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«Enquête sur les prisons brisons les barreaux du silence»
(entretien de C. Angeli avec M. Foucault et P Vidal-Naquet), Politique-Hebdo,
no 24, 18 mars 1971, pp. 4-6.
Dits Ecrits tome II texte n°88
- On a déjà beaucoup écrit sur les prisons
en général, sur les conditions de vie des prisonniers.
Il y a eu quelques films aussi, et trop de gens croient savoir ce
qui se passe derrière les barreaux... Cela peut rendre votre
travail difficile ?
- Non. Il faut bien comprendre qui nous sommes. Nous ne jouons
pas à la commission d'enquête, ce n'est pas notre rôle.
Un groupe d'information qui cherche, provoque, répartit des
informations, qui repère des cibles pour une action possible,
voilà ce que nous voulons être.
L'idée est récente. Vous vous souvenez de la seconde
grève de la faim des prisonniers politiques, en février
? On a alors entendu dire : «Les voilà bien, ces jeunes
bourgeois, ces gauchistes ! Ils veulent être traités
à part, ils réclament le régime spécial
!» Eh bien, en général, ça n'a pas pris.
Ni dans l'opinion - la presse a mis bien du temps à réagir,
mais enfin... - ni surtout auprès des familles des droits-communs.
Cela, nous le constatons encore aujourd'hui.
Quand les politiques, qui revendiquaient le régime spécial,
ont dit : «Il faut mettre en question le régime pénitentiaire
dans son ensemble, le fonctionnement de la prison, etc.»,
l'écho a été finalement très fort. Chez
les droits-communs, et même dans la presse. On a soudain compris
que le régime des prisons était intolérable.
- Et à votre niveau, quel a été l'écho
?
- Pour tenir une première réunion, nous avons téléphoné
à un magistrat : il en est venu plusieurs. On a téléphoné
à un aumônier des prisons : il en est venu plusieurs.
On a téléphoné à un médecin psychologue,
même chose. Un véritable feu de bruyère. À
vrai dire, on a été surpris. Très surpris même.
Ensuite, il fallait se faire connaître. Quelques journaux,
dont Politique-Hebdo, ont annoncé notre existence, et nous
avons commencé à recevoir des lettres. Des lettres
de médecins, de détenus, de leurs parents ; des lettres
d'avocats, de visiteurs de prison... Les gens se mettaient à
notre disposition, nous demandaient ce qu'il fallait faire, envoyaient
un peu d'argent.
Maintenant, au bout de cinq semaines de travail, on ne reçoit
plus seulement des lettres individuelles : des comités lycéens,
des groupes d'étudiants, des comités du Secours rouge
nous écrivent...
Cela va très vite. Étonnant, même pour ceux
qui, comme nous, croyaient beaucoup à la nécessité
de cette enquête. Vous voyez, ce n'est pas nous qui la menons,
mais déjà des centaines de personnes... Il fallait
un stimulant. Désormais nous sommes un relais pour les groupes
qui se constituent en province et à Paris.
- Au terme de l'enquête, qu'allez-vous faire, publier un
livre de témoignages ?
- Peut-être, mais la question n'est pas là. Nous n'avons
pas la prétention de faire prendre conscience, aux détenus
et à leurs familles, des conditions qui leur sont faites.
Cette conscience, il y a longtemps qu'ils la possèdent, mais
elle n'a pas les moyens de s'exprimer. La connaissance, les réactions,
les indignations, les réflexions sur la situation pénitentiaire,
tout cela existe, au niveau des individus, mais n'apparaît
pas encore. Il faut désormais que l'information circule,
de bouche à oreille, de groupe en groupe. La méthode
peut surprendre, mais c'est encore la meilleure. Il faut que l'information
rebondisse ; il faut transformer l'expérience individuelle
en savoir collectif. C'est-à-dire en savoir politique.
Un exemple : tous les samedis, nous allons à la porte de
la Santé où les familles des détenus font la
queue dans l'attente de l'heure des visites. On leur distribue notre
questionnaire. La première semaine, l'accueil est très
froid. La deuxième, les gens se méfient encore. La
troisième, quelqu'un nous dit : «Tout ça, c'est
du bavardage. Il y a longtemps que cela aurait dû être
fait.» Et, brusquement, cette femme raconte tout. Elle explose
de colère, parle des visites, de l'argent qu'elle donne au
détenu, des riches qui ne sont pas en prison, de la saleté.
Et tout le monde aperçoit bien les flics en civil qui laissent
traîner leurs longues oreilles...
Le quatrième samedi, c'est encore plus extraordinaire. Dans
la queue, les gens discutent, avant même notre arrivée,
de notre questionnaire, du scandale des prisons... Ce jour-là,
au lieu de les faire attendre jusqu'à 13 h 30 dans la rue,
comme d'habitude, on a ouvert les portes de la Santé trois
quarts d'heure plus tôt...
- Comment allez-vous utiliser les réponses à vos
questionnaires ?
- Dans un tract que nous allons distribuer, à
la porte de la Santé, aux familles des détenus. Et
nous l'envoyons aussi à nos correspondants de province qui
demandent de l'information en leur disant : «Faites de même
et collectez vous-même l'information.»
Vous voyez, nous voulons qu'il n'y ait pas trop de différence
entre les enquêteurs et les enquêtés. L'idéal
serait pour nous que les familles communiquent avec les prisonniers.
Que les prisonniers communiquent entre eux. Que les prisonniers
communiquent avec l'opinion. C'est-à-dire casser le ghetto.
Qu'ils définissent eux-mêmes leurs revendications,
qu'ils définissent aussi les actions nécessaires.
- Vous ne faites naturellement aucune différence entre les
détenus politiques et les droits-communs ?
- Aucune, bien sûr. Si l'origine de tout est venue des politiques,
c'est que l'autorité -le gouvernement et son ministre de
la Justice - fait une faute (de son point de vue) en mêlant
les deux catégories de prisonniers.
Les politiques ont, eux, des moyens que les droits-communs n'ont
pas. Des moyens de s'exprimer. Des connaissances, des relations
sociales, des contacts extérieurs qui permettent de faire
savoir ce qu'ils disent, ce qu'ils font, et surtout le support politique
qui fait rebondir leur action. Quelques dizaines de droits-communs
n'auraient pu, comme les politiques, réagir ensemble, écrire
et faire connaître leurs revendications à l'extérieur.
- Avec les actions que vous engagez, leur isolement va certainement
diminuer ?
- C'est ce que nous voulons. L'institution prison, c'est pour beaucoup
un iceberg. La partie apparente, c'est la justification : «Il
faut des prisons parce qu'il y a des criminels.» La partie
cachée, c'est le plus important, le plus redoutable : la
prison est un instrument de répression sociale.
Les grands délinquants, les grands criminels ne représentent
pas 5 % de l'ensemble des prisonniers. Le reste, c'est la délinquance
moyenne et petite. Pour l'essentiel, des gens des classes pauvres.
Voici deux chiffres qui donnent beaucoup à réfléchir
: 40 % des prisonniers sont des prévenus dont l'affaire n'est
pas encore jugée, environ 16 % sont des immigrés.
La plupart des gens ignorent cela, car on justifie toujours l'existence
des prisons par l'existence des grands criminels.
- Voilà pour la théorie. Mais, dans la vie quotidienne,
comment les prisonniers réagissent-ils ? Et leurs familles
?
- Le questionnaire ne s'intéresse qu'aux conditions de vie.
Les détenus parlent de leur travail, des visites, de l'entassement
dans les cellules, des livres qu'on leur refuse, de la faim, du
froid aussi.
Cet hiver, à Nantes, les couvertures sur les lits étaient
toutes givrées le matin. À Draguignan, la température
était toujours au-dessous de zéro dans certaines cellules.
À Clairvaux, cinquante-huit cages à poules (cellules
entièrement garnies de barreaux) ne sont jamais chauffées.
À Loos, durant l'hiver 1969, le chauffage est resté
en panne durant un mois. À cela s'ajoutaient les brimades
les plus ignobles. On interdisait aux détenus de s'étendre
sous les couvertures durant la journée. Le directeur disait
: «Vous voulez vous réchauffer ? Vous n'avez qu'à
courir dans vos cellules !», ou : «Vous n'aviez qu'à
ne pas venir ici !»
Beaucoup de détenus disent pourtant : «Les conditions
matérielles en prison, ce n'est pas le pire.» Et nous
avons ainsi découvert toute une série de répressions
plus mal supportées encore que l'entassement, l'ennui ou
la faim.
La plus importante, peut-être, c'est l'absence de tout droit
réel. La justice envoie un homme en prison, et cet homme
ne peut défendre ses droits devant elle. Il est totalement
désarmé. La longueur de la détention préventive
et les conditions de vie, tout dépend de la justice. Or,
quand il écrit au procureur pour se plaindre, sa lettre peut
être interceptée ou réécrite en partie
par le greffe. Parfois même, on l'enverra au mitard afin qu'il
cesse de se plaindre. Les juges savent bien que l'administration
pénitentiaire fait écran entre eux et les détenus.
C'est même là l'une des fonctions de la prison que
les juges apprécient beaucoup.
Un autre exemple de droit refusé : un prisonnier s'est inscrit
aux travaux dirigés par correspondance de la faculté
des lettres. Il écrit au directeur de sa prison : «Depuis
quelque temps, lorsque mes devoirs me reviennent corrigés,
j'ai le grand déplaisir de voir, en plein milieu des annotations
du professeur, le cachet de la censure. Je crois savoir qu'il ne
s'agit pas là de vos instructions, puisque cette mesure n'est
pas généralisée. Il est évident que
l'apposition de ce cachet gâche mon travail et me prive de
la documentation que ces devoirs annotés représentent
pour moi et que je ne peux conserver de telles traces dans les documents
que je tiens à garder.»
Dans la marge, on a écrit : «La censure fait son travail.»
Voici une autre lettre de prisonnier. Celui-ci écrit au directeur
:
«Je vous serai obligé de bien vouloir m'autoriser
à faire venir de l'extérieur divers livres de cours
- mathématiques et mécanique.» Dans la marge,
on a écrit : «Non, c'est l'un ou l'autre.»
Autre cas fréquent. Un condamné, à trois ans
de prison, par exemple, a souvent le droit - cela dépend du
caractère du délit -de demander sa mise en liberté
conditionnelle après dix-huit mois de détention. Or
tout dépend du nombre de punitions et de l'avis du juge de
l'application des peines. Les punitions sont distribuées
par le prétoire - c'est-à-dire par un comité
qui comprend le directeur, les sous-directeurs et un surveillant-chef.
Un gardien se plaint et une punition tombe. Quelques punitions arbitraires
suffisent pour se voir refuser la mise en liberté conditionnelle.
Un détenu nous a écrit : «Le prisonnier est
l'objet d'une agression sociale perpétuelle.» Comme
il ne s'agit pas d'un politique, le ton pourrait surprendre -mais
ce serait dommage, car cette remarque est terriblement vraie.
- Qu'y a-t-il de plus intolérable en prison ?
- Beaucoup de choses. La répression sexuelle, par exemple.
Les prisonniers évitent parfois d'en parler. Mais certains
le font. L'un d'eux dit : «Au parloir, le maton regarde si
ma femme reste correctement habillée.» C'est courant,
semble-t-il. Des prisonniers se masturbent au parloir après
avoir demandé à leur femme de montrer un sein, et
cette situation - avec l'intervention toujours possible du gardien
- est toujours mal supportée.
Mal supporté encore, le manque d'argent. Plusieurs familles
nous disent qu'elles donnent à leur prisonnier de 100 à
150 francs par mois. Mais toutes n'ont pas les moyens nécessaires.
Dans le meilleur cas, le détenu travaille. Pour rien ou
presque. Nous avons fait le calcul : quand un prisonnier a travaillé
huit heures par jour, vingt-deux jours par mois, il lui reste en
moyenne de 15 à 20 francs. Les plus hauts «salaires»
- s'il faut parler de «salaires» dans les prisons -,
nous les avons trouvés à la Petite Roquette : 40 francs
par mois pour confectionner des sachets pour les bas Dior. Quand
on sait qu'un détenu doit payer ses timbres, qu'une escalope
coûte 6 francs à la cantine, que la simple inscription
dans un cours par correspondance coûte de 35 à 50 francs
par an, sans compter encore les livres qu'il faut acheter, vous
voyez ce que cela signifie.
- Les entreprises ont intérêt à fournir du
travail aux prisonniers, mais l'État prend tout de même
une bonne part du salaire ?
- Oui. Les cinq dixièmes du salaire sont retenus pour les
frais d'hébergement ; deux dixièmes encore pour les
frais de justice ; un dixième pour le pécule remis
à la sortie. Le prisonnier ne reçoit que les miettes
: deux dixièmes de son salaire.
Faites le bilan. Le condamné à six mois ou à
deux ans de prison n'a - pour ainsi dire - plus aucun droit. Citoyen,
il est nu devant la justice. Prisonnier, il ne peut faire admettre
ce qui lui reste de droits. Travailleur, il est surexploité
; il a rarement la possibilité d'étudier. Homme ou
femme, il ne dispose d'aucun droit concernant sa sexualité.
Ajoutez encore la menace permanente du mitard et les passages à
tabac, et voilà ce qu'est aujourd'hui la prison. Avec d'autres
scandales, parfois, comme celui-ci : dans une maison centrale, en
1970, six détenus ont tenté de s'évader par
les dépôts. L'alerte a été donnée,
et la direction a fait ouvrir les vannes. Au risque de les noyer
! Heureusement, les six ont pu s'en sortir, mais, dans la cour,
les gardiens les ont passés à tabac. Cela, l'administration
pénitentiaire le sait, mais elle n'a pris aucune sanction.
Un magistrat nous a dit : «Si nous avions fait une enquête,
l'affaire serait retombée sur les gardiens. Eux aussi sont
des victimes...»
Là encore, il y a problème : 73 % des congés
de longue maladie obtenus par les gardiens de prison le sont au
titre de maladies mentales (déclaration de M. Petit, en 1969,
devant le Conseil supérieur de l'administration pénitentiaire
et le garde des Sceaux).
- Les prisonniers appartiennent pour l'essentiel aux classes les
plus pauvres. N'est-ce pas cela le plus important en fin de compte
?
- Peut-être. Une chose nous a frappés, si on évoque
l'histoire politique récente. Personne ou presque ne parle
plus de la manifestation des Algériens du 17 octobre 1961.
Ce jour-là et les jours suivants, des policiers ont tué
dans la rue et jeté dans la Seine pour les noyer environ
deux cents Algériens. En revanche, on parle toujours des
neuf morts de Charonne où se termina, le 8 février
1962, une manifestation contre l'O.A.S.
A notre avis, cela signifie qu'il y a toujours un groupe humain,
dont les limites varient, à la merci des autres. Au XIXe
siècle, on appelait ce groupe les classes dangereuses. Aujourd'hui,
c'est encore la même chose.
Il y a la population des bidonvilles, celle des banlieues surpeuplées,
les immigrés et tous les marginaux, jeunes et adultes. Rien
d'étonnant si on retrouve surtout ceux-là devant les
cours de justice ou derrière les barreaux.
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