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«Corso del 7 gennaio 1976» («Cours du 7 janvier
1976»), in Fontana (A.) et Pasquino (P.), éd., Microfisica
del potere : interventi politici, Turin, Einaudi, 1977, pp. 163-177.
Dits Ecrits tome III texte n°193
Je voudrais essayer de mettre, jusqu'à un certain point,
un terme à une série de recherches que j'ai faites
depuis quatre ou cinq ans, pratiquement depuis que je suis ici,
et dont je me rends bien compte qu'elles ont cumulé, aussi
bien pour vous que pour moi, les inconvénients. C'étaient
des recherches qui étaient fort voisines les unes des autres,
sans arriver à former un ensemble cohérent ni continu
; c'étaient des recherches fragmentaires, dont aucune, finalement,
n'est parvenue à son terme, et qui n'avaient même pas
de suite ; des recherches dispersées et, en même temps,
répétitives, qui retombaient dans les mêmes
ornières, dans les mêmes thèmes, dans les mêmes
concepts. C'étaient des petits propos sur l'histoire de la
procédure pénale, quelques chapitres concernant l'évolution
et l'institutionnalisation de la psychiatrie au XIXe siècle
; des considérations sur la sophistique ou sur la monnaie
grecque, ou sur l'Inquisition au Moyen Âge ; l'esquisse d'une
histoire de la sexualité ou, en tout cas, d'une histoire
du savoir de la sexualité à travers les pratiques
de confession au XVIIe siècle ou les contrôles de la
sexualité enfantine aux XVIIIe et XIXe siècles ; le
repérage de la genèse d'une théorie et d'un
savoir de l'anomalie, avec toutes les techniques qui lui sont liées.
Tout cela piétine, se répète et n'est pas lié
; au fond, cela ne cesse pas de dire la même chose et, pourtant,
peut-être, cela ne dit rien ; cela s'entrecroise dans un embrouillamini
peu déchiffrable, qui ne s'organise guère ; bref,
comme on dit, ça n'aboutit pas.
Je pourrais vous dire : après tout, c'étaient des
pistes à suivre, peu importait, où elles allaient
; il importait même que cela n'aille nulle part, en tout cas
pas dans une direction qui soit prédéterminée
; c'étaient comme des pointillés : à vous de
les continuer ou de les infléchir, à moi, éventuellement,
de les poursuivre ou de leur donner une autre configuration. Après
tout, ces fragments, on verra bien, vous et moi, ce qu'on peut en
faire. Je me faisais un peu l'effet d'un cachalot qui saute par-dessus
la surface de l'eau en y laissant une petite trace provisoire d'écume,
et qui fait croire, veut croire ou croit peut-être effectivement
lui-même qu'en dessous, là où on ne le voit
plus, là où il n'est plus perçu ni contrôlé
par personne, il suit une trajectoire profonde, cohérente
et réfléchie.
Voilà quelle était à peu près la situation.
Que le travail que je vous ai présenté ait eu cette
allure à la fois fragmentaire, répétitive et
discontinue, cela correspondrait bien à quelque chose qu'on
pourrait appeler une «paresse fiévreuse», c'est-à-dire
celle qui affecte caractériellement les amoureux des bibliothèques,
des documents, des références, des écritures
poussiéreuses, des textes qui, à peine imprimés,
sont refermés et dorment ensuite sur des rayons dont ils
ne sont tirés que quelques siècles plus tard. Tout
cela conviendrait bien à l'inertie affairée de ceux
qui professent un savoir pour rien, une sorte de savoir somptuaire,
une richesse de parvenu dont les signes extérieurs, vous
le savez bien, se trouvent disposés en bas des pages. Cela
conviendrait à tous ceux qui se sentent solidaires de l'une
des sociétés secrètes sans doute les plus anciennes
et l'une des plus caractéristiques, aussi, de l'Occident,
l'une de ces sociétés secrètes étrangement
indestructibles, qui me semblent inconnues dans l'Antiquité
et qui se sont formées tôt dans le christianisme, à
l'époque des premiers couvents sans doute, aux confins des
invasions, des incendies et des forêts, je veux parler de
la grande, tendre et chaleureuse franc-maçonnerie de l'érudition
inutile.
Seulement, ce n'est pas simplement le goût de cette franc-maçonnerie
qui m'a poussé à faire ce que j'ai fait. Il me semble
que ce travail qui passe d'une manière un petit peu empirique
et hasardeuse de vous à moi et de moi à vous, on pourrait
le justifier en disant qu'il convenait assez bien à une certaine
période très limitée, qui est celle que nous
venons de vivre, les dix, quinze, au maximum les vingt dernières
années, c'est-à-dire une période au cours de
laquelle on peut noter deux phénomènes qui ont été,
sinon réellement importants, du moins, me semble-t-il, assez
intéressants. D'une part, c'est une période qui a
été caractérisée par ce qu'on pourrait
appeler l'efficacité des offensives dispersées et
discontinues. Je pense, par exemple, lorsqu'il s'est agi d'enrayer
le fonctionnement d'institutions psychiatriques, à l'étrange
efficacité qu'on montrée les discours, très
localisés finalement, de l'antipsychiatrie, discours dont
vous savez bien qu'ils n'étaient soutenus et qu'ils ne sont
encore soutenus par aucune systématisation d'ensemble, quelles
qu'aient pu être, quelles que puissent être encore leurs
références je pense à la référence
d'origine à l'analyse existentielle ou aux références
actuelles prises, en gros, dans le marxisme ou la théorie
de Reich. Je pense également à l'étrange efficacité
des attaques qui ont eu lieu contre la morale sexuelle traditionnelle,
attaques qui, elles aussi, n'étaient référées
que d'une manière vague et assez lointaine, bien floues en
tout cas, à Reich ou à Marcuse. Je pense encore à
l'efficacité des attaques contre l'appareil judiciaire et
pénal, attaques dont certaines étaient fort lointainement
rapportées à cette notion générale et,
d'ailleurs, assez douteuse de «justice de classe», et
dont certaines autres étaient rattachées, à
peine plus précisément, à une thématique
anarchiste. Je pense également, et plus précisément
encore, à l'efficacité de quelque chose - je n'ose
même pas dire d'un livre - comme L'Anti-Oedipe *, qui n'est
pratiquement référé à presque rien d'autre
qu'à sa propre et prodigieuse inventivité théorique,
livre ou, plutôt chose, événement, qui est parvenu
à faire
s'enrouer jusque dans la pratique la plus quotidienne ce murmure
pourtant longtemps ininterrompu qui a filé du divan au fauteuil.
* Deleuze (G.) et Guattari (F.), L'Anti-Oedipe, Paris, Éd.
de Minuit, 1972.
Donc, je dirais ceci : depuis dix ou quinze ans, l'immense et proliférante
criticabilité des choses, des institutions, des pratiques,
des discours, cette sorte de friabilité générale
des sols, même et peut-être surtout les plus familiers,
les plus solides et les plus prochains de nous, de notre corps,
de nos gestes de tous les jours, c'est cela qui apparaît.
Mais, en même temps que cette friabilité et cette étonnante
efficacité des critiques discontinues et particulières
ou locales, en même temps, ou par là même, se
découvre dans les faits quelque chose qui n'était
peut-être pas prévu au départ : ce qu'on pourrait
appeler l'effet inhibiteur propre aux théories totalitaires,
je veux dire aux théories enveloppantes et globales ; non
pas que ces théories enveloppantes et globales n'aient pas
fourni et ne fournissent pas encore, d'une manière assez
constante, des instruments localement utilisables : le marxisme,
la psychanalyse sont précisément là pour le
prouver, mais elles n'ont fourni, je crois, ces instruments localement
utilisables qu'à la condition, justement, que l'unité
théorique du discours soit comme suspendue, en tout cas découpée,
tiraillée, mise en charpie, retournée, déplacée,
caricaturée, théâtralisée ; en tout cas,
toute reprise dans les termes mêmes de la totalité
a conduit de fait à un effet de freinage. Donc, si vous voulez,
premier point, premier caractère de ce qui s'est passé
depuis une quinzaine d'années : caractère local de
la critique - ce qui ne veut pas dire empirisme obtus, naïf
ou niais, ce qui ne veut pas dire non plus éclectisme mou,
opportunisme, perméabilité à n'importe quelle
entreprise théorique, ce qui ne veut même pas dire
non plus ascétisme un peu volontaire, qui se réduirait
lui-même à la plus grande maigreur théorique
possible. Je crois que ce caractère essentiellement local
de la critique indique en fait quelque chose qui serait une sorte
de production théorique autonome, non centralisée,
c'est-à-dire qui n'a pas besoin pour établir sa validité
du visa d'un régime commun.
Et c'est là que l'on touche à un second aspect de
ce qui s'est passé depuis quelque temps : c'est que cette
critique locale s'est effectuée, me semble-t-il, par, à
travers ce qu'on pourrait appeler des «retours de savoir».
Par «retour de savoir», je veux dire ceci : il est vrai
que, dans ces années qui viennent de se passer, on a rencontré
souvent, au moins à un niveau superficiel, toute une thématique
: «Plus de savoir, mais la vie», «plus de connaissances,
mais le réel» ; il me semble que sous toute cette thématique,
à travers elle, dans cette thématique même,
ce qu'on a vu se produire, c'est ce qu'on pourrait appeler l'insurrection
des «savoirs assujettis». Par «savoir assujetti»,
j'entends deux choses. D'une part, je veux désigner des contenus
historiques qui ont été ensevelis, masqués
dans des cohérences fonctionnelles ou dans des systématisations
formelles. Concrètement, si vous voulez, ce n'est certainement
pas une sémiologie de la vie asilaire, ce n'est pas non plus
une sociologie de la délinquance, mais bel et bien l'apparition
de contenus historiques qui a permis de faire, aussi bien de l'asile
que de la prison, la critique effective. Et tout simplement parce
que seuls les contenus historiques peuvent permettre de retrouver
le clivage des affrontements et des luttes que les aménagements
fonctionnels ou les organisations systématiques ont pour
but, justement, de masquer. Donc, les «savoirs assujettis»,
ce sont ces blocs de savoirs historiques qui étaient présents
et masqués à l'intérieur des ensembles fonctionnels
et systématiques, et que la critique a pu faire réapparaître
par les moyens, bien entendu, de l'érudition.
Deuxièmement, par «savoir assujetti», je crois
qu'il faut entendre autre chose et, en un sens, tout autre chose.
Par «savoirs assujettis», j'entends également
toute une série de savoirs qui se trouvaient être disqualifiés
comme savoirs non conceptuels, comme savoirs insuffisamment élaborés,
savoirs naïfs, savoirs hiérarchiquement inférieurs,
savoirs au-dessous du niveau de la connaissance ou de la scientificité
requise. Et c'est la réapparition de ces savoirs d'en dessous,
de ces savoirs non qualifiés, de ces savoirs même disqualifiés,
c'est par la réapparition de ces savoirs : celui du psychiatrisé,
celui du malade, celui de l'infirmier, celui du médecin,
mais parallèle et marginal par rapport au savoir médical,
c'est ce savoir que j'appellerais le «savoir des gens»,
et qui n'est pas du tout un savoir commun, un bon sens, mais, au
contraire, un savoir particulier, un savoir local, un savoir différentiel,
incapable d'unanimité et qui ne doit sa force qu'au tranchant
qu'il oppose à tous ceux qui l'entourent ; c'est par la réapparition
de ces savoirs locaux des gens, de ces savoirs disqualifiés
que s'est faite la critique.
Vous me direz : il y a tout de même là quelque chose
comme un étrange paradoxe que de vouloir grouper, coupler
dans la même catégorie des «savoirs assujettis»,
d'une part, ces contenus de la connaissance historique méticuleuse,
érudite, exacte, et puis ces savoirs locaux, singuliers,
ces savoirs des gens qui sont des savoirs sans sens commun et qui
ont été en quelque sorte laissés en jachère,
quand ils n'ont pas été effectivement et explicitement
tenus en lisière. Je crois que c'est dans ce couplage entre
les savoirs ensevelis de l’érudition et les savoirs
disqualifiés par la hiérachie des connaissances et
des sciences que s'est joué effectivement ce qui a donné
à la critique de ces dix ou quinze dernières années
sa force essentielle.
Dans un cas comme dans l'autre, en effet, dans ce savoir de l'érudition
comme dans ces savoirs disqualifiés, dans ces deux formes
de savoir, assujetti ou enseveli, de quoi s'agissait-il ? Il s'agissait
du savoir historique des luttes ; dans les domaines spécialisés
de l’érudition comme dans le savoir disqualifié
des gens gisait la mémoire des combats, celle, précisément,
qui a été jusqu'alors tenue en lisière. Et
se sont ainsi dessinées des recherches généalogiques
multiples, à la redécouverte exacte des luttes et
mémoire brute des combats ; et ces généalogies,
comme couplage de ce savoir érudit et de ce savoir des gens,
n'ont été possibles, et on n'a même pu les tenter
qu'à une condition, c'est que soit levée la tyrannie
des discours englobants, avec leur hiérarchie et avec tous
les privilèges de l'avant-garde théorique. Appelons,
si vous voulez, généalogie le couplage des connaissances
érudites et des mémoires locales, couplage qui permet
la constitution d'un savoir historique des luttes et l'utilisation
de ce savoir dans les tactiques actuelles ; ce sera donc la définition
provisoire de ces généologies que j'ai essayé
de faire au cours de ces dernières années.
Dans cette activité qu'on peut donc dire généalogique,
vous voyez qu'en fait il ne s'agit aucunement d'opposer à
l'unité abstraite de la théorie la multiplicité
concrète des faits ; il ne s'agit aucunement de disqualifier
le spéculatif pour lui opposer, dans la forme d'un scientisme
quelconque, la rigueur de connaissances bien établies. Ce
n'est donc pas un empirisme qui traverse le projet généalogique
; ce n'est pas non plus un positivisme au sens ordinaire du terme
: il s'agit en fait de faire jouer des savoirs locaux, discontinus,
disqualifiés, non légitimés, contre l'instance
théorique unitaire qui prétendrait les filtrer, les
hiérarchiser, les ordonner au nom d'une connaissance vraie,
au nom des droits d'une science qui serait détenue par quelques-uns.
Les généalogies ne sont donc pas des retours positivistes
à une forme de science plus attentive ou plus exacte ; les
généalogies, ce sont très exactement des antisciences.
Non pas qu'elles revendiquent le droit lyrique à l'ignorance
et au non-savoir, non pas qu'il s'agisse du refus de savoir ou de
la mise en exergue des prestiges d'une expérience immédiate,
non encore captée par le savoir : ce n'est pas de cela qu'il
s'agit ; il s'agit de l'insurrection des savoirs, non pas tellement
contre les contenus, les méthodes ou les concepts d'une science,
mais d'une insurrection d'abord et avant tout contre les effets
de pouvoir centralisateurs qui sont liés à l'institution
et au fonctionnement d'un discours scientifique organisé
à l'intérieur d'une société comme la
nôtre. Et, que cette institutionnalisation du discours scientifique
prenne corps dans une université ou, d'une façon générale,
dans un appareil pédagogique, que cette institutionnalisation
des discours scientifiques prenne corps dans un réseau théorico-commercial
comme la psychanalyse, ou dans un appareil politique, avec toutes
ses afférences, comme dans le cas du marxisme, au fond peu
importe : c'est bien contre les effets de pouvoir propres à
un discours considéré comme scientifique que la généalogie
doit mener le combat.
D'une façon plus précise ou, en tout cas, qui parlera
peut-être mieux, je dirai ceci : depuis bien des années
maintenant, plus d'un siècle sans doute, vous savez combien
ont été nombreux ceux qui se sont demandés
si oui ou non le marxisme était une science ; on pourrait
dire que la même question a été posée
et ne cesse d'être posée à propos de la psychanalyse
ou, pis encore, de la sémiologie des textes littéraires
; mais à toute cette question-là : est-ce ou n'est-ce
pas une science ?, les généalogistes répondraient
: précisément, ce qu'on vous reproche, c'est de faire
du marxisme, de la psychanalyse ou de telle ou telle autre chose
une science, et, si on a une objection à faire au marxisme,
c'est qu'il pourrait effectivement être une science. En des
termes un peu plus, sinon élaborés, plus dilués,
je dirais ceci : avant même de savoir dans quelle mesure quelque
chose comme le marxisme ou la psychanalyse est analogue à
une pratique scientifique dans son déroulement quotidien,
dans ses règles de construction, dans les concepts utilisés,
avant même de se poser cette question de l'analogie formelle
et structurale d'un discours marxiste ou psychanalytique avec un
discours scientifique, est-ce qu'il ne faut pas se poser d'abord
la question ou s'interroger sur l'ambition de pouvoir qu'emporte
avec soi la prétention à être une science ?
Les questions qu'il faut poser ne sont-ce pas celles-ci : quel type
de savoir voulez-vous disqualifier du moment que vous vous dites
être une science ? Quel sujet parlant, quel sujet discourant,
quel sujet d'expérience et de savoir voulez-vous donc minoriser
du moment que vous dites : moi qui tiens ce discours, je tiens un
discours scientifique et je suis un savant ? Quelle avant-garde
théorico-politique voulez-vous donc introniser, pour la détacher
de toutes les formes massives, circulantes et discontinues de savoir
? Et je dirais : quand je vous vois vous efforcer d'établir
que le marxisme est une science, je ne vous vois pas, à dire
vrai, en train de démontrer une fois pour toutes que le marxisme
a une structure rationnelle et que ses propositions relèvent
par conséquent de procédures de vérification,
je vous vois, d'abord et avant tout, en train de faire autre chose
; je vous vois en train de lier au discours marxiste et je vous
vois affecter à ceux qui tiennent ce discours des effets
de pouvoir que l'Occident, depuis maintenant le Moyen Âge,
a affectés à la science et a réservés
à ceux qui tiennent un discours scientifique.
La généalogie, ce serait donc, par rapport au projet
d'une inscription des savoirs dans la hiérarchie du pouvoir
propre à la science, une sorte d'entreprise pour désassujettir
les savoirs historiques et les rendre libres, c'est-à-dire
capables d'opposition et de lutte contre la coercition d'un discours
théorique unitaire, formel et scientifique. La réactivation
des savoirs locaux, «mineurs», dirait peut-être
Deleuze, contre la hiérarchisation scientifique de la connaissance
et ses effets de pouvoir intrinsèques, c'est cela le projet
de ces généalogies en désordre et en charpie.
En deux mots : on pourrait peut-être dire que l'archéologie,
ce serait la méthode propre à l'analyse des discursivités
locales, et la généalogie, la tactique qui fait jouer
à partir des discursivités locales ainsi décrites
les savoirs désassujettis qui s'en dégagent. Cela,
pour restituer le projet d'ensemble.
Vous voyez que tous les fragments de recherches tous les propos
à la fois entrecroisés et suspendus que j'ai répétés
avec obstination depuis quatre ou cinq ans maintenant pouvaient
être considérés comme des éléments
de ces généalogies, que je n'ai pas été,
loin de là, le seul à faire au cours de ces quinze
dernières années. Question : alors pourquoi ne continuerait-on
pas, avec une si jolie et, vraisemblablement, si peu vérifiable
théorie de la discontinuité ? pourquoi est-ce que
je ne continue pas, et pourquoi est-ce que je ne prends pas encore
un petit quelque chose comme ça, qui serait du côté
de la psychiatrie, de la théorie de la sexualité ?
On pourrait continuer, c'est vrai ; et, jusqu'à un certain
point, j'essaierai de continuer. Mais, peut-être, un certain
nombre de changements, et de changements dans la conjoncture, sont
intervenus. Je veux dire que, par rapport à la situation
que nous avons connue il y a cinq, dix, encore quinze ans, les choses
ont peut-être changé ; la bataille n'a peut-être
pas tout à fait le même visage. Est-ce que nous sommes
bien, en tout cas, dans ce même rapport de forces qui nous
permettrait de faire valoir, en quelque sorte, à l'état
vif et hors de tout assujettissement, ces savoirs désensablés
? Quelle force ont-ils par eux-mêmes ? Et, après tout,
à partir du moment où on dégage ainsi des fragments
de généalogie, à partir du moment où
on fait valoir, où on met en circulation ces espèces
d'éléments de savoir qu'on a essayé de désensabler,
est-ce qu'ils ne risquent pas d'être recodés, recolonisés
par ces discours unitaires qui, après les avoir d'abord disqualifiés,
puis ignorés quand ils sont réapparus, sont peut-être
maintenant tout prêts à les annexer et à les
prendre dans leur propre discours et dans leurs propres effets de
savoir et de pouvoir ?
Et si nous voulons, nous, protéger ces fragments ainsi dégagés,
est-ce que nous ne nous exposons pas à bâtir nous-mêmes,
de nos propres mains, ce discours unitaire, auquel nous convient,
comme peut-être pour un piège, ceux qui nous disent
: tout ça, c'est très gentil, mais où est-ce
que ça va ? Dans quelle direction ? Pour quelle unité
? La tentation, jusqu'à un certain point, est de dire : eh
bien, continuons, accumulons ; après tout, le moment n'est
pas encore venu où nous risquons d'être colonisés.
Parce que je vous disais tout à l'heure que ces fragments
généalogiques risquent peut-être d'être
recodés, mais on pourrait après tout lancer le défi
et dire : essayez donc ! on pourrait dire, par exemple : depuis le
temps que l'antipsychiatrie ou la généalogie des institutions
psychiatriques ont été entreprises - ça fait
maintenant quinze bonnes années -, y a-t-il eu un seul marxiste,
un seul psychanalyste, un seul psychiatre pour refaire cela dans
ses propres termes et montrer que les généalogies
qui avaient été faites étaient fausses, mal
élaborées, mal articulées, mal fondées
? En fait, les choses sont telles que ces fragments de généalogie
restent là, entourés d'un silence prudent ; on ne
leur oppose, au maximum, que des propositions comme celle qu'on
vient d'entendre récemment dans la bouche, je crois, de M.
Juquin : «Tout ça, c'est très gentil ! Il n'en
reste pas moins que la psychiatrie soviétique est la première
du monde.»Je dirais : bien sûr, la psychiatrie soviétique,
vous avez raison, est la première du monde, et c'est précisément
ce qu'on lui reproche. Le silence, ou, plutôt, la prudence
avec laquelle les théories unitaires contournent la généalogie
des savoirs, serait donc peut-être une raison de continuer.
On pourrait, en tout cas, multiplier ainsi les fragments généalogiques
comme autant de pièges, de questions, de défis, comme
vous voudrez ; mais, après tout, il est sans doute trop optimiste,
à partir du moment où il s'agit après tout
d'une bataille, d'une bataille des savoirs contre les effets de
pouvoir des discours scientifiques, de prendre le silence de l'adversaire
pour la preuve qu'on lui fait peur ; peut-être le silence
de l'adversaire - en tout cas, je crois que c'est un principe méthodologique
ou un principe tactique qu'il faut toujours avoir à l'esprit
- est tout aussi bien le signe qu'on ne lui fait pas peur du tout
; et, en tout cas, il faut faire, je crois, comme si justement on
ne lui faisait pas peur.
Il s'agira donc non pas du tout de donner un sol théorique
continu et solide à toutes les généalogies
dispersées - je ne veux en aucun cas leur donner, leur surimposer
une sorte de couronnement théorique qui les unifierait -,
mais d'essayer dans les cours qui viennent, et sans doute au cours
de cette année, de préciser ou de dégager l'enjeu
qui se trouve engagé dans cette mise en opposition, cette
mise en lutte, cette mise en insurrection des savoirs contre l'institution
et les effets de savoir et de pouvoir du discours scientifique.
L'enjeu de toutes ces généalogies, vous le connaissez,
ai-je besoin de le préciser, est : qu'est-ce que ce pouvoir
dont l'irruption, la force, le tranchant, l'absurdité sont
concrètement apparus au cours de ces quarante dernières
années, à la fois sur la ligne d'effondrement du nazisme
et sur la ligne de recul du stalinisme ? Qu'est-ce que le pouvoir
? ou, plutôt - parce que la question : «Qu'est-ce que
le pouvoir ?» serait justement une question théorique
qui couronnerait l'ensemble, ce que je ne veux pas - l'enjeu est
de déterminer quels sont dans leurs mécanismes, dans
leurs effets, dans leurs rapports ces différents dispositifs
de pouvoir qui s'exercent à des niveaux différents
de la société, dans des domaines et avec des extensions
si variées ? Grosso modo, je crois que l'enjeu de tout cela
serait : l'analyse des pouvoirs peut-elle, d'une manière
ou d'une autre, se déduire de l'économie ?
Voilà pourquoi je pose cette question. Voilà ce que
je veux dire par là : je ne veux aucunement effacer des différences
innombrables, gigantesques, mais, malgré et à travers
ces différences, il me semble qu'il y a un certain point
commun entre la conception juridique et, disons, si vous voulez,
libérale du pouvoir politique - celle que l'on trouve chez
les philosophes du XVIIIe siècle -, et puis la conception
marxiste ou, en tout cas, une certaine conception courante qui vaut
comme étant la conception marxiste : ce point commun, ça
serait ce que j'appellerais l'économisme dans la théorie
du pouvoir. Par là, je veux dire ceci : dans le cas de la
théorie juridique classique du pouvoir, le pouvoir est considéré
comme un droit dont on serait possesseur et dont on serait possesseur
comme d'un bien, et que l'on pourrait par conséquent transférer
ou aliéner, d'une façon totale ou partielle, par un
acte juridique ou un acte fondateur de droit - peu importe pour l'instant
- qui serait de l'ordre de la cession ou du contrat. Le pouvoir,
c'est celui, concret, que tout individu détient et qu'il
viendrait à céder, totalement ou partiellement, pour
constituer une souveraineté politique. La constitution du
pouvoir politique se fait donc dans cette série, dans cet
ensemble théorique auquel je me réfère, sur
le modèle d'une opération juridique qui serait de
l'ordre de l'échange contractuel. Analogie, par conséquent,
manifeste et qui court tout le long de ces théories, entre
le pouvoir et les biens, le pouvoir et la richesse.
Dans l'autre cas, bien sûr, je pense à la conception
marxiste générale du pouvoir, c'est évident
; mais vous avez dans cette conception marxiste quelque chose d'autre,
qui est ce qu'on pourrait appeler la fonctionnalité économique
du pouvoir. «Fonctionnalité économique»,
dans la mesure où le pouvoir aurait essentiellement pour
rôle à la fois de maintenir des rapports de production
et de reconduire une domination de classe que le développement
et les modalités propres de l'appropriation des forces productives
ont rendu possible ; le pouvoir politique, dans ce cas-là,
trouverait dans l'économie sa raison d'être historique.
En gros, si vous voulez, dans un cas, on a un pouvoir politique
qui trouverait, dans la procédure de l'échange, dans
l'économie de la circulation des biens, son modèle
formel ; et, dans l'autre cas, le pouvoir politique aurait dans
l'économie sa raison d'être historique et le principe
de sa forme concrète et de son fonctionnement actuel.
Le problème qui fait l'enjeu des recherches dont je parle
peut se décomposer de la manière suivante. Premièrement,
le pouvoir est-il toujours dans une position seconde par rapport
à l'économie ? Est-il toujours finalisé et
comme fonctionnalisé par l'économie ? Le pouvoir a-t-il
essentiellement pour raison d'être et pour fin de servir l'économie
? Est-il destiné à la faire marcher, à solidifier,
à maintenir, à reconduire des rapports qui sont caractéristiques
de cette économie et essentiels à son fonctionnement
?
Seconde question : le pouvoir est-il modelé sur la marchandise
? Le pouvoir est-il quelque chose qui se possède, qui s'acquiert,
se cède par contrat ou par force, s'aliène ou se récupère,
circule, irrigue telle région, évite telle autre ?
Ou bien, même si les rapports de pouvoir sont profondément
intriqués dans et avec les relations économiques,
même si effectivement les rapports de pouvoir constituent
toujours une sorte de faisceau ou de boucle avec les relations économiques,
dans ce cas, l'indissociabilité de l'économie et du
politique ne serait-elle pas, non de l'ordre de la subordination
fonctionnelle, ni non plus de l'ordre de l'isomorphie formelle,
mais d'un autre ordre qu'il s'agirait précisément
de dégager ?
Pour faire une analyse non économique du pouvoir, de quoi,
actuellement, dispose-t-on ? Je crois qu'on peut dire qu'on dispose
vraiment de très peu de chose. On dispose d'abord de cette
affirmation que le pouvoir ne se donne pas, ni ne s'échange,
ni ne se reprend, mais qu'il s'exerce et qu'il n'existe qu'en acte.
On dispose également de cette autre affirmation que le pouvoir
n'est pas premièrement maintien et reconduction des relations
économiques ; mais, en lui-même, primairement, un rapport
de forces.
Deux questions : si le pouvoir s'exerce, qu'est-ce que cet exercice
?
en quoi consiste-t-il ? quelle est sa mécanique ? On a ici
quelque chose dont je dirais que c'était une réponse-occasion,
enfin, une réponse immédiate, qui me paraît
renvoyée finalement par le fait concret de bien des analyses
actuelles : le pouvoir, c'est essentiellement ce qui réprime,
c'est ce qui réprime la nature, les instincts, une classe,
des individus. Et lorsque, dans le discours contemporain, on trouve
cette définition ressassante du pouvoir comme ce qui réprime,
après tout, le discours contemporain ne fait pas une invention
; Hegell'avait dit le premier, puis Freud et puis Reich. En tout
cas, être organe de répression, c'est, dans le vocabulaire
d'aujourd'hui, le qualificatif presque homérique du pouvoir.
Alors, est-ce que l'analyse du pouvoir ne doit pas être d'abord
et essentiellement l'analyse des mécanismes de répression
?
Deuxièmement - seconde réponse-occasion si vous voulez
-, si le pouvoir est bien en lui-même mise en jeu et déploiement
d'un rapport de forces, plutôt que de l'analyser en termes
de cession, contrat, aliénation, au lieu même de l'analyser
en termes fonctionnels de reconduction de rapports de production,
ne faut-il pas l'analyser d'abord et avant tout en termes de combat,
d'affrontement ou de guerre ? On aurait donc, en face de la première
hypothèse, qui est : le mécanisme du pouvoir, c'est
fondamentalement et essentiellement la répression, une seconde
hypothèse qui serait : le pouvoir, c'est la guerre, c'est
la guerre continuée par d'autres moyens. Et, à ce
moment-là, on retournerait la proposition de Clausewitz *,
et on dirait que la politique, c'est la guerre continuée
par d'autres moyens.
Ce qui voudrait dire trois choses. D'abord ceci : c'est que les
rapports de pouvoir, tels qu'ils fonctionnent dans une société
comme la nôtre, ont essentiellement pour point d'ancrage un
certain rapport de forces établi à un moment donné,
historiquement précisable, dans la guerre et par la guerre.
Et, s'il est vrai que le pouvoir politique arrête la guerre,
fait régner ou tente de faire régner une paix dans
la société civile, ce n'est pas du tout pour suspendre
les effets de la guerre ou pour neutraliser le déséquilibre
qui s'est manifesté dans la bataille finale de la guerre.
Le pouvoir politique, dans cette hypothèse, aurait pour rôle
de réinscrire perpétuellement ce rapport de forces
par une sorte de guerre silencieuse, et de le réinscrire
dans les institutions, dans les inégalités économiques,
dans le langage,
jusque dans le corps des uns et des autres. Ce serait donc le premier
sens à donner à ce retournement de l'aphorisme de
Clausewitz : la politique, c'est la guerre continuée par
d'autres moyens ; c'est-à-dire que la politique, c'est la
sanction et la reconduction du déséquilibre des forces
manifesté dans la guerre.
* «La guerre n'est pas seulement un acte politique, mais
un véritable instrument de la politique, une poursuite de
relations politiques, une réalisation de celles-ci par d'autres
moyens» (Clausewitz, K. von, De la guerre, Paris, Éd.
de Minuit, 1950, livre l, chap l, p. 67).
Le retournement de cette proposition voudrait dire autre chose
aussi : c'est que, à l'intérieur de cette «paix
civile», les luttes politiques, les affrontements à
propos du pouvoir, avec le pouvoir, pour le pouvoir, les modifications
des rapports de forces - accentuation d'un côté, renversement
-, tout cela, dans un système politique, ne devrait être
interprété que comme la continuation de la guerre
; c'est-à-dire qu'ils seraient à déchiffrer
comme des épisodes, des fragmentations, des déplacements
de la guerre elle-même. On n'écrirait jamais que l'histoire
de cette même guerre, même lorsqu'on écrirait
l'histoire de la paix et de ses institutions.
Et le retournement de l'aphorisme de Clausewitz voudrait dire une
troisième chose : finalement, la décision finale ne
peut venir que de la guerre, c'est-à-dire d'une épreuve
de force où les armes, en fin de compte, devront être
juges. La fin du politique, serait la dernière bataille,
c'est-à-dire que la dernière bataille suspendrait
enfin, et enfin seulement, l'exercice du pouvoir comme guerre continuée.
Vous voyez donc que, à partir du moment où on essaie
de se dégager des schémas économistes pour
analyser le pouvoir, on se trouve immédiatement en face de
deux hypothèses massives : d'une part, le mécanisme
du pouvoir, ça serait la répression - hypothèse,
si vous voulez, que j'appellerais commodément l'hypothèse
Reich-, et, deuxièmement, le fond du rapport de pouvoir,
c'est l'affrontement belliqueux des forces - hypothèse que
j'appellerais, là encore pour commodité, l'hypothèse
Clausewitz. Ces deux hypothèses ne sont pas inconciliables
; au contraire, elles paraissent même s'enchaîner avec
assez de vraisemblance : la répression, après tout,
est-ce que ce n'est pas la conséquence politique de la guerre,
un peu comme l'oppression, dans la théorie classique du droit
politique, était l'abus de la souveraineté dans l'ordre
juridique ?
On pourrait donc opposer deux grands systèmes d'analyse
du pouvoir. L'un qui serait le vieux système que vous trouvez
chez les philosophes du XVIIIe siècle, qui s'articulerait
autour du pouvoir comme droit originaire que l'on cède, constitutif
de la souveraineté, et avec le contrat comme matrice du pouvoir
politique ; et ce pouvoir ainsi constitué risquerait, lorsqu'il
se dépasse lui-même, c'est-à-dire lorsqu'il
déborde les termes mêmes du contrat, de devenir oppression.
pouvoir-contrat, avec comme limite, ou, plutôt, comme franchissement
de la limite, l'oppression. Et vous auriez l'autre système
qui essaierait, au contraire, d'analyser le pouvoir politique, non
plus selon le schéma contrat-oppression, mais selon le schéma
guerre-répression ; à ce moment-là, la répression,
ce n'est pas ce qu'était l'oppression pour le contrat, c'est-à-dire
un abus, mais, au contraire, le simple effet et la simple poursuite
d'un rapport de domination : la répression, ça ne
serait pas autre chose que la mise en oeuvre, à l'intérieur
de cette pseudo-paix que travaille une guerre continue, d'un rapport
de forces perpétuel. Donc, deux schémas d'analyse
du pouvoir : le schéma contrat-oppression, qui est, si vous
voulez, le schéma juridique, et le schéma guerre-répression
ou domination-répression, dans lequel l'opposition pertinente
n'est pas celle du légitime et de l'illégitime comme
dans le schéma précédent, mais l'opposition
entre lutte et soumission.
Il est bien entendu que tout ce que je vous ai dit lors des années
précédentes s'inscrit du côté du schéma
lutte-répression, et c'est ce schéma-là que,
de fait, j'ai essayé de mettre en oeuvre. Or, à mesure
que je le mettais en oeuvre, j'ai été amené
tout de même à le reconsidérer ; à la
fois, bien sûr, parce que sur un tas de points il est encore
insuffisamment élaboré - je dirais même qu'il
est tout à fait inélaboré -, mais parce que
je crois même que ces deux notions de «répression»
et de «guerre» doivent être très considérablement
modifiées, sinon peut-être, à la limite, abandonnées.
En tout cas, il faut, je crois, regarder de près ces deux
notions, «répression» et «guerre»,
ou, si vous voulez, regarder d'un peu plus près l'hypothèse
que les mécanismes de pouvoir seraient essentiellement des
mécanismes de répression et cette autre hypothèse
que, sous le pouvoir politique, ce qui gronde et ce qui fonctionne,
c'est essentiellement et avant tout un rapport belliqueux.
Je crois, sans trop me vanter, m'être tout de même
méfié depuis assez longtemps de cette notion de «répression»
; et j'ai essayé de vous montrer, à propos justement
des généalogies dont je parlais tout à l'heure,
à propos de l'histoire du droit pénal, du pouvoir
psychiatrique, du contrôle de la sexualité enfantine,
etc., que les mécanismes qui étaient mis en oeuvre
dans ces formations de pouvoir étaient tout autre chose,
bien plus, en tout cas, que la répression. Je ne peux pas
continuer sans reprendre un peu, justement, cette analyse de la
répression, rassembler tout ce que j'ai pu dire d'une façon
un peu décousue sans doute. Par conséquent, le prochain
cours ou, éventuellement, les deux prochains cours seront
consacrés à la reprise critique de la notion de «répression»,
à essayer de montrer en quoi et comment cette notion si courante
maintenant de «répression» pour caractériser
les mécanismes et les effets de pouvoir est tout à
fait insuffisante pour les cerner.
Mais l'essentiel du cours sera consacré à l'autre
volet, c'est-à-dire au problème de la guerre. Je voudrais
essayer de voir dans quelle mesure le schéma binaire de la
guerre, de la lutte, de l'affrontement des forces peut effectivement
être repéré comme le fond, à la fois
le principe et le moteur, de l'exercice du pouvoir politique : est-ce
que c'est bien exactement de la guerre qu'il faut parler pour analyser
le fonctionnement du pouvoir ? Est-ce que les notions de «tactique»,
de «stratégie», de «rapports de forces»
sont valables ? Dans quelle mesure le sont-elles ? Est-ce que le
pouvoir, tout simplement, est une guerre continuée par d'autres
moyens que les armes ou les batailles ? Sous le thème devenu
maintenant courant, d'ailleurs relativement récent, que le
pouvoir a en charge de défendre la société,
est-ce qu'il faut entendre, oui ou non, que la société
dans sa structure politique est organisée de manière
que certains puissent se défendre contre les autres ou défendre
leur domination contre la révolte des autres, ou, simplement
encore, défendre leur victoire et la pérenniser dans
l'assujettissement ?
Donc, le schéma du cours de cette année sera le suivant
: d'abord, une ou deux leçons consacrées à
la reprise de la notion de répression ; puis je commencerai
cette année - éventuellement, je poursuivrai les années
d'après, je n'en sais rien - ce problème de la guerre
dans la société civile. Je commencerai à mettre
de côté justement ceux qui passent pour les théoriciens
de la guerre dans la société civile et qui ne le sont
absolument pas à mon sens, c'est-à-dire Hobbes et
Machiavel. Puis j'essaierai de reprendre cette théorie de
la guerre comme principe historique du fonctionnement du pouvoir
autour du problème de la race, puisque c'est dans le binarisme
des races qu'a été perçue, pour la première
fois en Occident, la possibilité d'analyser le pouvoir politique
comme guerre. Et j'essaierai de conduire cela jusqu'au moment où
lutte des races et lutte des classes deviennent, à la fin
du XIXe siècle, les deux grands schémas selon lesquels
on essaie de repérer le phénomène de la guerre
et les rapports de forces à l'intérieur de la société
civile.
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