«Foucault Examines Reason in Service of State Power»
(«Foucault étudie la raison d'État» ;
entretien avec M. Dillon ; trad. F. Durand-Bogaert), The Three Penny
Review, 1re année no 1, hiver-printemps 1980, pp. 4-5. (Version
modifiée de l'entretien publié dans Camper Report
; voir supra n 272.)
Dits Ecrits IV texte n°280
Au cours d'un entretien sur le campus, il déclara :
- Depuis 1964, l'Université française subit une crise
profonde, une crise à la fois politique et culturelle. Deux
mouvements se sont dessinés : un mouvement animé par
les étudiants pour se débarrasser du cadre de la vie
strictement universitaire, qui s'identifiait aussi à d'autres
mouvements, tels que le mouvement féministe ou le mouvement
en faveur des droits des homosexuels. Le second mouvement s'est
produit parmi les enseignants hors de l'Université. Il y
a eu parmi eux une tentative pour exprimer leurs idées dans
d'autres lieux, écrire des livres, parler à la radio
ou à la télévision.
L’affirmation d’une identité a été
la grande question politique des étudiants depuis les années
soixante. Je considère que, depuis les années soixante,
subjectivité, identité, individualité constituent
un problème politique majeur. Il est dangereux, selon moi,
de considérer l’identité et la subjectivité
comme des composantes profondes et naturelles, qui ne seraient pas
déterminées par des facteurs politiques et sociaux.
Nous devons nous libérer du type de subjectivité dont
traitent les psychanalystes. Nous sommes prisonniers de certaines
conceptions de nous-même et de notre conduite. Nous devons
changer notre subjectivité, notre relation à nous-même.
- Vous avez dit dans votre conférence que l'État
moderne manipule la vie des individus.
- Oui, il y a un paradoxe dans l'histoire de l'État moderne.
C'est au moment même où l'État a commencé
à se préoccuper de la santé physique et mentale
de chaque individu qu'il a commencé à pratiquer ses
plus grands massacres. Le premier grand livre consacré à
la santé publique, en France, a été écrit
en 1784, cinq ans avant la Révolution et dix ans avant les
guerres napoléoniennes. Ce jeu entre la vie et la mort est
l'un des principaux paradoxes de l'État moderne.
- La situation est-elle différente dans les pays socialistes
ou communistes par exemple ?
- En Union soviétique ou en Chine, le contrôle exercé
sur la vie individuelle est très fort. Rien apparemment,
dans la vie de l'individu, ne laisse le gouvernement indifférent.
Les Soviétiques ont massacré seize millions de gens
pour édifier le socialisme. Mais massacre de masses et contrôle
de l'individu sont deux caractéristiques profondes des sociétés
modernes.
- Le thème du contrôle de l'individu n'est pas nouveau.
- Les problèmes dont je traite dans mes livres ne sont pas
des problèmes nouveaux. Je ne les ai pas inventés.
Une chose m'a frappé dans les comptes rendus qui ont été
faits de mes livres aux États-Unis, en particulier dans ce
qu'on a écrit sur le livre que j'ai consacré aux prisons.
On a dit que j'essayais de faire la même chose qu'Erving Goffman
dans son ouvrage sur les asiles *, la même chose mais en moins
bien. Je ne suis pas un chercheur en sciences sociales. Mon problème
est de montrer et d'analyser comment un type de techniques de pouvoir
dans des institutions comme les asiles, les prisons est lié
à des structures politiques et sociales. Je m'intéresse
à la rationalisation de la gestion de l'individu. Mon travail
n'a pas pour but une histoire des institutions ou une histoire des
idées, mais l'histoire de cette rationalisation telle qu'elle
opère dans les institutions et dans la conduite des gens.
* Goffman (E.), Asylums, New York, Doubleday, 1961 (Asiler, Études
sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Éd.
de Minuit, 1968).
Ce qu'il y a de plus dangereux dans la violence, c'est sa rationalité.
Bien sûr, la violence est en elle-même terrible. Mais
la violence trouve son ancrage le plus profond dans la forme de
rationalité que
nous utilisons. On a prétendu que, si nous vivions dans
un monde de raison, nous serions débarrassés de la
violence. C'est tout à fait faux. Entre la violence et la
rationalité, il n'y a pas d'incompatibilité. Mon problème
n'est pas de faire le procès de la raison, mais de déterminer
la nature de cette rationalité qui est si compatible avec
la violence. Je ne combats pas la raison.
- Vous dites que vous n'êtes pas un scientifique. Certains
prétendent que vous êtes un artiste. Lorsqu'un étudiant
est venu vous voir sur le campus avec un exemplaire de Surveiller
et Punir pour une dédicace, vous avez répondu : «Non,
seuls les artistes devraient signer leurs oeuvres. Et je ne suis
pas un artiste.»
- Lorsqu'un livre est une oeuvre d'art, c'est quelque chose d'important.
Mais pour moi compte le fait de changer ne serait-ce qu'une petite
parcelle de la réalité. Et les idées des gens
font partie de leur réalité. Je ne suis pas un artiste
et je ne suis pas un scientifique. Je suis quelqu'un qui essaie
de traiter la réalité à travers des choses
qui sont toujours - ou du moins souvent - pensées comme éloignées
de la réalité.
- Vous avez travaillé et enseigné en Suède,
en Pologne, en Allemagne et en Tunisie. Avoir travaillé dans
ces pays a-t-il eu sur vous une influence ?
- Le temps que j'ai passé en Suède, en Pologne et
en Allemagne, pays aux sociétés proches de la mienne
et pourtant différentes, a été très
important. Ces sociétés me semblaient une exagération
ou une exacerbation de la mienne. Entre 1955 et 1960, la Suède
était, sur le plan du bien-être social et politique,
très en avance sur la France. Et un certain nombre de tendances
qui, en France, n'étaient pas encore perceptibles, me sont
apparues là-bas, tendances auxquelles les Suédois
eux-mêmes pouvaient rester aveugles. J'avais un pied dix ans
en arrière et l'autre dix ans en avant.
De la même façon, j'ai vécu en Pologne pendant
une année. D'un point de vue psychologique et culturel, il
existe un lien profond entre la Pologne et la France, mais les Polonais
vivent dans un système socialiste. La contradiction interne
à ce pays m'est apparue très clairement.
Les choses auraient été différentes si j'avais
vécu en Union soviétique. Là-bas, sous l'effet
d'un système politique qui se maintient depuis plus de cinquante
ans, la conduite des gens est probablement bien davantage modelée
par le gouvernement.
- Lorsque vous dites que la conduite des gens est modelée,
doit-on comprendre que c'est là un phénomène
inévitable ?
- Dans les sociétés humaines, il n'y a pas de pouvoir
politique sans domination. Mais personne ne veut être commandé
même si les exemples sont nombreux de situations dans lesquelles
les gens acceptent la domination. Si nous examinons, d'un point
de vue historique, la plupart des sociétés que nous
connaissons, nous constatons que la structure politique est instable.
Je ne parle pas des sociétés non historiques, des
sociétés primitives. Leur histoire ne ressemble en
rien à la nôtre. Mais toutes les sociétés
qui appartiennent à notre tradition ont connu instabilité
et révolution.
- Votre thèse concernant le pouvoir pastoral se fonde sur
l'idée, développée dans l'Ancien Testament,
d'un Dieu qui surveille et protège un peuple qui obéit.
Mais que faites-vous de l'époque où les Israélites
n'obéissaient pas ?
- Le fait que le troupeau ne suive pas le berger est assez normal.
Le problème est de savoir comment les gens font l'expérience
de leur relation à Dieu. Dans l'Ancien Testament, la relation
des juifs à Dieu se traduit par la métaphore du Dieu-berger.
Dans la cité grecque, le rapport des individus à la
divinité ressemble plutôt au rapport qui existe entre
le capitaine d'un navire et ses passagers.
- Nombre de vos hypothèses sont controversées, mais
il y a quelque chose de très convaincant dans votre démarche
et dans vos convictions.
- Je ne suis pas véritablement historien. Et je ne suis
pas romancier. Je pratique une sorte de fiction historique. D'une
certaine manière, je sais très bien que ce que je
dis n’est pas vrai. Un historien pourrait très bien
dire de ce que j'ai écrit : «Ce n'est pas la vérité.»
Pour dire les choses autrement : j'ai beaucoup écrit sur
la folie, au début des années soixante, j'ai fait
une histoire de la naissance de la psychiatrie. Je sais très
bien que ce que j'ai fait est, d'un point de vue historique, partial,
exagéré. Peut-être que j'ai ignoré certains
éléments qui me contrediraient. Mais mon livre a eu
un effet sur la manière dont les gens perçoivent la
folie. Et donc mon livre et la thèse que j'y développe
ont une vérité dans la réalité d'aujourd'hui.
J'essaie de provoquer une interférence entre notre réalité
et ce que nous savons de notre histoire passée. Si je réussis,
cette interférence produira de réels effets sur notre
histoire présente. Mon espoir est que mes livres prennent
leur vérité une fois écrits et non avant.
Comme je ne m'exprime pas très bien en anglais, de ce que
je vous dis ici les gens vont conclure : «Vous voyez, il ment.»
Mais permettez-moi de formuler cette idée autrement. J'ai
écrit un livre sur les prisons. J'ai essayé de mettre
en évidence certaines tendances dans l'histoire des prisons.
«Une seule tendance», pourrait-on me reprocher. «Alors,
ce que vous dites n'est pas tout à fait vrai.» Mais,
il y a deux ans, en France, il y a eu de l'agitation dans plusieurs
prisons, les détenus se sont révoltés. Dans
deux de ces prisons, les prisonniers lisaient mon livre. Depuis
leur cellule, certains détenus criaient le texte de mon livre
à leurs camarades. Je sais que ce que je vais dire est prétentieux,
mais c'est une preuve de vérité, de vérité
politique, tangible, une vérité qui a commencé
une fois le livre écrit.
J'espère que la vérité de mes livres est dans
l'avenir.
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