|
«Interview de Michel Foucault» (entretien avec C. Baker,
avril 1984), Actes : cahiers d'action juridique, nos 45-46 : La
Prison autrement ?, juin 1984, pp. 3-6.
Dits et écrits tome IV texte n°353
- Pourquoi, selon vous, les questions qui avaient été
posées à travers le G.I.P., créé en
1971, n'ont-elles pas été reprises plus tard ?
- Les questions sont restées posées, mais le relais
qu'on pouvait attendre de certains mouvements n'a pas fonctionné.
Ça ne s'est pas passé, ce qui ne veut pas dire que
ça ne peut pas se passer.
Ce qui nous avait frappés, c'était le fait que, si
la justice en France, depuis la fin du XVIIIe siècle, a posé
le principe de la publicité des débats, en revanche
le système pénitentiaire relève curieusement
d'une pratique qui reste dans l'ombre. Bien sûr, il y a eu
beaucoup de discussions sur le système pénal au cours
du XIXe siècle et il y en a encore au XXe, il n'en reste
pas moins que la prison, dans son fonctionnement réel et
quotidien, échappe en grande partie au contrôle de
l'appareil judiciaire dont, d'ailleurs, administrativement, elle
ne dépend pas ; elle échappe aussi au contrôle
de l'opinion, elle échappe enfin souvent aux règles
de droit.
Le G.I.P. a été, je crois, une entreprise
de «problématisation », un effort pour
rendre problématiques et douteuses des évidences,
des pratiques, des règles, des institutions et des habitudes
qui s'étaient sédimentées depuis des décennies
et des décennies. Et cela à propos de la prison elle-même,
mais, à travers elle, à propos de la justice pénale,
de la loi et, plus généralement encore, à propos
de la punition.
Je sais bien que certains ont été surpris par le
fait que cette réflexion sur la prison n'a pas tout de suite
pris la forme de propositions pour en améliorer le fonctionnement,
mais je crois qu'il y a des moments où il ne suffit plus
de mesurer les pratiques à leurs objectifs traditionnels
en s'efforçant de les y ajuster de façon plus efficace.
Il faut s'interroger à la fois sur les pratiques, sur la
fin qu'elles se donnent, sur les moyens qu'elles utilisent et sur
les effets, voulus ou non, que ces moyens peuvent avoir. Et, de
ce point de vue, il me semble que le travail entrepris au début
des années soixante-dix a bien posé le problème
dans ses dimensions essentielles : le sens à donner aux pratiques
de la punition légale dans une société comme
la nôtre.
Ce problème ne peut être résolu par quelques
propositions théoriques. Il requiert bien des débats,
bien des expérimentations, beaucoup d'hésitations,
de tentatives et de scrupules, c'est vrai que très peu de
groupes, très peu d'institutions ont pris le relais. Et,
bien sûr, aucun parti politique.
- De fait, il ne semble pas se passer grand-chose entre le gouvernement
actuel et les intellectuels. Qui se méfie de qui ?
- Lorsque la S.F.I.O., qui représentait le socialisme
français, était en train de mourir, elle n'avait plus
rien à dire. Qui finalement a parlé en cette fin des
années soixante ? Qui a levé les questions de fond
concernant la société, l'économie, si ce n'est
cette gauche non organisée, mouvements de femmes, de réflexion
sur les institutions psychiatriques, mouvements de réflexion
sur l'autogestion ? Qui parlait ? Ce n'était pas la S.F.I.O.,
dont l'encéphalogramme était parfaitement plat. C'était
cette gauche qu'on a appelée avec des accents polémiques
la petite gauche, l'extrême gauche, la gauche californienne,
etc. Il y a eu beaucoup de bêtises dites sur elle, dont je
prends d'ailleurs ma part. Mais des problèmes de fond ont
été alors posés. Aujourd'hui encore, ce sont
ces problèmes-là qui apparaissent encore comme fondamentaux.
Quand, en 1972, le Parti socialiste s'est constitué, il
est absolument certain qu'il a été perméable
à ces questions. Il est vraisemblable que, s'il n'y avait
pas fait écho, d'une manière ou d'une autre, il n'aurait
pas eu le crédit dont il a bénéficié,
y compris dans la gauche intellectuelle. Mais il faut souligner
que, s'il a été perméable à ces idées,
il n'a cependant jamais engagé le moindre dialogue avec ces
intellectuels, jamais. L'intellectuel était là pour
donner son nom et apporter son soutien au moment des élections,
on ne lui demandait rien d'autre ; très exactement, on lui
demandait de ne rien dire d'autre.
Ce qui est grave, c'est que le Parti socialiste a multiplié
les programmes, les textes, les projets ; or aucun d'entre eux n'a
représenté un effort de réflexion qui aurait
pu laisser supposer une pensée politique nouvelle cohérente.
C'était une rhapsodie de promesses, de chimères mêlées
à des vieux fonds de tiroir idéologiques. On est dans
une société de pensée politique. Il n'y a aucune
réflexion d'ensemble qui permettrait d'articuler des projets
concernant la pénalité, la médecine, la sécurité
sociale. On avait besoin d'une pensée là-dessus. Bien
entendu, les intellectuels n'étaient pas capables d'apporter
des solutions toutes faites, mais il est probable que, s'il y avait
eu suffisamment d'échanges, on aurait pu parvenir à
une réflexion et peut-être serait-on arrivé
à quelque chose.
- Est-ce trop tard ?
- Je ne sais pas... Mais quand les socialistes parlent du silence
des intellectuels, c'est de leur propre silence qu'ils parlent et
du regret qu'ils ont de ne pas disposer d'une pensée ni d'une
rationalité politiques. Si les socialistes ont manqué
ce rendez-vous avec les mouvements de recherche qui existaient avant
eux et autour d'eux, c'est pour deux raisons. L'une est interne
: ils avaient peur des rocardiens. Ils se doutaient que les intellectuels
se sentaient plus proches de Rocard que de Jospin par exemple, et
il y a eu un blocage de ce côté-là. Ils ont
été obsédés par leurs luttes internes.
Et puis il y a eu une seconde raison, le P.C. On avait trop besoin
du P.C. et de la C.G.T. : on n'allait quand même pas les énerver
avec ces fameux intellectuels dont certains avaient été
communistes, avaient rompu avec le P.C. et poussaient assez loin
l'anticommunisme !
Pour ces raisons externes et internes, le Parti socialiste a préféré
ne pas avoir de rapports de travail avec les intellectuels.
- Mais, du côté des intellectuels, n'y-a-t-il pas
aussi une grande méfiance par rapport à la vieille
politique politicienne ?
Cette méfiance n'est-elle pas d'ailleurs justifiée
? Je n'ai pas l'impression que les partis politiques aient produit,
dans l'ordre de la problématisation de la vie sociale, quoi
que ce soit d'intéressant. On peut se demander si les partis
politiques ne sont pas l'invention politique la plus stérilisante
depuis le XIXe siècle. La stérilité politique
intellectuelle me paraît l'un des grands faits de notre époque.
- Vous semblez penser qu'il eût été possible
d'envisager les choses autrement ?
- Oui, je l'ai pensé. Les situations peuvent toujours engendrer
des stratégies. Je ne crois pas qu'on soit enfermé
dans une histoire ; au contraire, tout mon travail consiste à
montrer que l'histoire est traversée de rapports stratégiques
qui sont par conséquent mobiles et que l'on peut changer.
À condition, bien entendu, que les agents de ces processus
aient le courage politique de changer les choses.
- Vous auriez été prêt à travailler
avec des hommes du gouvernement actuel ?
- Si, un jour, l'un d'eux avait décroché son téléphone
et m'avait demandé si l'on pouvait discuter, par exemple,
de la prison ou des hôpitaux psychiatriques, je n'aurais pas
hésité une seconde.
- Mais même quelqu'un comme M. Badinter qui se veut en dehors
de la politique politicienne ne se réfère à
vous que pour vous faire dire quelque chose que vous n'avez jamais
dit.
- Je ne veux aucunement entrer dans cette polémique. Badinter
est - il n'y a aucun doute - le meilleur garde des Sceaux qu'on ait
eu depuis des dizaines d'années...
- Revenons cependant à ce qu'il dit, dans L'Âne, *
de ce qu'il appelle sa «théorie du châtiment»
: « Il faut des interdits [...]. Certains ont besoin de transgresser
l'interdit [...]. Je dis qu'il doit exister des interdits et des
sanctions, et que les sanctions -le Code -doivent servir à
intérioriser les interdits autant qu'à les exprimer
[...]. Quel est le vrai problème pour la justice ? Exprimer
le bien et le mal, le permis et l'interdit. » Et à
la question « Les interdits peuvent-ils se maintenir sans
châtiment ?», il répond : « Pour ceux qui
n'ont pas suffisamment intériorisé l'interdit, certainement
pas [...]. Le vrai problème est d'arriver à protéger
par des sanctions les interdits sans que pour autant le système
de sanctions porte atteinte aux valeurs essentielles, par exemple
le respect de la dignité humaine... »
* Badinter (R.), «Entretien avec», L'Âne, le
magazine freudien, novembre-décembre 1983, no 13, pp. I-IV.
M. Badinter s'inscrit ici fort bien dans ce que vous avez étudié
dans Surveiller et punir comme «humanisation de la Pénalité».
Mais ne pouvait-on espérer autre chose ?
- Je serai, quant à moi, très timide et rappellerai
ce qu'a dit Nietzsche : « Nos sociétés ne savent
plus ce que c'est que punir. » À la punition, dit-il,
nous donnons, comme par sédimentation, un certain nombre
de significations comme la loi du talion, la rétribution,
la vengeance, la thérapeutique, la purification et quelques
autres qui sont effectivement présentes dans la pratique
même de la punition,
mais sans que nos sociétés aient été
capables de choisir une interprétation ou d'y substituer
une autre et de fonder rationnellement l'acte de punir sur l'une
de ces interprétations. Et je crois que nous en sommes toujours
là. Ce qu'il nous faut maintenant, c'est précisément
réfléchir là-dessus.
Si j'ai essayé de porter l'attention sur les techniques
mêmes de punition, c'est pour un certain nombre de raisons.
La première, c'est qu'on a trop souvent négligé
ce que les techniques de punition pouvaient porter en elles de signification
en dehors même des théories générales
qui avaient pu les justifier au départ. La logique même
de ces techniques de punition a entraîné des conséquences
qui n'étaient ni prévues ni voulues, mais qui, étant
ce qu'elles étaient, ont été réutilisées
dans d'autres tactiques, d'autres stratégies ; enfin, il
y a eu tout un nexus très compliqué qui s'est développé
autour de ces techniques mêmes de la punition. J'ai pensé
qu'il était important de le faire apparaître. Mais
ça ne veut pas dire pour autant qu'il ne faut s'intéresser
qu'à la technique de punition ou se dire : « Au fond,
il n'y a aucune technique de punition qui vaille, donc il ne faut
pas punir. » Il faut au contraire essayer de réfléchir
à ce que peut être un système pénal,
un Code pénal et des pratiques punitives dans une société
comme la nôtre traversée par des processus qu'on voit
s'esquisser.
Nous n'avons pas de solution. Nous sommes dans un grand embarras.
On a pourtant réfléchi à certaines modifications
possibles des procédures de punition : comment, par exemple,
substituer à l'enfermement des formes beaucoup plus intelligentes.
Mais tout cela ne suffit pas et si je suis partisan d'un certain
radicalisme, ce n'est pas pour dire : « De toute façon,
tout système de punition sera catastrophique ; il n'y a rien
à faire ; quoi que vous fassiez, ce sera mal », c'est
plutôt pour dire : tenant compte des problèmes qui
se sont posés et se posent encore maintenant à partir
des pratiques de punition qui ont été les nôtres
depuis plus d'un siècle, comment penser aujourd'hui ce que
serait une punition ? Or cela est un travail à faire à
plusieurs.
Le travail que j'ai fait sur la relativité historique de
la forme « prison» était une incitation à
essayer de penser à d'autres formes de la punition. Je me
suis démarqué de tout ce qui n'était pas un
effort pour trouver çà et là quelques substituts.
Ce qui est à repenser radicalement, c'est ce qu'est punir,
ce qu'on punit, pourquoi punir et finalement comment punir. Ce qui
a été conçu de façon claire et rationnelle
au XVIIe siècle a fini par s'obscurcir. Les Lumières,
ce n'est pas le mal absolu, loin de là, ce n'est pas non
plus le bien absolu ni surtout le bien définitif.
- Vous vous situez donc très exactement à l'opposé
de ce que beaucoup de vos adversaires appellent votre fixisme ou
même votre nihilisme...
- Cela me fait rire... J'ai au contraire voulu montrer que l'utilisation
systématique de la prison comme forme principale de la punition
ne constituait qu'un épisode historique et que, par conséquent,
on pouvait envisager d'autres systèmes de punition que celui-là.
Ce que j'essaie d'analyser, ce sont des pratiques, c'est la logique
immanente à la pratique, ce sont les stratégies qui
soutiennent la logique de ces pratiques et, par conséquent,
la manière dont les individus, librement, dans leurs luttes,
dans leurs affrontements, dans leurs projets, se constituent comme
sujets de leurs pratiques ou refusent au contraire les pratiques
qu'on leur propose. Je crois solidement à la liberté
humaine. En interrogeant les institutions psychiatriques et pénitentiaires,
n'ai-je pas présupposé et affirmé qu'on pouvait
s'en sortir en montrant qu'il s'agissait là de formes historiquement
constituées à partir d'un certain moment et dans un
certain contexte, c'était montrer que ces pratiques, dans
un contexte autre, devaient pouvoir être défaites parce
que rendues arbitraires et inefficaces ?
Ce type d'analyse dit la précarité, la non-nécessité
et la mobilité des choses. Tout cela est absolument lié
à une pratique et des stratégies qui sont elles-mêmes
mobiles et se transforment. Je suis ahuri de constater que des gens
ont pu voir dans mes études historiques l'affirmation d'un
déterminisme auquel on ne peut pas échapper.
- Vous avez insisté à plusieurs reprises, dans vos
travaux, sur le rôle de la Pénalité qui est
de gérer les illégalismes et d'en assurer l'économie
générale. Si la prison était remplacée
par un système très large d'amendes (c'est la tendance
suédoise), la délinquance se reproduirait-elle de
la même façon ?
- Je crois qu'un certain nombre d'effets propres à la prison,
comme la désinsertion par rapport à une vie sociale
ordinaire, la dislocation du milieu familial ou du groupe au milieu
duquel on vit, le fait de ne plus travailler, le fait qu'en prison
le détenu vive avec des gens qui vont devenir le seul recours
une fois qu'il sera sorti de prison, bref, tout cela qui est directement
lié à l'emprisonnement risque de ne pas se retrouver
dans le cas d'un autre système généralisé
de punition tel que l'amende, du moins à cette échelle-là
et avec cette gravité-là.
Mais il faut bien se dire qu'un système d'amendes montrera
un jour ou l'autre ses inconvénients et qu'il faudra que
la société, à ce moment-là, fasse de
nouveau un effort pour repenser ce système pénal.
Rien n'est jamais stable. Dès lors qu'il s'agit, à
l'intérieur d'une société, d'une institution
de pouvoir, tout est dangereux. Le pouvoir n'est ni bon ni mauvais
en lui-même. Il est quelque chose de périlleux. En
exerçant le pouvoir, ce n'est pas au mal qu'on touche mais
à une matière dangereuse, c'est-à-dire dont
le mésusage est toujours possible et peut avoir des conséquences
négatives plus ou moins graves.
- Les criminologues d'aujourd'hui s'ingénient à trouver
ce qu'ils appellent des « peines de substitution ».
En France, il semblerait qu'on s'oriente vers le travail d'intérêt
général qui n'est certes pas une idée très
nouvelle dans l'arsenal des vieilles formules fondées sur
l'amendement...
- Actuellement, on se trouve face à ce choix très
important. (J'aimerais reprendre à fond ces questions théoriques
avec un groupe de gens qui voudraient bien réfléchir
là-dessus).
D'un côté, il y a la possibilité de psychologiser
aussi totalement que possible la peine, c'est-à-dire de la
faire basculer du côté de son versant « amendement
», « amélioration », ce qui, dans une société
comme la nôtre, veut dire thérapeutique psychologique
individuelle ou thérapeutique de groupe. La peine aurait
essentiellement pour fonction et objectif de modifier les conditions
économiques, sociales et psychologiques qui ont pu produire
le délit. Son sens général serait donc de remettre
le délinquant dans des conditions telles que ses chances
de commettre un délit soient considérablement diminuées.
C'est une possibilité et je ne crois pas qu'il faille l'exclure
a priori en disant que c'est du psychologisme.
Il y a une autre possibilité vers laquelle je crois qu'on
peut aller : c'est l'idée qu'il faut absolument dissocier
la punition et l'amendement.
Depuis Platon, on a toujours dit que la peine servait à
la fois à punir et à amender. Mais ne peut-on imaginer
que les deux fonctions qui, aujourd'hui, se superposent soient prises
en charge par des instances différentes ? L'une des fonctions
serait d'appliquer une sanction définie par le Code - évidemment
cela impliquerait une révision des codes, la redéfinition
de ce qui est punissable dans une société comme la
nôtre. Et puis il y aurait une autre fonction complètement
différente qui serait la charge de remettre l'individu dans
des conditions telles que ses chances de délinquance seraient
diminuées autant que possible.
Quand, en Suède, on va vers une certaine généralisation
de l'amende, on s'approche au fond, mais peut-être pas de
façon très explicite, de cette dissociation entre
punition et amendement. Car, s'il y a vraiment quelque chose qui
n'amende pas, c'est l'amende. Elle n'a aucune valeur thérapeutique,
au contraire de l'idée qu'ont eue les théoriciens
de la prison qui était de couper les gens de leur milieu
délinquant, de les laisser seuls, soumis à une certaine
discipline dans le but de leur faire du bien.
- Et c'est cette même idée qui est reprise dans le
travail d'intérêt général.. .
- Il ne faut pas avoir de réponse a priori. Cependant, quand
on fait des choses comme celles-là, ne vise-t-on pas la confusion
une fois encore de la punition et de l'amendement ? Ne vaudrait-il
mieux pas -c'est une question que je pose -essayer de clarifier
les difficultés et examiner à fond les possibilités
dont on dispose ?
- Les réformistes, lorsqu'ils imaginent la prison «
idéale», voient un lieu de prise en charge par je ne
sais quels psychologues qui comprendraient ce qui s'est passé
et se passe dans la tête du délinquant et l'amèneraient
« doucement» à concevoir son personnage et la
société sous un jour différent. La prison devient
alors un lieu de traitement. Est-ce que, dans cette idée
de traitement, défendue par beaucoup, on n'occulte pas du
même coup cette question de la dissociation entre sanction
et amendement ?
- Il me semble en effet qu'on occulte non seulement cette question
fondamentale, mais aussi ces choses assez connues, à savoir
que la prison, quelles qu'aient été ses formes depuis
bientôt deux cents ans, n'a été qu'un échec.
Ce n'est pas que j'ai une hostilité contre le réformisme,
mais enfin il me semble sans aucun intérêt de reposer
inlassablement cette question de la « bonne prison»
qui remplirait enfin les deux fonctions de punition et d'amendement
qu'elle n'a pu accomplir jusqu'à maintenant.
- Si on dissociait effectivement sanction et amendement, les juges
ne se sentiraient-ils pas frustrés ?
- La justice est fascinée par sa fonction thérapeutique
-ça, c'est l'un des traits dominants qui marquent l'évolution
de la justice depuis la fin du XIXe siècle. Si on disait
à un juge : «Vous avez à dire le droit, éventuellement
à définir une sanction, mais le reste ne vous regarde
pas », il se sentirait éminemment frustré. Car
il trouve très gratifiant son rôle thérapeutique
qui est pour lui une justification morale et théorique. Puisque
ça existe, il faut bien en tenir compte, mais il faut poser
la question : est-ce bien sain ? Après tout, la justice n'a-t-elle
pas à se regarder elle-même pour ce qu'elle est ? Celui
qui punit n'a pas à se croire investi de la charge supplémentaire
d'amender ou de guérir.
- Quelques-uns prônent, comme alternative au jugement, les
comités de conciliation de quartier. Quelle est votre idée
là-dessus ?
- Est-ce qu'on ne retrouve pas là ce thème que j'ai
toujours trouvé dangereux d'une « justice populaire»
? Je crois que la justice populaire est une forme un peu lyrique,
un peu utopique dans laquelle on essaie de combiner quelques éléments
de ce qui constitue le système judiciaire et quelques autres
éléments de ce qu'on appelle la conscience populaire,
ce qui, la plupart du temps, est plus une conscience de guerre qu'une
conscience de justice.
- Mais si on essayait d'imaginer une instance de véritable
« conciliation » ?
- Avant toute chose, quelle que soit l'institution qui dit «rendre
la justice», à quoi se référera-t-elle
? C'est cela qui m'intéresse. Est-ce que le système
de règles auquel se réfèrent ces gens s'établira,
dans leurs cadres mentaux, sur la punition ou sur l'amendement ou
sur les deux ? C'est cela, me semble-t-il, qu'il faut bien définir.
- Dans toutes les solutions de rechange à l'incarcération
dont on parle, vous semblez avoir une petite préférence
pour le système des amendes...
- Il faut vraiment tout examiner. On est trop dans l'embarras aujourd'hui
pour se permettre de ne pas tout envisager ; les problèmes
sont trop graves...
|
|