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Le jeu de Michel Foucault
Dits Ecrits tome III texte n° 206

«Le jeu de Michel Foucault» (entretien avec D. Colas, A. Grosrichard, G. Le Gaufey, J. Livi, G. Miller, J. Miller, J.-A. Miller, C, Millot, G. Wajeman), Ornicar ?, Bulletin Périodique du champ freudien, no 10, juillet 1977, pp. 62-93.

Peu de temps après la parution de La Volonté de savoir, nous avons invité Michel Foucault à venir passer une soirée avec nous. D'une conversation à bâtons rompus, nous donnons ici quelques moments.
A.G.

Dits Ecrits tome III texte n° 206


A. Grosrichard : Il serait temps d'en venir à cette Histoire de la sexualité dont nous avons le premier volume, et qui doit, annonces-tu, en avoir six.

M. Foucault : Oui, je voudrais d'abord vous dire que je suis vraiment content d'être ici avec vous. C'est un peu pour cela que j'ai écrit ce livre sous cette forme. Jusqu'à présent, j'avais empaqueté les choses, je n'avais épargné aucune citation, aucune référence, et j'avais lancé des pavés un peu lourds, qui restaient la plupart du temps sans réponse. D'où l'idée de ce livre programme, sorte de fromage de gruyère, avec des trous, pour qu'on puisse s'y loger. Je n'ai pas voulu dire : «Voilà ce que je pense», car je ne suis pas encore très sûr de ce que j'avance. Mais j'ai voulu voir si ça pouvait être dit, et jusqu'où ça pouvait être dit, et, bien sûr, ça risque d'être très décevant pour vous. Ce qu'il y a d'incertain dans ce que j'ai écrit est certainement incertain. Il n'y a pas de ruse, pas de rhétorique. Et je ne suis pas sûr non plus de ce que j'écrirai dans les volumes suivants. C'est pourquoi je souhaitais entendre l'effet produit par ce discours hypothétique, en survol. Il me semble que c'est la première fois que je rencontre des gens qui veulent bien jouer à ce jeu que je leur propose dans mon livre.

A. Grosrichard : Sans doute. Partons du titre général de ce programme : Histoire de la sexualité. De quel type est ce nouvel objet historique que tu appelles«la sexualité» ? Car il ne s'agit manifestement ni de la sexualité telle qu'en parlent ou en ont parlé les botanistes ou les biologistes, et qui est l'affaire de l'historien des sciences. Ni de la sexualité au sens où pourrait l'entendre la traditionnelle histoire des idées ou des moeurs, que tu contestes à nouveau aujourd 'hui, à travers tes doutes sur l'«hypothèse répressive». Ni même, enfin, des pratiques sexuelles, que les historiens étudient aujourd'hui avec des méthodes et des moyens techniques d'analyse nouveaux. tu parles, toi, d'un«dispositif de sexualité». Quel est pour toi le sens et la fonction méthodologique de ce terme : «dispositif» ?

M. Foucault : Ce que j'essaie de repérer sous ce nom, c'est, premièrement, un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif. Le dispositif lui-même, c'est le réseau qu'on peut établir entre ces éléments.

Deuxièmement, ce que je voudrais repérer dans le dispositif, c'est justement la nature du lien qui peut exister entre ces éléments hétérogènes. Ainsi, tel discours peut apparaître tantôt comme programme d'une institution, tantôt au contraire comme un élément qui permet de justifier et de masquer une pratique qui, elle, reste muette, ou fonctionner comme réinterprétation seconde de cette pratique, lui donner accès à un champ nouveau de rationalité. Bref, entre ces éléments, discursifs ou non, il y a comme un jeu, des changements de position, des modifications de fonctions, qui peuvent, eux aussi, être très différents.

Troisièmement, par dispositif, j'entends une sorte - disons - de formation, qui, à un moment historique donné, a eu pour fonction majeure de répondre à une urgence. Le dispositif a donc une fonction stratégique dominante. Cela a pu être, par exemple, la résorption d'une masse de population flottante qu'une société à économie de type essentiellement mercantiliste trouvait encombrante : il y a eu là un impératif stratégique, jouant comme matrice d'un dispositif, qui est devenu peu à peu le dispositif de contrôle-assujettissement de la folie, de la maladie mentale, de la névrose.

G. Wajeman : Un dispositif se définit donc par une structure d'éléments hétérogènes, mais aussi par un certain type de genèse ?

M. Foucault : Oui. Et je verrais deux moments essentiels dans cette genèse. Un premier moment qui est celui de la prévalence d'un objectif stratégique. Ensuite, le dispositif se constitue proprement comme tel, et reste dispositif dans la mesure où il est le lieu d'un double processus : processus de surdétermination fonctionnelle, d'une part, puisque chaque effet, positif et négatif, voulu ou non voulu, vient entrer en résonance, ou en contradiction, avec les autres, et appelle à une reprise, à un réajustement, des éléments hétérogènes qui surgissent çà et là. Processus de perpétuel remplissement stratégique, d'autre part. Prenons l'exemple de l'emprisonnement, ce dispositif qui a fait qu'à un moment donné les mesures de détention sont apparues comme l'instrument le plus efficace, le plus raisonnable que l'on puisse appliquer au phénomène de la criminalité.

Ça a produit quoi ? Un effet qui n'était absolument pas prévu à l'avance, qui n'avait rien à voir avec une ruse stratégique de quelque sujet méta- ou transhistorique qui l'aurait perçu et voulu. Cet effet, ça a été la constitution d'un milieu délinquant, très différent de cette espèce de semis de pratiques et d'individus illégalistes que l'on trouvait dans la société du XVIIIe siècle. Que s'est-il passé ? La prison a joué comme filtrage, concentration, professionnalisation, fermeture d'un milieu délinquant. À partir des années 1830, à peu près, on assiste à une réutilisation immédiate de cet effet involontaire et négatif dans une nouvelle stratégie, qui a en quelque sorte rempli l'espace vide, ou transformé le négatif en positif : le milieu délinquant s'est trouvé réutilisé à des fins politiques et économiques diverses (ainsi le prélèvement d'un profit sur le plaisir, avec l'organisation de la prostitution). Voilà ce que j'appelle le remplissement stratégique du dispositif.

A. Grosrichard : Dans Les Mots et les Choses, dans L'Archéologie du savoir, tu parlais d'épistémè, de savoir, de formations discursives. Aujourd'hui, tu parles plus volontiers de «dispositif», de «disciplines». Ces concepts se substituent-ils aux précédents, que tu abandonnerais maintenant ? Ou alors les redoublent-ils sur un autre registre ? Faut-il voir là un changement dans l'idée que tu as de l'usage à faire de tes livres ? Choisis-tu tes objets, la manière de les aborder, les concepts pour les saisir en fonction de nouveaux objectifs, qui seraient aujourd'hui des luttes à mener, un monde à transformer, plutôt qu'à interpréter ? Je dis cela pour que les questions qu'on va te poser ne tombent pas à côté de ce que tu as voulu faire.

M. Foucault : Remarque qu'il est peut-être bon aussi qu'elles tombent tout à fait à côté : ça prouverait que mon propos est à côté. Mais tu as raison de poser la question. À propos du dispositif, je me trouve devant un problème dont je ne suis pas encore bien sorti. J'ai dit que le dispositif était de nature essentiellement stratégique, ce qui suppose qu'il s'agit là d'une certaine manipulation de rapports de forces, d'une intervention rationnelle et concertée dans ces rapports de forces, soit pour les développer dans telle direction, soit pour les bloquer, ou pour les stabiliser, les utiliser. Le dispositif est donc toujours inscrit dans un jeu de pouvoir, mais toujours lié aussi à une ou à des bornes de savoir, qui en naissent mais, tout autant, le conditionnent. C'est ça, le dispositif : des stratégies de rapports de forces supportant des types de savoir, et supportés par eux. Dans Les Mots et les Choses, en voulant faire une histoire de l'épistémè, je restais dans une impasse. Maintenant, ce que je voudrais faire, c'est essayer de montrer que ce que j'appelle dispositif est un cas beaucoup plus général de l'épistémè. Ou plutôt que l'épistémè, c'est un dispositif spécifiquement discursif, à la différence du dispositif qui est, lui, discursif et non discursif, ses éléments étant beaucoup plus hétérogènes.

J.-A. Miller : Ce que tu introduis comme dispositif se veut certainement plus hétérogène que ce que tu appelais épistémè.

M. Foucault : Absolument.

J.-A. Miller : Tu mêlais ou tu ordonnais dans tes épistémès des énoncés de type très différent, des énoncés de philosophes, de savants, des énoncés d'auteurs obscurs et de praticiens qui théorisaient, d'où l'effet de surprise que tu as obtenu, mais enfin, il s'agissait toujours d'énoncés.

M. Foucault : Certainement.

J.-A. Miller : Avec les dispositifs, tu veux aller au-delà du discours. Mais ces nouveaux ensembles, qui rassemblent bien des éléments articulés...

M. Foucault : Ah oui !

J.-A. Miller : ...restent en cela des ensembles signifiants. Je ne vois pas très bien en quoi tu atteindrais du non-discursif.

M. Foucault : Pour dire : voilà un dispositif, je cherche quels ont été les éléments qui sont intervenus dans une rationalité, une concertation donnée, à ceci près que...

J.-A. Miller : Il ne faut pas dire rationalité, sinon on retomberait sur l'épistémè.

M. Foucault : Si tu veux, l'épistémè, je la définirais, en faisant retour, comme le dispositif stratégique qui permet de trier parmi tous les énoncés possibles ceux qui vont pouvoir être acceptables à l'intérieur, je ne dis pas d'une théorie scientifique, mais d'un champ de scientificité, et dont on pourra dire : celui-ci est vrai ou faux. C'est le dispositif qui permet de séparer, non pas le vrai du faux, mais l'inqualifiable scientifiquement du qualifiable.

G. Le Gaufey : Mais pour en revenir au non-discursif, en dehors des énoncés, qu'y a-t-il d'autre, dans un dispositif, que les institutions ?

M. Foucault : Ce qu'on appelle généralement «institution», c'est tout comportement plus ou moins contraint, appris. Tout ce qui, dans une société, fonctionne comme système de contrainte, sans être un énoncé, bref, tout le social non discursif, c'est l'institution. J.-A. Miller : L'institution, c'est évidemment du discursif.

M. Foucault : Si tu veux, mais, pour mon truc du dispositif, il n'est pas très important de dire : voilà ce qui est discursif, voilà ce qui ne l'est pas. Entre le programme architectural de l'École militaire par Gabriel, et la construction de l'École militaire elle-même, qu'est-ce qui est discursif, qu'est-ce qui est institutionnel ? Cela ne m'intéresse que si l'édifice n'est pas conforme au programme. Mais je ne crois pas qu'il soit très important de faire ce tri-là, dès lors que mon problème n'est pas linguistique.

A. Grosrichard : Tu étudies, dans ton livre, la constitution et l'histoire d'un dispositif : le dispositif de la sexualité. En schématisant beaucoup, on peut dire qu'il s'articule, d'un côté, à ce que tu appelles le pouvoir, dont il est le moyen, ou l'expression. Et, d'un autre côté, il produit, pourrait-on dire, un objet imaginaire, historiquement datable, le sexe. De là deux grandes séries de questions : sur le pouvoir, sur le sexe, dans leur rapport au dispositif de sexualité. Pour le pouvoir, tu émets des doutes sur les conceptions que, traditionnellement, on s'en est fait. Et ce que tu proposes, ce n'est pas tant une nouvelle théorie du pouvoir, qu'une «analytique du pouvoir». Comment ce terme d'«analytique» te permet-il d'éclairer ce que tu appelles ici le «pouvoir», en tant qu'il est lié au dispositif de sexualité ?

M. Foucault : Le pouvoir, ça n'existe pas. Je veux dire ceci : l'idée qu'il y a, à un endroit donné, ou émanant d'un point donné, quelque chose qui est un pouvoir, me paraît reposer sur une analyse truquée, et qui, en tout cas, ne rend pas compte d'un nombre considérable de phénomènes. Le pouvoir, c'est en réalité des relations, un faisceau plus ou moins organisé, plus ou moins pyramidalisé, plus ou moins coordonné, de relations. Donc, le problème n'est pas de constituer une théorie du pouvoir qui aurait pour fonction de refaire ce qu'un Boulainvilliers, d'un côté, un Rousseau, de l'autre, ont voulu faire. Tous deux partent d'un état originaire où tous les hommes sont égaux, et puis, que se passe-t-il ? Invasion historique pour l'un, événement mythico-juridique pour l'autre, toujours est-il qu'à partir d'un moment les gens n'ont plus eu de droits et il y a eu du pouvoir. Si on essaie de bâtir une théorie du pouvoir, on sera toujours obligé de le considérer comme surgissant en un point et à un moment donnés, et on devra en faire la genèse, puis la déduction. Mais si le pouvoir est en réalité un faisceau ouvert, plus ou moins coordonné (et sans doute plutôt mal coordonné) de relations, alors le seul problème est de se donner une grille d'analyse, permettant une analytique des relations de pouvoir.

A. Grosrichard : Et pourtant, page 20 de ton livre, tu te proposes d'étudier, évoquant ce qui se passe après le concile de Trente, «à travers quels canaux, se glissant le long de quels discours, le pouvoir parvient aux conduites les plus ténues et les plus individuelles, quels chemins lui permettent d'atteindre les formes rares ou à peine perceptibles du désir», etc. Le langage que tu emploies ici fait tout de même penser à un pouvoir qui partirait d'un centre unique, et qui, peu à peu, selon un processus de diffusion, de contagion, de cancérisation, gagnerait ce qu'il y a de plus infime et de plus périphérique. Or il me semble que, lorsque tu parles, ailleurs, de la multiplication des «disciplines», tu fais apparaître le pouvoir comme partant de «petits lieux», s'organisant à propos de «petites choses», pour finalement se concentrer. Comment concilier ces deux représentations du pouvoir : l'une qui le décrit comme s'exerçant de haut en bas, du centre à la circonférence, de l'important à l'infime, et l'autre, qui paraît être l'inverse ?

M, Foucault : En t'entendant lire, j'ai moralement rougi jusqu'aux oreilles, en me disant : c'est vrai, j'ai employé cette métaphore du point qui, peu à peu, irradie... Mais c'était dans un cas très précis : celui de l'Église après le concile de Trente. D'une façon générale, je pense qu'il faut plutôt voir comment les grandes stratégies de pouvoir s'incrustent, trouvent leurs conditions d'exercice dans de micro-relations de pouvoir. Mais il y a aussi toujours des mouvements de retour, qui font que les stratégies qui coordonnent les relations de pouvoir produisent des effets nouveaux, et avancent dans des domaines qui, jusqu'à présent, n'étaient pas concernés. Ainsi jusqu'au milieu du XVIe siècle, l'Église n'a contrôlé la sexualité que d'une manière assez lointaine : l'obligation à la confession annuelle, avec les aveux des différents péchés, garantissait qu'on n'aurait pas beaucoup d'histoires de cul à raconter à son curé. À partir du concile de Trente, vers le milieu du XVIe siècle, on a vu apparaître, à côté des anciennes techniques de la confession, une série de procédures nouvelles qui ont été mises au point à l'intérieur de l'institution ecclésiastique, à des fins d'épuration et de formation du personnel ecclésiastique : pour les séminaires ou les couvents, on a élaboré des techniques minutieuses de mise en discours de la vie quotidienne, d'examen de soi-même, d'aveu, de direction de conscience, de relations dirigés-dirigeants. C'est ça qu'on a essayé d'injecter dans la société, dans un mouvement, c'est vrai, de haut en bas.

J.-A. Miller : C'est à quoi s'intéresse Pierre Legendre.

M. Foucault : Je n'ai pas pu lire encore son dernier livre, mais ce qu'il faisait dans L'Amour du censeur * me paraît tout à fait nécessaire. Il décrit un processus qui existe réellement. Mais je ne crois pas que l'engendrement des relations de pouvoir se fasse ainsi seulement de haut en bas.

A, Grosrichard : Tu penses, alors, que cette représentation du pouvoir comme s'exerçant de haut en bas, et de façon répressive ou négative, c'est une illusion ? N'est-ce pas une illusion nécessaire, engendrée par le pouvoir lui-même ? En tout cas, c'est une illusion bien tenace, et c'est tout de même contre ce type de pouvoir-là que les gens se sont battus et ont cru pouvoir faire changer les choses.

G. Miller : J'ajoute une remarque : même si on admet que le pouvoir, à l'échelle de toute la société, ne procède pas de haut en bas, mais s'analyse comme un faisceau de relations, est-ce que les micro-pouvoirs, sur lesquels il se fonde, ne fonctionnent pas toujours, eux, de haut en bas ?

M. Foucault : Oui, si tu veux. Dans la mesure où les relations de pouvoir sont un rapport de forces inégalitaire et relativement stabilisé, il est évident que cela implique en haut et en bas, une différence de potentiel.

A. Grosrichard : On a toujours besoin d'un plus petit que soi.

M. Foucault : D'accord, mais ce que j'ai voulu dire, c'est que, pour qu'il y ait mouvement de haut en bas, il faut qu'il y ait en même temps une capillarité de bas en haut. Prenons quelque chose de simple : les relations de pouvoir de type féodal. Entre les serfs, attachés à la terre, et le seigneur qui prélevait sur eux une rente, il y avait un rapport local, relativement autonome, presque un tête-à-tête. Pour que ce rapport tienne, il fallait bien qu'il y ait, derrière, une certaine psyramidalisation du système féodal. Mais il est, certain que le pouvoir des rois de France, et les appareils d'État qu'ils ont peu à peu constitués à partir du XIe siècle, ont eu pour condition de possibilité l'ancrage dans les comportements, les corps, les relations de pouvoir locales, où il ne faudrait pas voir du tout une simple projection du pouvoir central.

J.-A. Miller : Qu'est-ce que c'est, alors, cette relation de pouvoir ? Ce n'est pas seulement l'obligation...

M. Foucault : Ah non ! Je voudrais justement répondre à la question qui m'était posée à l'instant, sur ce pouvoir de haut en bas qui serait négatif. Tout le pouvoir, qu'il soit de haut en bas ou de bas

* Legendre (P.), L'Amour du censeur. Essai sur l'ordre dogmatique, Paris, Éd. du Seuil, coll. «Le Champ freudien», 1974.

en haut, et quel que soit le niveau où on le prend, est effectivement représenté, d'une manière à peu près constante dans les sociétés occidentales, sous une forme négative, c'est-à-dire sous une forme juridique. C'est le propre de nos sociétés occidentales que le langage du pouvoir, ce soit le droit, et non la magie, ou la religion.

A. Grosrichard : Mais le langage amoureux, par exemple, tel qu'il se formule dans la littérature courtoise et dans toute l'histoire de l'amour en Occident, n'est pas un langage juridique. Et pourtant, il ne fait que parler du pouvoir, il ne cesse de mettre en oeuvre des relations de domination et de servitude. Prends le terme de «maîtresse», par exemple.

M. Foucault : En effet. Mais, là-dessus, Duby a une explication intéressante *. Il rattache l'apparition de la littérature courtoise à l'existence, dans la société médiévale, des juvenes : les juvenes étaient des jeunes gens, des descendants qui n'avaient pas droit à l'héritage, et qui devaient vivre en quelque sorte en marge de la succession généalogique linéaire caractéristique du système féodal. Ils attendaient donc qu'il y ait des morts parmi les héritiers mâles légitimes, pour qu'une héritière se trouve dans l'obligation de se procurer un mari, capable de prendre en charge l'héritage et les fonctions liées au chef de famille. Les juvenes étaient donc ce surplus turbulent, engendré nécessairement par le mode de transmission du pouvoir et de la propriété. Et, pour Duby, la littérature courtoise vient de là : c'était une sorte de joute fictive entre les juvenes et le chef de famille, ou le seigneur, ou même le roi, avec pour enjeu la femme déjà appropriée. Dans l'intervalle des guerres, dans le loisir des longues soirées d'hiver se tissaient autour de la femme ces relations courtoises, qui sont au fond l'envers même des relations de pouvoir, puisqu'il s'agit toujours d'un chevalier arrivant dans un château, pour piquer la femme du maître des lieux. Il y avait donc là, engendré par les institutions elles-mêmes, comme un lâchage de lest, un débridement toléré, qui donnait cette joute réelle-fictive qu'on trouve dans les thèmes courtois. C'est une comédie autour des relations de pouvoir, qui fonctionne dans les interstices du pouvoir, mais ce n'est pas une véritable relation de pouvoir.

A. Grosrichard : Peut-être, mais la littérature courtoise vient tout de même, à travers les troubadours, de la civilisation arabo

* Duby (G.), «Les jeunes dans la société aristocratique dans la France du Nord-Ouest au XIIe siècle», Annales, Économies, sociétés, civilisations, t. XIX, no 5, septembre-octobre 1964, pp. 835-846. L'An mil, Paris, Gallimard, coll. «Archives», no 30,1974.

musulmane. Or ce que dit Duby vaut-il encore pour elle ? Mais revenons à la question du pouvoir, dans son rapport au dispositif.

C. Millot : Parlant des «dispositifs d'ensemble», vous écrivez, page 125, que «là, la logique est encore parfaitement claire, les visées déchiffrables, et pourtant il arrive qu'il n'y ait plus personne pour les avoir conçues et bien peu pour les formuler : caractère implicite des grandes stratégies anonymes, presque muettes, qui coordonnent des tactiques loquaces dont les' inventeurs» ou les responsables sont souvent sans hypocrisie...» Vous définissez là quelque chose comme une stratégie sans sujet. Comment est-ce concevable ?

M. Foucault : Prenons un exemple. À partir des années 1825 1830, on voit apparaître localement, et d'une façon qui est en effet loquace, des stratégies bien définies pour fixer les ouvriers des premières industries lourdes à l'endroit même où ils travaillent. Il s'agissait d'éviter la mobilité de l'emploi. À Mulhouse, ou dans le nord de la France, s'élaborent ainsi des techniques variées : on fait pression pour que les gens se marient, on fournit des logements, on construit des cités ouvrières, on pratique ce système rusé d'endettement dont parle Marx, et qui consiste à faire payer le loyer d'avance alors que le salaire n'est versé qu'à la fin du mois. Il y a aussi les systèmes de caisse d'épargne, d'endettement à la consommation avec des épiciers ou des marchands de vin qui ne sont que des agents du patron... Petit à petit se forme autour de tout cela un discours qui est celui de la philanthropie, le discours de la moralisation de la classe ouvrière. Puis les expériences se généralisent, grâce au relais d'institutions, de sociétés qui proposent, très consciemment, des programmes de moralisation de la classe ouvrière. Là-dessus vient se greffer le problème du travail des femmes, de la scolarisation des enfants, et du rapport entre les deux. Entre la scolarisation des enfants, qui est une mesure centrale, prise au niveau du Parlement, et telle ou telle forme d'initiative purement locale prise à propos, par exemple, du logement des ouvriers, vous avez toutes sortes de mécanismes d'appui (syndicats de patrons, chambres de commerce...) qui inventent, modifient, réajustent, selon les circonstances du moment et du lieu : si bien qu'on obtient une stratégie globale, cohérente, rationnelle, mais dont on ne peut plus dire qui l'a conçue.

C, Millot : Mais alors, quel rôle joue la classe sociale ?

M. Foucault : Ah, là, on est au centre du problème, et sans doute des obscurités de mon propre discours. Une classe dominante, ce n'est pas une abstraction, mais ce n'est pas une donnée préalable.

Qu'une classe devienne classe dominante, qu'elle assure sa domination et que cette domination se reconduise, c'est bien l'effet d'un certain nombre de tactiques efficaces, réfléchies, fonctionnant à l'intérieur des grandes stratégies qui assurent cette domination. Mais entre la stratégie, qui fixe, reconduit, multiplie, accentue les rapports de forces, et la classe qui se trouve dominante, vous avez une relation de production réciproque. On peut donc dire que la stratégie de moralisation de la classe ouvrière est celle de la bourgeoisie. On peut même dire que c'est la stratégie qui permet à la classe bourgeoise d'être la classe bourgeoise, et d'exercer sa domination. Mais que ce soit la classe bourgeoise qui, au niveau de son idéologie ou de son projet économique, ait, comme une sorte de sujet à la fois réel et fictif, inventé et imposé de force cette stratégie à la classe ouvrière, je crois que ça, on ne peut pas le dire.

J.-A. Miller : Il n'y a pas de sujet, mais ça se finalise...

M. Foucault : Ça se finalise par rapport à un objectif.

J.-A. Miller : Qui, donc, s'est imposé...

M. Foucault : ...qui s'est trouvé s'imposer. La moralisation de la classe ouvrière, encore une fois, ce n'est ni Guizot dans ses législations ni Dupin dans ses livres qui l'ont imposée. Ce ne sont pas non plus les syndicats de patrons. Et pourtant, elle s'est faite, parce qu'elle répondait à l'objectif urgent de maîtriser une main-d'oeuvre flottante et vagabonde. L'objectif existait, donc, et la stratégie s'est développée, avec une cohérence de plus en plus grande, mais sans qu'il faille lui supposer un sujet détenteur de la loi et l'énonçant sous la forme d'un «tu dois, tu ne dois pas».

G. Miller : Mais qu'est-ce qui fait le départ entre les différents sujets impliqués par cette stratégie ? Ne faut-il pas distinguer par exemple ceux qui la produisent de ceux qui ne font que la subir ? Même si leurs initiatives finissent souvent par converger, sont-ils tous confondus, ou se singularisent-ils ? Et dans quels termes ?

A. Grosrichard : Ou encore : ton modèle, serait-ce celui de la Fable des abeilles, de Mandeville * ?

* Mandeville (B. de), The Fable of the Bees, or Private Vices, Londres, J. Tonson, 1728-1729, 2 vol. (La Fable des abeilles, ou les Fripons devenus honnêtes gens, trad. J. Bertrand, Londres, J. Nourse, 1740, 4 vol.)

M. Foucault : Je ne dirais pas tout à fait cela, mais je vais prendre un autre exemple : celui de la constitution d'un dispositif médico-légal, où l'on a utilisé la psychiatrie dans le domaine pénal, d'un côté, mais où, de l'autre, se trouvent multipliés les contrôles, les interventions de type pénal sur des conduites ou des comportements de sujets anormaux. Cela a conduit à cet énorme édifice, à la fois théorique et législatif, bâti autour de la question de la dégénérescence et des dégénérés. Que s'est-il passé là ? Toutes sortes de sujets interviennent : le personnel administratif, par exemple, pour des raisons d'ordre public, mais avant tous les médecins et les magistrats. Peut-on parler d'intérêt ? Dans le cas des médecins, pourquoi ont-ils voulu intervenir si directement dans le domaine pénal ? Alors qu'ils venaient à peine de dégager la psychiatrie, et non sans mal, de cette espèce de magma qu'était la pratique de l'internement, où on était en plein, justement, dans le médico-légal, à ceci près que ce n'était ni du médical ni du légal. Les aliénistes viennent tout juste de dégager la théorie et la pratique de l'aliénation mentale, et de définir leur spécificité, et voilà qu'ils disent : «Il y a des crimes qui nous concernent, à nous ces gens-là !» Où est leur intérêt de médecins ? Dire qu'il y a eu une sorte de dynamique impérialiste de la psychiatrie, qui a voulu s'annexer le crime, le soumettre à sa rationalité, ça ne mène à rien. Je serais tenté de dire qu'en fait il y avait là une nécessité (qu'on n'est pas forcé de nommer intérêt) liée à l'existence même d'une psychiatrie devenue autonome, mais qui avait désormais à fonder son intervention en se faisant reconnaître comme partie de l'hygiène publique. Et elle ne pouvait le fonder seulement sur le fait qu'elle avait une maladie (l'aliénation mentale) à résorber. Il fallait aussi qu'elle ait un danger à combattre, comme celui d'une épidémie, d'un défaut d'hygiène. Or comment démontrer que la folie est un danger, sinon en montrant qu'il y a des cas extrêmes où une folie -inapparente aux yeux du public, ne se manifestant à l'avance par aucun symptôme sauf quelques toutes petites fissures, quelques minuscules grondements perceptibles au seul observateur hautement exercé -pouvait brusquement exploser en un crime monstrueux. C'est ainsi qu'on a construit la monomanie homicide. La folie est un danger redoutable en ceci justement qu'il n'est prévisible par aucune des personnes de bon sens qui prétendent pouvoir connaître la folie. Seul un médecin peut le repérer : voilà la folie devenue objet exclusif du médecin, dont le droit d'intervention se trouve du même coup fondé. Dans le cas des magistrats, on peut dire que c'est une autre nécessité qui a fait que, malgré leurs réticences, ils ont accepté l'intervention des médecins. À côté de l'édifice du Code, la machine punitive qu'on leur avait mise entre les mains -la prison -ne pouvait fonctionner efficacement qu'à la condition d'intervenir sur l'individualité de l'individu, sur le criminel, et non sur le crime, pour le transformer et l'amender. Mais, dès lors qu'il y avait des crimes dont on ne saisissait pas la raison ni les motifs, on ne pouvait plus punir. Punir quelqu'un qu'on ne connaît pas devient impossible dans une pénalité qui n'est plus celle du supplice, mais de l'enfermement, (C'est d'ailleurs si vrai qu'on a entendu l'autre jour dans la bouche de quelqu'un de très bien, pourtant, cette phrase colossale, qui aurait dû laisser tout le monde bouche bée : «Vous ne pouvez pas tuer Patrick Henry *, vous ne le connaissez pas.» Alors quoi ? Si on l'avait connu, on l'aurait tué ?) Les magistrats, donc, pour pouvoir joindre un code (qui restait code de la punition, de l'expiation) et une pratique punitive devenue celle de l'amendement et de la prison ont bien été obligés de faire intervenir le psychiatre. On a donc là des nécessités stratégiques qui ne sont pas exactement des intérêts...

G. Miller : Tu substitues à «intérêt» «problème» (pour les médecins) et «nécessité» (pour les magistrats). Le bénéfice est mince, et ça reste tout de même très imprécis.

G. Le Gaufey : Il me semble que le système métaphorique qui commande votre analyse est celui de l'organisme, qui permet d'éliminer la référence à un sujet pensant et voulant. Un organisme vivant tend toujours à persévérer dans son être, et tous les moyens lui sont bons pour réussir à atteindre cet objectif.

M. Foucault : Non, je ne suis pas du tout d'accord. Primo, je n'ai jamais employé la métaphore de l'organisme. Ensuite, le problème n'est pas celui de se maintenir. Quand je parle de stratégie, je prends le terme au sérieux : pour qu'un certain rapport de forces puisse non seulement se maintenir, mais s'accentuer, se stabiliser, gagner en étendue, il est nécessaire qu'il y ait une manoeuvre. La psychiatrie a manoeuvré pour arriver à se faire reconnaître comme partie de l'hygiène publique. Ce n'est pas un organisme, pas plus que la magistrature, et je ne vois pas comment ce que je dis implique que ce soient des organismes.

A. Grosrichard : Ce qui est remarquable, en revanche, c'est que c'est au cours du XIXe siècle que s'est constituée une théorie de la société conçue sur le modèle d'un organisme, avec Auguste Comte par exemple. Mais laissons cela. Les exemples que tu nous as donnés, pour expliquer comment tu concevais cette «stratégie sans sujet», sont tous tirés du XIXe siècle, une époque où la société et l'État se trouvent déjà très centralisés, et technicisés. Est-ce aussi clair pour des périodes antérieures ?

* Voir supra, no 205.

J.-A. Miller : Bref, c'est justement au moment où la stratégie semble avoir un sujet que Foucault démontre qu'elle n'en a pas...

M. Foucault : À la limite, j'y souscrirai. J'entendais l'autre jour quelqu'un parler du pouvoir - c'est la mode. Il constatait que cette fameuse monarchie absolue française n'avait en réalité rien d'absolu. C'était en fait des îlots de pouvoir disséminés, qui fonctionnaient les uns par plages géographiques, les autres par pyramides, les autres comme corps, ou selon les influences familiales, les réseaux d'alliances. On conçoit bien pourquoi les grandes stratégies ne pouvaient pas apparaître dans un tel système : la monarchie française s'était dotée d'un appareil administratif très fort, mais très rigide, et qui laissait passer des choses énormes. Il y avait bien un roi, représentant manifeste du pouvoir, mais, en réalité, le pouvoir n'était pas centralisé, il ne s'exprimait pas dans de grandes stratégies à la fois fines, souples et cohérentes. En revanche, au XIXe siècle, à travers toutes sortes de mécanismes ou d'institutions -parlementarisme, diffusion de l'information, édition, expositions universelles, Université - le pouvoir bourgeois a pu élaborer de grandes stratégies, sans pour autant qu'il faille leur supposer un sujet.

J.-A. Miller : Dans le champ théorique, après tout, le vieil espace transcendantal sans sujet n'a jamais fait peur à grand monde, quoiqu'on t'ait assez reproché, au moment des Mots et les Choses, du côté des Temps modernes *, l'absence de toute espèce de causalité dans ces mouvements de bascule qui te faisaient passer d'une épistémè à une autre. Mais peut-être y a-t-il une difficulté lorsqu'il s'agit, non plus du champ théorique, mais du champ pratique. Il y a là rapports de forces, et combats. La question : «Qui combat ? et contre qui ?» se pose nécessairement. Tu ne peux échapper ici la question du ou plutôt des sujets.

* Amiot (M.), «Le relativisme culturel de Michel Foucault», Les Temps modernes, 22e année, no 248, janvier 1967, pp. 1271-1298. Le Bon (S.), «Un positiviste désespéré : Michel Foucault», ibid., pp. 1299-1319.

M. Foucault : Certainement, et c'est ce qui me préoccupe. Je ne sais pas très bien comment en sortir. Mais enfin, si on considère que le pouvoir doit être analysé en termes de relations de pouvoir, il me semble qu'on a là un moyen de saisir, beaucoup mieux que dans d'autres élaborations théoriques, le rapport qu'il y a entre le pouvoir et la lutte, en particulier la lutte des classes. Ce qui me frappe, dans la plupart des textes, sinon de Marx, du moins des marxistes, c'est qu'on passe toujours sous silence (sauf peut-être chez Trotski) ce qu'on entend par lutte quand on parle de lutte des classes. Que veut dire lutte, ici ? Affrontement dialectique ? Combat politique pour le pouvoir ? Bataille économique ? Guerre ? La société civile traversée par la lutte des classes, ce serait la guerre continuée par d'autres moyens ?

D. Colas : Il faudrait peut-être tenir compte de cette institution qu'est le parti, et qu'on ne peut assimiler aux autres, qui n'ont pas pour but de prendre le pouvoir...

A. Grosrichard : Et puis les marxistes posent tout de même cette question : «Qui sont nos amis, qui sont ennemis ?», qui tend à déterminer, dans ce champ de luttes, les lignes d'affrontement réelles...

J.-A. Miller : Enfin, qui sont pour toi les sujets qui s'opposent ?

M. Foucault : Ce n'est qu'une hypothèse, mais je dirais : tout le monde à tout le monde. Il n'y a pas, immédiatement donnés, de sujets dont l'un serait le prolétariat et l'autre la bourgeoisie. Qui lutte contre qui ? Nous luttons tous contre tous. Et il y a toujours quelque chose en nous qui lutte contre autre chose en nous.

J.-A. Miller : Ce qui veut dire qu'il n'y aurait que des coalitions transitoires, dont certaines s'effondreraient tout de suite, tandis que d'autres dureraient, mais, en définitive, l'élément premier et dernier, ce sont les individus ?

M. Foucault : Oui, les individus, et même les sous-individus.

J.-A. Miller : Les sous-individus ?

M. Foucault : Pourquoi pas ?

G. Miller : Sur cette question du pouvoir, si je voulais donner mon impression de lecteur, je dirais par moments : c'est trop bien fait...

M. Foucault : C'est ce que La Nouvelle Critique avait dit à propos du livre précédent : c'est trop bien fait pour que ça ne cache pas des mensonges...

G. Miller : Je veux dire : c'est trop bien fait, ces stratégies. Je ne pense pas que ça cache des mensonges, mais, à force de voir les choses si bien ordonnées, agencées, au niveau local, régional, national, sur des siècles entiers, je me demande : est-ce qu'il n'y a pas tout de même une place à faire au... bordel ?

M. Foucault : Oh, tout à fait d'accord. La magistrature et la psychiatrie se rencontrent, mais à travers quel bordel, quels ratés ! Seulement, moi, c'est comme si j'avais affaire à une bataille : quand on ne s'en tient pas à la description, quand on veut essayer d'expliquer la victoire ou la défaite, il faut bien poser les problèmes en termes de stratégies, et se demander : pourquoi ça a marché ? Pourquoi ça a tenu ? Voilà pourquoi je prends les choses de ce côté, qui donne l'impression que c'est trop beau pour être vrai.

A. Grosrichard : Bordel ou pas, parlons maintenant du sexe. Tu en fais un objet historique, engendré, en quelque sorte, par le dispositif de sexualité.

J.-A. Miller : Ton livre précédent traitait de la délinquance. La sexualité, c'est apparemment un objet de type différent. À moins qu'il ne soit plus amusant de montrer que c'est pareil ? Qu'est-ce que tu préfères ?

M. Foucault : Je dirais : essayons de voir si ça ne serait pas pareil. C'est l'enjeu du jeu, et s'il ya six volumes, c'est que c'est un jeu ! Ce livre est le seul que j'aie écrit sans savoir à l'avance quel en serait le titre. Et jusqu'au dernier moment je n'en ai pas trouvé. L' Histoire de la sexualité, c'est faute de mieux. Le premier titre, que j'avais montré à François Regnault, était Sexe et Vérité. On y a renoncé, mais enfin c'était tout de même ça, mon problème : qu'est-ce qui s'est passé en Occident pour que la question de la vérité soit posée à propos du plaisir sexuel ? Et c'est mon problème depuis l’Histoire de la folie. Des historiens me disent : «Oui, bien sûr, mais pourquoi n'avez-vous pas étudié les différentes maladies mentales qu'on rencontre aux XVIIe et XVIIIe siècles ? Pourquoi n'avez-vous pas fait une histoire des épidémies de maladies mentales ?» Je n'arrive pas à leur faire comprendre qu'en effet tout ça est absolument intéressant, mais que ce n'était pas mon problème. Mon problème a été, à propos de la folie, de savoir comment on avait pu faire fonctionner la question de la folie dans le sens des discours de vérité, c'est-à-dire des discours ayant statut et fonction de discours vrais. En Occident, c'est le discours scientifique. C'est sous cet angle que j'ai voulu aborder la sexualité.

A. Grosrichard : Ce que tu appelles «le sexe», comment le définis-tu par rapport à ce dispositif de sexualité ? Est-ce un objet imaginaire, un phénomène, une illusion ?

M. Foucault : Bon, je vais te dire comment les choses se sont passées. Il y a eu plusieurs rédactions successives. Au début, le sexe était un donné préalable, et la sexualité apparaissait comme une sorte de formation à la fois discursive et institutionnelle, venant se brancher sur le sexe, le recouvrir, et à la limite l'occulter. C'était ça le premier fil. Et puis j'ai montré le manuscrit à des gens, et je sentais que ce n'était pas satisfaisant. Alors j'ai renversé le truc. C'était un jeu, car je n'étais pas bien sûr... Mais je me disais : au fond, le sexe, qui semble être une instance ayant ses lois, ses contraintes, à partir de quoi se définissent aussi bien le sexe masculin que le sexe féminin, est-ce que ce ne serait pas au contraire quelque chose qui aurait été produit par le dispositif de sexualité ? Ce à quoi s'est d'abord appliqué le discours de sexualité, ce n'était pas le sexe, c'était le corps, les organes sexuels, les plaisirs, les relations d'alliance, les rapports interindividuels...

J.-A. Miller : Un ensemble hétérogène...

M. Foucault : Oui, un ensemble hétérogène, qui a finalement été recouvert par le dispositif de sexualité, lequel a produit, à un moment donné, comme clef de voûte de son propre discours et peut-être de son propre fonctionnement, l'idée du sexe.

G. Miller : Cette idée du sexe n'est pas contemporaine de la mise en place du dispositif de la sexualité ?

M. Foucault : Non, non ! le sexe, on le voit apparaître, il me semble, au cours du XIXe siècle.

G. Miller : On a un sexe depuis le XIXe siècle ?

M. Foucault : On a une sexualité depuis le XVIIIe siècle, un sexe depuis le XIXe. Avant, on avait sans doute une chair. Le bonhomme fondamental, c'est Tertullien.

J.-A. Miller : Il faut que tu nous expliques ça.

M. Foucault : Eh bien, Tertullien a réuni, à l'intérieur d'un discours théorique cohérent, deux choses fondamentales : l'essentiel des impératifs chrétiens -la didakhé -et les principes à partir desquels on pouvait échapper au dualisme des gnostiques.

J.-A. Miller : Je vois bien que tu cherches quels opérateurs vont te permettre d'effacer la coupure qu'on place à Freud. Tu t'en souviens, à l'époque où Althusser faisait valoir la coupure marxiste, tu étais déjà arrivé avec ta gomme. Et maintenant, c'est Freud qui va y passer, enfin je crois que c'est ton objectif, dans une stratégie complexe, comme tu dirais. Est-ce que tu crois vraiment que tu vas réussir à effacer la coupure entre Tertullien et Freud ?

M. Foucault : Je dirai que, pour moi, l'histoire des coupures et des non-coupures est toujours à la fois un point de départ et un truc très relatif. Dans Les Mots et les Choses, je partais de différences très manifestes, des transformations des sciences empiriques vers la fin du XIXe siècle. Il faut être d'une ignorance dont je sais qu'elle n'est pas la vôtre, pour ne pas savoir qu'un traité de médecine de 1780 et un traité d'anatomie pathologique de 1820, c'est deux mondes différents.

Mon problème était de savoir quels étaient les groupes de transformations nécessaires et suffisants à l'intérieur du régime même des discours pour que l'on puisse employer ces mots-là plutôt que ceux-ci, tel type d'analyse plutôt que tel autre, qu'on puisse regarder les choses sous tel angle et non pas sous tel autre. Ici, pour des raisons qui sont de conjoncture, puisque tout le monde appuie sur la coupure, je me dis : essayons de faire tourner le décor, et partons de quelque chose qui est tout aussi constatable que la coupure, à condition de prendre d'autres repères. On voit apparaître cette formidable mécanique, machinerie d'aveu, dans laquelle en effet la psychanalyse et Freud apparaissent comme l'un des épisodes. Bon, ...

J.-A. Miller : Tu construis un machin qui avale d'un seul coup une énorme quantité...

M. Foucault : D'un seul coup, une énorme quantité, et ensuite j'essaierai de voir quelles sont les transformations...

J.-A. Miller : Et, bien entendu, tu feras surtout très attention que la principale transformation ne se situe pas à Freud. Tu démontreras par exemple que la focalisation sur la famille a commencé avant Freud, ou...

M. Foucault : Si tu veux, il me semble que le seul fait que j'ai joué ce jeu-là exclut sans doute pour moi que Freud apparaisse comme la coupure radicale à partir de quoi tout le reste doit être repensé. Je ferai vraisemblablement apparaître qu'autour du XVIIIe siècle se met en place, pour des raisons économiques, historiques, un dispositif général dans lequel Freud aura sa place. Et je montrerai sans doute que Freud a retourné comme un gant la théorie de la dégénérescence, ce qui n'est pas la manière dont on place en général la coupure freudienne comme événement de scientificité.

J.-A. Miller : Oui, tu accentues à plaisir le caractère artificieux de ta procédure. Tes résultats dépendent du choix des repères, et le choix des repères dépend de la conjoncture. Tout ça n'est que du semblant, c'est ce que tu nous dis ?

M. Foucault : Ce n'est pas du faux-semblant, c'est du fabriqué. J.-A. Miller : Oui, et c'est donc motivé par ce que tu veux, ton espoir, ton...

M. Foucault : C'est ça, c'est là où apparaît l'objectif polémique ou politique. Mais polémique, tu sais que je n'en fais jamais, politique, j'en suis éloigné.

J.-A. Miller : Oui, et quel effet penses-tu ainsi obtenir à propos de la psychanalyse ?

M. Foucault : Eh bien, je dirais que dans les histoires ordinaires on peut lire que la sexualité avait été ignorée de la médecine, et surtout de la psychiatrie, et qu'enfin Freud a découvert l'étiologie sexuelle des névroses. Or tout le monde sait que ce n'est pas vrai, que le problème de la sexualité était inscrit dans la médecine et la psychiatrie du XIXe siècle d'une façon manifeste et massive et qu'au fond Freud n'a fait que prendre au pied de la lettre ce qu'il avait entendu dire un soir par Charcot : c'est bien de sexualité qu'il s'agit *. Le fort de la psychanalyse, c'est d'avoir débouché sur tout autre chose, qui est la logique de l'inconscient. Et là, la sexualité n'est plus ce qu'elle était au départ.

J.-A. Miller : Certainement. Tu dis : la psychanalyse. Pour ce que tu évoques là, on pourrait dire : Lacan, non ?

M, Foucault : Je dirais : Freud et Lacan. Autrement dit, l'important, ce n'est pas les Trois Essais sur la sexualité **, mais c'est la Traumdeutung ***.

* Allusion à l'épisode de la réception chez Charcot rapporté par Freud in Zur Geschichte der Psychoanalytischen Bewegung, Jahrbuch der Psychoanalyse, vol. VI, 1914, pp. 207-260 (Sur l'histoire du mouvement psychanalytique, trad. C. Heim, Paris, Gallimard, coll. «Connaissance de l'inconscient», 1991, p. 25).

** Freud (S.), Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, Leipzig, Franz Deuticke, 1905 (Trois Essais sur la théorie sexuelle, trad. P. Koeppel, Paris, Gallimard, coll. «Connaissance de l'inconscient», 1987).

*** Freud (S.), Die Traumdeutung, Leipzig, Franz Deuticke, 1900 (L'Interprétation des rêves, trad. D. Berger, Paris, P.U.F., 1967).

J.-A. Miller : Ce n'est pas la théorie du développement, mais la logique du signifiant.

M. Foucault : Ce n'est pas la théorie du développement, ce n'est pas le secret sexuel derrière les névroses ou les psychoses, c'est une logique de l'inconscient...

J.-A. Miller : C'est très lacanien, ça, d'opposer la sexualité et l'inconscient. Et c'est d'ailleurs l'un des axiomes de cette logique qu'il n'y a pas de rapport sexuel.

M. Foucault : Je ne savais pas qu'il y avait cet axiome.

J.-A. Miller : Ça implique que la sexualité n'est pas historique au sens où tout l'est, de part en part et d'entrée de jeu, n'est-ce pas ? Il n'y a pas une histoire de la sexualité comme il y a une histoire du pain.

M, Foucault : Non, comme il y a une histoire de la folie, je veux dire de la folie en tant que question, posée en termes de vérité. À l'intérieur d'un discours où la folie de l'homme est censée dire quel que chose quant à la vérité de ce qu'est l'homme, le sujet, ou la raison. Du jour où la folie a cessé d'apparaître comme le masque de la raison, mais où elle a été inscrite comme un Autre prodigieux, mais présent dans tout homme raisonnable, détenant à elle seule, une part, sinon l'essentiel, des secrets de la raison, de ce moment-là, quelque chose comme une histoire de la folie a commencé, ou un nouvel épisode dans l'histoire de la folie. Et de cet épisode nous ne sommes pas encore sortis. Je dis de la même façon, du jour où on a dit à l'homme : avec ton sexe, tu ne vas pas simplement te fabriquer du plaisir, mais tu vas te fabriquer de la vérité, et de la vérité qui sera ta vérité, du jour où Tertullien a commencé à dire aux chrétiens : du côté de votre chasteté...

J.-A. Miller : Te voilà encore à chercher une origine, et maintenant, c'est la faute à Tertullien...

M. Foucault : C'est pour rigoler.

J.-A. Miller : Évidemment, tu diras : c'est plus complexe, il y a des niveaux hétérogènes, des mouvements de bas en haut et de haut en bas. Mais, sérieusement, cette recherche du point où ça aurait commencé, cette maladie de la parole, est-ce que tu...

M. Foucault : Je dis ça d'une façon fictive, pour rire, pour faire fable.

J.-A. Miller : Mais si on ne veut pas faire rire, qu'est-ce qu'il faudrait dire ?

M. Foucault : Qu'est-ce qu'il faudrait dire ? On trouverait vraisemblablement chez Euripide, en le nouant avec quelques éléments de la mystique juive, et d'autres de la philosophie alexandrine, et de la sexualité chez les stoïciens, en prenant aussi la notion d'enkrateia, cette manière d'assumer quelque chose qui n'est pas chez les stoïciens, la chasteté... Mais moi, ce dont je parle, c'est ce par quoi on a dit aux gens que, du côté de leur sexe, il y avait le secret de leur vérité.

A. Grosrichard : Tu parles des techniques d'aveu. Il y a aussi, il me semble, celui des techniques d'écoute. On trouve, par exemple, dans la plupart des manuels de confesseurs ou des dictionnaires de cas de conscience, un article sur la «délectation morose», qui traite de la nature et de la gravité du péché consistant à prendre plaisir, en s'y attardant (c'est ça, la morositas), à la représentation, par la pensée ou la parole, d'un péché sexuel passé. Or voilà qui concerne directement le confesseur : comment prêter l'oreille au récit de scènes abominables sans pécher soi-même, c'est-à-dire sans y prendre du plaisir ? Et il y a toute une technique et toute une casuistique de l'écoute, qui dépend manifestement du rapport de la chose même à la pensée de la chose, d'une part, de la pensée de la chose aux mots qui servent à la dire, de l'autre. Or ce double rapport a varié : tu l'as bien montré dans Les Mots et les Choses, quand tu délimites les bornes initiale et terminale de l' «épistémè de la représentation». Cette longue histoire de l'aveu, cette volonté d'entendre de l'autre la vérité sur son sexe, qui n'a pas cessé aujourd'hui, s'accompagne donc d'une histoire des techniques d'écoute, qui se sont profondément modifiées. La ligne que tu traces du Moyen Âge jusqu'à Freud est-elle continue ? Quand Freud -ou un psychanalyste -écoute, la manière dont il écoute et ce qu'il écoute, la place qu'occupe dans cette écoute le signifiant, par exemple, est-ce que c'est encore comparable à ce que c'était pour les confesseurs ?

M. Foucault : Dans ce premier volume, il s'agit d'un survol de quelque chose dont l'existence permanente en Occident est difficilement niable : les procédures réglées de l'aveu du sexe, de la sexualité et des plaisirs sexuels. Mais c'est vrai : ces procédures ont été profondément bouleversées à certains moments, dans des conditions souvent difficiles à expliquer. On assiste, au XVIIIe siècle, à un effondrement très net, non pas de la presssion ou de l'injonction à l'aveu, mais du raffinement dans les techniques de l'aveu. À cette époque, où la direction de conscience et la confession ont perdu l'essentiel de leur rôle, on voit apparaître des techniques médicales brutales, du genre : allez, vas-y, raconte-nous ton histoire, raconte-la-nous par écrit...

J.-A. Miller : Mais crois-tu que, pendant cette longue période, perdure le même concept, non pas du sexe, mais, pour le coup, de la vérité ? Est-elle localisée et recueillie de la même façon ? Est-elle supposée cause ?

M. Foucault : Que la production de vérité soit chargée d'effets sur le sujet, c'est quelque chose qu'on n'a pas cessé d'admettre, bien sûr, avec toutes sortes de variations possibles...

J.-A. Miller : Est-ce que tu n'as pas le sentiment que tu construis quelque chose qui, si amusant qu'il soit, est destiné à laisser passer l'essentiel ? Que ton filet est à si grosses mailles qu'il laisse passer tous les poissons ? Pourquoi, au lieu de ton microscope, prends-tu un télescope, et à l'envers ? On ne peut comprendre ça de toi que si tu nous dis quel est, ce faisant, ton espoir ?

M. Foucault : Est-ce qu'on peut parler d'espoir ? Le mot«aveu», que j'emploie, est peut-être un peu large. Mais je crois lui avoir donné dans mon livre un contenu assez précis. En parlant d'aveu, j'entends, même si je sais bien que c'est un peu canulé, toutes ces procédures par lesquelles on incite le sujet à produire sur sa sexualité un discours de vérité qui est capable d'avoir des effets sur le sujet lui-même.

J.-A. Miller : Je ne suis pas très satisfait des concepts énormes que tu mets ici en jeu, je les vois se dissoudre dès qu'on regarde les choses d'un peu près.

M. Foucault : Mais c'est fait pour être dissous, ce sont des définitions très générales...

J.-A. Miller : Dans les procédures d'aveu, on suppose que le sujet sait la vérité. N'y a-t-il pas un changement radical, quand on suppose que, cette vérité, le sujet ne la sait pas ?

M. Foucault : Je vois bien où tu veux en venir. Mais, justement, l'un des points fondamentaux, dans la direction de conscience chrétienne, c'est que le sujet ne sait pas la vérité.

J.-A. Miller : Et tu vas démontrer que ce non-savoir a le statut de l'inconscient ? Réinscrire le discours du sujet sur une grille de lecture, le recoder conformément à un questionnaire pour savoir en quoi tel acte est péché ou non, n'a rien à voir avec supposer au sujet un savoir dont il ne sait pas la vérité.

M, Foucault : Dans la direction de conscience, ce que le sujet ne sait pas, c'est bien autre chose que savoir si c'est péché ou pas, péché mortel ou véniel. Il ne sait pas ce qui se passe en lui. Et lorsque le dirigé vient trouver son directeur, et lui dit : écoutez, voilà...

J.-A. Miller : Le dirigé, le directeur, c'est tout à fait la situation analytique, en effet.

M. Foucault : Écoute, je voudrais terminer. Le dirigé dit : «Écoutez, voilà, je ne peux pas faire ma prière actuellement, j'éprouve un état de sécheresse qui m'a fait perdre contact avec Dieu.» Et le directeur lui dit : «Eh bien, il y a quelque chose en vous qui se passe, et que vous ne savez pas. Nous allons travailler ensemble pour le produire.»

J.-A. Miller : Je m'excuse, mais je ne trouve pas cette comparaison bien convaincante.

M. Foucault : Je sens bien qu'on touche là, pour toi comme pour moi, et pour tout le monde, à la question fondamentale. Je ne cherche pas à construire, avec cette notion d'aveu, un cadre qui me permettrait de tout réduire au même, des confesseurs à Freud. Au contraire, comme dans Les Mots et les Choses, il s'agit de mieux faire apparaître les différences. Ici, mon champ d'objets, ce sont ces procédures d'extorsion de la vérité : dans le prochain volume, à propos de la chair chrétienne, j'essaierai d'étudier ce qui a caractérisé, du Xe siècle jusqu'au XVIIIe, ces procédures discursives. Et puis j'arriverai à cette transformation, qui me paraît autrement plus énigmatique que celle qui se produit avec la psychanalyse, puisque c'est à partir de la question qu'elle m'a posée que j'en suis venu à transformer ce qui ne devait être qu'un petit bouquin en ce projet actuel un peu fou : en l'espace de vingt ans, dans toute l'Europe, il n'a plus été question, chez les médecins et les éducateurs, que de cette épidémie incroyable qui menaçait le genre humain tout entier : la masturbation des enfants. Une chose que personne n'aurait pratiquée auparavant !

J. Livi : À propos de la masturbation des enfants, ne croyez-vous pas que vous ne valorisez pas assez la différence des sexes ? Ou bien considérez-vous que l'institution pédagogique a opéré de la même façon pour les filles et pour les garçons ?

M. Foucault : À première vue, les différences m'ont paru faibles avant le XIXe siècle...

J. Livi : Il me semble que cela se passe de façon plus feutrée chez les filles. On en parle moins, alors que pour les garçons, il y a des descriptions très détaillées.

M. Foucault : Oui... au XVIIIe siècle, le problème du sexe était le problème du sexe masculin, et la discipline du sexe était mise en oeuvre dans les collèges de garçons, les écoles militaires... Et puis, à partir du moment où le sexe de la femme commence à prendre une importance médico-sociale, avec les problèmes connexes de la maternité, de l'allaitement, alors la masturbation féminine passe à l'ordre du jour. Il semble qu'au XIXe siècle ce soit elle qui l'emporte. À la fin du XIXe siècle, en tout cas, les grandes opérations chirurgicales ont porté sur les filles, c'était de véritables supplices : la cautérisation clitoridienne au fer rouge était, sinon courante, du moins relativement fréquente à l'époque. On voyait, dans la masturbation, quelque chose de dramatique.

G. Wajeman : Pourriez-vous préciser ce que vous dites de Freud et de Charcot ?

M. Foucault : Freud arrive chez Charcot. Il y voit des internes qui font faire des inhalations de nitrate d'amyle à des femmes qu'ils conduisent ainsi imbibées devant Charcot. Les femmes prennent des postures, disent des choses. On les regarde, on les écoute, et puis à un moment Charcot déclare que ça devient très vilain. On a donc là un truc superbe, où la sexualité est effectivement extraite, suscitée, incitée, titillée de mille manières, et Charcot, tout à coup, dit : «Ça suffit.»

Freud, lui, va dire : «Et pourquoi ça suffirait-il ?» Freud n'a pas eu besoin d'aller chercher quelque chose d'autre que ce qu'il avait vu chez Charcot. La sexualité, elle était là sous ses yeux, présente, manifestée, orchestrée par Charcot et ses bonshommes...

G. Wajeman : Ce n'est pas tout à fait ce que vous dites dans votre livre. Il y a quand même eu là l'intervention de «la plus fameuse Oreille»... Sans doute la sexualité est-elle bien passée d'une bouche à une oreille, de la bouche de Charcot à l'oreille de Freud, et c'est vrai que Freud a vu à la Salpêtrière se manifester quelque chose de l'ordre de la sexualité. Mais Charcot y avait-il reconnu la sexualité ? Charcot faisait se produire des crises hystériques, par exemple la posture en arc de cercle. Freud, lui, y reconnaît quelque chose comme le coït. Mais peut-on dire que Charcot voyait ce que verra Freud ?

M. Foucault : Non, mais je parlais en apologue. Je voulais dire que la grande originalité de Freud, ça n'a pas été de découvrir la sexualité sous la névrose. Elle était là, la sexualité, Charcot en parlait déjà. Mais son originalité a été de prendre ça au pied de la lettre, et d'édifier là-dessus la Traumdeutung, qui est autre chose que l'étiologie sexuelle des névroses. Moi, en étant très prétentieux, je dirais que je fais un peu pareil. Je pars d'un dispositif de sexualité, donnée historique fondamentale, et à partir de laquelle on ne peut pas ne pas parler. Je la prends au pied de la lettre, je ne me place pas à l'extérieur, parce que ce n'est pas possible, mais ça me conduit à autre chose.

J.-A. Miller : Et dans la Science des rêves, tu n'es pas sensible au fait qu'on voit se nouer entre le sexe et le discours un rapport vraiment inédit ?

M. Foucault : Possible. Je ne l'exclus pas du tout. Mais le rapport qui s'est institué avec la direction de conscience, après le concile de Trente, était inédit lui aussi. Ça a été un phénomène culturel gigantesque. C'est indéniable !

J.-A. Miller : Mais pas la psychanalyse ?

M. Foucault : Si, évidemment, je ne veux pas dire que la psychanalyse est déjà chez les directeurs de conscience. Ce serait une absurdité !

J.-A. Miller : Oui, oui, tu ne le dis pas, mais tu le dis quand même ! Enfin, tu penses qu'on peut dire que l'histoire de la sexualité, au sens où tu entends ce dernier terme, culmine avec la psychanalyse ?

M. Foucault : Sûrement ! On atteint là, dans l'histoire des procédures qui mettent en rapport le sexe et la vérité, un point culminant. De nos jours, il n'y a pas un seul des discours sur la sexualité qui, d'une manière ou d'une autre, ne s'ordonne à celui de la psychanalyse.

J.-A. Miller : Eh bien, ce qui m'amuse, c'est qu'une déclaration comme celle-ci ne se conçoit que dans le contexte français, et dans la conjoncture d'aujourd'hui. N'est-ce pas ?

M. Foucault : Il y a des pays, c'est vrai, où, pour des raisons d'institutionnalisation et de fonctionnement du monde culturel, les discours sur le sexe n'ont peut-être pas, par rapport à la psychanalyse, cette position de subordination, de dérivation, de fascination qu'ils ont en France, où l'intelligentsia, par sa place dans la pyramide et la hiérarchie des valeurs admises, donne à la psychanalyse un privilège absolu, que personne ne peut éviter, même pas Ménie Grégoire.

J.-A. Miller : Si tu parlais un peu des mouvements de libération de la femme et des mouvements homosexuels ?

M. Foucault : Eh bien, précisément, ce que je veux faire apparaître, par rapport à tout ce qui se dit actuellement quant à la libération de la sexualité, c'est que l'objet «sexualité» est en réalité un instrument formé depuis très longtemps, qui a constitué un dispositif d'assujettissement millénaire. Ce qu'il y a de fort dans les mouvements de libération de la femme, ce n'est pas qu'ils aient revendiqué la spécificité de la sexualité, et les droits afférents à cette sexualité spéciale, mais qu'ils soient partis du discours même qui était tenu à l'intérieur des dispositifs de sexualité. C'est en effet comme revendication de leur spécificité sexuelle que les mouvements apparaissent au XIXe siècle. Pour arriver à quoi ? À une véritable désexualisation, enfin... à un déplacement par rapport à la centration sexuelle du problème, pour revendiquer des formes de culture, de discours, de langage, qui ne sont plus cette espèce d'assignation et d'épinglage à leur sexe qu'elles avaient en quelque sorte politiquement bien dû accepter pour se faire entendre. Ce qu'il y a de créatif et d'intéressant dans les mouvements de femmes, c'est précisément ça.

J.-A. Miller : D'inventif ?

M. Foucault : Oui, d'inventif... Les mouvements homosexuels américains sont aussi partis de ce défi. Comme les femmes, ils ont commencé à chercher des formes nouvelles de communauté, de coexistence, de plaisir. Mais, à la différence des femmes, l'épinglage des homosexuels à la spécificité sexuelle est beaucoup plus fort, ils rabattent tout sur le sexe. Les femmes, non.

G. Le Gaufey : Ce sont eux pourtant qui ont réussi à faire que l 'homosexualité ne soit plus à la nomenclature des maladies mentales. Il y a là quand même une sacrée différence avec le fait de dire : «Vous voulez que nous soyons homosexuels, nous le sommes.»

M. Foucault : Oui, mais les mouvements d'homosexuels restent très pris dans la revendication des droits de leur sexualité, dans la dimension du sexologique. C'est normal d'ailleurs, parce que l'homosexualité est une pratique sexuelle qui est, en tant que telle, contrée, barrée, disqualifiée. Les femmes, elles, peuvent avoir des objectifs économiques, politiques, beaucoup plus larges que les homosexuels.

G. Le Gaufey : La sexualité des femmes ne les fait pas sortir des systèmes d'alliance reconnus, alors que celle des homosexuels les en fait sortir d'emblée. Les homosexuels sont dans une position différente vis-à-vis du corps social.

M. Foucault : Oui, oui.

G. Le Gaufey : Regardez les mouvements d'homosexuelles féminines : ils tombent dans les mêmes apories que les homosexuels masculins. Il n'y a pas de différence, précisément parce qu'elles refusent tout le système d'alliance.

A. Grosrichard : Ce que tu dis des perversions vaut aussi pour le sado-masochisme ? Les gens qui se font fouetter pour jouir, on en parle depuis très longtemps...

M. Foucault : Écoute, ça, on peut difficilement le dire. Tu as des documents ?

A. Grosrichard : Oui, il existe un traité, De l'usage du fouet dans les choses de Vénus *, écrit par un médecin, et qui date, je crois, de 1665, avec un catalogue de cas très complet. On y fait allusion, justement, au moment de l'affaire des convulsionnaires de Saint Médard, pour montrer que les prétendus miracles cachaient des histoires sexuelles.

M, Foucault : Oui, mais ce plaisir à se faire fouetter n'est pas répertorié comme maladie de l'instinct sexuel. C'est venu très tardivement. Je crois, sans en être absolument sûr, que, dans la première édition de Krafft-Ebing, on ne trouve que le cas de Masoch. L'apparition de la perversion, comme objet médical, est liée à celle de l'instinct, qui, je vous l'ai dit, date des années 1840 **.

* Meibom (J.H.), De Flagrorum usu in re veneria, Lyon, Batavorum, 1629 (De l'utilité de la flagellation dans la médecine et dans les plaisirs du mariage, Paris, C. Mercier, 1795).

** Allusion à l'ouvrage de H. Kaan, Psychopathia sexualis, Leipzig, Voss, 1844.

G. Wajeman : Pourtant, quand on lit un texte de Platon, ou d'Hippocrate, on voit l'utérus décrit comme un animal qui se balade, dans le ventre de la femme, au gré, justement, de son instinct. Mais cet instinct...

M. Foucault : Oui, vous comprenez bien qu'entre dire : l'utérus est un animal qui se balade, et dire : vous pouvez avoir des maladies organiques ou des maladies fonctionnelles, et parmi les maladies fonctionnelles il y en a qui touchent les fonctions des organes et d'autres qui affectent les instincts, et parmi les instincts, l'instinct sexuel peut être touché de différentes manières qu'on peut classer, il y a une différence, un type tout à fait inédit de médicalisation de la sexualité. Par rapport à l'idée d'un organe qui se balade comme un renard dans son terrier, on a un discours qui est, tout de même, d'un autre grain épistémologique !

J.-A. Miller : Ah oui, et que t'inspire le grain épistémologique de la théorie de Freud, à propos de l'instinct précisément ? Tu penses, comme on le pensait d'ailleurs avant Lacan, que cet instinct-là a le même grain que ton instinct de 1840 ? Comment vas-tu lire ça ?

M. Foucault : Je n'en sais encore rien !

J.-A. Miller : Tu crois que l'instinct de mort est dans le droit-fil de cette théorie de l'instinct que tu fais apparaître en 1844 ?

M. Foucault : Pour te répondre, il faudrait que je relise tout Freud...

J.-A. Miller : Mais tout de même, tu as lu la Traumdeutung ?

M. Foucault : Oui, mais pas tout Freud.

A. Grosrichard : Pour en venir à la dernière partie de ton livre...

M. Foucault : Oui, cette dernière partie, personne n'en parle. Pourtant, le livre est court, mais je soupçonne les gens de n'être jamais arrivés jusqu'à ce chapitre. C'est tout de même le fond du livre.

A. Grosrichard : Tu articules le thème raciste au dispositif de la sexualité - et à la question de la dégénérescence. Mais il semble avoir été élaboré bien avant en Occident, en particulier par la noblesse de vieille souche, hostile à l'absolutisme de Louis XIV qui favorisait la roture. Chez Boulainvilliers, qui représente cette noblesse, on trouve déjà toute une histoire de la supériorité du sang germain, d'où descendrait la noblesse, sur le sang gaulois *.

* Boulainvilliers (H. de), Abrégé chronologique de l'histoire de France, La Haye, Gesse et Neaulne, 1733,3 vol. Histoire de l'ancien gouvernement de la France, La Haye, Gesse et Neaulne, 1727.

M. Foucault : En fait, cette idée que l'aristocratie vient de Germanie remonte à la Renaissance, et ça a d'abord été un thème utilisé par les protestants français, qui disaient : la France était autrefois un État germanique, et il y a dans le droit germanique des limites au pouvoir du souverain. C'est cette idée qu'a reprise une fraction de la noblesse française ensuite...

A. Grosrichard : À propos de la noblesse, tu parles dans ton livre d'un mythe du sang, du sang comme objet mythique. Mais ce qui me paraît remarquable, à côté de sa fonction symbolique, c'est que le sang ait été aussi considéré comme un objet biologique, par cette noblesse. Son racisme n'est pas seulement fondé sur une tradition mythique, mais sur une véritable théorie de l'hérédité par le sang. C'est déjà un racisme biologique.

M. Foucault : Mais ça je le dis dans mon bouquin.

A. Grosrichard : J'avais surtout retenu que tu parlais du sang comme objet symbolique.

M. Foucault : Oui, en effet, au moment où les historiens de la noblesse comme Boulainvilliers chantaient le sang noble en disant qu'il était porteur de qualités physiques, de courage, de vertu, d'énergie, il y a eu une corrélation entre les théories de la génération et les thèmes aristocratiques. Mais ce qui est nouveau, au XIXe siècle, c'est l'apparition d'une biologie de type raciste, entièrement centrée autour de la conception de la dégénérescence. Le racisme n'a pas d'abord été une idéologie politique. C'était une idéologie scientifique qui traînait partout, chez Morel comme chez les autres. Et l'utilisation politique en a été faite d'abord par les socialistes, par les gens de gauche, avant ceux de droite.

G. Le Gaufey : Quand la gauche était nationaliste ?

M, Foucault : Oui, mais avec, surtout, cette idée que la classe décadente, la classe pourrie, c'était les gens d'en dessus, et que la société socialiste devait être propre et saine. Lombroso était un homme de gauche. Il n'était pas socialiste au sens strict, mais il a fait beaucoup de choses avec les socialistes, et les socialistes ont repris Lombroso. La cassure s'est faite à la fin du XIXe siècle.

G. Le Gaufey : Est-ce qu'on ne peut pas voir une confirmation de ce que vous dites dans la vogue, au XIXe siècle, des romans de vampires, où l'aristocratie est toujours présentée comme la bête à abattre ? Le vampire, c'est toujours un aristocrate, et le sauveur, un bourgeois...

A. Grosrichard : Au XVIIIe siècle, déjà, couraient des rumeurs disant que les aristocrates débauchés enlevaient des petits enfants pour les égorger et se régénérer dans leur sang en s'y baignant. Ça a produit des émeutes...

G. Le Gaufey : Oui, mais ça, c'est l'origine. L'extension, elle, est strictement bourgeoise, avec toute cette littérature de vampires dont les thèmes se retrouvent dans les films d'aujourd'hui : c'est toujours le bourgeois qui, sans les moyens de la police ni du curé, élimine le vampire.

M. Foucault : L'antisémitisme moderne a commencé sous cette forme-là. Les formes nouvelles d'antisémitisme sont reparties, dans le milieu socialiste, de la théorie de la dégénérescence. On disait : les juifs sont forcément des dégénérés, premièrement parce que ce sont des riches, et puis parce qu'ils se marient entre eux, ils ont des pratiques sexuelles et religieuses tout à fait aberrantes, donc ce sont eux qui sont porteurs de la dégénérescence dans nos sociétés. On retrouve ça dans la littérature socialiste jusqu'à l'affaire Dreyfus. Le préhitlérisme, l'antisémitisme nationaliste droitier va reprendre exactement les mêmes énoncés en 1910.

A. Grosrichard : La droite va dire que ce thème, c'est aujourd'hui dans la patrie du socialisme qu'on le retrouve...

J.-A. Miller : Sais-tu qu'il va y avoir en U.R.S.S. un premier congrès sur la psychanalyse ?

M. Foucault : C'est ce qu'on m'avait dit. Il y aura des psychanalystes soviétiques ?

J.-A. Miller : Non, ils essaient de faire venir des psychanalystes d'ailleurs...

M. Foucault : Donc, ça sera un congrès de psychanalyse en Union soviétique où les gens qui feront des exposés seront des étrangers ! Incroyable ! Quoique... Il y a eu le Congrès international pénitentiaire à Saint-Pétersbourg en 1890, où un criminaliste français, au nom trop méconnu -il s'appelait M. Léveillé * -a dit aux Russes : «Tout le monde est d'accord, maintenant, les criminels sont des gens impossibles, des criminels-nés. Qu'en faire ? Dans nos pays, qui sont tout petits, on ne sait comment s'en débarrasser. Mais vous, les Russes, qui avez la Sibérie, vous ne pourriez pas les mettre dans des sortes de grands camps de travail, et mettre en valeur du même coup ce pays d'une richesse extraordinaire ?»

* Léveillé (J .), Compte rendu des travaux de la seconde section du Congrès de Saint Pétersbourg, Melun, Imprimerie administrative, 1891, p. 10.

A. Grosrichard : Il n'y avait pas encore de camps de travail, en Sibérie ?

M. Foucault : Non ! j'ai été très surpris.

D. Colas : Mais c'était un lieu d'exil. Lénine y est allé en 1898, il s'y est marié, il allait à la chasse, il avait une bonne. Et on y trouvait aussi des bagnes. Tchekhov en a visité un dans les îles Sakhaline. Les camps de concentration massifs où on travaillait, c'est une invention socialiste ! Ils sont nés notamment d'initiatives comme celles de Trotski, qui a organisé des débris de l'Armée rouge en une espèce d'armée de travail, puis ça a constitué des camps disciplinaires qui sont rapidement devenus des lieux de relégation. Il y avait un mélange de volonté, d'efficacité par la militarisation, de rééducation, de coercition...

M. Foucault : En fait, cette idée-là venait de la législation française récente sur la relégation. L'idée d'utiliser des prisonniers pendant le temps de leur peine pour un travail ou quelque chose d'utile est vieille comme les prisons. Mais l'idée qu'au fond, parmi les délinquants, il y en a qui sont absolument irrécupérables et qu'il faut bien les éliminer d'une manière ou d'une autre de la société, en les utilisant quand même, c'était ça la relégation. En France, après un certain nombre de récidives, le type était envoyé en Guyane, ou en Nouvelle-Calédonie, puis devenait colon. Voilà ce que M. Léveillé proposait aux Russes, pour exploiter la Sibérie. C'est quand même incroyable que les Russes n'y aient pas pensé avant. Mais si ça avait été le cas, il y aurait bien eu, dans le congrès, un Russe pour dire : «Mais, cher monsieur Léveillé, cette merveilleuse idée, nous l'avons déjà eue.» Eh bien pas du tout. En France, on n'a pas de goulag, mais on a des idées...

A. Grosrichard : Maupertuis - encore un Français, mais qui, lui, était secrétaire de l'Académie royale de Berlin - proposait aux souverains, dans une Lettre sur le progrès des sciences *, d'utiliser les criminels pour faire des expériences utiles. C'était en 1752.

* Maupertuis (P.L. de), Lettre sur le progrès des sciences (1752), in Vénus physique, éd. Patrick Tort, Paris, Aubier-Montaigne, coll. «Palimpsestes», 1980.

J. Miller : Et il paraît que La Condamine, avec un cornet dans l'oreille parce qu'il était devenu sourd après son expédition au Pérou, allait écouter ce que disaient les suppliciés juste au moment où ils allaient mourir.

A. Grosrichard : Rendre le supplice utile, utiliser ce pouvoir absolu de donner la mort au profit d'une meilleure connaissance de la vie, en faisant, en quelque sorte, avouer au condamné à mort une vérité sur la vie, on a là comme un point de rencontre entre ce que tu nous disais de l'aveu et ce que tu analyses dans la dernière partie de ton livre. Tu écris qu'on passe, à un certain moment, d'un pouvoir qui s'exerce comme droit de mort, à un pouvoir sur la vie. On pourrait te demander : ce pouvoir sur la vie, ce souci de maîtriser ses excès ou ses défaillances, est-il propre aux sociétés occidentales modernes ? Prenons un exemple : le livre XXIII de l'Esprit des lois de Montesquieu a pour titre : «Des lois dans le rapport qu'elles ont avec le nombre des habitants» *. Il parle, comme d'un problème grave, de la dépopulation de l'Europe et oppose, à l'édit de Louis XIV en faveur des mariages, qui date de 1666, les mesures bien autrement efficaces que les Romains avaient mises en oeuvre. Comme si, sous l'Empire romain, la question d'un pouvoir sur la vie, d'une discipline de la sexualité du point de vue de la reproduction s'était posée puis avait été oubliée pour resurgir au milieu du XVIIIe siècle. Alors cette bascule d'un droit de mort à un pouvoir sur la vie est-elle vraiment inédite, ou ne serait-elle pas périodique, liée, par exemple, à des époques et à des civilisations où l'urbanisation, la concentration de la population ou, au contraire, la dépopulation provoquée par les guerres ou les épidémies paraissaient mettre en péril la nation ?

* Montesquieu (C. L. de Secondat de), De l'esprit des lois, t. II, livre XXIII, 2e section, «Des lois dans le rapport qu'elles ont avec le nombre des habitants» (Genève, Barillot, 1748), in Oeuvres complètes, Paris, Éd. du Seuil, 1964, pp. 687-697.

M. Foucault : Bien sûr, le problème de la population sous la forme : «Est-ce que nous sommes trop nombreux, pas assez nombreux ?», ça fait longtemps qu'on le pose, et longtemps qu'on lui donne des solutions législatives diverses : impôts sur les célibataires, dégrèvements pour les familles nombreuses... Mais, au XVIIIe siècle, ce qui est intéressant, c'est, primo, une généralisation de ces problèmes : tous les aspects du phénomène population commencent à être pris en compte (épidémies, conditions d'habitat, d'hygiène...) et à s'intégrer à l'intérieur d'un problème central. Deuxièmement, on voit s'y appliquer des types de savoir nouveaux : apparition de la démographie, observations sur la répartition des épidémies, enquêtes sur les nourrices et les conditions de l'allaitement. Troisièmement, la mise en place d'appareils de pouvoir, qui permettent non seulement l'observation, mais l'intervention directe et la manipulation de tout ça. Je dirai qu'à ce moment-là commence quelque chose qu'on peut appeler le pouvoir sur la vie, alors qu'autrefois on n'avait pas de vagues incitations, au coup par coup, pour modifier une situation qu'on ne connaissait pas bien. Au XVIIIe siècle, par exemple, malgré les efforts statistiques importants, les gens étaient convaincus qu'il y avait dépopulation, alors que les historiens savent maintenant qu'au contraire il y avait une remontée formidable de la population.

A. Grosrichard : Est-ce que tu as des lumières particulières, par rapport à des historiens comme Flandrin, sur le développement des pratiques contraceptives au XVIIIe siècle * ?

* Flandrin (J.-L.), Familles, Parenté, Maison, Sexualité dans l'ancienne société, Paris, Éd. du Seuil, coll. «L'Univers historique», 1976.

M. Foucault : Écoute, là, je suis obligé de leur faire confiance. Ils ont des techniques très au point pour interpréter les registres notariaux, les registres de baptême. Flandrin fait apparaître ceci, qui me semble très intéressant, à propos du jeu entre l'allaitement et la contraception, que la vraie question, c'était la survie des enfants, et non pas leur création. Autrement dit, on pratiquait la contraception, non pas pour que les enfants ne naissent pas, mais pour que les enfants puissent vivre une fois nés. La contraception induite par une politique nataliste, alors ça, c'est assez marrant !

A. Grosrichard : Mais c'est ce que déclarent ouvertement les médecins ou les démographes de l'époque.

M. Foucault : Oui, mais il y avait une espèce de circuit qui faisait que les enfants naissaient quand même rapprochés. La tradition médicale et populaire voulait en effet qu'une femme, quand elle était en train d'allaiter, n'ait plus le droit d'avoir de rapports sexuels sans quoi le lait se gâtait. Alors les femmes, surtout les riches, pour pouvoir recommencer à avoir des rapports sexuels et garder leurs maris, envoyaient leurs enfants en nourrice. Il y avait une véritable industrie du nourrissage. Les femmes pauvres faisaient ça pour gagner de l'argent. Mais il n'y avait aucun moyen de vérifier comment on élevait l'enfant ni même si l'enfant était vivant ou mort. De telle sorte que les nourrices, et surtout les intermédiaires entre les nourrices et les parents, continuaient à toucher la pension d'un gosse qui était déjà mort. Certaines nourrices avaient des tableaux de chasse de dix-neuf enfants morts sur vingt qu'on leur avait confiés. C'était épouvantable ! C'est pour éviter ce gâchis, pour rétablir un peu d'ordre, qu'on a encouragé les mères à nourrir leurs enfants. Du coup, on a fait tomber l'incompatibilité entre le rapport sexuel et l'allaitement, mais à condition, bien entendu, que les femmes ne retombent pas enceintes immédiatement après. D'où la nécessité de la contraception. Et tout le truc, en fin de compte, tourne autour de ceci : une fois qu'on a fait un enfant, on le garde.

A. Grosrichard : Ce qui est étonnant, c'est que, parmi les arguments utilisés pour engager les mères à allaiter, on en voit apparaître un nouveau. On dit : faire téter, ça permet, bien sûr, à l'enfant et à la mère de rester en bonne santé, mais aussi : faites téter, vous verrez comme ça vous donne du plaisir ! De sorte que ça pose le problème du sevrage dans des termes qui ne sont plus seulement physiologiques, mais psychologiques. Comment séparer l'enfant de sa mère ? Un médecin assez connu a, par exemple, inventé une rondelle garnie de pointes que la mère ou la nourrice doit se mettre au bout du sein. L'enfant, en tétant, ressent un plaisir mêlé de douleur, et, si vous augmentez le calibre des pointes, il en a assez, et se détache du sein qui le nourrit.

M. Foucault : C'est vrai ?

J. Livi : Mme Roland raconte que, quand elle était très petite fille, sa nourrice avait mis, pour la sevrer, de la moutarde sur son sein. Elle s'était moquée de la petite fille à qui la moutarde était montée au nez !

A. Grosrichard : C'est aussi l'époque où on invente le biberon moderne.

M. Foucault : Je ne connais pas la date !

A. Grosrichard : 1786, traduction française de la Manière d'allaiter les enfants à la main au défaut des nourrices, d'un Italien, Baldini *. Ça a eu beaucoup de succès...

M. Foucault : Je renonce à toutes mes fonctions publiques et privées ! La honte s'abat sur moi ! Je me couvre de cendres ! Je ne savais pas la date du biberon !


* Baldini (F.), Metodo di allattare a mano i bambini, Naples, 1784 (Manière d'allaiter les enfants à la main, au défaut de nourrices, trad.. Lefebvre de Villebrune, Paris, Buisson, 1786).