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La prison partout
Michel Foucault
Dits Ecrits tome II texte n°90

«La prison partout», Combat, no 8335, 5 mai 1971, p. 1.

Dits Ecrits tome II texte n°90


Depuis trois mois, le Groupe d'information sur les prisons mène son enquête. Il interroge les détenus, les ex-détenus, leurs familles, tous les usagers de la prison. Après tout, nous sommes tous susceptibles d'aller en prison ; de quel droit nous empêche-t-on de savoir ce qu'elle est réellement ? Elle est un des instruments du pouvoir, et l'un des plus démesurés. De quel droit le pouvoir la met-il au secret ?

Le 1er Mai, nous nous sommes rendus aux portes de Fresnes et de la Santé. Comme tous les samedis, les visiteurs y attendent une demi-heure, trois quarts d'heure avant de pouvoir entrer. Avec quelques autres, J.-M. Domenach est allé à Fresnes ; j'étais avec ceux de la Santé. Nous avons discuté avec les gens, surtout, du casier judiciaire. Nous avons donné un texte, et distribué du muguet.

Bien peu de temps : les policiers sont arrivés et nous ont conduits au poste. Ils ne devaient pas très bien savoir pourquoi. À Fresnes, c'était pour «défaut de dépôt légal» ; à la Santé, pour «colportage sans récépissé». Pas de chance : aucun des deux motifs ne pouvait valoir dans ce cas. Broutilles ? Non pas. La rue est en train de devenir le domaine réservé de la police ; son arbitraire y fait la loi : circule et ne t'arrête pas ; marche et ne parle pas ; ce que tu as écrit, tu ne le donneras à personne ; pas de rassemblement. La prison débute bien avant ses portes. Dès que tu sors de chez toi.

Mais la suite fut plus édifiante. Au poste, on nous a demandé nos noms, ceux de nos parents, etc. «Mais il y en a combien parmi vous qui ont un nom vraiment gaulois ?» Une étudiante a fait remarquer alors qu'en effet elle ne portait pas un nom gaulois ; qu'elle le savait bien puisqu'on le lui avait fait remarquer pendant la guerre ; et qu'au bout de ces remarques, il y avait eu, pour sa famille, la déportation et le crématoire. Le flic s'est approché, il a demandé à la jeune femme ce qui n'allait pas et si, par hasard, elle n'aurait pas pris de haschisch. Puis il s'est tu. Au bout d'un quart d'heure, faisant le geste de viser et de tirer avec un revolver imaginaire, il a crié : «Heil Hitler !» Le gradé, je crois, n'était pas très à l'aise. Il nous a vite expédiés.

Mais il y a eu encore un flic - un autre -pour nous suivre sur le trottoir ; j'étais assez loin déjà du poste de police, quand il m'a frappé dans le dos et injurié. Ses «collègues» sont venus le chercher ; il vociférait ; ils se sont emparés de lui, et j'ai eu comme l'impression qu'il se débattait. Violence à agent ? La loi est sévère, je crois, pour ce genre de délit. Ayons confiance.

Pour notre part, bien sûr, nous portons plainte, parce qu'il faut que l'on sache que dans l'arbitraire minuscule et quotidien de la rue, dans une affaire apparemment simple de tracts distribués, le moindre policier a parfaitement conscience du rôle qu'on lui fait jouer ; il nomme lui-même le système qui s'établit doucement à travers ses gros gestes maladroits ; il salue la fonction nouvelle qu'il exerce, et il appelle joyeusement le chef qu'il mérite.