle de la lutte et de la critique. Je ne crois pas que votre
solution ait été la meilleure.
- Je sais bien que je fournis des arguments à tous les communistes
pour me reprocher d'avoir été un communiste des pires
conditions, pour les plus mauvaises raisons erronées, comme
un sale petit-bourgeois. Mais je dis ces choses parce qu'elles sont
vraies et que je suis sûr de n'avoir pas été
tout à fait seul dans cette situation, à y être
venu pour de mauvaises raisons, ce côté un peu ridicule
de la conversion, de l'ascétisme, de l'autoflagellation qui
est l'un des éléments importants de la façon
dont beaucoup d'étudiants -encore aujourd'hui, en France
-participent à l'activité du Parti communiste. J'ai
vu des intellectuels qui, à l'époque de l'affaire
Tito, ont abandonné le Parti. Mais j'en connais d'autres
qui y sont entrés justement à ce moment-là,
et pour cette raison, pour la façon dont tout cela s'était
produit. Et, mieux encore, pour répondre en quelque sorte
à ceux qui, déçus, avaient rendu leur carte.
- Une fois cette brève expérience dans le Parti communiste
achevée, vous n'avez plus participé à des activités
politiques ?
- Non, j'ai terminé mes études. À cette période,
je fréquentais beaucoup Louis Althusser qui militait au P.C.F.
C'était d'ailleurs un peu sous son influence que j'y étais
entré. Et quand je l'ai quitté, il n'y a eu de sa
part aucun anathème ; il n'a pas voulu rompre ses rapports
avec moi pour autant.
- Vos liens, ou du moins une certaine parenté intellectuelle
avec Althusser, ont une origine plus éloignée que
celle que l'on connaît généralement. Je veux
parler, en particulier, du fait que votre nom a été
plusieurs fois associé à celui d'Althusser dans les
polémiques sur le structuralisme qui ont dominé la
scène du débat théorique dans la France des
années soixante. Althusser, marxiste ; vous, non ; Lévi-Strauss
et d'autres, pas davantage ; la critique vous a tous plus ou moins
regroupés sous le terme de «structuralistes».
Comment l'expliquez-vous ? Et quel était le fond commun de
vos recherches, s'il y en avait un ?
- Il y a un point commun entre tous ceux qui, ces quinze dernières
années, ont été appelés «structuralistes»
et qui pourtant ne l'étaient pas, à l'exception de
Lévi-Strauss, bien entendu : Althusser, Lacan et moi. Quel
était, en réalité, ce point de convergence
? Une certaine urgence de reposer autrement la question du sujet,
de s'affranchir du postulat fondamental que la philosophie française
n'avait jamais abandonné, depuis Descartes, renforcé
par la phénoménologie. Partant de la psychanalyse,
Lacan a mis en lumière le fait que la théorie de l'inconscient
n'est pas compatible avec une théorie du sujet (au sens cartésien,
mais aussi phénoménologique du terme). Sartre et Politzer
avaient refusé la psychanalyse en critiquant justement la
théorie de l'inconscient, en la jugeant incompatible avec
la philosophie du sujet. Lacan a conclu, lui, qu'il fallait justement
abandonner la philosophie du sujet et partir d'une analyse des mécanismes
de l'inconscient. La linguistique, les analyses qu'on pouvait faire
du langage, Lévi-Strauss donnaient un point d'appui rationnel
à cette remise en question ; et cela se produisait à
partir d'autre chose qu'une expérience, disons littéraire
ou spirituelle, comme celles de Blanchot ou de Bataille. Althusser
a remis en question la philosophie du sujet, parce que le marxisme
français était imprégné d'un peu de
phénoménologie et d'un peu d'humanisme, et que la
théorie de l'aliénation faisait du sujet humain la
base théorique capable de traduire en termes philosophiques
les analyses politico-économiques de Marx. Le travail d'Althusser
a consisté à reprendre les analyses de Marx, à
se demander si se manifestait en elles cette conception de la nature
humaine, du sujet, de l'homme aliéné sur laquelle
reposaient les positions théoriques de certains marxistes
comme, par exemple, Roger Garaudy. On sait que sa réponse
a été tout à fait négative.
C'est tout cela qu'on a appelé «structuralisme».
Or le structuralisme ou la méthode structurale au sens strict
n'ont servi tout au plus que de point d'appui ou de confirmation
de quelque chose de beaucoup plus radical : la remise en question
de la théorie du sujet.
- Vous refusez la définition de structuraliste telle une
étiquette inadéquate.
Vous préférez vous référer au thème
du «décentrement du sujet» faisant référence
surtout à l'idée des expériences limites, selon
une ascendance qui, depuis Nietzsche, arrive jusqu'à Georges
Bataille. Et pourtant, il est indéniable qu'une grande partie
de votre réflexion et que la maturation de votre discours
théorique soient advenues grâce à un passage
critique à travers les problèmes de l'épistémologie
et de la philosophie des sciences.
- C'est vrai, cette histoire des sciences dont j'ai commencé
à m'occuper est fort éloignée de ce que j'ai
rencontré à propos de Bataille, de Blanchot, de Nietzsche.
Mais jusqu'à quel point ? Quand j'étais étudiant,
l'histoire des sciences, avec ses débats théoriques,
s'est trouvée dans une position stratégique.
Tout un côté de la phénoménologie apparaissait
bien comme une mise en question de la science, dans son fondement,
dans sa rationalité, dans son histoire. Les grands textes
de Husserl, de Koyré formaient l'autre volet de la phénoménologie,
opposé à la phénoménologie, plus existentielle,
du vécu... Sous bien des aspects, l'oeuvre de Merleau-Ponty
essayait de ressaisir les deux aspects de la phénoménologie.
Mais un discours analogue venait aussi du camp marxiste, dans la
mesure où le marxisme, dans les années qui ont suivi
la Libération, avait acquis un rôle important, non
seulement dans le domaine théorique mais aussi dans la vie
quotidienne des jeunes étudiants et intellectuels. Le marxisme,
en effet, se proposait comme une science ou, du moins, comme une
théorie générale du caractère scientifique
des sciences ; comme une sorte de tribunal de la raison qui permettrait
de distinguer ce qui était de la science de ce qui était
de l'idéologie. En somme, un critère général
de rationalité de toute forme de savoir. Tout cet amalgame
de problèmes et ce champ d'enquêtes poussaient à
s'interroger sur la science et sur son histoire. Dans quelle mesure
cette histoire pouvait-elle contester ou manifester son fondement
absolu en rationalité ? C'était la question que l'histoire
des sciences posait à la phénoménologie. Et,
d'autre part, le marxisme se posait la question suivante : jusqu'à
quel point le marxisme peut-il, en reconstruisant une histoire de
la société avec ses schémas, rendre compte
de l'histoire des sciences, de la naissance et du développement
des mathématiques, de la physique théorique, etc.
Cet ensemble dense de problèmes que j'ai sommairement décrit
-et dans lequel se retrouvaient histoire des sciences, phénoménologie,
marxisme -était alors absolument central ; c'était
une sorte de petite lentille où se réfractaient les
différents problèmes de l'époque. C'est là
que des gens justement comme Louis Althusser, à peine plus
âgé que moi, Desanti, qui ont été mes
professeurs, ont été importants pour moi.
- De quelle façon la problématique qui tournait autour
de l’histoire des sciences est-elle intervenue dans votre
formation ?
- Paradoxalement, un peu dans le même sens que Nietzsche,
Blanchot, Bataille. On se demandait : dans quelle mesure l'histoire
d'une science peut-elle mettre en doute sa rationalité, la
limiter, y introduire des éléments extérieurs
? Quels sont les effets contingents qui pénètrent
une science à partir du moment où elle a une histoire,
où elle se développe dans une société
historiquement déterminée ? D'autres questions suivaient
celles-ci : peut-on faire une histoire de la science qui soit rationnelle
? Peut-on trouver un principe d'intelligibilité qui explique
les diverses péripéties et aussi, le cas échéant,
des éléments irrationnels qui s'insinuent dans l'histoire
des sciences ?
Tels étaient schématiquement les problèmes
posés tant dans le marxisme que dans la phénoménologie.
Pour moi, au contraire, les questions se posaient de façon
légèrement différente. C'est là où
la lecture de Nietzsche a été pour moi très
importante : il ne suffit pas de faire une histoire de la rationalité,
mais l'histoire même de la vérité. C'est-à-dire
que, au lieu de demander à une science dans quelle mesure
son histoire l'a rapprochée de la vérité (ou
lui a interdit l'accès à celle-ci), ne faudrait-il
pas plutôt se dire que la vérité consiste en
un certain rapport que le discours, le savoir entretient avec lui-même,
et se demander si ce rapport n'est ou n'a pas lui-même une
histoire ?
Ce qui m'a paru frappant chez Nietzsche, c'est que, pour lui, une
rationalité -celle d'une science, d'une pratique, d'un discours
-ne se mesure pas par la vérité que cette science,
ce discours, cette pratique peuvent produire. La vérité
fait elle-même partie de l'histoire du discours et est comme
un effet interne à un discours ou à une pratique.
- Le discours de Nietzsche sur l’histoire de la vérité
et sur les limites de l’homme théorique représente
sans aucun doute un changement de plan et de point de vue par rapport
à l'horizon épistémologique classique, vu qu'il
en annule les prémisses en proclamant la fondamentale «non-vérité
du connaître». Mais j'aimerais savoir : comment êtes-vous
parvenu à associer l'analyse de l'origine de la science avec
celle des expériences limites ou de l'expérience en
tant que transformation ?
- Est-ce qu'au fond une science ne pourrait pas être analysée
ou conçue comme une expérience, c'est-à-dire
comme un rapport tel que le sujet soit modifié par cette
expérience ? Autrement dit, ce serait la pratique scientifique
qui constituerait à la fois le sujet idéal de la science
et l'objet de la connaissance. Et la racine historique d'une science
ne se trouverait-elle pas dans cette genèse réciproque
du sujet et de l'objet ? Quel effet de vérité se produit
de cette façon-là ? Il en découlerait qu'il
n'y a pas une vérité. Ce qui ne veut dire ni que cette
histoire est irrationnelle ni que cette science est illusoire, mais
confirme, au contraire, la présence d'une histoire réelle
et intelligible, d'une série d'expériences collectives
rationnelles qui répondent à un ensemble de règles
bien précises, identifiables, au cours desquelles se construit
autant le sujet connaissant que l'objet connu.
Il m'a semblé que, pour comprendre ce processus, le mieux
était d'étudier les sciences nouvelles, non formalisées,
dont la constitution était relativement plus récente
et qui étaient plus proches de leurs origines et de leur
urgence immédiate -ce type de sciences dont le caractère
scientifique apparaissait avec le plus d'incertitude et qui cherchait
à comprendre ce qui était le moins susceptible d'entrer
dans un champ de rationalité. C'était le cas de la
folie. Il s'agissait de comprendre comment, dans le monde occidental,
la folie n'avait pu devenir un objet précis d'analyse et
d'enquête scientifique qu'à partir du XVIIIe siècle,
alors que l'on avait eu auparavant des traités médicaux
qui concernaient, en quelques courts chapitres, les «maladies
de l'esprit». On pouvait ainsi vérifier qu'au moment
même où prenait corps cet objet folie se construisait
également le sujet apte à comprendre la folie. À
la construction de l'objet folie correspondait celle d'un sujet
raisonnable qui avait la connaissance quant à la folie et
qui la comprenait. Dans l'Histoire de la folie, j'ai cherché
à comprendre cette sorte d'expérience collective,
plurielle, définie entre le XVIe et le XIXe siècle,
marquée par l'interaction entre la naissance d'un homme raisonnable,
qui sait reconnaître et connaître la folie, et celle
de la folie elle-même en tant qu'objet susceptible d'être
compris et déterminé.
- Ce geste originaire qui marquerait la séparation et la
confrontation entre la raison et la déraison, avec les conséquences
que vous avez vous-même analysées sur le destin de
la culture occidentale, semblerait apparaître comme condition
préliminaire, essentielle du développement historique
ou du développement de l'histoire de la raison moderne. Cette
expérience limite qui ouvre à la possibilité
de l'histoire ne vient-elle pas se constituer dans une dimension
a-temporelle, à l'extérieur de l'histoire même
?
- Mon travail ne consistait pas en une sorte d'apologie de la folie
-cela va de soi ; il ne s'agissait pas non plus d'une histoire irrationaliste.
J'ai voulu, au contraire, indiquer comment cette expérience
- qui a constitué la folie comme objet en même temps
que le sujet qui la connaît -ne pouvait être pleinement
comprise que si on la rapprochait rigoureusement de certains processus
historiques bien connus : la naissance d'une certaine société
normalisatrice, liée à des pratiques d'enfermement,
en relation avec une situation économique et sociale précise
qui correspond à la phase de l'urbanisation, à la
naissance du capitalisme, avec l'existence d'une population flottante,
dispersée, que les nouvelles exigences de l'économie
et de l'État ne pouvaient pas supporter.
J'ai donc essayé de faire une histoire, la plus rationnelle
possible, de la constitution d'un savoir, d'un nouveau rapport d'objectivité,
de quelque chose qu'on pourrait appeler la «vérité
de la folie».
Cela ne signifie pas, naturellement, que, par l'intermédiaire
de ce type de savoir, on soit arrivé à organiser effectivement
des critères capables de découvrir la folie dans sa
vérité ; non, on a plutôt aménagé
une expérience, celle de la vérité de la folie,
avec la possibilité d'une connaissance effective et d'une
élaboration réciproque d'un sujet.
- Faisons un moment un retour en arrière. Dans la reconstruction
de votre formation intellectuelle, et cela en particulier par rapport
aux problèmes épistémologiques, vous n'avez
jamais cité le nom de Gaston Bachelard. Et pourtant, on a
noté, à juste titre je crois, que le matérialisme
rationnel de Bachelard, fondé sur la suprématie d'une
praxis scientifique susceptible de construire ses propres objets
d'analyse, représente d'une certaine manière un arrière-plan
des lignes de recherche que vous avez développées.
Ne pensez-vous pas qu'il en soit ainsi ?
- Je n'ai pas été directement l'élève
de Bachelard, mais j'ai lu ses livres ; dans ses réflexions
sur la discontinuité dans l'histoire des sciences et dans
l'idée d'un travail de la raison sur elle-même au moment
où elle se constitue des objets d'analyse, il y avait toute
une série d'éléments dont j'ai tiré
profit et que j'ai repris.
Mais, dans le domaine de la philosophie de la science, celui qui
a peut-être exercé sur moi la plus forte influence
a été Georges Canguilhem, même si c'est venu
beaucoup plus tardivement. Il a surtout approfondi les problèmes
des sciences de la vie, en cherchant à montrer comment c'était
bien l'homme en tant qu'être vivant qui se mettait en question
dans cette expérience.
A travers la constitution des sciences de la vie, alors qu'il se
constituait un certain savoir, l'homme se modifiait en tant qu'être
vivant parce qu'il devenait sujet rationnel et par le fait qu'il
pouvait avoir une action sur lui-même, changer ses conditions
de vie et sa propre vie ; l'homme construisait une biologie qui
n'était autre que la réciproque d'une inclusion des
sciences de la vie dans l'histoire générale de l'espèce
humaine. C'est une considération extrêmement importante
chez Canguilhem, qui se reconnaît, je crois, une parenté
avec Nietzsche. Et voilà comment, malgré le paradoxe,
et essentiellement autour de Nietzsche, on retrouve comme parenté
une sorte de point de rencontre entre le discours sur les expériences
limites, où il s'agissait pour le sujet de se transformer
lui-même, et le discours sur la transformation du sujet lui-même
par la constitution d'un savoir.
- Comment s'établit, selon vous, une relation entre les
expériences limites, lesquelles précèdent d'une
certaine façon la constitution de la raison, et le savoir,
lequel définirait, au contraire, la limite historique d'un
horizon culturel ?
- J'emploie le mot «savoir» en établissant une
distinction avec «connaissance». Je vise dans «savoir»
un processus par lequel le sujet subit une modification par cela
même qu'il connaît, ou plutôt lors du travail
qu'il effectue pour connaître. C'est ce qui permet à
la fois de modifier le sujet et de construire l'objet. Est connaissance
le travail qui permet de multiplier les objets connaissables, de
développer leur intelligibilité, de comprendre leur
rationalité, mais en maintenant la fixité du sujet
qui enquête.
Avec l'idée d'archéologie, il s'agit précisément
de ressaisir la constitution d'une connaissance, c'est-à-dire
d'un rapport entre un sujet fixe et un domaine d'objets, dans ses
racines historiques, dans ce mouvement du savoir qui la rend possible.
Tout ce dont je me suis occupé jusqu'à aujourd'hui
concerne, au fond, la façon dont, dans les sociétés
occidentales, les hommes ont réalisé ces expériences,
sans doute fondamentales, qui consistent à s'engager dans
un processus de connaissance d'un domaine d'objets, alors qu'en
même temps ils se constituent eux-mêmes comme des sujets
ayant un statut fixe et déterminé. Par exemple, connaître
la folie en se constituant comme sujet raisonnable ; connaître
la maladie en se constituant comme sujet vivant ; ou l'économie,
en se constituant comme sujet travaillant ; ou l'individu se connaissant
dans un certain rapport à la loi... Ainsi y a-t-il toujours
cet engagement de soi-même à l'intérieur de
son propre savoir. Je me suis efforcé, en particulier, de
comprendre comment l'homme avait transformé en objets de
connaissance certaines de ces expériences limites : la folie,
la mort, le crime. C'est là où on retrouve des thèmes
de Georges Bataille, mais repris dans une histoire collective qui
est celle de l'Occident et de son savoir. Il s'agit toujours d'expérience
limite et d'histoire de la vérité.
Je suis emprisonné, enfermé dans cet enchevêtrement
de problèmes. Ce que je dis n'a pas de valeur objective,
mais peut servir peut-être à éclairer les problèmes
que j'ai essayé de poser et la succession des choses.
- Une dernière observation sur les composantes culturelles
de votre formation intellectuelle : je veux parler de l'anthropologie
phénoménologique et de la tentative pour associer
phénoménologie et psychanalyse. L'un de vos premiers
écrits, en 1954, est une introduction à Traum und
Existenz * de Binswanger, dans laquelle vous reprenez une idée
du rêve ou de l'imaginaire comme espace originel constitutif
de l'homme...
- La lecture de ce que l'on a appelé «analyse existentielle»
ou «psychiatrie phénoménologique» a été
importante pour moi à l'époque où je travaillais
dans les hôpitaux psychiatriques et où je cherchais
quelque chose de différent des grilles traditionnelles du
regard psychiatrique, un contrepoids. Assurément, ces superbes
descriptions de la folie comme expériences fondamentales
uniques, incomparables furent importantes. Je crois d'ailleurs que
Laing a été lui aussi impressionné par tout
cela : il a lui aussi pendant longtemps pris l'analyse existentielle
comme référence (lui d'une façon plus sartrienne
et moi plus heideggérienne). Mais nous n'en sommes pas restés
là. Laing a développé un travail colossal lié
à sa fonction de médecin : il a été,
avec Cooper, le véritable fondateur de l'antipsychiatrie,
alors que moi je n'ai fait qu'une analyse historique critique. Mais
l'analyse existentielle nous a servi à délimiter et
à mieux cerner ce qu'il pouvait y avoir de lourd et d'oppressant
dans le regard et le savoir psychiatrique académique.
- Dans quelle mesure, en revanche, avez-vous accepté et
assimilé l'enseignement de Lacan ?
- Il est certain que ce que j'ai pu saisir de ses oeuvres a certainement
joué pour moi. Mais je ne l'ai pas suivi d'assez près
pour être réellement imprégné de son
enseignement. J'ai lu certains de ses livres ; mais on sait que,
pour bien comprendre Lacan, il faut non seulement le lire mais aussi
écouter son enseignement public, participer à ses
séminaires et même, éventuellement, suivre une
analyse. Je n'ai rien fait de tout cela. À partir de 1955,
quand Lacan livrait la partie essentielle de son enseignement, moi
j'étais déjà à l'étranger...
- Avez-vous beaucoup vécu hors de France ?
-Oui, plusieurs années. J'ai travaillé à l'étranger
comme assistant, lecteur dans les universités d'Uppsala,
de Varsovie, de Hambourg. C'était précisément
pendant la guerre d'Algérie. Je l'ai vécue un peu
comme un étranger. Et, parce que j'observais les faits comme
* Voir supra no 1.
un étranger, il m'a été plus facile d'en saisir
l'absurdité et de bien voir quelle serait l'issue nécessaire
de cette guerre. Évidemment j'étais contre le conflit.
Mais étant à l'étranger et ne vivant pas directement
ce qui se passait dans mon pays, si la clarté ne m'était
pas difficile, je n'ai pas eu à faire preuve de beaucoup
de courage, je n'ai pas participé en personne à l'une
des expériences décisives de la France moderne.
Quand je suis rentré, je venais de terminer la rédaction
de l’Histoire de la folie, qui faisait, d'une certaine manière,
écho à l'expérience directe de ce que j'avais
vécu ces années-là. Je veux parler de l'expérience
de la société suédoise, société
surmédicalisée, protégée, où
tous les dangers sociaux étaient, en quelque sorte, amoindris
par des mécanismes subtils et savants ; et de celle de la
société polonaise, où les mécanismes
d'enfermement étaient d'un tout autre type... Ces deux types
de société vont devenir dans les années qui
suivront une espèce de hantise de la société
occidentale. Mais elles étaient abstraites dans une France
toute prise par le climat de la guerre et par les problèmes
que posait la fin d'une époque, celle de la colonisation.
Fruit, elle aussi, de ce singulier détachement par rapport
à la réalité française, l’Histoire
de la folie fut accueillie favorablement et immédiatement
par Blanchot, Klossowski, Barthes. Parmi les médecins et
les psychiatres, des réactions diverses : un certain intérêt
de la part de quelques-uns, d'orientation libérale ou marxiste,
comme Bonnafé, un rejet total, par contre, de la part d'autres,
plus conservateurs. Mais, dans l'ensemble, comme je vous l'ai déjà
dit, mon travail fut laissé pour compte : indifférence,
silence du côté des intellectuels.
- Quelles furent vos réactions face à cette attitude
? Peu de temps après, l'Histoire de la folie était
reconnue même par ceux qui n'en partageaient pas les thèses
comme une oeuvre de premier plan. Comment expliquez-vous alors cette
quasi-indifférence initiale ?
- Je vous avoue que je fus quelque peu surpris ; mais j'avais tort.
Le milieu intellectuel français venait de traverser des expériences
d'un autre ordre. Dominaient des débats sur le marxisme,
la science et l'idéologie. Je crois que l'indisponibilité
à accueillir l'Histoire de la folie s'explique de la façon
suivante : premièrement, c'était un travail d'enquête
historique, et, à l'époque, l'attention se portait
avant tout vers la théorie, le débat théorique
; deuxièmement, un domaine comme celui de la médecine
mentale, psychiatrique était considéré comme
marginal par rapport à la complexité du débat
en cours ; et puis la folie et les fous ne représentaient-ils
pas, après tout, quelque chose qui se situait aux confins
de la société, une sorte de marge ? Ce furent là,
je crois, plus ou moins les raisons du désintérêt
de ceux qui prétendaient se tenir à hauteur d'une
préoccupation politique. J'ai été surpris :
je pensais qu'il y avait dans ce livre des choses qui auraient dû
justement intéresser, puisque j'essayais de voir comment
se formait un discours à prétention scientifique,
la psychiatrie, à partir de situations historiques. J'avais
quand même essayé de faire une histoire de la psychiatrie
à partir des mutations qui étaient intervenues dans
les modes de production et qui avaient affecté la population
de telle sorte que s'étaient posés des problèmes
de paupérisation, mais aussi des différences entre
les diverses catégories de pauvres, de malades et de fous.
J'étais convaincu que tout cela pouvait intéresser
les marxistes. Et ce fut le silence total.
- Qu'est-ce qui, selon vous, a suscité le regain d'intérêt
pour votre texte en déchaînant même, comme nous
le savons, de fortes polémiques ?
- On peut probablement retracer une histoire rétrospective
de cela. Les réactions et les attitudes se sont modifiées
ou radicalisées, lorsque les événements de
1968 ont commencé à se dessiner, puis à se
produire. Ces problèmes de folie, d'enfermement, de processus
de normalisation dans une société sont devenus la
tarte à la crème, notamment dans les milieux d'extrême
gauche. Ceux qui pensaient devoir prendre leurs distances par rapport
à ce qui était en gestation prirent mon livre pour
cible, indiquant combien il était idéaliste, comment
il ne saisissait pas l'essentiel des problèmes. C'est ainsi
que huit ans après sa parution, l'Évolution psychiatrique
-un groupe de psychiatres très important en France -décida
de consacrer tout un congrès à Toulouse pour «excommunier»
l’Histoire de la folie. Même Bonnafé, psychiatre
marxiste, qui était l'un de ceux qui avaient accueilli avec
intérêt mon livre à sa sortie, le condamna en
1968 comme livre idéologique. C'est dans cette convergence
de polémiques et dans le regain d'intérêt pour
certains sujets que l’Histoire de la folie a pris une espèce
d'actualité.
- Quels effets produisit dans les milieux psychiatriques la réactualisation
de votre discours ? Dans ces années-là, tout un mouvement
de contestation de la psychiatrie traditionnelle commença
à s'amplifier, mettant en difficulté tout un système
d'équilibres culturels solides.
- Il y avait eu un peu avant la guerre, et surtout après
la guerre, tout un mouvement de remise en question de la pratique
psychiatrique, mouvement né chez les psychiatres eux-mêmes.
Ces jeunes psychiatres, après 1945, s'étaient lancés
dans des analyses, des réflexions, des projets tels que ce
qui avait été appelé «antipsychiatrie»
aurait probablement pu naître en France au début des
années cinquante. Si cela ne se produisit pas, c'est, selon
moi, pour les raisons suivantes : d'une part, beaucoup de ces psychiatres
étaient très proches du marxisme s'ils n'étaient
pas marxistes, et, pour ce motif, ils furent amenés à
concentrer leur attention sur ce qui se passait en U.R.S.S. et de
là à Pavlov et à la réflexologie, à
une psychiatrie matérialiste et à tout un ensemble
de problèmes théoriques et scientifiques qui ne pouvait
évidemment pas les mener bien loin. L'un d'eux au moins effectua
un voyage d'étude en U.R.S.S. dans les années 19541955.
Mais je n'ai pas connaissance qu'il ait, par la suite, parlé
de cette expérience ou écrit à ce sujet. Aussi
je pense, et je le dis sans agressivité, que le climat marxiste
les a progressivement conduits à une impasse. D'autre part,
je crois que très vite beaucoup ont été amenés,
à cause du statut des psychiatres, qui sont des fonctionnaires
pour la plupart d'entre eux, à mettre en question la psychiatrie
en termes de défense syndicale. Ainsi, ces personnes, qui,
par leurs capacités, leurs intérêts et leur
ouverture sur tant de choses, auraient pu poser les problèmes
de la psychiatrie, ont été conduites à des
impasses. Face à l'explosion de l'antipsychiatrie dans les
années soixante, il y eut, de leur part, une attitude de
rejet de plus en plus marquée qui prit même une tournure
agressive. C'est à ce moment-là que mon livre a été
mis à l'index comme s'il avait été l'évangile
du diable. Je sais que, dans certains milieux, on parle encore de
l’Histoire de la folie avec un incroyable dégoût.
- En repensant aux polémiques suscitées par vos écrits,
je voudrais à présent réévoquer celles
qui ont fait suite, dans les années soixante, au débat
enflammé sur le structuralisme. Il y eut à cette époque
une discussion tendue au cours de laquelle de durs propos ne vous
furent pas épargnés, par exemple de la part de Sartre.
Mais je vais vous rappeler d'autres jugements sur votre pensée
: Garaudy parla de «structuralisme abstrait» ; Jean
Piaget de «structuralisme sans structures» ; Michel
Dufrenne de «néopositivisme» ; Henri Lefebvre
de «néoéléatisme» ; Sylvie Le Bon
de «positivisme désespéré» ; Michel
Amiot de «relativisme culturel» ou de «scepticisme
historicisant», etc. Un ensemble d'observations et un croisement
de langages différents, même opposés, qui convergeaient
dans la critique de vos thèses, approximativement après
la publication des Mots et les Choses. Mais le climat ainsi surchauffé
de la culture française dépendait très probablement
de la polémique, plus vaste, à l'égard du structuralisme.
Comment appréciez-vous aujourd'hui ces jugements et, de façon
plus générale, le sens de cette polémique ?
- Cette histoire du structuralisme est difficile à démêler,
mais il serait fort intéressant d'y arriver. Laissons pour
l'instant de côté toute une série d'exaspérations
polémiques avec tout ce qu'elles peuvent comporter de théâtral
et parfois même de grotesque dans leurs formulations. Parmi
elles, je placerai, au sommet, la phrase la plus connue de Sartre
à mon égard, celle qui me désignait comme «le
dernier rempart idéologique de la bourgeoisie». Pauvre
bourgeoisie, si elle n'avait eu que moi comme rempart, il y a longtemps
qu'elle aurait perdu le pouvoir!
Il faut pourtant se demander ce qu'il y a eu dans l'histoire du
structuralisme qui a pu exaspérer les passions. Je tiens
les gens comme moyennement raisonnables, aussi, lorsqu'ils perdent
le contrôle de ce qu'ils disent, il doit y avoir quelque chose
d'important. Je suis arrivé à formuler une série
d'hypothèses. Partons tout d'abord d'une observation. Au
milieu des années soixante ont été appelés
«structuralistes» des gens qui avaient effectué
des recherches complètement différentes les unes des
autres, mais qui présentaient un point commun : ils essayaient
de mettre un terme, de contourner une forme de philosophie, de réflexion
et d'analyses centrées essentiellement sur l'affirmation
du primat du sujet. Cela allait du marxisme, hanté alors
par la notion d'aliénation, à l'existentialisme phénoménologique,
centré sur l'expérience vécue, à ces
tendances de la psychologie qui, au nom de l'expérience de
son adéquation à l'homme -disons l'expérience
de soi -refusaient l'inconscient. Il est vrai qu'il y avait ce point
commun. Cela a pu susciter des exaspérations.
Mais je pense que, derrière cette bagarre, il y avait tout
de même quelque chose de plus profond, une histoire sur laquelle,
alors, on réfléchissait peu. C'est que le structuralisme
en tant que tel n'avait évidemment pas été
découvert par les structuralistes des années soixante
et se présentait encore moins comme une invention française.
Sa véritable origine se trouve dans toute une série
de recherches qui se sont développées en U.R.S.S.
et en Europe centrale autour des années vingt. Cette grande
expansion culturelle, dans les domaines de la linguistique, de la
mythologie, du folklore, etc., qui avait précédé
la révolution russe de 1917 et avait, en quelque sorte, coïncidé
avec elle, s'était trouvée déviée et
même supprimée par le rouleau compresseur stalinien.
Par la suite, la culture structuraliste avait fini par circuler
en France, par l'intermédiaire de réseaux plus ou
moins souterrains et de toute manière peu connus : songez
à la phonologie de Troubetzkoï, à l'influence
de Propp sur Dumézil et sur Lévi-Strauss, etc. Il
me semble donc que, dans l'agressivité avec laquelle, par
exemple, certains marxistes français s'opposaient aux structuralistes
des années soixante était présent comme un
savoir historique que nous ne connaissions pas : le structuralisme
avait été la grande victime culturelle du stalinisme,
une possibilité devant laquelle le marxisme n'avait pas su
quoi faire.
- Je dirais que vous privilégiez, en le qualifiant de victime,
un certain courant culturel. Le «rouleau compresseur stalinien»,
comme vous dites, ne dévia pas seulement le structuralisme,
mais également toute une série de tendances et d'expressions
culturelles et idéologiques auxquelles la révolution
d'Octobre avait donné une impulsion. Je ne crois pas que
l'on puisse établir des distinctions nettes. Même le
marxisme, par exemple, a été réduit à
un corps doctrinaire au détriment de sa flexibilité
critique, de ses ouvertures...
- Il faut pourtant expliquer ce fait curieux : comment un phénomène
au fond aussi particulier que le structuralisme a-t-il pu exciter
autant les passions dans les années soixante ? Et pourquoi
a-t-on voulu définir comme structuralistes un groupe d'intellectuels
qui ne l'étaient pas ou qui, du moins, refusaient cette étiquette
? Je reste convaincu que, pour trouver une réponse satisfaisante,
il faut déplacer le centre de gravité de l'analyse.
Au fond, le problème du structuralisme en Europe n'a été
rien d'autre que le contrecoup de problèmes beaucoup plus
importants qui se posaient dans les pays de l'Est. Il faut avant
tout tenir compte des efforts réalisés à l'époque
de la déstalinisation par beaucoup d'intellectuels -soviétiques,
tchécoslovaques, etc. -pour acquérir une autonomie
par rapport au pouvoir politique et se libérer des idéologies
officielles. Dans cette optique, ils avaient à leur disposition
justement cette sorte de tradition occulte, celle des années
vingt dont je vous ai parlé qui avait une double valeur :
d'une part, il s'agissait de l'une des grandes formes d'innovation
que l'Est était en mesure de proposer à la culture
occidentale (formalisme, structuralisme, etc.) ; d'autre part, cette
culture était liée, directement ou indirectement,
à la révolution d'Octobre et ses principaux représentants
s'y étaient reconnus. Le cadre devient plus clair : au moment
de la déstalinisation, les intellectuels avaient essayé
de récupérer leur autonomie en renouant les fils de
cette tradition, culturellement prestigieuse, qui, d'un point de
vue politique, ne pouvait pas être traitée de réactionnaire
et d'occidentale. Elle était révolutionnaire et orientale.
D'où l'intention de réactiver, de remettre en circulation
ces tendances dans la pensée et dans l'art. Je crois que
les autorités soviétiques ont parfaitement senti le
danger et n'ont pas voulu courir le risque d'une confrontation ouverte,
sur laquelle, en revanche, de nombreuses forces intellectuelles
misaient.
Il me semble que ce qui s'est produit en France a été
un peu le contrecoup aveugle et involontaire de tout cela. Les milieux
plus ou moins marxistes, soit communistes, soit influencés
par le marxisme, doivent avoir eu le pressentiment que, dans le
structuralisme, tel qu'il était pratiqué en France,
il y avait quelque chose qui sonnait un peu comme le glas de la
culture marxiste traditionnelle. Une culture de gauche, non marxiste,
était sur le point de naître. D'où l'origine
de certaines réactions qui ont aussitôt cherché
à accuser ces recherches, taxées immédiatement
de technocratie, d'idéalisme. Le jugement des Temps modernes
était tout à fait semblable à celui des derniers
staliniens ou à ceux qui furent avancés pendant la
période de Khrouchtchev sur le formalisme et le structuralisme.
- Je crois que là encore vous allez un peu loin dans la
mesure où une analogie de jugement n'est pas encore une convergence
de position culturelle et encore moins politique...
- Je veux vous raconter deux anecdotes. Je ne suis pas tout à
fait sûr de l'authenticité de la première, qui
m'a été racontée en 1974-1975 par un émigré
tchécoslovaque. L'un des plus grands philosophes occidentaux
fut invité à Prague à la fin de 1966 ou au
début de 1967 pour faire une conférence. Les Tchèques
l'attendaient comme le messie : il s'agissait du premier grand intellectuel
non communiste invité pendant cette période d'intense
effervescence culturelle et sociale qui précédait
l'éclosion du printemps tchécoslovaque. On attendait
de lui qu'il parle de ce qui, dans l'Europe occidentale, était
en désaccord avec la culture marxiste traditionnelle. Or
ce philosophe s'en est pris, dès le début de sa conférence,
à ces groupes d'intellectuels, les structuralistes, qui devaient
être au service du grand capital et qui essayaient de s'opposer
à la grande tradition idéologique marxiste. En parlant
ainsi, il pensait probablement faire plaisir aux Tchèques,
en leur proposant une sotte de marxisme oecuménique. En réalité,
il sapait ce que les intellectuels de ce pays essayaient de faire.
En même temps, il fournissait une arme exceptionnelle aux
autorités tchécoslovaques, en leur permettant de lancer
une attaque contre le structuralisme, jugé idéologie
réactionnaire et bourgeoise même par un philosophe
qui n'était pas communiste. Comme vous le voyez, une grosse
déception.
J'en viens maintenant à la seconde anecdote. J'en ai été
moi-même l'acteur en 1967, quand on me proposa de tenir une
série de conférences en Hongrie. J'avais proposé
de traiter les thèmes du débat en cours en Occident
sur le structuralisme. Tous les sujets furent acceptés. Toutes
les conférences eurent lieu au théâtre de l'université.
Cependant, quand vint le moment où j'aurais dû parler
du structuralisme, on m'avisa qu'à cette occasion la conférence
se tiendrait dans le bureau du recteur : c'était un sujet
si pointu que, me dit-on, il ne suscitait pas beaucoup d'intérêt.
Je savais que c'était un mensonge. J'en ai parlé avec
mon jeune interprète, qui m'a répondu : «Il
y a trois choses dont nous ne pouvons pas parler à l'Université
: le nazisme, le régime Horty et le structuralisme.»
J'ai été déconcerté. Cela m'a fait comprendre
que le problème du structuralisme était un problème
de l'Est et que les discussions enflammées et confuses qui
ont eu lieu en France sur ce thème n'étaient que le
contrecoup, bien sûr mal compris par tous, d'une lutte bien
plus sérieuse et plus dure menée dans les pays de
l'Est.
- En quel sens parlez-vous de contrecoup ? Le débat théorique
qui se tenait en France n'avait-il pas sa propre originalité,
qui dépassait la question du structuralisme ?
- Tout cela permet de mieux comprendre l'intensité et la
nature du débat qui se déroulait en Occident autour
du structuralisme. Plusieurs questions importantes étaient
agitées : une certaine façon de poser les problèmes
théoriques, qui n'étaient plus centrés sur
le sujet ; des analyses qui, bien que tout à fait rationnelles,
n'étaient pas marxistes. C'était la naissance d'un
type de réflexion théorique qui se détachait
de la grande obédience marxiste. Les valeurs et la lutte
qui se passaient à l'Est étaient transposées
sur ce qui se produisait à l'Ouest.
- Je ne saisis pas bien le sens de cette transposition. Le regain
d'intérêt pour la méthode structurale et pour
sa tradition dans les pays de l'Est avait bien peu à voir
avec la ligne de l'antihumanisme théorique dont les structuralistes
français étaient l'expression...
- Ce qui se passait à l'Est et à l'Ouest était
du même type. L'enjeu était celui-ci : dans quelle
mesure peut-on constituer des formes de réflexion et d'analyse
qui ne soient pas irrationalistes, qui ne soient pas de droite et
qui ne soient pas pourtant insérées à l'intérieur
du dogme marxiste ? C'est cette problématique qui a été
dénoncée par ceux qui la redoutaient, avec le terme
global, assimilateur et confusionniste de «structuralisme».
Et pourquoi ce mot est-il apparu ? Parce que le débat sur
le structuralisme était, lui, central en U.R.S.S. et dans
les pays de l'Est. Là-bas comme ici, il s'agissait de savoir
dans quelle mesure il était possible de constituer une recherche
théorique rationnelle, scientifique, hors des lois et du
dogmatisme du matérialisme dialectique.
C'est cela qui se passait à l'Est comme à l'Ouest.
Avec pourtant cette différence qu'à l'Ouest il ne
s'agissait pas du structuralisme au sens strict, alors que, dans
les pays de l'Est, c'était précisément le structuralisme
qu'on a caché et qu'on continue à cacher. Voilà
qui explique mieux certains anathèmes...
- Mais, curieusement, Louis Althusser fut lui aussi l'objet de
ces anathèmes, alors que sa recherche s'identifiait pleinement
au marxisme et se voulait même sa plus fidèle interprétation.
Ainsi Althusser fut lui aussi placé parmi les structuralistes.
Comment expliquez-vous alors qu'une oeuvre marxiste comme Lire le
capital et votre livre Les Mots et les Choses, publié au
milieu des années soixante et d'orientation si différente
devinrent les cibles d'une même polémique antistructuraliste
?
- Je ne saurais exactement vous le dire pour Althusser. En ce qui
me concerne, je crois qu'au fond on voulait me faire payer pour
l’Histoire de la folie en attaquant à sa place l'autre
livre, Les Mots et les Choses. L’Histoire de la folie avait
introduit un certain malaise : ce livre déplaçait
l'attention de domaines nobles vers des domaines mineurs ; au lieu
de parler de Marx, il analysait ces petites choses que sont les
pratiques asilaires. Le scandale qui aurait dû éclater
auparavant s'est produit à la sortie des Mots et les Choses
en 1966 : on en parla comme d'un texte purement formel, abstrait.
Des choses que l'on n'avait pas pu dire à propos de mon premier
travail sur la folie. Si on avait fait vraiment attention à
l’Histoire de la folie et à la Naissance de la clinique,
qui l'a suivi, on se serait aperçu que Les Mots et les Choses
ne représentait pas du tout, pour moi, un livre total. Le
livre se plaçait dans une certaine dimension pour répondre
à un certain nombre de questions. Je n'y avais mis ni toute
ma méthode ni toutes mes préoccupations. D'ailleurs,
à la fin du livre, je ne cesse de réaffirmer qu'il
s'agit d'une analyse conduite au niveau des transformations du savoir
et de la connaissance et qu'il y a désormais tout un travail
de causalité et d'explication en profondeur qu'il va falloir
mener. Si mes critiques avaient lu mes précédents
travaux, ou s'ils n'avaient pas voulu les oublier, ils auraient
dû reconnaître que j'y avançais déjà
certaines de ces explications. C'est une habitude bien enracinée,
au moins en France ; on lit un livre comme s'il était une
sorte d'absolu ; chaque livre doit tenir tout seul, alors que je
n'écris mes livres qu'en série : le premier laisse
ouverts des problèmes sur lesquels le deuxième prend
appui et en sollicite un troisième ; sans qu'il y ait entre
eux une continuité linéaire. Ils se croisent, ils
se recoupent.
- Ainsi, vous rattachiez un livre de méthode comme Les Mots
et les Choses à des livres d'exploration comme ceux sur la
folie et sur la clinique ? Quels problèmes vous poussèrent
à effectuer le passage vers une reconnaissance plus systématique,
d'où vous avez ensuite extrait la notion d'épistémie
ou d'ensemble de règles qui régissent les pratiques
discursives dans une culture donnée ou dans une époque
historique ?
- Avec Les Mots et les Choses, j'ai développé une
analyse des procédures de classifications, de mise en tableaux,
de coordination dans l'ordre du savoir expérimental. Un problème
que j'avais justement signalé, au moment où je l'avais
rencontré, quand je travaillais à la Naissance de
la clinique et qui portait sur les problèmes de la biologie,
de la médecine et des sciences naturelles. Mais le problème
de la médecine classificatoire, je l'avais déjà
rencontré en travaillant à l’Histoire de la
folie, vu qu'une méthodologie analogue avait commencé
à être appliquée dans le domaine des maladies
mentales. Tout cela se renvoyait un peu comme un pion sur un échiquier,
qu'on pousse de case en case, parfois avec des zigzags, parfois
en sautant, mais toujours sur le même échiquier ; c'est
pourquoi je me suis décidé à systématiser
dans un texte le cadre complexe qui était apparu pendant
mes recherches. Naquit ainsi Les Mots et les Choses : un livre très
technique, qui s'adressait surtout à des techniciens de l'histoire
des sciences. Je l'avais écrit après des discussions
avec Georges Canguilhem et j'entendais m'y adresser essentiellement
à des chercheurs. Mais, à vrai dire, ce n'était
pas là les problèmes qui me passionnaient le plus.
Je vous ai déjà parlé des expériences
limites : voilà le thème qui me fascinait véritablement.
Folie, mort, sexualité, crime sont pour moi des choses plus
intenses. En revanche, Les Mots et les Choses, c'était pour
moi une sorte d'exercice formel.
- Vous ne voudrez quand même pas me faire croire que Les
Mots et les Choses n'a eu aucune importance pour vous : dans ce
texte, vous avez fait un pas considérable dans l'ordre de
votre pensée. Le champ d'enquête n'était plus
l'expérience originaire de la folie, mais les critères
et l'organisation de la culture et de l'histoire...
- Je ne dis pas cela pour me détacher des résultats
auxquels je suis parvenu dans ce travail. Mais Les Mots et les Choses
n'est pas mon vrai livre : c'est un livre marginal par rapport à
l'espèce de passion qui est à l'oeuvre, qui sous-tend
les autres. Mais, très curieusement, Les Mots et les Choses
est le livre qui a connu le plus grand succès auprès
du public. La critique a été, à quelques exceptions
près, d'une violence incroyable, et les gens l'ont acheté
plus qu'aucun de mes autres livres, alors que c'est le plus difficile.
Je dis cela pour marquer ce jeu malsain entre la consommation du
livre théorique et la critique de ces livres dans les revues
intellectuelles françaises, caractéristique des années
soixante.
Dans ce livre, j'ai voulu comparer trois pratiques scientifiques.
Par pratique scientifique, j'entends une certaine façon de
régler et de construire des discours qui définissent
un domaine particulier d'objets et déterminent en même
temps la place du sujet idéal qui doit et peut connaître
ces objets. J'avais trouvé assez singulier que trois domaines
distincts, sans rapport pratique les uns avec les autres - histoire
naturelle, grammaire et économie politique -, se fussent
constitués, quant à leurs règles, plus ou moins
à la même période, au milieu du XVIIe siècle,
et eussent subi, à la fin du XVIIIe, le même type de
transformation. C'était un travail de pure comparaison entre
des pratiques hétérogènes. N'avait donc pas
à intervenir, par exemple, la caractérisation du rapport
qui pouvait exister entre la naissance de l'analyse de la richesse
et le développement du capitalisme. Le problème n'était
pas de savoir comment était née l'économie
politique, mais de trouver des points communs existant entre diverses
pratiques discursives : une analyse comparative des procédures
internes au discours scientifique. C'était un problème
auquel on s'intéressait peu à cette époque,
en dehors de quelques historiens des sciences. La question qui était
et demeure toujours dominante était en gros : comment un
type de savoir à prétention scientifique peut-il naître
d'une pratique réelle ? C'est toujours un problème
actuel, les autres paraissent accessoires.
- C'est ce problème dominant de la constitution d'un savoir
à partir d'une pratique sociale qui est pourtant resté
dans l'ombre, dans Les Mots et les Choses. Parmi les dards les plus
acérés de la critique à l'égard du livre,
il y eut, me semble-t-il, l'accusation de formalisme structural,
ou de réduction du problème de l'histoire et de la
société à une série de discontinuités
et de ruptures inhérentes à la structure du connaître.
- A ceux qui me reprocheront de ne pas avoir traité ce problème
ou de ne pas l'avoir affronté, je réponds que j'ai
écrit l'Histoire de la folie pour que l'on sache que je ne
l'ignore pas. Si je n'en ai pas parlé dans Les Mots et les
Choses, c'est que j'ai choisi de traiter d'autre chose. On peut
discuter de la légitimité des comparaisons que j'ai
faites entre les différentes pratiques discursives, mais
en gardant à l'esprit que ce que j'ai fait visait à
faire apparaître un certain nombre de problèmes.
- Dans Les Mots et les Choses, vous réduisiez le marxisme
à un épisode en définitive interne à
l'épistémie du XIXe siècle. Chez Marx, il n'y
aurait pas eu rupture épistémologique par rapport
à tout un horizon culturel. Cette sous-évaluation
de la pensée de Marx et de sa portée révolutionnaire
provoqua de virulentes réactions critiques...
- Sur ce point, il y eut, en effet, une violente dispute : ce fut
comme une blessure. En un temps où il est devenu tellement
de mode de jeter Marx parmi les pires responsables des goulags,
je pourrais revendiquer d'avoir été l'un des premiers
à le dire. Mais ce n'est pas vrai : j'ai limité mon
analyse à l'économie politique de Marx. Je n'ai jamais
parlé du marxisme, et, si j'ai employé le terme, c'était
pour désigner la théorie de l'économie politique.
À dire vrai, je ne considère pas avoir dit une grosse
bêtise en soutenant que l'économie marxiste -par ses
concepts fondamentaux et par les règles générales
de son discours -appartient à un type de formation discursive
qui s'est définie à peu près à l'époque
de Ricardo. De toute manière, Marx lui-même a dit que
son économie politique était débitrice, dans
ses principes fondamentaux, de Ricardo.
- Quelle était la finalité de cette référence,
même marginale, au marxisme ? Ne vous semble-t-il pas que
ce soit là une manière un peu trop expéditive
de définir le jugement sur le marxisme dans les limites d'une
réflexion collatérale d'une dizaine de pages tout
au plus ?
- Je voulais réagir contre une certaine exaltation hagiographique
de l'économie politique marxiste due à la fortune
historique du marxisme comme idéologue politique, née
au XIXe siècle, et qui a eu ses effets au XXe siècle.
Mais le discours économique de Marx relève des règles
de formation des discours scientifiques propres au XIXe siècle.
Il n'est pas monstrueux de dire cela. Il est curieux que les gens
ne l'aient pas toléré. Il y avait le refus absolu
de la part des marxistes traditionnels d'accepter qu'on dise quoi
que ce soit qui puisse ne pas donner à Marx la place fondamentale.
Mais ce ne sont pas eux qui, à l'époque, ont été
les plus agressifs ; je pense même que les marxistes qui étaient
le plus intéressés par les questions de théorie
économique ne furent pas tellement scandalisés par
ce que j'affirmais. Ceux qui furent vraiment choqués furent
ces néomarxistes qui étaient en train de se former
et le faisaient généralement contre les intellectuels
traditionnels du Parti communiste français. Entendons ceux
qui allaient devenir les marxistes-léninistes ou mêmes
les maoïstes des années post-68. Pour eux, Marx était
l'objet d'une bataille théorique très importante,
dirigée bien sûr contre l'idéologie bourgeoise,
mais aussi contre le Parti communiste, auquel on reprochait son
inertie théorique et de ne savoir transmettre rien d'autre
que des dogmes.
Ce fut dans toute cette génération de marxistes anti-P.C.F.,
chez qui prévalaient l'exaltation et l'évaluation
de Marx comme seuil de scientificité absolue à partir
duquel une histoire du monde avait changé. Ceux-là
ne me pardonnèrent pas et m'envoyèrent des lettres
d'injures...
-Quand vous parlez des marxistes-léninistes ou des maoïstes,
à qui pensez-vous en particulier ?
-Ceux qui, après Mai 68, ont tenu des discours hyper-marxistes,
qui ont fait qu'en France le mouvement de Mai a diffusé un
vocabulaire emprunté à Marx, comme on n'en avait jamais
entendu auparavant, et qui allaient tout abandonner au bout de quelques
années. Autrement dit, les événements de Mai
68 ont été précédés d'une exaltation
démesurée pour Marx, d'une hyper-marxisation généralisée,
pour laquelle ce que j'avais écrit n'était pas tolérable,
bien que limité à une constatation bien circonscrite
: c'est une économie politique de type ricardien.
- Toutefois, cette attitude de rejet me semble être la dernière
dans l'ordre d'apparition par rapport à celles qui ont été
énumérées : le thème du structuralisme,
les résistances d'une certaine tradition marxiste, décentrement
à l'égard de la philosophie du sujet...
- Et aussi, si vous voulez, le fait qu'au fond on ne pouvait pas
prendre trop au sérieux quelqu'un qui s'occupait, d'un côté,
de la folie et reconstruisait, de l'autre, une histoire des sciences
d'une façon aussi bizarre, si particulière par rapport
aux problèmes que l'on reconnaissait comme valables et importants.
La convergence de cet ensemble de raisons provoqua l'anathème,
la grande excommunication des Mots et les Choses de la part de tout
le monde : Les Temps modernes, Esprit, Le Nouvel Observateur, de
la droite, de la gauche, du centre. De tous côtés,
ça a été la dégelée. Le livre
n'aurait dû être vendu qu'à deux cents exemplaires
; or il le fut par dizaines de milliers.
- La seconde moitié des années soixante est un point
crucial dans l'histoire de la culture européenne, en raison
des bouleversements qui étaient dans l'air. La compréhension
historique de cette Période est encore lointaine aujourd'hui.
L' hyper-marxisme était-il vraiment le signe d'une récupération
ou d'une reprise authentique du discours de Marx ? Quels processus
réels s'étaient déclenchés ? Quel horizon
de valeurs était en train d'apparaître ? Ce sont tous
des problèmes ouverts que l'on n'a peut-être pas encore
posés dans les termes nécessaires.
- Ce qui s'est passé avant et après 1968 doit être
approfondi en tenant compte aussi des considérations que
vous faites. Je dirais, en repensant à cette époque,
qu'en définitive ce qui était en train de se passer
n'avait pas sa propre théorie, son propre vocabulaire. Les
mutations en cours se produisaient par rapport à un type
de philosophie, de réflexion générale, même
un type de culture qui était en gros celui de la première
moitié de notre siècle. Les choses étaient
en train de se dissocier, et il n'existait pas de vocabulaire apte
à exprimer ce processus. Or, dans Les Mots et les Choses,
les gens reconnaissaient peut-être comme une différence,
et en même temps ils étaient révoltés
par le fait qu'ils ne reconnaissaient pas le vocabulaire de ce qui
était en train de se passer. Que se passait-il ? D'une part,
on vivait, en France, la fin de l'époque coloniale ; et le
fait que la France n'eût plus, dans les équilibres
de l'ordre mondial, qu'une place provinciale, n'était pas
un point négligeable dans un pays dont la culture a été
si fortement axée sur l'exaltation nationale. D'autre part
devenait de plus en plus manifeste tout ce que l'on avait cherché
à dissimuler sur l'U.R.S.S. : depuis Tito, la déstalinisation,
Budapest..., il y avait eu un bouleversement progressif des schémas
et des valeurs, surtout dans les milieux de gauche. Enfin, il faut
rappeler la guerre d'Algérie. Chez nous, ceux qui avaient
mené la lutte la plus radicale contre la guerre étaient,
pour beaucoup, inscrits au P.C.F. ou très proches du Parti
communiste.
Mais dans cette action, ils n'avaient pas été soutenus
par le Parti, qui eut une attitude ambiguë au moment de la
guerre. Et il le paya ensuite très cher : par une perte progressive
de contrôle sur la jeunesse, les étudiants, pour en
arriver aux plus grosses oppositions en 1968-1970. C'est d'ailleurs
avec la guerre d'Algérie que s'achève en France une
longue période pendant laquelle, à gauche, on avait
naïvement cru que Parti communiste, luttes justes et causes
justes ne faisaient qu'un. Avant, même lorsqu'on critiquait
le Parti, on finissait toujours par conclure que, malgré
tout, il était, en gros, du bon côté. L'U.R.S.S.
aussi, en gros. Mais, après l'Algérie, cette sorte
d'adhésion inconditionnelle était en train de craquer.
Il n'était évidemment pas facile de formuler cette
nouvelle position critique, parce qu'il manquait le vocabulaire
adapté, dans la mesure où l'on ne voulait pas reprendre
celui que fournissaient les catégories de la droite.
On n'est toujours pas sorti de ce problème. Et c'est l'une
des raisons pour lesquelles de nombreuses questions ont été
brouillées et que les débats théoriques ont
été à la fois aussi acharnés et aussi
confus. Je veux dire ceci : penser le stalinisme, la politique de
l'U.R.S.S., les oscillations du PCF en termes critiques en évitant
de parler le langage de la droite, ce n'était pas très
commode.
- Je dirais que oui. Mais à propos de vocabulaire, quand
vous avez écrit L'Archéologie du savoir, vous avez
opéré un déplacement postérieur aux
acquisitions conceptuelles des épistémè et
des formulations discursives, par l'intermédiaire de la notion
d'énoncé, comme condition matérielle, ou institutionnelle,
du discours scientifique. Ne pensez-vous pas que ce changement sensible
d'orientation -qui me semble définir encore le champ actuel
de votre recherche -soit également dû, d'une certaine
façon, au climat, aux bouleversements théoriques et
pratiques qui se sont déterminés dans les années
1968-1970 ?
- Non. J'avais écrit L'Archéologie du savoir avant
1968, même si elle n'a été publiée qu'en
1969. C'était un travail en écho aux discussions sur
le structuralisme, lequel me semblait avoir jeté un grand
trouble et une grande confusion dans les esprits. Vous avez rappelé
un peu plus haut la critique de Piaget à mon égard.
Eh bien, je me souviens qu'à l'époque un élève
de Piaget, précisément, m'envoya l'un de ses textes
dans lequel il était expliqué comment il manquait,
chez moi, une théorie du structuralisme, bien que j'eusse
fait effectivement une analyse structurale. À son tour, Piaget
publia, quelques mois plus tard, un livre dans lequel on parlait
de moi comme d'un théoricien du structuralisme auquel il
manquait l'analyse des structures. Exactement le contraire de ce
que pensait son élève. Vous comprendrez que, lorsque
même un maître et son disciple ne sont pas capables
de se mettre d'accord sur ce que signifient structuralisme et structure,
la discussion est faussée et devient inutile. Même
les critiques de mes travaux ne savaient pas bien de quoi ils étaient
en train de parler. Aussi ai-je essayé d'indiquer moi-même
comment mes travaux tournaient tous autour d'un ensemble de problèmes
du même ordre ; à savoir comment il était possible
d'analyser cet objet particulier que sont les pratiques discursives
dans leurs règles internes et dans leurs conditions d'apparition.
L'Archéologie du savoir est née ainsi.
- Avec 1968, un autre filon théorique reprit de la valeur
en s'affirmant comme point de référence d'importance
considérable pour la culture des jeunes. Je veux parler de
l'école de Francfort : Adorno, Horkheimer et avant tout Marcuse
se trouvèrent, avec leurs oeuvres, au centre des débats
idéologiques estudiantins. Lutte contre la répression,
antiautoritarisme, fuite hors de la civilisation, négation
radicale du système : tous les thèmes qui, avec une
plus ou moins grande confusion intellectuelle, étaient agités
comme des mots d'ordre par des masses de jeunes. Je voudrais savoir
comment se situe votre pensée par rapport à ce filon
théorique et cela également parce qu'il me semble
que vous n'avez pas traité directement ce point.
- Il faudrait comprendre plus clairement comment il se fait que,
bien que plusieurs de ses représentants eussent travaillé
à Paris, après avoir été expulsés
des universités allemandes par le nazisme, l'école
de Francfort ait été ignorée pendant aussi
longtemps en France.
On a commencé à en parler, avec une certaine intensité,
en relation avec la pensée de Marcuse et son «freudo-marxisme».
Quant à moi, je savais peu de chose sur l'école de
Francfort. J'avais lu quelques textes de Horkheimer, engagés
dans tout un ensemble de discussions dont je comprenais mal l'enjeu
et dans lesquelles je ressentais comme une légèreté,
par rapport aux matériaux historiques qui étaient
analysés.
Je me suis intéressé à l'école de Francfort
après avoir lu un livre très remarquable sur les mécanismes
de punition qui avait été écrit aux États-Unis,
par Kircheimer.
À ce moment-là, j'ai compris que les représentants
de l'école avaient essayé d'affirmer, plus tôt
que moi, des choses que je m'efforçais moi aussi de soutenir
depuis des années. Cela explique même une certaine
irritation qu'avaient manifestée certains en voyant qu'on
faisait, en France, des choses sinon identiques, du moins fort semblables
; en effet, correction et fécondité théorique
auraient nécessité que la connaissance et l'étude
de l'école de Francfort fussent beaucoup plus approfondies.
En ce qui me concerne, je pense que les philosophes de cette école
ont posé des problèmes autour desquels on peine encore
: notamment, celui des effets de pouvoir en relation avec une rationalité
qui s'est définie historiquement, géographiquement,
en Occident, à partir du XVIe siècle. L'Occident n'aurait
pas pu atteindre les résultats économiques, culturels
qui lui sont propres, sans l'exercice de cette forme particulière
de rationalité. Or comment dissocier cette rationalité
des mécanismes, des procédures, des techniques, des
effets de pouvoir qui l'accompagnent et que nous supportons si mal
en les désignant comme la forme d'oppression typique des
sociétés capitalistes et peut-être aussi des
sociétés socialistes ? Ne pourrait-on pas en conclure
que la promesse de l'Aufklärung d'atteindre la liberté
par l'exercice de la raison s'est, au contraire, renversée
dans une domination de la raison même, laquelle usurpe de
plus en plus la place de la liberté ? C'est un problème
fondamental dans lequel nous nous débattons tous, qui est
commun à beaucoup, qu'ils soient communistes ou non. Et ce
problème, comme on le sait, a été individualisé,
signalé par Horkheimer par anticipation sur tous les autres
; et c'est l'école de Francfort qui a interrogé, à
partir de cette hypothèse, le rapport à Marx. N'est-ce
pas Horkheimer qui a soutenu qu'il y avait, chez Marx, l'idée
d'une société sans classe semblable à une immense
usine ?
- Vous donnez une grande importance à ce courant de pensée.
À quoi attribuez-vous les anticipations, l'obtention des
résultats atteints par l'école de Francfort et que
vous nous avez brièvement résumés ?
- Je crois que les philosophes de l'école de Francfort eurent
de plus grandes possibilités en Allemagne, c'est-à-dire
tout près de l'U.R.S.S., pour connaître et analyser
ce qui se passait en U.R.S.S. Et cela dans le cadre d'une lutte
politique intense et dramatique, alors que le nazisme était
en train d'enterrer la république de Weimar, à l'intérieur
d'un monde culturel dans lequel le marxisme et la réflexion
théorique sur Marx avaient une tradition de plus de cinquante
ans.
Quand je reconnais les mérites des philosophes de l'école
de Francfort, je le fais avec la mauvaise conscience de celui qui
aurait dû les lire bien avant, les comprendre plus tôt.
Si j'avais lu ces oeuvres, il y a un tas de choses que je n'aurais
pas eu besoin de dire, et j'aurais évité des erreurs.
Peut-être que, si j'avais connu les philosophes de cette école
quand j'étais jeune, j'aurais été tellement
séduit par eux que je n'aurais rien fait d'autre que de les
commenter. Ces influences rétrospectives, ces gens que l'on
découvre après l'âge où on aurait pu
subir leur influence, on ne sait pas si on doit s'en réjouir
ou s'en désoler.
- Pour l'instant, vous ne m'avez parlé que de ce qui vous
fascine dans l'école de Francfort, mais je voudrais savoir
comment et pourquoi vous vous en distinguez. Par exemple, des philosophes
de Francfort et de leur école a émané une critique
nette du structuralisme français -je vous rappelle, par exemple,
les écrits d'Alfred Schmidt au sujet de Lévi-Strauss,
d'Althusser et de vous aussi, vous désignant, en général,
comme «ceux qui nient l'histoire».
- Il existe assurément des différenciations. En schématisant,
on pourrait, pour l'instant, affirmer que la conception du sujet
adoptée par l'école de Francfort était assez
traditionnelle, de nature philosophique ; elle était largement
imprégnée d'humanisme marxiste. On explique de cette
façon sa particulière articulation sur certains concepts
freudiens, comme le rapport entre aliénation et répression,
entre libération et fin de l'aliénation et de l'exploitation.
Je ne pense pas que l'école de Francfort puisse admettre
que ce que nous avons à faire ne soit pas de retrouver notre
identité perdue, de libérer notre nature emprisonnée,
de dégager notre vérité fondamentale ; mais
bien d'aller vers quelque chose qui est tout autre.
Nous tournons là autour d'une phrase de Marx : l'homme produit
l'homme. Comment l'entendre ? Pour moi, ce qui doit être produit,
ce n'est pas l'homme tel que l'aurait dessiné la nature,
ou tel que son essence le prescrit ; nous avons à produire
quelque chose qui n'existe pas encore et dont nous ne pouvons savoir
ce qu'il sera.
Quant au mot «produire», je ne suis pas d'accord avec
ceux qui entendraient que cette production de l'homme par l'homme
se fait comme la production de la valeur, la production de la richesse
ou d'un objet d'usage économique ; c'est tout aussi bien
la destruction de ce que nous sommes et la création d'une
chose totalement autre, d'une totale innovation. Or il me semble
que l'idée que les représentants de cette école
se faisaient de cette production de l'homme par l'homme consistait
essentiellement en la nécessité de libérer
tout ce qui, dans le système répressif lié
à la rationalité ou dans celui de l'exploitation liée
à une société de classe, avait tenu éloigné
l'homme de son essence fondamentale.
- La différence réside probablement dans le refus
ou dans l'impossibilité pour les philosophes de l'école
de penser l'origine de l’homme dans un sens historico-généalogique,
plutôt qu'en des termes métaphysiques. C'est le thème,
ou la métaphore, de la mort de l'homme qui est en question.
- Quand je parle de mort de l'homme, je veux mettre un terme à
tout ce qui veut fixer une règle de production, un but essentiel
à cette production de l'homme par l'homme. Dans Les Mots
et les Choses, je me suis trompé en présentant cette
mort comme quelque chose qui était en cours à notre
époque. J'ai confondu deux aspects. Le premier est un phénomène
à petite échelle : la constatation que, dans les différentes
sciences humaines qui se sont développées -une expérience
dans laquelle l 'homme engageait, en la transformant, sa propre
subjectivité -, l'homme ne s'était jamais trouvé
au bout des destinées de l'homme.
Si la promesse des sciences humaines avait été de
nous faire découvrir l'homme, elles ne l'avaient certainement
pas tenue ; mais, comme expérience culturelle générale,
il s'était plutôt agi de la constitution d'une nouvelle
subjectivité à travers une opération de réduction
du sujet humain à un objet de connaissance.
Le second aspect que j'ai confondu avec le précédent
est qu'au cours de leur histoire les hommes n'ont jamais cessé
de se construire eux-mêmes, c'est-à-dire de déplacer
continuellement leur subjectivité, de se constituer dans
une série infinie et multiple de subjectivités différentes
et qui n'auront jamais de fin et ne nous placeront jamais face à
quelque chose qui serait l'homme. Les hommes s'engagent perpétuellement
dans un processus qui, en constituant des objets, le déplace
en même temps, le déforme, le transforme et le transfigure
comme sujet. En parlant de mort de l'homme, de façon confuse,
simplificatrice, c'était cela que je voulais dire ; mais
je ne cède pas sur le fond. C'est là où il
y a incompatibilité avec l'école de Francfort.
- Comment la différence avec les représentants de
l'école qu'il est possible de mesurer par rapport au discours
de l'antihumanisme se reflète-telle en ce qui concerne la
façon de concevoir et d'analyser l'histoire ?
- Le rapport avec l'histoire est un élément qui m'a
déçu chez les représentants de l'école
de Francfort. Il m'a semblé qu'ils faisaient peu d'histoire
au sens plein, qu'ils se référaient à des recherches
effectuées par d'autres, à une histoire déjà
écrite et authentifiée par un certain nombre de bons
historiens, plutôt de tendance marxiste, et qu'ils la présentaient
comme background explicatif. Quelques-uns d'entre eux soutiennent
que je nie l'histoire. Sartre aussi l'affirme, je crois. À
leur sujet, on pourrait plutôt dire qu'ils sont des avaleurs
d'histoire telle que d'autres l'ont confectionnée. Ils l'avalent
toute faite. Je n'entends pas affirmer que chacun doit construire
l'histoire qui lui convient, mais il est un fait que je ne me suis
jamais pleinement satisfait des travaux des historiens. Même
si je me suis référé à de nombreuses
études historiques et si je m'en suis servi, j'ai toujours
tenu à conduire moi-même les analyses historiques dans
les domaines auxquels je m'intéressais.
Je pense que les philosophes de l'école de Francfort, en
revanche, tiennent le raisonnement suivant quand ils font usage
de l'histoire : ils considèrent que le travail de l'historien
de métier leur fournit une sorte de fondement matériel
susceptible d'expliquer les phénomènes d'un autre
type qu'eux ont appelé phénomène sociologique
ou psychologique, par exemple. Une telle attitude implique deux
postulats : premièrement, ce dont parlent les philosophes
n'est pas du même ordre que l'histoire à venir (ce
qui se passe dans la tête de quelqu'un est un phénomène
social qui ne lui appartient pas) ; deuxièmement, une histoire,
dès lors qu'on aura admis qu'elle est bien faite et qu'elle
parle d'économie, aura en elle-même valeur explicative.
Mais un tel raisonnement est, à la fois, trop modeste et
trop crédule. Trop modeste, parce qu'en fin de compte ce
qui se passe dans la tête de quelqu'un, ou d'une autre série
d'individus, ou dans les discours qu'ils tiennent, cela fait effectivement
partie de l'histoire : dire quelque chose est un événement.
Tenir un discours scientifique ne se situe pas au-dessus ou à
côté de l'histoire ; cela fait partie de l'histoire
autant qu'une bataille, ou l'invention d'une machine à vapeur
ou une épidémie. Bien sûr, ce ne sont pas les
mêmes types d'événements, mais ce sont des événements.
Tel médecin qui a dit telle ânerie à propos
de la folie fait partie de l'histoire comme la bataille de Waterloo.
Par ailleurs, quelle que soit l'importance des analyses économiques,
le fait de considérer qu'une analyse fondée sur les
mutations de structure économique a en soi une valeur explicative
me semble être une naïveté, d'ailleurs typique
de ceux qui ne sont pas historiens de métier. Ce n'est absolument
pas obligatoire. Je prends un exemple : il y a quelques années,
on s'est demandé, avec un certain intérêt, pourquoi,
pendant le XVIIIe siècle, les interdits en matière
sexuelle se sont multipliés, en particulier sur des enfants
à propos de la masturbation. Certains historiens voulurent
expliquer le phénomène en relevant qu'à l'époque
l'âge pour le mariage avait été reculé
et que la jeunesse avait été contrainte au célibat
pendant plus longtemps. Or ce fait démographique, lié
bien sûr à des raisons économiques précises,
bien qu'important, n'explique pas l'interdit : pourquoi, d'une part,
commencerait-on à se masturber l'année qui précède
immédiatement le mariage ? D'autre part, même si l'on
admet que le recul de l'âge pour le mariage a laissé,
pendant des années, de grandes masses de jeunes dans le célibat,
on ne comprend pas pourquoi la réponse à ce fait a
dû être une plus grande répression au lieu d'un
élargissement de la liberté sexuelle. Il se peut que
le retard de l'âge du mariage avec tous les liens qu'il peut
avoir avec le mode de production doive entrer dans l'intelligibilité
du phénomène. Mais quand il s'agit de phénomènes
aussi complexes que la production d'un savoir ou d'un discours avec
ses mécanismes et ses règles internes, l'intelligibilité
à produire est beaucoup plus complexe. Il est vraisemblable
qu'on ne peut arriver à une explication unique, une explication
en termes de nécessité. Ce serait déjà
beaucoup si l'on arrivait à mettre en évidence quelques
liens entre ce que l'on essaie d'analyser et toute une série
de phénomènes connexes.
- Considérez-vous donc que l'exercice d'une réflexion
théorique est toujours lié à une élaboration
particulière du matériel historique ? Penser ne serait
rien d'autre qu'une façon de faire ou d'interpréter
l'histoire ?
- Le type d'intelligibilité que j'essaie de produire ne
peut se réduire à la projection d'une histoire, disons
économico-sociale, sur un phénomène culturel
de façon à le faire apparaître comme le produit
nécessaire et extrinsèque de cette cause. Il n'y a
pas de nécessité unilatérale : le produit culturel
fait lui aussi partie du tissu historique. C'est la raison pour
laquelle moi aussi je me trouve obligé à mener moi-même
des analyses historiques. Me faire passer pour celui qui nie l'histoire
est vraiment plaisant. Je ne fais que de l'histoire. Pour eux, nier
l'histoire, c'est ne pas utiliser cette histoire intangible, sacrée
et omni-explicative à laquelle ils ont recours. Il est évident
que, si j'avais voulu, j'aurais pu citer, dans mes travaux, telle
ou telle page d'un Mathiez ou d'un autre historien. Je ne l'ai pas
fait parce que je ne pratique pas le même type d'analyse.
Voilà tout. Cette idée selon laquelle je refuserais
l'histoire provient moins des historiens de métier que des
milieux philosophiques où l'on ne connaît pas à
fond le type de rapport, à la fois détaché
et respectueux, que demande pareille analyse historique. Ne pouvant
accepter un tel rapport à l'histoire, ils en concluent que
je nie l'histoire.
- Pendant Mai 68, à Paris, et tout de suite après,
de nombreux intellectuels français participèrent aux
luttes estudiantines ; une expérience qui reposa en termes
nouveaux la question de l'engagement, du rapport avec la politique,
des possibilités et des limites de l'action culturelle. Votre
nom ne figure pas parmi ceux-là. Au moins jusqu'en 1970,
vous êtes absent du débat qui touchait alors d'autres
figures du monde intellectuel français ; comment avez-vous
vécu Mai 68 et qu'est-ce que ça a signifié
pour vous ?
- Pendant le mois de mai 1968, comme pendant la période
de la guerre d'Algérie, je n'étais pas en France ;
toujours un peu décalé, en marge. Quand je rentre
en France, c'est toujours avec un regard un peu étranger,
et ce que je dis n'est pas toujours facilement accueilli. Je me
souviens que Marcuse demanda, un jour, sur un ton de reproche, ce
que faisait Foucault au moment des barricades de mai. Eh bien, j'étais
en Tunisie. Et je dois ajouter que ce fut une expérience
importante.
J'ai eu de la chance dans ma vie : en Suède, j'ai vu un
pays socialdémocrate qui fonctionnait bien ; en Pologne,
une démocratie populaire qui fonctionnait mal. J'ai connu
de façon directe l'Allemagne fédérale au moment
de son expansion économique, au début des années
soixante. Et enfin, j'ai vécu dans un pays du tiers-monde,
en Tunisie, pendant deux ans et demi. Une expérience impressionnante
: un peu avant le mois de mai en France, il se produisit, là-bas,
des émeutes étudiantes très intenses. On était
en mars 1968 : grèves, interruptions des cours, arrestations
et grève générale des étudiants. La
police entra dans l'université, matraqua de nombreux étudiants,
blessa grièvement plusieurs d'entre eux et les jeta en prison.
Certains furent condamnés à huit, dix et même
quatorze ans de prison. Certains y sont toujours. Étant donné
ma position de professeur, étant français, j'étais,
d'une certaine façon, protégé vis-à-vis
des autorités locales, ce qui me permit de réaliser
facilement une série d'actions et, en même temps, de
saisir avec exactitude les réactions du gouvernement français
face à tout cela. J'ai eu une idée directe de ce qui
se passait dans les universités du monde.
J'ai été profondément impressionné
par ces filles et ces garçons qui s'exposaient à des
risques formidables en rédigeant un tract, en le distribuant
ou en appelant à la grève. Ce fut, pour moi, une véritable
expérience politique.
- Voulez-vous dire que vous avez fait une expérience politique
directe ?
- Oui. Depuis mon adhésion au P.C.F. en passant par tous
les faits qui avaient suivi au cours des années dont je vous
ai parlé, je n'avais gardé de l'expérience
politique qu'un peu de scepticisme très spéculatif.
Je ne le cache pas. Au moment de l'Algérie, je n'avais pas
pu non plus participer directement, et, si je l'avais fait, ce n'avait
pas été au péril de ma sécurité
personnelle. En Tunisie, en revanche, j'ai été amené
à apporter un soutien aux étudiants, à toucher
du doigt quelque chose de totalement différent de tout ce
ronronnement des institutions et des discours politiques en Europe.
Je pense, par exemple, à ce qu'était le marxisme,
à la façon dont il fonctionnait chez nous, quand nous
étions étudiants en 1950-1952 ; je pense à
ce qu'il représentait dans un pays comme la Pologne, où
il était devenu objet d'un total dégoût pour
la plupart des jeunes (indépendamment de leurs conditions
sociales), où on l'enseignait comme le catéchisme
; je me souviens aussi de ces discussions froides, académiques
sur le marxisme auxquelles j'avais participé en France au
début des années soixante. En Tunisie, au contraire,
tous se réclamaient du marxisme avec une violence et une
intensité radicales et avec un élan impressionnant.
Pour ces jeunes, le marxisme ne représentait pas seulement
une meilleure façon d'analyser la réalité,
mais il était, en même temps, une sorte d'énergie
morale, d'acte existentiel tout à fait remarquable. Je me
sentais envahi d'amertume et de déception lorsque je pensais
à l'écart qui existait entre la façon qu'avaient
les étudiants tunisiens d'être marxistes et ce que
je savais du fonctionnement du marxisme en Europe (France, Pologne
ou Union soviétique).
Voilà ce qu'a été la Tunisie pour moi : j'ai
dû entrer dans le débat politique. Ce ne fut pas Mai
68 en France, mais Mars 68, dans un pays du tiers monde.
- Vous accordez une grande importance au caractère d'acte
existentiel qui est lié à l'expérience politique.
Pourquoi ? Peut-être avez-vous l'impression que c'est l'unique
garantie d'authenticité et ne croyez-vous pas qu'il y eût,
pour les jeunes Tunisiens, un lien entre leur choix idéologique
et la détermination avec laquelle ils agissaient ?
- Qu'est-ce qui, dans le monde actuel, peut susciter chez un individu
l'envie, le goût, la capacité et la possibilité
d'un sacrifice absolu ? Sans qu'on puisse soupçonner en cela
la moindre ambition ou le moindre désir de pouvoir et de
profit ? C'est ce que j'ai vu en Tunisie, l'évidence de la
nécessité du mythe, d'une spiritualité, le
caractère intolérable de certaines situations produites
par le capitalisme, le colonialisme et le néocolonialisme.
Dans une lutte de ce genre, la question de l'engagement direct,
existentiel, physique dirais-je, était exigée. Quant
à la référence théorique de ces luttes
au marxisme, je crois que ce n'était pas essentiel. Je m'explique
: la formation marxiste des étudiants tunisiens n'était
pas très profonde, ni ne tendait à être approfondie.
Le véritable débat entre eux, sur les choix de tactique
et de stratégie, sur ce qu'ils devaient choisir, passait
par des interprétations différentes du marxisme, Il
s'agissait de tout à fait autre chose. Le rôle de l'idéologie
politique ou d'une perception politique du monde était sans
doute indispensable pour déclencher la lutte ; mais, d'un
autre côté, la précision de la théorie
et son caractère scientifique étaient des questions
tout à fait secondaires qui fonctionnaient davantage comme
un leurre que comme principe de conduite correct et juste.
- N'avez-vous pas trouvé aussi en France les signes de cette
participation vive et directe dont vous avez fait l'expérience
en Tunisie ? Quels rapports avez-vous établis entre les deux
expériences ? Comment avez-vous décidé, après
mai, d'entrer en contact avec les luttes estudiantines, en développant
un dialogue et une comparaison qui vous auraient amené à
prendre position, en diverses occasions, et à vous engager
directement dans des mouvements comme celui du Groupe d'information
sur les prisons, sur la condition des prisons, à côté
d'intellectuels comme Sartre, Jean-Marie Domenach et Maurice Clavel
?
- Quand je suis rentré en France en novembre-décembre
1968, je fut plutôt surpris, étonné et même
déçu eu égard à ce que j'avais vu en
Tunisie. Les luttes, quelle qu'ait été leur violence,
leur passion, n'avaient impliqué en aucun cas le même
prix, les mêmes sacrifices. Il n'y a pas de comparaison entre
les barricades du quartier Latin et le risque réel de faire,
comme en Tunisie, quinze ans de prison. On a parlé en France
d'hyper-marxisme, de déchaînement de théories,
d'anathèmes, de groupuscularisation. C'était exactement
le contre-pied, le revers, le contraire de ce qui m'avait passionné
en Tunisie. Cela explique peut-être la manière dont
j'ai essayé de prendre les choses à partir de ce moment-là,
en décalage par rapport à ces discussions indéfinies,
à cette hyper-marxisation, à cette discursivité
incoercible qui était le propre de la vie des universités
et en particulier celle de Vincennes, en 1969. J'ai essayé
de faire des choses qui impliquent un engagement personnel, physique
et réel, et qui poseraient les problèmes en termes
concrets, précis, définis à l'intérieur
d'une situation donnée.
Ce n'est qu'à partir de là que l'on pourrait proposer
des analyses qui seraient nécessaires. J'ai essayé,
en travaillant dans le G.I.P., sur le problème des détenus,
d'effectuer une expérience à fond. C'était
un peu, pour moi, l'occasion de reprendre à la fois ce qui
m'avait préoccupé dans des travaux comme l’Histoire
de la folie ou la Naissance de la clinique et ce que je venais d'expérimenter
en Tunisie.
- Quand vous réévoquez Mai 68, vous en parlez toujours
sur un ton qui entend sous-évaluer la portée de cet
événement, vous ne semblez en voir que le côté
grotesque, idéologisant. Bien qu'il soit juste d'en souligner
les limites et, notamment, celles de la formation de groupuscules,
je ne crois pas que l'on puisse sous-évaluer le phénomène
de ce mouvement de masse qui se manifesta dans presque toute l'Europe.
- Mai 1968 a eu une importance, sans aucun doute, exceptionnelle.
Il est certain que, sans Mai 68, je n'aurais jamais fait ce que
j'ai fait, à propos de la prison, de la délinquance,
de la sexualité. Dans le climat d'avant 1968, cela n'était
pas possible. Je n'ai pas voulu dire que Mai 68 n'avait eu aucune
importance pour moi, mais que certains des aspects les plus visibles
et les plus superficiels à la fin de 1968 et au début
de 1969 m'étaient complètement étrangers. Ce
qui était réellement en jeu, ce qui a réellement
fait changer les choses était de même nature en France
et en Tunisie. Seulement, en France, comme par une sorte de contresens
que Mai 68 faisait sur lui-même, il avait fini par être
recouvert par la formation de groupuscules, par la pulvérisation
du marxisme en petits corps de doctrine qui se jetaient mutuellement
l'anathème. Mais en fait, en profondeur, les choses avaient
changé de telle manière que je me suis senti plus
à l'aise que dans les années précédentes,
quand j'étais en France en 1962 ou en 1966. Les choses dont
je m'étais occupé commençaient à être
du domaine public. Des problèmes qui, par le passé,
n'avaient pas trouvé d'écho, si ce n'est dans l'antipsychiatrie
anglaise, devenaient d'actualité. Mais, pour aller plus loin,
pour approfondir le discours, il m'a d'abord fallu percer cette
croûte à la fois rigide et morcelée des groupuscules
et des discussions théoriques infinies. Il m'a semblé
qu'un nouveau type de rapports et de travail commun, différent
du passé, entre des intellectuels et des non-intellectuels,
était désormais possible.
- Mais sur quelles bases, avec quels discours et quels contenus
a-t-on établi un rapport, à partir du moment où
les langages ne communiquaient pas ?
- Il est vrai que je ne parlais pas le vocabulaire qui était
le plus en vogue. J'avais suivi d'autres voies. Et pourtant, il
y avait, en un certain sens, des points communs : on réussissait
à s'entendre sur le plan des préoccupations concrètes,
des problèmes réels. Voilà que tout un tas
de gens se passionnent dès qu'on parle des asiles, de la
folie, des prisons, de la ville, de la médecine, de la vie,
de la mort, de tous ces aspects très concrets de l'existence
et qui soulèvent tant de questions théoriques.
- Votre leçon inaugurale au Collège de France, qui
a été publiée par la suite sous le titre L'Ordre
du discours, date de 1970. Dans cet exposé universitaire,
en analysant les procédures d'exclusion qui contrôlent
le discours, vous commencez à établir, de façon
plus évidente, le rapport entre savoir et pouvoir. La question
de la domination exercée par le pouvoir sur la vérité,
donc de la volonté de vérité, marque une nouvelle
étape, importante, de votre pensée. Comment êtes-vous
arrivé à poser ce problème en ces termes, ou
plutôt à le localiser ? Et de quelle façon pensez-vous
que la thématique du pouvoir, telle que vous l'avez développée,
soit venue à la rencontre de la poussée du mouvement
des jeunes de 1968 ?
- De quoi s'est-il agi pour moi pendant toute ma vie jusque-là
? Que signifiait le profond malaise que j'avais ressenti dans la
société suédoise ? Et le malaise que j'avais
ressenti en Pologne ? Beaucoup de Polonais reconnaissaient pourtant
que les conditions de vie matérielle étaient meilleures
qu'en d'autres époques. Je m'interroge aussi sur ce que voulait
signifier cet élan de révolte radicale dont avaient
fait preuve les étudiants de Tunis.
Qu'est-ce qui était partout en question ? La manière
dont s'exerçait le pouvoir, pas seulement le pouvoir d'État,
mais celui qui s'exerce par d'autres institutions ou formes de contraintes,
une sorte d'oppression permanente dans la vie quotidienne. Ce que
l'on supportait mal, qui était sans cesse remis en question
et qui produisait ce type de malaise, et dont on n'avait pas parlé
depuis douze ans, c'était le pouvoir. Et non seulement le
pouvoir d'État, mais celui qui s'exerçait au sein
du corps social, à travers des canaux, des formes et des
institutions extrêmement différents. On n'acceptait
plus d'être gouverné au sens large de gouvernement.
Je ne parle pas de gouvernement de l'État au sens que le
terme a en droit public, mais à ces hommes qui orientent
notre vie quotidienne au moyen d'ordres, d'influences directes ou
indirectes comme, par exemple, celle des médias. En écrivant
l’Histoire de la folie, en travaillant sur la Naissance de
la clinique, je pensais faire une histoire généalogique
du savoir. Mais le vrai fil conducteur se trouvait dans ce problème
du pouvoir.
Au fond, je n'avais rien fait d'autre que de chercher à
retracer comment un certain nombre d'institutions, se mettant à
fonctionner au nom de la raison et de la normalité, avaient
exercé leur pouvoir sur des groupes d'individus, en relation
avec des comportements, des façons d'être, d'agir ou
de dire, constitués comme anomalie, folie, maladie, etc.
Au fond, je n'avais rien fait d'autre qu'une histoire du pouvoir.
Or qui ne s'accorde aujourd'hui pour dire qu'il s'est agi, en Mai
68, d'une rébellion contre toute une série de formes
de pouvoirs qui s'exerçaient avec une intensité particulière
sur certaines couches d'âge dans certains milieux sociaux
? De toutes ces expériences, les miennes comprises, émergeait
un mot, semblable à ceux qui sont écrits avec l'encre
sympathique, prêts à apparaître sur le papier
quand on met le bon réactif : le mot pouvoir.
- Depuis le début des années soixante-dix jusqu'à
aujourd'hui, votre discours sur le pouvoir et les relations de pouvoir
s'est précisé à travers des articles, des interviews,
des dialogues avec des étudiants, de jeunes militants gauchistes,
des intellectuels, une série de réflexions que vous
avez, par la suite, résumée dans quelques pages du
livre La Volonté de savoir. Je veux vous demander si nous
nous trouvons en présence d'un nouveau principe explicatif
du réel, comme beaucoup l'ont observé, ou s'il s'agit
de quelque chose d'autre.
- Il y a eu de grosses méprises, ou bien je me suis mal
expliqué. Je n'ai jamais prétendu que le pouvoir était
ce qui allait tout expliquer. Mon problème n'était
pas de remplacer une explication par l'économique par une
explication par le pouvoir. J'ai essayé de coordonner, de
systématiser ces différentes analyses que j'avais
faites à propos du pouvoir, sans leur enlever ce qu'elles
avaient d'empirique, c'est-à-dire, d'une certaine façon,
ce qu'elles avaient encore d'aveugle.
Le pouvoir, pour moi, est ce qui est à expliquer. Quand
je repense aux expériences que j'ai vécues dans les
sociétés contemporaines ou aux recherches historiques
que j'ai faites, je retrouve toujours la question du pouvoir. Une
question dont aucun système théorique -que ce soit
la philosophie de l'histoire, ou la théorie générale
de la société, ou même la théorie politique
-n'est capable de rendre compte, de ces faits de pouvoir, de ces
mécanismes de pouvoir, de ces relations de pouvoir qui sont
à l’oeuvre dans le problème de la folie, de
la médecine, de la prison, etc. C'est avec ce paquet de choses
empiriques et mal élucidées que sont les relations
de pouvoir que j'ai essayé de me battre, comme quelque chose
qui avait besoin d'être expliqué. Et non pas, certes,
comme un principe d'explication pour tout le reste. Mais je n'en
suis qu'au début de mon travail ; je ne l'ai évidemment
pas fini. C'est aussi pour cela que je ne comprends pas ce qui a
pu être dit sur le fait que, pour moi, le pouvoir était
une sorte de principe abstrait qui s'imposait comme tel et dont
je ne rendais, en définitive, pas compte.
Mais personne n'en a jamais rendu compte. J'avance pas à
pas, en examinant successivement des domaines différents
pour voir comment pourrait être élaborée une
conception générale des relations entre la constitution
d'un savoir et l'exercice du pouvoir. Je n'en suis qu'au tout début.
- L'une des observations que l'on pourrait faire sur la façon
dont vous affrontez le thème du pouvoir est la suivante :
l'extrême parcellisation ou localisation des questions finit
par empêcher le passage d'une dimension disons corporative,
dans l'analyse du pouvoir, à une vision d'ensemble dans laquelle
est inséré le problème particulier.
- C'est une question que l'on me pose souvent : vous soulevez des
problèmes localisés, mais vous ne prenez jamais position
par rapport à des choix d'ensemble.
Il est vrai que les problèmes que je pose portent toujours
sur des questions localisées et particulières. Ainsi
de la folie et des institutions psychiatriques ou encore des prisons.
Si nous voulons poser des problèmes de façon rigoureuse,
précise et apte à soulever des interrogations sérieuses,
ne faut-il pas aller les chercher justement dans leurs formes les
plus singulières et les plus concrètes ? Il me semble
qu'aucun des grands discours qu'on a pu tenir sur la société
soit assez convaincant pour qu'on puisse lui faire confiance. D'autre
part, si l'on veut vraiment bâtir quelque chose de neuf ou,
en tout cas, si l'on veut que les grands systèmes s'ouvrent
enfin à un certain nombre de problèmes réels,
il faut aller chercher les données et les questions là
où elles sont. Et puis je ne pense pas que l'intellectuel
puisse, à partir de ses seules recherches livresques, académiques
et érudites, poser les vraies questions concernant la société
dans laquelle il vit. Au contraire, l'une des premières formes
de collaboration avec les non-intellectuels est justement d'écouter
leurs problèmes, et de travailler avec eux à les formuler
: que disent les fous ? quelle est la vie dans un hôpital
psychiatrique ? quel est le travail d'un infirmier ? comment réagissent-ils
?
- Peut-être ne me suis-je pas bien expliqué. Je ne
discute pas de la nécessité de poser des problèmes
localisés, même de façon radicale, si besoin
est. De plus je suis sensible à ce que vous dites à
propos du travail intellectuel. Toutefois, il me semble qu'une certaine
façon d'affronter les problèmes, en les particularisant,
finit par supprimer la possibilité de les coordonner à
d'autres dans la vision générale d'une situation historique
et politique déterminée.
- Il est indispensable de localiser les problèmes pour des
raisons théoriques et politiques. Mais cela ne signifie pas
que ceux-ci ne soient pas des problèmes généraux.
Après tout, qu'y a-t-il de plus général dans
une société que la façon dont elle définit
son rapport avec la folie ? Dont elle se réfléchit
comme raisonnable ? Comment confère-t-elle du pouvoir à
la raison et à sa raison ? Comment constitue-t-elle sa rationalité
et comment la donne-t-elle comme la raison en général
? Comment, au nom de la raison, établit-elle le pouvoir des
hommes sur les choses ? Voilà tout de même l'un des
problèmes les plus généraux que l'on puisse
poser à une société, sur son fonctionnement
et sur son histoire. Ou encore, comment partage-t-on ce qui est
légal de ce qui ne l'est pas ? Le pouvoir qui est conféré
à la loi, les effets de partage que la loi va introduire
dans une société, les mécanismes de contrainte
qui supportent le fonctionnement de la loi sont d'autres questions
parmi les plus générales que l'on puisse poser à
une société. Il est vrai assurément que je
pose les problèmes en termes locaux, mais je crois que cela
me permet de faire apparaître des problèmes qui sont
au moins aussi généraux que ceux que l'on a l'habitude
de considérer statutairement comme tels. Après tout,
la domination de la raison n'est-elle pas aussi générale
que la domination de la bourgeoisie ?
- Quand je parlais de vision générale, je faisais
référence essentiellement à la dimension politique
d'un problème et à sa nécessaire articulation
à l'intérieur d'une action ou d'un programme plus
ample et en même temps lié à certaines contingences
historico-politiques.
- La généralité que j'essaie de faire apparaître
n'est pas du même type que les autres. Et quand on me reproche
de ne poser que des problèmes locaux, on confond le caractère
local de mes analyses pour faire apparaître des problèmes
et une certaine généralité que posent ordinairement
les historiens, les sociologues, les économistes, etc.
Les problèmes que je pose ne sont pas moins généraux
que ceux que posent habituellement les partis politiques ou les
grandes institutions théoriques qui définissent les
grands problèmes de société. Il n'est jamais
arrivé que les Partis communistes ou socialistes aient mis,
par exemple, à l'ordre du jour de leurs travaux, l'analyse
de ce qu'est le pouvoir de la raison sur la non-raison. Ce n'est
peut-être pas leur tâche. Mais, si ce n'est pas leur
problème, le leur n'est pas non plus forcément le
mien.
- Ce que vous dites est parfaitement acceptable. Mais il me semble
que vous confirmez une certaine fermeture ou indisponibilité
à ouvrir votre discours justement au niveau de la politique...
- Mais comment se fait-il que les grands appareils théorico-politiques
qui définissent les critères du consensus dans notre
société n'aient jamais réagi face aux problèmes
aussi généraux que je pose ? Quand j'ai soulevé
le problème de la folie, qui est un problème général
dans toute société, et particulièrement important
dans l'histoire de la nôtre, comment se fait-il que l'on ait
d'abord réagi par le silence, puis par la condamnation idéologique
? Quand, avec d'autres, j'ai essayé concrètement,
en travaillant aux côtés de ceux qui sortaient de prison,
en travaillant avec des agents de surveillance, les familles de
détenus, de poser le problème de la prison en France,
savez-vous comment a répliqué le P.C.F. ? L'un de
ses quotidiens locaux, de la banlieue parisienne, s'est demandé
pourquoi nous n'avions pas encore été mis en prison,
nous qui faisions ce travail, et quels pouvaient être nos
liens avec la police étant donné que celle-ci nous
tolérait.
Voilà pourquoi je dis : «Comment fait-on pour me reprocher
de ne pas poser de problèmes généraux, de ne
jamais prendre position par rapport aux grandes questions posées
par les partis politiques ?» En réalité, je
pose des problèmes généraux et on me couvre
d'anathèmes ; et puis, quand on s'aperçoit que l'anathème
n'a pas de prise, ou bien quand on reconnaît une certaine
importance aux problèmes soulevés, on m'accuse de
n'être pas en mesure de développer toute une série
de questions en termes, justement, généraux. Mais
je repousse ce type de généralité qui, d'ailleurs,
telle qu'elle est conçue, a comme effet premier, ou de me
condamner dans les problèmes que je pose, ou de m'exclure
du travail que je fais. C'est moi qui leur pose la question : pourquoi
refusez-vous les problèmes généraux que je
pose ?
- Je ne connais pas l'épisode que vous m'avez raconté
à propos de votre travail sur les problèmes de la
prison. De toute manière, je ne voulais pas me référer
à la question de vos rapports avec la politique française,
et, en particulier, avec celle du P.C.F. Je me posais une question
plus générale. Pour tout problème localisé
se présente toujours la nécessité de trouver
des solutions, même provisoires et transitoires, en des termes
politiques. D'où naît la nécessité de
déplacer la vision d'une analyse particulière à
l'examen des possibilités réelles, entre lesquelles
peut se développer un processus de changement et de transformation.
C'est dans cet équilibre entre situation localisée
et cadre général que se joue la fonction politique.
- C'est aussi une observation que l'on m'a souvent faite : «Vous
ne dites jamais quelles pourraient être les solutions concrètes
aux problèmes que vous posez ; vous ne faites pas de propositions.
Les partis politiques, en revanche, sont tenus à prendre
position devant telle ou telle situation ; vous, par votre attitude,
vous ne les aidez pas.» Je répondrai : pour des raisons
qui touchent essentiellement à mon choix politique, au sens
large du terme, je ne veux absolument pas jouer le rôle de
celui qui prescrit des solutions. Je considère que le rôle
de l'intellectuel aujourd'hui n'est pas de faire la loi, de proposer
des solutions, de prophétiser, car, dans cette fonction,
il ne peut que contribuer au fonctionnement d'une situation de pouvoir
déterminée qui doit, à mon avis, être
critiquée.
Je comprends pourquoi les partis politiques préfèrent
avoir des rapports avec des intellectuels qui offrent des solutions.
Ils peuvent
ainsi établir avec eux des rapports de semblable à
semblable ; l'intellectuel avance une proposition, le parti la critique,
ou en formule une autre. Je refuse le fonctionnement de l'intellectuel
comme l'alter ego, le double et en même temps l'alibi du parti
politique.
- Mais ne pensez-vous pas avoir, quoi qu'il en soit, un rôle
avec vos écrits, vos articles, vos essais, et quel est-il
?
- Mon rôle est de poser des questions effectivement, véritablement,
et de les poser avec la plus grande rigueur possible, avec le plus
de complexité et de difficulté de façon qu'une
solution ne naisse pas d'un seul coup, de la tête de quelque
intellectuel réformateur ou encore dans la tête du
bureau politique d'un parti. Les problèmes que j'essaie de
poser, ces choses si emmêlées que sont le crime, la
folie, le sexe, et qui touchent la vie quotidienne, ne peuvent être
facilement résolus. Il y faudra des années, des dizaines
d'années de travail, à réaliser à la
base avec les personnes directement concernées, en leur rendant
le droit à la parole, et de l'imagination politique. Peut-être,
alors, réussira-t-on à rénover une situation
qui, dans les termes où elle est posée aujourd'hui,
n'amène qu'à des impasses et à des blocages.
Je me garde bien de faire la loi. J'essaie plutôt de poser
des problèmes, de les faire travailler, de les montrer dans
une complexité telle qu'elle parvienne à faire taire
les prophètes et les législateurs, tous ceux qui parlent
pour les autres et en avant des autres. C'est alors que la complexité
du problème pourra apparaître dans son lien avec la
vie des gens ; et que, par conséquent, pourra apparaître
la légimité d'une élaboration commune à
travers des questions concrètes, des cas difficiles, des
mouvements de révolte, des réflexions, des témoignages.
Il s'agit d'élaborer petit à petit, d'introduire des
modifications susceptibles, sinon de trouver des solutions, du moins
de changer les données du problème.
C'est tout un travail social, à l'intérieur même
du corps de la société et sur elle-même, que
je voudrais faciliter. Je voudrais pouvoir participer moi-même
à ce travail sans déléguer de responsabilités
à aucun spécialiste, pas plus à moi qu'à
d'autres. Faire en sorte qu'au sein même de la société
les données du problème soient modifiées et
que les impasses se débloquent. En somme, en finir avec les
porte-parole.
- Je veux vous donner un exemple concret. Il y a deux ou trois
ans, l'opinion publique italienne a été secouée
par le cas d'un garçon qui avait tué son père,
mettant fin à une tragique histoire de coups et d'humiliations
qu'ils avaient reçus, lui et sa mère. Comment juger
l'homicide, perpétré par un mineur, qui, dans le cas
en question, se produisait à l'apogée d'une série
de violences inouïes infligées par le Père ?
Embarras de la magistrature, opinion publique fortement divisée,
discussions enflammées. Voilà un épisode où
il faut trouver la solution, bien sûr transitoire, à
un problème très délicat. Et voilà la
fonction décisive de l'équilibre et du choix politique.
L'enfant parricide a reçu une condamnation relativement légère
par rapport au code Pénal en vigueur ; et, bien sûr,
on en discute encore aujourd'hui. Ne faudrait-il pas prendre position
dans des situations de ce genre ?
- L'Italie m'avait demandé des déclarations à
propos de cette affaire. J'ai répondu que j'ignorais la situation.
Mais il s'est produit un fait semblable en France. Un jeune homme
de trente ans, après avoir tué son épouse,
avait sodomisé et achevé à coups de marteau
un enfant de douze ans. Or l'homicide avait passé plus de
quinze ans dans des institutions psychiatriques (de l'âge
de dix ans jusqu'à vingt-cinq ans, à peu près)
: la société, les psychiatres, les institutions médicales
l'avaient déclaré irresponsable en le mettant sous
tutelle et en le faisant vivre dans des conditions épouvantables.
Il en est sorti et a commis, au bout de deux ans, ce crime horrible.
Voilà quelqu'un qui, déclaré irresponsable
jusqu'à hier, devient tout à coup responsable. Mais
le plus étonnant dans cette affaire est que l 'homicide a
déclaré : «C'est vrai, je suis responsable ;
vous avez fait de moi un monstre, et par conséquent, puisque
je suis un monstre, coupez-moi la tête.» On l'a condamné
à la prison à perpétuité. Il s'est trouvé
que j'avais travaillé plusieurs années dans mon séminaire
du Collège de France sur le problème des expertises
psychiatriques ; l'un des avocats du meurtrier, qui avait travaillé
avec moi, m'a demandé d'intervenir dans la presse et de prendre
position sur ce cas. J'ai refusé, je n'étais pas à
l'aise pour faire cela. Quel sens cela aurait-il eu de se mettre
à prophétiser ou à faire le censeur ? J'ai
joué mon rôle politique en faisant apparaître
le problème dans toute sa complexité, en provoquant
des doutes, des incertitudes tels que maintenant aucun réformateur,
aucun président de syndicat de psychiatres ne se trouve capable
de dire : «Voilà ce qu'il faut faire.» Le problème
est maintenant posé dans des conditions telles que cela va
travailler pendant des années, créant un malaise.
Il en sortira des changements bien plus radicaux que si on me demandait
de travailler à la rédaction d'une loi qui réglementerait
la question des expertises psychiatriques.
Le problème est plus compliqué et plus profond. Il
a l'air d'une question technique, mais c'est tout le problème
non seulement des rapports entre médecine et justice, mais
aussi celui des rapports entre la loi et le savoir ; c'est-à-dire
de la façon dont un savoir scientifique peut fonctionner
à l'intérieur d'un système qui est celui de
la loi. Problème gigantesque, énorme. Je dis : qu'est-ce
que ça signifie d'en réduire la portée en assignant
à tel ou tel législateur -qu'il soit philosophe ou
homme politique -le soin de rédiger une nouvelle loi ? Ce
qui compte, c'est que ce conflit si difficile à surmonter,
entre la loi et le savoir, soit mis à l'épreuve, soit
agité au coeur de la société au point que celle-ci
définisse un autre rapport à la loi et au savoir.
- Je ne serais pas aussi optimiste sur ces possibles automatismes
que vous souhaitez et qui devraient amener à un rééquilibrage
entre la loi et le savoir par l'intermédiaire d'un mouvement
interne à la société civile...
- Je n'ai pas parlé de société civile. Je
considère que l'opposition théorique entre État
et société civile, sur laquelle travaille la théorie
politique depuis cent cinquante ans, n'est pas très féconde.
L'une des raisons qui me poussent à poser la question du
pouvoir en la saisissant en quelque sorte en son milieu, là
où il s'exerce, sans chercher ni ses formulations générales
ni ses fondements, est que je refuse l’opposition entre un
État qui serait détenteur du pouvoir et qui exercerait
sa souveraineté sur une société civile, laquelle,
en elle-même, ne serait pas dépositaire de semblables
processus de pouvoir. Mon hypothèse est que l'opposition
entre État et société civile n'est pas pertinente.
- Quoi qu'il en soit, ne vous semble-t-il pas qu'au fond, en éludant
d'une certaine façon la dimension politique, votre proposition
risque de représenter une sorte de diversion par rapport
aux enjeux contingents et complexes qui se posent dans la société,
mais qui ont un effet immédiat sur le plan des institutions
et des partis ?
- Vieux reproche groupusculaire : accuser ceux qui ne font pas
la même chose que vous de faire de la diversion. Les problèmes
dont je m'occupe sont des problèmes généraux.
Nous vivons dans une société où formation,
circulation et consommation du savoir sont une chose fondamentale.
Si l'accumulation du capital a été l'un des traits
fondamentaux de notre société, il n'en va pas autrement
pour l'accumulation du savoir. Or, l'exercice, la production, l'accumulation
du savoir ne peuvent être dissociés des mécanismes
du pouvoir avec lesquels ils entretiennent des relations complexes
qu'il faut analyser. Depuis le XVIe siècle, on a toujours
considéré que le développement des formes et
des contenus du savoir était l'une des plus grandes garanties
de libération pour l'humanité. C'est l'un des grands
postulats de notre civilisation qui s'est universalisé à
travers le monde entier. Or c'est un fait déjà constaté
par l'école de Francfort que la formation des grands systèmes
de savoir a eu aussi des effets et des fonctions d'asservissement
et de domination. Ce qui conduit à réviser entièrement
le postulat selon lequel le développement du savoir constitue
une garantie de libération. N'est-ce pas là un problème
général ?
Pensez-vous que poser ce type de problèmes soit faire diversion
par rapport à ceux que posent les partis politiques ? Sans
doute ne sont-ils pas directement assimilables au type de généralités
que formulent les partis politiques, qui n'acceptent au fond que
ces généralités codées qui peuvent entrer
dans un programme, qui soient facteurs d'agrégation pour
leurs clientèles, et puissent s'intégrer dans leur
tactique électorale. Mais on ne peut pas accepter que soient
qualifiés de marginaux, de locaux ou de faire diversion certains
problèmes simplement parce qu'ils ne rentrent pas dans le
filtre des généralités acceptées et
codifiées par les partis politiques.
- Quand vous affrontez la question du pouvoir, vous semblez le
faire sans vous reporter directement à la distinction entre
les effets par lesquels le pouvoir se manifeste à l'intérieur
des États et les différentes institutions. En ce sens,
quelqu'un a soutenu que le pouvoir, pour vous, n'aurait aucun visage,
serait omniprésent. Ainsi n'y aurait-il aucune différence
entre, disons, un régime totalitaire et un régime
démocratique ?
- Dans Surveiller et Punir, j'ai essayé de montrer comment
un certain type de pouvoir exercé sur les individus par l'intermédiaire
de l'éducation, par la formation de leur personnalité
était corrélatif, en Occident, de la naissance non
seulement d'une idéologie, mais aussi d'un régime
de type libéral. Dans d'autres systèmes politiques
et sociaux -la monarchie administrative ou la féodalité
-, semblable exercice du pouvoir sur les individus n'aurait pas
été possible. J'analyse toujours des phénomènes
bien précis et localisés : par exemple, la formation
des systèmes disciplinaires dans l'Europe du XVIIIe siècle.
Je ne le fais pas pour dire que la civilisation occidentale est
une civilisation disciplinaire dans tous ses aspects. Les systèmes
de discipline sont appliqués par certains vis-à-vis
d'autres. Je fais une différence entre gouvernants et gouvernés.
Je m'efforce d'expliquer pourquoi et comment ces systèmes
sont nés à telle époque, dans tel pays, pour
répondre à tels besoins. Je ne parle pas de sociétés
qui n'auraient ni géographie ni calendrier. Je ne vois vraiment
pas comment on pourrait m’objecter que je n'établis
pas de différences entre, par exemple, les régimes
totalitaires et ceux qui ne le sont pas. Au XVIIIe siècle,
il n'existait pas d'États totalitaires au sens moderne.
- Mais, si l'on voulait considérer votre recherche comme
une expérience de la modernité, quel enseignement
pourrait-on en tirer ? Car, par le fait que sont reproposées,
irrésolues les grandes questions du rapport entre savoir
et pouvoir, tant dans les sociétés démocratiques
que dans les sociétés totalitaires, en somme ne serait
établie aucune différence substantielle entre les
unes et les autres. Autrement dit, les mécanismes de pouvoir
que vous analysez sont identiques, ou presque, dans tout type de
société du monde moderne.
- Quand on me fait une objection de ce genre, je me souviens de
ces psychiatres qui, après avoir lu l’Histoire de la
folie qui traitait d'arguments relatifs au XVIIIe siècle,
dirent : «Foucault nous attaque.» Ce n'était
tout de même pas ma faute s'ils se reconnaissaient dans ce
que j'avais écrit. Cela prouve simplement qu'un certain nombre
de choses n'ont pas changé.
Quand j'ai rédigé le livre sur les prisons, je ne
faisais évidemment pas allusion aux prisons des démocraties
populaires ou de l'U.R.S.S. ; je traitais de la France du XVIIIe
siècle, très précisément entre 1760
et 1840. L'analyse s'arrête en 1840. Mais voilà qu'on
me dit : «Vous ne faites aucune différence entre un
régime totalitaire et un régime démocratique!»
Qu'est-ce qui vous fait penser cela ? Une telle réaction
prouve seulement que ce que je dis est considéré,
au fond, comme actuel. Vous pouvez le situer en U.R.S.S. ou dans
un pays occidental, peu importe, c'est votre affaire. Moi je m'efforce,
au contraire, de montrer combien il s'agit de problèmes historiquement
situés, dans une époque déterminée.
Cela dit, je pense que les techniques du pouvoir peuvent être
transposées, au cours de l'histoire, de l'armée à
l'école, etc. Leur histoire est relativement autonome par
rapport aux processus économiques qui se développent.
Pensez aux techniques employées dans les colonies d'esclaves
en Amérique latine et que l'on peut retrouver dans la France
ou dans l'Angleterre du XIXe siècle. Il existe donc une autonomie,
relative, non absolue, des techniques de pouvoir. Mais je n'ai jamais
soutenu qu'un mécanisme de pouvoir suffise à caractériser
une société.
Les camps de concentration ? On dit que c'est une invention anglaise
; mais cela ne signifie pas ni n'autorise à soutenir que
l'Angleterre ait été un pays totalitaire. S'il y a
un pays qui, dans l'histoire de l'Europe, n'a pas été
totalitaire, c'est bien l'Angleterre, mais elle a inventé
les camps de concentration qui ont été l'un des principaux
instruments des régimes totalitaires. Voilà l'exemple
d'une transposition d'une technique de pouvoir. Mais je n'ai jamais
dit ni n'envisage de penser que l'existence des camps de concentration,
dans les pays démocratiques comme dans les pays totalitaires,
puisse signifier qu'il n'y a pas de différences entre les
uns et les autres.
- Entendu. Mais pensez un moment à la fonctionnalité
politique, aux retombées de votre discours dans la formation
du sens commun. L'analyse rigoureuse, mais ainsi délimitée,
des technologies de pouvoir ne conduirait-elle pas à une
sorte d' «indifférentisme» par rapport aux valeurs,
aux grands choix des différents systèmes politiques
et sociaux contemporains ?
- Il y a une tendance qui consiste à absoudre un certain
régime politique de tout ce qu'il peut faire au nom des principes
dont il s'inspire. C'est la démocratie, ou plutôt un
certain libéralisme, qui s'est développé au
XIXe siècle, qui a mis au point des techniques extrêmement
coercitives, qui ont été, en un certain sens, le contrepoids
d'une liberté économique et sociale accordée
par ailleurs, On ne pouvait évidemment pas libérer
les individus sans les dresser. Je ne vois pas pourquoi ce serait
méconnaître la spécificité d'une démocratie
que de dire comment et pourquoi celle-ci a eu besoin de ces techniques.
Que ces techniques aient pu être récupérées
par des régimes de type totalitaire, qui les ont fait fonctionner
d'une certaine façon, est possible et ne conduit pas à
supprimer la différence entre les deux régimes. On
ne peut parler d'une différence de valeur si celle-ci ne
s'articule pas sur une différence analysable. Il ne s'agit
pas de dire : «Ceci est mieux que cela», si l'on ne
dit pas en quoi consiste ceci et en quoi cela.
En tant qu'intellectuel, je ne veux pas prophétiser ou faire
le moraliste, annoncer que les pays occidentaux sont meilleurs que
ceux de l'Est, etc. Les gens ont atteint l'âge de la majorité
politique et morale. Il leur revient de choisir individuellement
et collectivement. Il est important de dire comment fonctionne un
certain régime, en quoi il consiste et d'empêcher toute
une série de manipulations et de mystifications. Mais le
choix, ce sont les gens qui doivent le faire.
- Il Y a deux ou trois ans, la mode des nouveaux philosophes s'est
diffusée en France : un courant culturel dont, en bref, nous
pourrions dire qu'il se situait sur une ligne de refus de la politique.
Quels ont été votre attitude et votre jugement à
leur égard ?
- Je ne sais pas ce que disent les nouveaux philosophes. Je n'ai
pas lu grand-chose d'eux. On leur attribue la thèse selon
laquelle il n'y aurait pas de différence : le maître
serait toujours le maître, et, quoi qu'il arrive, nous serions
pris au piège. Je ne sais pas si c'est vraiment leur thèse.
En tout cas, ce n'est absolument pas la mienne. J'essaie de mener
les analyses les plus précises et les plus différentielles
pour indiquer comment les choses changent, se transforment, se déplacent.
Quand j'étudie les mécanismes de pouvoir, j'essaie
d'étudier leur spécificité ; rien ne m'est
plus étranger que l'idée d'un maître qui vous
impose sa propre loi. Je n'admets ni la notion de maîtrise
ni l'universalité de la loi. Au contraire, je m'attache à
saisir des mécanismes d'exercice effectif de pouvoir ; et
je le fais parce que ceux qui sont insérés dans ces
relations de pouvoir, qui y sont impliqués peuvent, dans
leurs actions, dans leur résistance et leur rébellion,
leur échapper, les transformer, bref, ne plus être
soumis. Et si je ne dis pas ce qu'il faut faire, ce n'est pas parce
que je crois qu'il n'y a rien à faire. Bien au contraire,
je pense qu'il y a mille choses à faire, à inventer,
à forger par ceux qui, reconnaissant les relations de pouvoir
dans lesquelles ils sont impliqués, ont décidé
de leur résister ou de leur échapper. De ce point
de vue, toute ma recherche repose sur un postulat d'optimisme absolu.
Je n'effectue pas mes analyses pour dire : voilà comment
sont les choses, vous êtes piégés. Je ne dis
ces choses que dans la mesure où je considère que
cela permet de les transformer. Tout ce que je fais, je le fais
pour que cela serve.
- À présent je voudrais vous rappeler le contenu
d'une lettre que vous avez envoyée à L'Unità
le 1er décembre 1978 * ; vous y exprimiez, notamment, votre
disponibilité pour une rencontre et pour une discussion avec
les intellectuels communistes italiens, à propos de tout
un ensemble d'arguments. Je vous les cite : «Fonctionnement
des États capitalistes et des États socialistes, les
types de sociétés propres à ces différents
pays, le résultat des mouvements révolutionnaires
dans le monde, l'organisation de la stratégie des partis
dans l'Europe occidentale, le développement, un peu partout,
des appareils de répression, des institutions de sécurité,
la difficile liaison entre les luttes locales et les enjeux généraux...»
Une telle discussion ne devrait pas être polémique
ni destinée à éloigner camps et interlocuteurs,
mettant en lumière les différences qui les séparent
et donc les dimensions de la recherche. Je voudrais vous demander
quel est le sens, si vous pouvez le préciser, de ce que vous
proposez.
* Voir supra no 254.
- Il s'agissait de thèmes proposés comme base d'une
discussion possible. Il me semble en effet qu'à travers la
crise économique actuelle et les grandes oppositions et conflits
qui se dessinent entre nations riches et pauvres (entre pays industrialisés
et non industrialisés), on peut voir la naissance d'une crise
de gouvernement. Par gouvernement, j'entends l'ensemble des institutions
et pratiques à travers lesquelles on guide les hommes depuis
l'administration jusqu'à l'éducation. C'est cet ensemble
de procédures, de techniques, de méthodes qui garantissent
le guidage des hommes les uns par les autres qui me semble, aujourd'hui,
en crise, autant dans le monde occidental que dans le monde socialiste.
Là aussi, les gens
ressentent de plus en plus de malaise, de difficultés, d'intolérance
pour la façon dont on les guide. Il s'agit d'un phénomène
qui s'exprime dans des formes de résistance, parfois de révolte
à l'égard de questions qui concernent aussi bien le
quotidien que des grandes décisions comme l'implantation
d'une industrie atomique ou le fait de placer les gens dans tel
ou tel bloc économico-politique dans lequel ils ne se reconnaissent
pas. Je crois que, dans l'histoire de l'Occident, on peut trouver
une période qui ressemble à la nôtre, même
si évidemment les choses ne se répètent jamais
deux fois, même pas les tragédies en forme de comédie
: la fin du Moyen Âge. Du XVe au XVIe siècle, on a
observé toute une réorganisation du gouvernement des
hommes, cette ébullition qui a amené le protestantisme,
la formation des grands États nationaux, la constitution
des monarchies autoritaires, la distribution des territoires sous
l'autorité d'administrations, la Contre-Réforme, le
nouveau mode de présence de l'Église catholique dans
le monde. Tout cela a été une sorte de grand réaménagement
de la manière dont on a gouverné les hommes tant dans
leurs rapports individuels que sociaux, politiques. Il me semble
que nous sommes à nouveau dans une crise de gouvernement.
L'ensemble des procédés par lesquels les hommes se
dirigent les uns les autres sont remis en question non pas, évidemment,
par ceux qui dirigent, qui gouvernent, même s'ils ne peuvent
pas ne pas prendre acre des difficultés. Nous sommes peut-être
au début d'une grande crise de réévaluation
du problème du gouvernement.
- Dans ce type de recherche, avez-vous observé, «les
instruments d'analyse sont incertains quand ils ne sont pas absents».
Et les points de départ à partir desquels peuvent
être effectuées certaines analyses et déterminés
des orientations et des jugements sont tout à fait différents.
D'autre part, vous souhaitez une confrontation qui dépasserait
les polémiques.
- J'ai été l'objet d'attaques parfois violentes de
la part d'intellectuels communistes français et italiens.
Comme je ne parle pas italien et que je saisis mal le sens de leurs
critiques, je ne leur ai jamais répondu. Mais vu qu'aujourd'hui
ils manifestent la volonté d'abandonner certaines méthodes
staliniennes dans les discussions théoriques, je voudrais
leur proposer d'abandonner ce jeu où l'un dit quelque chose
que l'autre dénoncera comme idéologue de la bourgeoisie,
ennemi de classe, pour entamer un débat sérieux. Si
l'on reconnaît, par exemple, que ce que je dis de la crise
de la gouvernementalité constitue un problème important,
pourquoi ne partirait-on pas de là pour lancer un débat
approfondi ? De plus, je crois que les communistes italiens plus
que les communistes français sont enclins à accueillir
toute une série de problèmes liés, par exemple,
à la médecine, à la gestion locale des problèmes
économiques et sociaux, problèmes concrets qui posent
le problème plus général du rapport entre législation
et normalisation, la loi et la norme, la justice et la médecine
dans les sociétés contemporaines. Pourquoi ne pas
en parler ensemble ?
- Mais toujours à propos de polémique, vous avez
précisé également que vous n'aimez pas et n'acceptez
pas ce type de discussions «qui miment la guerre et parodient
la justice». Pouvez-vous mieux m'expliquer ce que vous vouliez
dire ?
- Les discussions sur des sujets politiques sont parasitées
par le modèle de la guerre : on identifie celui qui a des
idées différentes comme un ennemi de classe, contre
lequel il faudrait se battre jusqu'à la victoire. Ce grand
thème de la lutte idéologique me fait quelque peu
sourire étant donné que les liens théoriques
de chacun, quand on les regarde dans leur histoire, sont plutôt
confus et fluctuants et n'ont pas la netteté d'une frontière
hors de laquelle on chasserait l'ennemi. Cette lutte que l'on essaie
de mener contre l'ennemi n'est-elle pas, au fond, une façon
de donner un peu de sérieux à de petites disputes
sans grande importance ? Les intellectuels n'espèrent-ils
pas, par la lutte idéologique, se donner un poids politique
supérieur à celui qu'ils ont en réalité
? Est-ce que le sérieux ne serait pas plutôt de faire
des recherches les uns à côté des autres, un
peu en divergence ? À force de dire : «Je me bats contre
un ennemi», le jour où l'on se trouvera dans une situation
de guerre réelle, ce qui peut toujours se produire, face
à lui, est-ce qu'on ne va pas le traiter comme tel ? Suivre
cette route conduit tout droit à l'oppression : elle est
dangereuse. Je vois bien qu'un intellectuel peut désirer
être pris au sérieux par un parti ou dans une société,
en mimant la guerre contre un adversaire idéologique. Mais
cela me paraît dangereux. Il vaudrait mieux considérer
que ceux avec lesquels on est en désaccord se sont trompés
ou que l'on n'a soi-même pas compris ce qu'ils voulaient faire.
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