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«Le jeu de Michel Foucault» (entretien avec D. Colas,
A. Grosrichard, G. Le Gaufey, J. Livi, G. Miller, J. Miller, J.-A.
Miller, C, Millot, G. Wajeman), Ornicar ?, Bulletin Périodique
du champ freudien, no 10, juillet 1977, pp. 62-93.
Peu de temps après la parution de La Volonté de savoir,
nous avons invité Michel Foucault à venir passer une
soirée avec nous. D'une conversation à bâtons
rompus, nous donnons ici quelques moments.
A.G.
Dits Ecrits tome III texte n° 206
A. Grosrichard : Il serait temps d'en venir à cette Histoire
de la sexualité dont nous avons le premier volume, et qui
doit, annonces-tu, en avoir six.
M. Foucault : Oui, je voudrais d'abord vous dire que je suis vraiment
content d'être ici avec vous. C'est un peu pour cela que j'ai
écrit ce livre sous cette forme. Jusqu'à présent,
j'avais empaqueté les choses, je n'avais épargné
aucune citation, aucune référence, et j'avais lancé
des pavés un peu lourds, qui restaient la plupart du temps
sans réponse. D'où l'idée de ce livre programme,
sorte de fromage de gruyère, avec des trous, pour qu'on puisse
s'y loger. Je n'ai pas voulu dire : «Voilà ce que je
pense», car je ne suis pas encore très sûr de
ce que j'avance. Mais j'ai voulu voir si ça pouvait être
dit, et jusqu'où ça pouvait être dit, et, bien
sûr, ça risque d'être très décevant
pour vous. Ce qu'il y a d'incertain dans ce que j'ai écrit
est certainement incertain. Il n'y a pas de ruse, pas de rhétorique.
Et je ne suis pas sûr non plus de ce que j'écrirai
dans les volumes suivants. C'est pourquoi je souhaitais entendre
l'effet produit par ce discours hypothétique, en survol.
Il me semble que c'est la première fois que je rencontre
des gens qui veulent bien jouer à ce jeu que je leur propose
dans mon livre.
A. Grosrichard : Sans doute. Partons du titre général
de ce programme : Histoire de la sexualité. De quel type
est ce nouvel objet historique que tu appelles«la sexualité»
? Car il ne s'agit manifestement ni de la sexualité telle
qu'en parlent ou en ont parlé les botanistes ou les biologistes,
et qui est l'affaire de l'historien des sciences. Ni de la sexualité
au sens où pourrait l'entendre la traditionnelle histoire
des idées ou des moeurs, que tu contestes à nouveau
aujourd 'hui, à travers tes doutes sur l'«hypothèse
répressive». Ni même, enfin, des pratiques sexuelles,
que les historiens étudient aujourd'hui avec des méthodes
et des moyens techniques d'analyse nouveaux. tu parles, toi, d'un«dispositif
de sexualité». Quel est pour toi le sens et la fonction
méthodologique de ce terme : «dispositif» ?
M. Foucault : Ce que j'essaie de repérer sous ce nom, c'est,
premièrement, un ensemble résolument hétérogène,
comportant des discours, des institutions, des aménagements
architecturaux, des décisions réglementaires, des
lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques,
des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref
: du dit, aussi bien que du non-dit, voilà les éléments
du dispositif. Le dispositif lui-même, c'est le réseau
qu'on peut établir entre ces éléments.
Deuxièmement, ce que je voudrais repérer dans le
dispositif, c'est justement la nature du lien qui peut exister entre
ces éléments hétérogènes. Ainsi,
tel discours peut apparaître tantôt comme programme
d'une institution, tantôt au contraire comme un élément
qui permet de justifier et de masquer une pratique qui, elle, reste
muette, ou fonctionner comme réinterprétation seconde
de cette pratique, lui donner accès à un champ nouveau
de rationalité. Bref, entre ces éléments, discursifs
ou non, il y a comme un jeu, des changements de position, des modifications
de fonctions, qui peuvent, eux aussi, être très différents.
Troisièmement, par dispositif, j'entends une sorte - disons
- de formation, qui, à un moment historique donné,
a eu pour fonction majeure de répondre à une urgence.
Le dispositif a donc une fonction stratégique dominante.
Cela a pu être, par exemple, la résorption d'une masse
de population flottante qu'une société à économie
de type essentiellement mercantiliste trouvait encombrante : il
y a eu là un impératif stratégique, jouant
comme matrice d'un dispositif, qui est devenu peu à peu le
dispositif de contrôle-assujettissement de la folie, de la
maladie mentale, de la névrose.
G. Wajeman : Un dispositif se définit donc par une structure
d'éléments hétérogènes, mais
aussi par un certain type de genèse ?
M. Foucault : Oui. Et je verrais deux moments essentiels dans cette
genèse. Un premier moment qui est celui de la prévalence
d'un objectif stratégique. Ensuite, le dispositif se constitue
proprement comme tel, et reste dispositif dans la mesure où
il est le lieu d'un double processus : processus de surdétermination
fonctionnelle, d'une part, puisque chaque effet, positif et négatif,
voulu ou non voulu, vient entrer en résonance, ou en contradiction,
avec les autres, et appelle à une reprise, à un réajustement,
des éléments hétérogènes qui
surgissent çà et là. Processus de perpétuel
remplissement stratégique, d'autre part. Prenons l'exemple
de l'emprisonnement, ce dispositif qui a fait qu'à un moment
donné les mesures de détention sont apparues comme
l'instrument le plus efficace, le plus raisonnable que l'on puisse
appliquer au phénomène de la criminalité.
Ça a produit quoi ? Un effet qui n'était absolument
pas prévu à l'avance, qui n'avait rien à voir
avec une ruse stratégique de quelque sujet méta- ou
transhistorique qui l'aurait perçu et voulu. Cet effet, ça
a été la constitution d'un milieu délinquant,
très différent de cette espèce de semis de
pratiques et d'individus illégalistes que l'on trouvait dans
la société du XVIIIe siècle. Que s'est-il passé
? La prison a joué comme filtrage, concentration, professionnalisation,
fermeture d'un milieu délinquant. À partir des années
1830, à peu près, on assiste à une réutilisation
immédiate de cet effet involontaire et négatif dans
une nouvelle stratégie, qui a en quelque sorte rempli l'espace
vide, ou transformé le négatif en positif : le milieu
délinquant s'est trouvé réutilisé à
des fins politiques et économiques diverses (ainsi le prélèvement
d'un profit sur le plaisir, avec l'organisation de la prostitution).
Voilà ce que j'appelle le remplissement stratégique
du dispositif.
A. Grosrichard : Dans Les Mots et les Choses, dans L'Archéologie
du savoir, tu parlais d'épistémè, de savoir,
de formations discursives. Aujourd'hui, tu parles plus volontiers
de «dispositif», de «disciplines». Ces concepts
se substituent-ils aux précédents, que tu abandonnerais
maintenant ? Ou alors les redoublent-ils sur un autre registre ?
Faut-il voir là un changement dans l'idée que tu as
de l'usage à faire de tes livres ? Choisis-tu tes objets,
la manière de les aborder, les concepts pour les saisir en
fonction de nouveaux objectifs, qui seraient aujourd'hui des luttes
à mener, un monde à transformer, plutôt qu'à
interpréter ? Je dis cela pour que les questions qu'on va
te poser ne tombent pas à côté de ce que tu
as voulu faire.
M. Foucault : Remarque qu'il est peut-être bon aussi qu'elles
tombent tout à fait à côté : ça
prouverait que mon propos est à côté. Mais tu
as raison de poser la question. À propos du dispositif, je
me trouve devant un problème dont je ne suis pas encore bien
sorti. J'ai dit que le dispositif était de nature essentiellement
stratégique, ce qui suppose qu'il s'agit là d'une
certaine manipulation de rapports de forces, d'une intervention
rationnelle et concertée dans ces rapports de forces, soit
pour les développer dans telle direction, soit pour les bloquer,
ou pour les stabiliser, les utiliser. Le dispositif est donc toujours
inscrit dans un jeu de pouvoir, mais toujours lié aussi à
une ou à des bornes de savoir, qui en naissent mais, tout
autant, le conditionnent. C'est ça, le dispositif : des stratégies
de rapports de forces supportant des types de savoir, et supportés
par eux. Dans Les Mots et les Choses, en voulant faire une histoire
de l'épistémè, je restais dans une impasse.
Maintenant, ce que je voudrais faire, c'est essayer de montrer que
ce que j'appelle dispositif est un cas beaucoup plus général
de l'épistémè. Ou plutôt que l'épistémè,
c'est un dispositif spécifiquement discursif, à la
différence du dispositif qui est, lui, discursif et non discursif,
ses éléments étant beaucoup plus hétérogènes.
J.-A. Miller : Ce que tu introduis comme dispositif se veut certainement
plus hétérogène que ce que tu appelais épistémè.
M. Foucault : Absolument.
J.-A. Miller : Tu mêlais ou tu ordonnais dans tes épistémès
des énoncés de type très différent,
des énoncés de philosophes, de savants, des énoncés
d'auteurs obscurs et de praticiens qui théorisaient, d'où
l'effet de surprise que tu as obtenu, mais enfin, il s'agissait
toujours d'énoncés.
M. Foucault : Certainement.
J.-A. Miller : Avec les dispositifs, tu veux aller au-delà
du discours. Mais ces nouveaux ensembles, qui rassemblent bien des
éléments articulés...
M. Foucault : Ah oui !
J.-A. Miller : ...restent en cela des ensembles signifiants. Je
ne vois pas très bien en quoi tu atteindrais du non-discursif.
M. Foucault : Pour dire : voilà un dispositif, je cherche
quels ont été les éléments qui sont
intervenus dans une rationalité, une concertation donnée,
à ceci près que...
J.-A. Miller : Il ne faut pas dire rationalité, sinon on
retomberait sur l'épistémè.
M. Foucault : Si tu veux, l'épistémè, je la
définirais, en faisant retour, comme le dispositif stratégique
qui permet de trier parmi tous les énoncés possibles
ceux qui vont pouvoir être acceptables à l'intérieur,
je ne dis pas d'une théorie scientifique, mais d'un champ
de scientificité, et dont on pourra dire : celui-ci est vrai
ou faux. C'est le dispositif qui permet de séparer, non pas
le vrai du faux, mais l'inqualifiable scientifiquement du qualifiable.
G. Le Gaufey : Mais pour en revenir au non-discursif, en dehors
des énoncés, qu'y a-t-il d'autre, dans un dispositif,
que les institutions ?
M. Foucault : Ce qu'on appelle généralement «institution»,
c'est tout comportement plus ou moins contraint, appris. Tout ce
qui, dans une société, fonctionne comme système
de contrainte, sans être un énoncé, bref, tout
le social non discursif, c'est l'institution. J.-A. Miller : L'institution,
c'est évidemment du discursif.
M. Foucault : Si tu veux, mais, pour mon truc du dispositif, il
n'est pas très important de dire : voilà ce qui est
discursif, voilà ce qui ne l'est pas. Entre le programme
architectural de l'École militaire par Gabriel, et la construction
de l'École militaire elle-même, qu'est-ce qui est discursif,
qu'est-ce qui est institutionnel ? Cela ne m'intéresse que
si l'édifice n'est pas conforme au programme. Mais je ne
crois pas qu'il soit très important de faire ce tri-là,
dès lors que mon problème n'est pas linguistique.
A. Grosrichard : Tu étudies, dans ton livre, la constitution
et l'histoire d'un dispositif : le dispositif de la sexualité.
En schématisant beaucoup, on peut dire qu'il s'articule,
d'un côté, à ce que tu appelles le pouvoir,
dont il est le moyen, ou l'expression. Et, d'un autre côté,
il produit, pourrait-on dire, un objet imaginaire, historiquement
datable, le sexe. De là deux grandes séries de questions
: sur le pouvoir, sur le sexe, dans leur rapport au dispositif de
sexualité. Pour le pouvoir, tu émets des doutes sur
les conceptions que, traditionnellement, on s'en est fait. Et ce
que tu proposes, ce n'est pas tant une nouvelle théorie du
pouvoir, qu'une «analytique du pouvoir». Comment ce
terme d'«analytique» te permet-il d'éclairer
ce que tu appelles ici le «pouvoir», en tant qu'il est
lié au dispositif de sexualité ?
M. Foucault : Le pouvoir, ça n'existe pas. Je veux dire
ceci : l'idée qu'il y a, à un endroit donné,
ou émanant d'un point donné, quelque chose qui est
un pouvoir, me paraît reposer sur une analyse truquée,
et qui, en tout cas, ne rend pas compte d'un nombre considérable
de phénomènes. Le pouvoir, c'est en réalité
des relations, un faisceau plus ou moins organisé, plus ou
moins pyramidalisé, plus ou moins coordonné, de relations.
Donc, le problème n'est pas de constituer une théorie
du pouvoir qui aurait pour fonction de refaire ce qu'un Boulainvilliers,
d'un côté, un Rousseau, de l'autre, ont voulu faire.
Tous deux partent d'un état originaire où tous les
hommes sont égaux, et puis, que se passe-t-il ? Invasion
historique pour l'un, événement mythico-juridique
pour l'autre, toujours est-il qu'à partir d'un moment les
gens n'ont plus eu de droits et il y a eu du pouvoir. Si on essaie
de bâtir une théorie du pouvoir, on sera toujours obligé
de le considérer comme surgissant en un point et à
un moment donnés, et on devra en faire la genèse,
puis la déduction. Mais si le pouvoir est en réalité
un faisceau ouvert, plus ou moins coordonné (et sans doute
plutôt mal coordonné) de relations, alors le seul problème
est de se donner une grille d'analyse, permettant une analytique
des relations de pouvoir.
A. Grosrichard : Et pourtant, page 20 de ton livre, tu te proposes
d'étudier, évoquant ce qui se passe après le
concile de Trente, «à travers quels canaux, se glissant
le long de quels discours, le pouvoir parvient aux conduites les
plus ténues et les plus individuelles, quels chemins lui
permettent d'atteindre les formes rares ou à peine perceptibles
du désir», etc. Le langage que tu emploies ici fait
tout de même penser à un pouvoir qui partirait d'un
centre unique, et qui, peu à peu, selon un processus de diffusion,
de contagion, de cancérisation, gagnerait ce qu'il y a de
plus infime et de plus périphérique. Or il me semble
que, lorsque tu parles, ailleurs, de la multiplication des «disciplines»,
tu fais apparaître le pouvoir comme partant de «petits
lieux», s'organisant à propos de «petites choses»,
pour finalement se concentrer. Comment concilier ces deux représentations
du pouvoir : l'une qui le décrit comme s'exerçant
de haut en bas, du centre à la circonférence, de l'important
à l'infime, et l'autre, qui paraît être l'inverse
?
M, Foucault : En t'entendant lire, j'ai moralement rougi jusqu'aux
oreilles, en me disant : c'est vrai, j'ai employé cette métaphore
du point qui, peu à peu, irradie... Mais c'était dans
un cas très précis : celui de l'Église après
le concile de Trente. D'une façon générale,
je pense qu'il faut plutôt voir comment les grandes stratégies
de pouvoir s'incrustent, trouvent leurs conditions d'exercice dans
de micro-relations de pouvoir. Mais il y a aussi toujours des mouvements
de retour, qui font que les stratégies qui coordonnent les
relations de pouvoir produisent des effets nouveaux, et avancent
dans des domaines qui, jusqu'à présent, n'étaient
pas concernés. Ainsi jusqu'au milieu du XVIe siècle,
l'Église n'a contrôlé la sexualité que
d'une manière assez lointaine : l'obligation à la
confession annuelle, avec les aveux des différents péchés,
garantissait qu'on n'aurait pas beaucoup d'histoires de cul à
raconter à son curé. À partir du concile de
Trente, vers le milieu du XVIe siècle, on a vu apparaître,
à côté des anciennes techniques de la confession,
une série de procédures nouvelles qui ont été
mises au point à l'intérieur de l'institution ecclésiastique,
à des fins d'épuration et de formation du personnel
ecclésiastique : pour les séminaires ou les couvents,
on a élaboré des techniques minutieuses de mise en
discours de la vie quotidienne, d'examen de soi-même, d'aveu,
de direction de conscience, de relations dirigés-dirigeants.
C'est ça qu'on a essayé d'injecter dans la société,
dans un mouvement, c'est vrai, de haut en bas.
J.-A. Miller : C'est à quoi s'intéresse Pierre Legendre.
M. Foucault : Je n'ai pas pu lire encore son dernier livre, mais
ce qu'il faisait dans L'Amour du censeur * me paraît tout
à fait nécessaire. Il décrit un processus qui
existe réellement. Mais je ne crois pas que l'engendrement
des relations de pouvoir se fasse ainsi seulement de haut en bas.
A, Grosrichard : Tu penses, alors, que cette représentation
du pouvoir comme s'exerçant de haut en bas, et de façon
répressive ou négative, c'est une illusion ? N'est-ce
pas une illusion nécessaire, engendrée par le pouvoir
lui-même ? En tout cas, c'est une illusion bien tenace, et
c'est tout de même contre ce type de pouvoir-là que
les gens se sont battus et ont cru pouvoir faire changer les choses.
G. Miller : J'ajoute une remarque : même si on admet que
le pouvoir, à l'échelle de toute la société,
ne procède pas de haut en bas, mais s'analyse comme un faisceau
de relations, est-ce que les micro-pouvoirs, sur lesquels il se
fonde, ne fonctionnent pas toujours, eux, de haut en bas ?
M. Foucault : Oui, si tu veux. Dans la mesure où les relations
de pouvoir sont un rapport de forces inégalitaire et relativement
stabilisé, il est évident que cela implique en haut
et en bas, une différence de potentiel.
A. Grosrichard : On a toujours besoin d'un plus petit que soi.
M. Foucault : D'accord, mais ce que j'ai voulu dire, c'est que,
pour qu'il y ait mouvement de haut en bas, il faut qu'il y ait en
même temps une capillarité de bas en haut. Prenons
quelque chose de simple : les relations de pouvoir de type féodal.
Entre les serfs, attachés à la terre, et le seigneur
qui prélevait sur eux une rente, il y avait un rapport local,
relativement autonome, presque un tête-à-tête.
Pour que ce rapport tienne, il fallait bien qu'il y ait, derrière,
une certaine psyramidalisation du système féodal.
Mais il est, certain que le pouvoir des rois de France, et les appareils
d'État qu'ils ont peu à peu constitués à
partir du XIe siècle, ont eu pour condition de possibilité
l'ancrage dans les comportements, les corps, les relations de pouvoir
locales, où il ne faudrait pas voir du tout une simple projection
du pouvoir central.
J.-A. Miller : Qu'est-ce que c'est, alors, cette relation de pouvoir
? Ce n'est pas seulement l'obligation...
M. Foucault : Ah non ! Je voudrais justement répondre à
la question qui m'était posée à l'instant,
sur ce pouvoir de haut en bas qui serait négatif. Tout le
pouvoir, qu'il soit de haut en bas ou de bas
* Legendre (P.), L'Amour du censeur. Essai sur l'ordre dogmatique,
Paris, Éd. du Seuil, coll. «Le Champ freudien»,
1974.
en haut, et quel que soit le niveau où on le prend, est
effectivement représenté, d'une manière à
peu près constante dans les sociétés occidentales,
sous une forme négative, c'est-à-dire sous une forme
juridique. C'est le propre de nos sociétés occidentales
que le langage du pouvoir, ce soit le droit, et non la magie, ou
la religion.
A. Grosrichard : Mais le langage amoureux, par exemple, tel qu'il
se formule dans la littérature courtoise et dans toute l'histoire
de l'amour en Occident, n'est pas un langage juridique. Et pourtant,
il ne fait que parler du pouvoir, il ne cesse de mettre en oeuvre
des relations de domination et de servitude. Prends le terme de
«maîtresse», par exemple.
M. Foucault : En effet. Mais, là-dessus, Duby a une explication
intéressante *. Il rattache l'apparition de la littérature
courtoise à l'existence, dans la société médiévale,
des juvenes : les juvenes étaient des jeunes gens, des descendants
qui n'avaient pas droit à l'héritage, et qui devaient
vivre en quelque sorte en marge de la succession généalogique
linéaire caractéristique du système féodal.
Ils attendaient donc qu'il y ait des morts parmi les héritiers
mâles légitimes, pour qu'une héritière
se trouve dans l'obligation de se procurer un mari, capable de prendre
en charge l'héritage et les fonctions liées au chef
de famille. Les juvenes étaient donc ce surplus turbulent,
engendré nécessairement par le mode de transmission
du pouvoir et de la propriété. Et, pour Duby, la littérature
courtoise vient de là : c'était une sorte de joute
fictive entre les juvenes et le chef de famille, ou le seigneur,
ou même le roi, avec pour enjeu la femme déjà
appropriée. Dans l'intervalle des guerres, dans le loisir
des longues soirées d'hiver se tissaient autour de la femme
ces relations courtoises, qui sont au fond l'envers même des
relations de pouvoir, puisqu'il s'agit toujours d'un chevalier arrivant
dans un château, pour piquer la femme du maître des
lieux. Il y avait donc là, engendré par les institutions
elles-mêmes, comme un lâchage de lest, un débridement
toléré, qui donnait cette joute réelle-fictive
qu'on trouve dans les thèmes courtois. C'est une comédie
autour des relations de pouvoir, qui fonctionne dans les interstices
du pouvoir, mais ce n'est pas une véritable relation de pouvoir.
A. Grosrichard : Peut-être, mais la littérature courtoise
vient tout de même, à travers les troubadours, de la
civilisation arabo
* Duby (G.), «Les jeunes dans la société aristocratique
dans la France du Nord-Ouest au XIIe siècle», Annales,
Économies, sociétés, civilisations, t. XIX,
no 5, septembre-octobre 1964, pp. 835-846. L'An mil, Paris, Gallimard,
coll. «Archives», no 30,1974.
musulmane. Or ce que dit Duby vaut-il encore pour elle ? Mais revenons
à la question du pouvoir, dans son rapport au dispositif.
C. Millot : Parlant des «dispositifs d'ensemble», vous
écrivez, page 125, que «là, la logique est encore
parfaitement claire, les visées déchiffrables, et
pourtant il arrive qu'il n'y ait plus personne pour les avoir conçues
et bien peu pour les formuler : caractère implicite des grandes
stratégies anonymes, presque muettes, qui coordonnent des
tactiques loquaces dont les' inventeurs» ou les responsables
sont souvent sans hypocrisie...» Vous définissez là
quelque chose comme une stratégie sans sujet. Comment est-ce
concevable ?
M. Foucault : Prenons un exemple. À partir des années
1825 1830, on voit apparaître localement, et d'une façon
qui est en effet loquace, des stratégies bien définies
pour fixer les ouvriers des premières industries lourdes
à l'endroit même où ils travaillent. Il s'agissait
d'éviter la mobilité de l'emploi. À Mulhouse,
ou dans le nord de la France, s'élaborent ainsi des techniques
variées : on fait pression pour que les gens se marient,
on fournit des logements, on construit des cités ouvrières,
on pratique ce système rusé d'endettement dont parle
Marx, et qui consiste à faire payer le loyer d'avance alors
que le salaire n'est versé qu'à la fin du mois. Il
y a aussi les systèmes de caisse d'épargne, d'endettement
à la consommation avec des épiciers ou des marchands
de vin qui ne sont que des agents du patron... Petit à petit
se forme autour de tout cela un discours qui est celui de la philanthropie,
le discours de la moralisation de la classe ouvrière. Puis
les expériences se généralisent, grâce
au relais d'institutions, de sociétés qui proposent,
très consciemment, des programmes de moralisation de la classe
ouvrière. Là-dessus vient se greffer le problème
du travail des femmes, de la scolarisation des enfants, et du rapport
entre les deux. Entre la scolarisation des enfants, qui est une
mesure centrale, prise au niveau du Parlement, et telle ou telle
forme d'initiative purement locale prise à propos, par exemple,
du logement des ouvriers, vous avez toutes sortes de mécanismes
d'appui (syndicats de patrons, chambres de commerce...) qui inventent,
modifient, réajustent, selon les circonstances du moment
et du lieu : si bien qu'on obtient une stratégie globale,
cohérente, rationnelle, mais dont on ne peut plus dire qui
l'a conçue.
C, Millot : Mais alors, quel rôle joue la classe sociale
?
M. Foucault : Ah, là, on est au centre du problème,
et sans doute des obscurités de mon propre discours. Une
classe dominante, ce n'est pas une abstraction, mais ce n'est pas
une donnée préalable.
Qu'une classe devienne classe dominante, qu'elle assure sa domination
et que cette domination se reconduise, c'est bien l'effet d'un certain
nombre de tactiques efficaces, réfléchies, fonctionnant
à l'intérieur des grandes stratégies qui assurent
cette domination. Mais entre la stratégie, qui fixe, reconduit,
multiplie, accentue les rapports de forces, et la classe qui se
trouve dominante, vous avez une relation de production réciproque.
On peut donc dire que la stratégie de moralisation de la
classe ouvrière est celle de la bourgeoisie. On peut même
dire que c'est la stratégie qui permet à la classe
bourgeoise d'être la classe bourgeoise, et d'exercer sa domination.
Mais que ce soit la classe bourgeoise qui, au niveau de son idéologie
ou de son projet économique, ait, comme une sorte de sujet
à la fois réel et fictif, inventé et imposé
de force cette stratégie à la classe ouvrière,
je crois que ça, on ne peut pas le dire.
J.-A. Miller : Il n'y a pas de sujet, mais ça se finalise...
M. Foucault : Ça se finalise par rapport à un objectif.
J.-A. Miller : Qui, donc, s'est imposé...
M. Foucault : ...qui s'est trouvé s'imposer. La moralisation
de la classe ouvrière, encore une fois, ce n'est ni Guizot
dans ses législations ni Dupin dans ses livres qui l'ont
imposée. Ce ne sont pas non plus les syndicats de patrons.
Et pourtant, elle s'est faite, parce qu'elle répondait à
l'objectif urgent de maîtriser une main-d'oeuvre flottante
et vagabonde. L'objectif existait, donc, et la stratégie
s'est développée, avec une cohérence de plus
en plus grande, mais sans qu'il faille lui supposer un sujet détenteur
de la loi et l'énonçant sous la forme d'un «tu
dois, tu ne dois pas».
G. Miller : Mais qu'est-ce qui fait le départ entre les
différents sujets impliqués par cette stratégie
? Ne faut-il pas distinguer par exemple ceux qui la produisent de
ceux qui ne font que la subir ? Même si leurs initiatives
finissent souvent par converger, sont-ils tous confondus, ou se
singularisent-ils ? Et dans quels termes ?
A. Grosrichard : Ou encore : ton modèle, serait-ce celui
de la Fable des abeilles, de Mandeville * ?
* Mandeville (B. de), The Fable of the Bees, or Private Vices,
Londres, J. Tonson, 1728-1729, 2 vol. (La Fable des abeilles, ou
les Fripons devenus honnêtes gens, trad. J. Bertrand, Londres,
J. Nourse, 1740, 4 vol.)
M. Foucault : Je ne dirais pas tout à fait cela, mais je
vais prendre un autre exemple : celui de la constitution d'un dispositif
médico-légal, où l'on a utilisé la psychiatrie
dans le domaine pénal, d'un côté, mais où,
de l'autre, se trouvent multipliés les contrôles, les
interventions de type pénal sur des conduites ou des comportements
de sujets anormaux. Cela a conduit à cet énorme édifice,
à la fois théorique et législatif, bâti
autour de la question de la dégénérescence
et des dégénérés. Que s'est-il passé
là ? Toutes sortes de sujets interviennent : le personnel
administratif, par exemple, pour des raisons d'ordre public, mais
avant tous les médecins et les magistrats. Peut-on parler
d'intérêt ? Dans le cas des médecins, pourquoi
ont-ils voulu intervenir si directement dans le domaine pénal
? Alors qu'ils venaient à peine de dégager la psychiatrie,
et non sans mal, de cette espèce de magma qu'était
la pratique de l'internement, où on était en plein,
justement, dans le médico-légal, à ceci près
que ce n'était ni du médical ni du légal. Les
aliénistes viennent tout juste de dégager la théorie
et la pratique de l'aliénation mentale, et de définir
leur spécificité, et voilà qu'ils disent :
«Il y a des crimes qui nous concernent, à nous ces
gens-là !» Où est leur intérêt
de médecins ? Dire qu'il y a eu une sorte de dynamique impérialiste
de la psychiatrie, qui a voulu s'annexer le crime, le soumettre
à sa rationalité, ça ne mène à
rien. Je serais tenté de dire qu'en fait il y avait là
une nécessité (qu'on n'est pas forcé de nommer
intérêt) liée à l'existence même
d'une psychiatrie devenue autonome, mais qui avait désormais
à fonder son intervention en se faisant reconnaître
comme partie de l'hygiène publique. Et elle ne pouvait le
fonder seulement sur le fait qu'elle avait une maladie (l'aliénation
mentale) à résorber. Il fallait aussi qu'elle ait
un danger à combattre, comme celui d'une épidémie,
d'un défaut d'hygiène. Or comment démontrer
que la folie est un danger, sinon en montrant qu'il y a des cas
extrêmes où une folie -inapparente aux yeux du public,
ne se manifestant à l'avance par aucun symptôme sauf
quelques toutes petites fissures, quelques minuscules grondements
perceptibles au seul observateur hautement exercé -pouvait
brusquement exploser en un crime monstrueux. C'est ainsi qu'on a
construit la monomanie homicide. La folie est un danger redoutable
en ceci justement qu'il n'est prévisible par aucune des personnes
de bon sens qui prétendent pouvoir connaître la folie.
Seul un médecin peut le repérer : voilà la
folie devenue objet exclusif du médecin, dont le droit d'intervention
se trouve du même coup fondé. Dans le cas des magistrats,
on peut dire que c'est une autre nécessité qui a fait
que, malgré leurs réticences, ils ont accepté
l'intervention des médecins. À côté de
l'édifice du Code, la machine punitive qu'on leur avait mise
entre les mains -la prison -ne pouvait fonctionner efficacement
qu'à la condition d'intervenir sur l'individualité
de l'individu, sur le criminel, et non sur le crime, pour le transformer
et l'amender. Mais, dès lors qu'il y avait des crimes dont
on ne saisissait pas la raison ni les motifs, on ne pouvait plus
punir. Punir quelqu'un qu'on ne connaît pas devient impossible
dans une pénalité qui n'est plus celle du supplice,
mais de l'enfermement, (C'est d'ailleurs si vrai qu'on a entendu
l'autre jour dans la bouche de quelqu'un de très bien, pourtant,
cette phrase colossale, qui aurait dû laisser tout le monde
bouche bée : «Vous ne pouvez pas tuer Patrick Henry
*, vous ne le connaissez pas.» Alors quoi ? Si on l'avait
connu, on l'aurait tué ?) Les magistrats, donc, pour pouvoir
joindre un code (qui restait code de la punition, de l'expiation)
et une pratique punitive devenue celle de l'amendement et de la
prison ont bien été obligés de faire intervenir
le psychiatre. On a donc là des nécessités
stratégiques qui ne sont pas exactement des intérêts...
G. Miller : Tu substitues à «intérêt»
«problème» (pour les médecins) et «nécessité»
(pour les magistrats). Le bénéfice est mince, et ça
reste tout de même très imprécis.
G. Le Gaufey : Il me semble que le système métaphorique
qui commande votre analyse est celui de l'organisme, qui permet
d'éliminer la référence à un sujet pensant
et voulant. Un organisme vivant tend toujours à persévérer
dans son être, et tous les moyens lui sont bons pour réussir
à atteindre cet objectif.
M. Foucault : Non, je ne suis pas du tout d'accord. Primo, je n'ai
jamais employé la métaphore de l'organisme. Ensuite,
le problème n'est pas celui de se maintenir. Quand je parle
de stratégie, je prends le terme au sérieux : pour
qu'un certain rapport de forces puisse non seulement se maintenir,
mais s'accentuer, se stabiliser, gagner en étendue, il est
nécessaire qu'il y ait une manoeuvre. La psychiatrie a manoeuvré
pour arriver à se faire reconnaître comme partie de
l'hygiène publique. Ce n'est pas un organisme, pas plus que
la magistrature, et je ne vois pas comment ce que je dis implique
que ce soient des organismes.
A. Grosrichard : Ce qui est remarquable, en revanche, c'est que
c'est au cours du XIXe siècle que s'est constituée
une théorie de la société conçue sur
le modèle d'un organisme, avec Auguste Comte par exemple.
Mais laissons cela. Les exemples que tu nous as donnés, pour
expliquer comment tu concevais cette «stratégie sans
sujet», sont tous tirés du XIXe siècle, une
époque où la société et l'État
se trouvent déjà très centralisés, et
technicisés. Est-ce aussi clair pour des périodes
antérieures ?
* Voir supra, no 205.
J.-A. Miller : Bref, c'est justement au moment où la stratégie
semble avoir un sujet que Foucault démontre qu'elle n'en
a pas...
M. Foucault : À la limite, j'y souscrirai. J'entendais l'autre
jour quelqu'un parler du pouvoir - c'est la mode. Il constatait que
cette fameuse monarchie absolue française n'avait en réalité
rien d'absolu. C'était en fait des îlots de pouvoir
disséminés, qui fonctionnaient les uns par plages
géographiques, les autres par pyramides, les autres comme
corps, ou selon les influences familiales, les réseaux d'alliances.
On conçoit bien pourquoi les grandes stratégies ne
pouvaient pas apparaître dans un tel système : la monarchie
française s'était dotée d'un appareil administratif
très fort, mais très rigide, et qui laissait passer
des choses énormes. Il y avait bien un roi, représentant
manifeste du pouvoir, mais, en réalité, le pouvoir
n'était pas centralisé, il ne s'exprimait pas dans
de grandes stratégies à la fois fines, souples et
cohérentes. En revanche, au XIXe siècle, à
travers toutes sortes de mécanismes ou d'institutions -parlementarisme,
diffusion de l'information, édition, expositions universelles,
Université - le pouvoir bourgeois a pu élaborer de
grandes stratégies, sans pour autant qu'il faille leur supposer
un sujet.
J.-A. Miller : Dans le champ théorique, après tout,
le vieil espace transcendantal sans sujet n'a jamais fait peur à
grand monde, quoiqu'on t'ait assez reproché, au moment des
Mots et les Choses, du côté des Temps modernes *, l'absence
de toute espèce de causalité dans ces mouvements de
bascule qui te faisaient passer d'une épistémè
à une autre. Mais peut-être y a-t-il une difficulté
lorsqu'il s'agit, non plus du champ théorique, mais du champ
pratique. Il y a là rapports de forces, et combats. La question
: «Qui combat ? et contre qui ?» se pose nécessairement.
Tu ne peux échapper ici la question du ou plutôt des
sujets.
* Amiot (M.), «Le relativisme culturel de Michel Foucault»,
Les Temps modernes, 22e année, no 248, janvier 1967, pp.
1271-1298. Le Bon (S.), «Un positiviste désespéré
: Michel Foucault», ibid., pp. 1299-1319.
M. Foucault : Certainement, et c'est ce qui me préoccupe.
Je ne sais pas très bien comment en sortir. Mais enfin, si
on considère que le pouvoir doit être analysé
en termes de relations de pouvoir, il me semble qu'on a là
un moyen de saisir, beaucoup mieux que dans d'autres élaborations
théoriques, le rapport qu'il y a entre le pouvoir et la lutte,
en particulier la lutte des classes. Ce qui me frappe, dans la plupart
des textes, sinon de Marx, du moins des marxistes, c'est qu'on passe
toujours sous silence (sauf peut-être chez Trotski) ce qu'on
entend par lutte quand on parle de lutte des classes. Que veut
dire lutte, ici ? Affrontement dialectique ? Combat politique pour
le pouvoir ? Bataille économique ? Guerre ? La société
civile traversée par la lutte des classes, ce serait la guerre
continuée par d'autres moyens ?
D. Colas : Il faudrait peut-être tenir compte de cette institution
qu'est le parti, et qu'on ne peut assimiler aux autres, qui n'ont
pas pour but de prendre le pouvoir...
A. Grosrichard : Et puis les marxistes posent tout de même
cette question : «Qui sont nos amis, qui sont ennemis ?»,
qui tend à déterminer, dans ce champ de luttes, les
lignes d'affrontement réelles...
J.-A. Miller : Enfin, qui sont pour toi les sujets qui s'opposent
?
M. Foucault : Ce n'est qu'une hypothèse, mais je dirais
: tout le monde à tout le monde. Il n'y a pas, immédiatement
donnés, de sujets dont l'un serait le prolétariat
et l'autre la bourgeoisie. Qui lutte contre qui ? Nous luttons tous
contre tous. Et il y a toujours quelque chose en nous qui lutte
contre autre chose en nous.
J.-A. Miller : Ce qui veut dire qu'il n'y aurait que des coalitions
transitoires, dont certaines s'effondreraient tout de suite, tandis
que d'autres dureraient, mais, en définitive, l'élément
premier et dernier, ce sont les individus ?
M. Foucault : Oui, les individus, et même les sous-individus.
J.-A. Miller : Les sous-individus ?
M. Foucault : Pourquoi pas ?
G. Miller : Sur cette question du pouvoir, si je voulais donner
mon impression de lecteur, je dirais par moments : c'est trop bien
fait...
M. Foucault : C'est ce que La Nouvelle Critique avait dit à
propos du livre précédent : c'est trop bien fait pour
que ça ne cache pas des mensonges...
G. Miller : Je veux dire : c'est trop bien fait, ces stratégies.
Je ne pense pas que ça cache des mensonges, mais, à
force de voir les choses si bien ordonnées, agencées,
au niveau local, régional, national, sur des siècles
entiers, je me demande : est-ce qu'il n'y a pas tout de même
une place à faire au... bordel ?
M. Foucault : Oh, tout à fait d'accord. La magistrature
et la psychiatrie se rencontrent, mais à travers quel bordel,
quels ratés ! Seulement, moi, c'est comme si j'avais affaire
à une bataille : quand on ne s'en tient pas à la description,
quand on veut essayer d'expliquer la victoire ou la défaite,
il faut bien poser les problèmes en termes de stratégies,
et se demander : pourquoi ça a marché ? Pourquoi ça
a tenu ? Voilà pourquoi je prends les choses de ce côté,
qui donne l'impression que c'est trop beau pour être vrai.
A. Grosrichard : Bordel ou pas, parlons maintenant du sexe. Tu
en fais un objet historique, engendré, en quelque sorte,
par le dispositif de sexualité.
J.-A. Miller : Ton livre précédent traitait de la
délinquance. La sexualité, c'est apparemment un objet
de type différent. À moins qu'il ne soit plus amusant
de montrer que c'est pareil ? Qu'est-ce que tu préfères
?
M. Foucault : Je dirais : essayons de voir si ça ne serait
pas pareil. C'est l'enjeu du jeu, et s'il ya six volumes, c'est
que c'est un jeu ! Ce livre est le seul que j'aie écrit sans
savoir à l'avance quel en serait le titre. Et jusqu'au dernier
moment je n'en ai pas trouvé. L' Histoire de la sexualité,
c'est faute de mieux. Le premier titre, que j'avais montré
à François Regnault, était Sexe et Vérité.
On y a renoncé, mais enfin c'était tout de même
ça, mon problème : qu'est-ce qui s'est passé
en Occident pour que la question de la vérité soit
posée à propos du plaisir sexuel ? Et c'est mon problème
depuis l’Histoire de la folie. Des historiens me disent :
«Oui, bien sûr, mais pourquoi n'avez-vous pas étudié
les différentes maladies mentales qu'on rencontre aux XVIIe
et XVIIIe siècles ? Pourquoi n'avez-vous pas fait une histoire
des épidémies de maladies mentales ?» Je n'arrive
pas à leur faire comprendre qu'en effet tout ça est
absolument intéressant, mais que ce n'était pas mon
problème. Mon problème a été, à
propos de la folie, de savoir comment on avait pu faire fonctionner
la question de la folie dans le sens des discours de vérité,
c'est-à-dire des discours ayant statut et fonction de discours
vrais. En Occident, c'est le discours scientifique. C'est sous cet
angle que j'ai voulu aborder la sexualité.
A. Grosrichard : Ce que tu appelles «le sexe», comment
le définis-tu par rapport à ce dispositif de sexualité
? Est-ce un objet imaginaire, un phénomène, une illusion
?
M. Foucault : Bon, je vais te dire comment les choses se sont passées.
Il y a eu plusieurs rédactions successives. Au début,
le sexe était un donné préalable, et la sexualité
apparaissait comme une sorte de formation à la fois discursive
et institutionnelle, venant se brancher sur le sexe, le recouvrir,
et à la limite l'occulter. C'était ça le premier
fil. Et puis j'ai montré le manuscrit à des gens,
et je sentais que ce n'était pas satisfaisant. Alors j'ai
renversé le truc. C'était un jeu, car je n'étais
pas bien sûr... Mais je me disais : au fond, le sexe, qui
semble être une instance ayant ses lois, ses contraintes,
à partir de quoi se définissent aussi bien le sexe
masculin que le sexe féminin, est-ce que ce ne serait pas
au contraire quelque chose qui aurait été produit
par le dispositif de sexualité ? Ce à quoi s'est d'abord
appliqué le discours de sexualité, ce n'était
pas le sexe, c'était le corps, les organes sexuels, les plaisirs,
les relations d'alliance, les rapports interindividuels...
J.-A. Miller : Un ensemble hétérogène...
M. Foucault : Oui, un ensemble hétérogène,
qui a finalement été recouvert par le dispositif de
sexualité, lequel a produit, à un moment donné,
comme clef de voûte de son propre discours et peut-être
de son propre fonctionnement, l'idée du sexe.
G. Miller : Cette idée du sexe n'est pas contemporaine de
la mise en place du dispositif de la sexualité ?
M. Foucault : Non, non ! le sexe, on le voit apparaître,
il me semble, au cours du XIXe siècle.
G. Miller : On a un sexe depuis le XIXe siècle ?
M. Foucault : On a une sexualité depuis le XVIIIe siècle,
un sexe depuis le XIXe. Avant, on avait sans doute une chair. Le
bonhomme fondamental, c'est Tertullien.
J.-A. Miller : Il faut que tu nous expliques ça.
M. Foucault : Eh bien, Tertullien a réuni, à l'intérieur
d'un discours théorique cohérent, deux choses fondamentales
: l'essentiel des impératifs chrétiens -la didakhé
-et les principes à partir desquels on pouvait échapper
au dualisme des gnostiques.
J.-A. Miller : Je vois bien que tu cherches quels opérateurs
vont te permettre d'effacer la coupure qu'on place à Freud.
Tu t'en souviens, à l'époque où Althusser faisait
valoir la coupure marxiste, tu étais déjà arrivé
avec ta gomme. Et maintenant, c'est Freud qui va y passer, enfin
je crois que c'est ton objectif, dans une stratégie complexe,
comme tu dirais. Est-ce que tu crois vraiment que tu vas réussir
à effacer la coupure entre Tertullien et Freud ?
M. Foucault : Je dirai que, pour moi, l'histoire des coupures et
des non-coupures est toujours à la fois un point de départ
et un truc très relatif. Dans Les Mots et les Choses, je
partais de différences très manifestes, des transformations
des sciences empiriques vers la fin du XIXe siècle. Il faut
être d'une ignorance dont je sais qu'elle n'est pas la vôtre,
pour ne pas savoir qu'un traité de médecine de 1780
et un traité d'anatomie pathologique de 1820, c'est deux
mondes différents.
Mon problème était de savoir quels étaient
les groupes de transformations nécessaires et suffisants
à l'intérieur du régime même des discours
pour que l'on puisse employer ces mots-là plutôt que
ceux-ci, tel type d'analyse plutôt que tel autre, qu'on puisse
regarder les choses sous tel angle et non pas sous tel autre. Ici,
pour des raisons qui sont de conjoncture, puisque tout le monde
appuie sur la coupure, je me dis : essayons de faire tourner le
décor, et partons de quelque chose qui est tout aussi constatable
que la coupure, à condition de prendre d'autres repères.
On voit apparaître cette formidable mécanique, machinerie
d'aveu, dans laquelle en effet la psychanalyse et Freud apparaissent
comme l'un des épisodes. Bon, ...
J.-A. Miller : Tu construis un machin qui avale d'un seul coup
une énorme quantité...
M. Foucault : D'un seul coup, une énorme quantité,
et ensuite j'essaierai de voir quelles sont les transformations...
J.-A. Miller : Et, bien entendu, tu feras surtout très attention
que la principale transformation ne se situe pas à Freud.
Tu démontreras par exemple que la focalisation sur la famille
a commencé avant Freud, ou...
M. Foucault : Si tu veux, il me semble que le seul fait que j'ai
joué ce jeu-là exclut sans doute pour moi que Freud
apparaisse comme la coupure radicale à partir de quoi tout
le reste doit être repensé. Je ferai vraisemblablement
apparaître qu'autour du XVIIIe siècle se met en place,
pour des raisons économiques, historiques, un dispositif
général dans lequel Freud aura sa place. Et je montrerai
sans doute que Freud a retourné comme un gant la théorie
de la dégénérescence, ce qui n'est pas la manière
dont on place en général la coupure freudienne comme
événement de scientificité.
J.-A. Miller : Oui, tu accentues à plaisir le caractère
artificieux de ta procédure. Tes résultats dépendent
du choix des repères, et le choix des repères dépend
de la conjoncture. Tout ça n'est que du semblant, c'est ce
que tu nous dis ?
M. Foucault : Ce n'est pas du faux-semblant, c'est du fabriqué.
J.-A. Miller : Oui, et c'est donc motivé par ce que tu veux,
ton espoir, ton...
M. Foucault : C'est ça, c'est là où apparaît
l'objectif polémique ou politique. Mais polémique,
tu sais que je n'en fais jamais, politique, j'en suis éloigné.
J.-A. Miller : Oui, et quel effet penses-tu ainsi obtenir à
propos de la psychanalyse ?
M. Foucault : Eh bien, je dirais que dans les histoires ordinaires
on peut lire que la sexualité avait été ignorée
de la médecine, et surtout de la psychiatrie, et qu'enfin
Freud a découvert l'étiologie sexuelle des névroses.
Or tout le monde sait que ce n'est pas vrai, que le problème
de la sexualité était inscrit dans la médecine
et la psychiatrie du XIXe siècle d'une façon manifeste
et massive et qu'au fond Freud n'a fait que prendre au pied de la
lettre ce qu'il avait entendu dire un soir par Charcot : c'est bien
de sexualité qu'il s'agit *. Le fort de la psychanalyse,
c'est d'avoir débouché sur tout autre chose, qui est
la logique de l'inconscient. Et là, la sexualité n'est
plus ce qu'elle était au départ.
J.-A. Miller : Certainement. Tu dis : la psychanalyse. Pour ce
que tu évoques là, on pourrait dire : Lacan, non ?
M, Foucault : Je dirais : Freud et Lacan. Autrement dit, l'important,
ce n'est pas les Trois Essais sur la sexualité **, mais c'est
la Traumdeutung ***.
* Allusion à l'épisode de la réception chez
Charcot rapporté par Freud in Zur Geschichte der Psychoanalytischen
Bewegung, Jahrbuch der Psychoanalyse, vol. VI, 1914, pp. 207-260
(Sur l'histoire du mouvement psychanalytique, trad. C. Heim, Paris,
Gallimard, coll. «Connaissance de l'inconscient», 1991,
p. 25).
** Freud (S.), Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, Leipzig, Franz
Deuticke, 1905 (Trois Essais sur la théorie sexuelle, trad.
P. Koeppel, Paris, Gallimard, coll. «Connaissance de l'inconscient»,
1987).
*** Freud (S.), Die Traumdeutung, Leipzig, Franz Deuticke, 1900
(L'Interprétation des rêves, trad. D. Berger, Paris,
P.U.F., 1967).
J.-A. Miller : Ce n'est pas la théorie du développement,
mais la logique du signifiant.
M. Foucault : Ce n'est pas la théorie du développement,
ce n'est pas le secret sexuel derrière les névroses
ou les psychoses, c'est une logique de l'inconscient...
J.-A. Miller : C'est très lacanien, ça, d'opposer
la sexualité et l'inconscient. Et c'est d'ailleurs l'un des
axiomes de cette logique qu'il n'y a pas de rapport sexuel.
M. Foucault : Je ne savais pas qu'il y avait cet axiome.
J.-A. Miller : Ça implique que la sexualité n'est
pas historique au sens où tout l'est, de part en part et
d'entrée de jeu, n'est-ce pas ? Il n'y a pas une histoire
de la sexualité comme il y a une histoire du pain.
M, Foucault : Non, comme il y a une histoire de la folie, je veux
dire de la folie en tant que question, posée en termes de
vérité. À l'intérieur d'un discours
où la folie de l'homme est censée dire quel
que chose quant à la vérité de ce qu'est l'homme,
le sujet, ou la raison. Du jour où la folie a cessé
d'apparaître comme le masque de la raison, mais où
elle a été inscrite comme un Autre prodigieux, mais
présent dans tout homme raisonnable, détenant à
elle seule, une part, sinon l'essentiel, des secrets de la raison,
de ce moment-là, quelque chose comme une histoire de la folie
a commencé, ou un nouvel épisode dans l'histoire de
la folie. Et de cet épisode nous ne sommes pas encore sortis.
Je dis de la même façon, du jour où on a dit
à l'homme : avec ton sexe, tu ne vas pas simplement te fabriquer
du plaisir, mais tu vas te fabriquer de la vérité,
et de la vérité qui sera ta vérité,
du jour où Tertullien a commencé à dire aux
chrétiens : du côté de votre chasteté...
J.-A. Miller : Te voilà encore à chercher une origine,
et maintenant, c'est la faute à Tertullien...
M. Foucault : C'est pour rigoler.
J.-A. Miller : Évidemment, tu diras : c'est plus complexe,
il y a des niveaux hétérogènes, des mouvements
de bas en haut et de haut en bas. Mais, sérieusement, cette
recherche du point où ça aurait commencé, cette
maladie de la parole, est-ce que tu...
M. Foucault : Je dis ça d'une façon fictive, pour
rire, pour faire fable.
J.-A. Miller : Mais si on ne veut pas faire rire, qu'est-ce qu'il
faudrait dire ?
M. Foucault : Qu'est-ce qu'il faudrait dire ? On trouverait vraisemblablement
chez Euripide, en le nouant avec quelques éléments
de la mystique juive, et d'autres de la philosophie alexandrine,
et de la sexualité chez les stoïciens, en prenant aussi
la notion d'enkrateia, cette manière d'assumer quelque chose
qui n'est pas chez les stoïciens, la chasteté... Mais
moi, ce dont je parle, c'est ce par quoi on a dit aux gens que,
du côté de leur sexe, il y avait le secret de leur
vérité.
A. Grosrichard : Tu parles des techniques d'aveu. Il y a aussi,
il me semble, celui des techniques d'écoute. On trouve, par
exemple, dans la plupart des manuels de confesseurs ou des dictionnaires
de cas de conscience, un article sur la «délectation
morose», qui traite de la nature et de la gravité du
péché consistant à prendre plaisir, en s'y
attardant (c'est ça, la morositas), à la représentation,
par la pensée ou la parole, d'un péché sexuel
passé. Or voilà qui concerne directement le confesseur
: comment prêter l'oreille au récit de scènes
abominables sans pécher soi-même, c'est-à-dire
sans y prendre du plaisir ? Et il y a toute une technique et toute
une casuistique de l'écoute, qui dépend manifestement
du rapport de la chose même à la pensée de la
chose, d'une part, de la pensée de la chose aux mots qui
servent à la dire, de l'autre. Or ce double rapport a varié
: tu l'as bien montré dans Les Mots et les Choses, quand
tu délimites les bornes initiale et terminale de l' «épistémè
de la représentation». Cette longue histoire de l'aveu,
cette volonté d'entendre de l'autre la vérité
sur son sexe, qui n'a pas cessé aujourd'hui, s'accompagne
donc d'une histoire des techniques d'écoute, qui se sont
profondément modifiées. La ligne que tu traces du
Moyen Âge jusqu'à Freud est-elle continue ? Quand Freud
-ou un psychanalyste -écoute, la manière dont il écoute
et ce qu'il écoute, la place qu'occupe dans cette écoute
le signifiant, par exemple, est-ce que c'est encore comparable à
ce que c'était pour les confesseurs ?
M. Foucault : Dans ce premier volume, il s'agit d'un survol de
quelque chose dont l'existence permanente en Occident est difficilement
niable : les procédures réglées de l'aveu du
sexe, de la sexualité et des plaisirs sexuels. Mais c'est
vrai : ces procédures ont été profondément
bouleversées à certains moments, dans des conditions
souvent difficiles à expliquer. On assiste, au XVIIIe siècle,
à un effondrement très net, non pas de la presssion
ou de l'injonction à l'aveu, mais du raffinement dans les
techniques de l'aveu. À cette époque, où la
direction de conscience et la confession ont perdu l'essentiel de
leur rôle, on voit apparaître des techniques médicales
brutales, du genre : allez, vas-y, raconte-nous ton histoire, raconte-la-nous
par écrit...
J.-A. Miller : Mais crois-tu que, pendant cette longue période,
perdure le même concept, non pas du sexe, mais, pour le coup,
de la vérité ? Est-elle localisée et recueillie
de la même façon ? Est-elle supposée cause ?
M. Foucault : Que la production de vérité soit chargée
d'effets sur le sujet, c'est quelque chose qu'on n'a pas cessé
d'admettre, bien sûr, avec toutes sortes de variations possibles...
J.-A. Miller : Est-ce que tu n'as pas le sentiment que tu construis
quelque chose qui, si amusant qu'il soit, est destiné à
laisser passer l'essentiel ? Que ton filet est à si grosses
mailles qu'il laisse passer tous les poissons ? Pourquoi, au lieu
de ton microscope, prends-tu un télescope, et à l'envers
? On ne peut comprendre ça de toi que si tu nous dis quel
est, ce faisant, ton espoir ?
M. Foucault : Est-ce qu'on peut parler d'espoir ? Le mot«aveu»,
que j'emploie, est peut-être un peu large. Mais je crois lui
avoir donné dans mon livre un contenu assez précis.
En parlant d'aveu, j'entends, même si je sais bien que c'est
un peu canulé, toutes ces procédures par lesquelles
on incite le sujet à produire sur sa sexualité un
discours de vérité qui est capable d'avoir des effets
sur le sujet lui-même.
J.-A. Miller : Je ne suis pas très satisfait des concepts
énormes que tu mets ici en jeu, je les vois se dissoudre
dès qu'on regarde les choses d'un peu près.
M. Foucault : Mais c'est fait pour être dissous, ce sont
des définitions très générales...
J.-A. Miller : Dans les procédures d'aveu, on suppose que
le sujet sait la vérité. N'y a-t-il pas un changement
radical, quand on suppose que, cette vérité, le sujet
ne la sait pas ?
M. Foucault : Je vois bien où tu veux en venir. Mais, justement,
l'un des points fondamentaux, dans la direction de conscience chrétienne,
c'est que le sujet ne sait pas la vérité.
J.-A. Miller : Et tu vas démontrer que ce non-savoir a le
statut de l'inconscient ? Réinscrire le discours du sujet
sur une grille de lecture, le recoder conformément à
un questionnaire pour savoir en quoi tel acte est péché
ou non, n'a rien à voir avec supposer au sujet un savoir
dont il ne sait pas la vérité.
M, Foucault : Dans la direction de conscience, ce que le sujet
ne sait pas, c'est bien autre chose que savoir si c'est péché
ou pas, péché mortel ou véniel. Il ne sait
pas ce qui se passe en lui. Et lorsque le dirigé vient trouver
son directeur, et lui dit : écoutez, voilà...
J.-A. Miller : Le dirigé, le directeur, c'est tout à
fait la situation analytique, en effet.
M. Foucault : Écoute, je voudrais terminer. Le dirigé
dit : «Écoutez, voilà, je ne peux pas faire
ma prière actuellement, j'éprouve un état de
sécheresse qui m'a fait perdre contact avec Dieu.»
Et le directeur lui dit : «Eh bien, il y a quelque chose en
vous qui se passe, et que vous ne savez pas. Nous allons travailler
ensemble pour le produire.»
J.-A. Miller : Je m'excuse, mais je ne trouve pas cette comparaison
bien convaincante.
M. Foucault : Je sens bien qu'on touche là, pour toi comme
pour moi, et pour tout le monde, à la question fondamentale.
Je ne cherche pas à construire, avec cette notion d'aveu,
un cadre qui me permettrait de tout réduire au même,
des confesseurs à Freud. Au contraire, comme dans Les Mots
et les Choses, il s'agit de mieux faire apparaître les différences.
Ici, mon champ d'objets, ce sont ces procédures d'extorsion
de la vérité : dans le prochain volume, à propos
de la chair chrétienne, j'essaierai d'étudier ce qui
a caractérisé, du Xe siècle jusqu'au XVIIIe,
ces procédures discursives. Et puis j'arriverai à
cette transformation, qui me paraît autrement plus énigmatique
que celle qui se produit avec la psychanalyse, puisque c'est à
partir de la question qu'elle m'a posée que j'en suis venu
à transformer ce qui ne devait être qu'un petit bouquin
en ce projet actuel un peu fou : en l'espace de vingt ans, dans
toute l'Europe, il n'a plus été question, chez les
médecins et les éducateurs, que de cette épidémie
incroyable qui menaçait le genre humain tout entier : la
masturbation des enfants. Une chose que personne n'aurait pratiquée
auparavant !
J. Livi : À propos de la masturbation des enfants, ne croyez-vous
pas que vous ne valorisez pas assez la différence des sexes
? Ou bien considérez-vous que l'institution pédagogique
a opéré de la même façon pour les filles
et pour les garçons ?
M. Foucault : À première vue, les différences
m'ont paru faibles
avant le XIXe siècle...
J. Livi : Il me semble que cela se passe de façon plus feutrée
chez les filles. On en parle moins, alors que pour les garçons,
il y a des descriptions très détaillées.
M. Foucault : Oui... au XVIIIe siècle, le problème
du sexe était le problème du sexe masculin, et la
discipline du sexe était mise en oeuvre dans les collèges
de garçons, les écoles militaires... Et puis, à
partir du moment où le sexe de la femme commence à
prendre une importance médico-sociale, avec les problèmes
connexes de la maternité, de l'allaitement, alors la masturbation
féminine passe à l'ordre du jour. Il semble qu'au
XIXe siècle ce soit elle qui l'emporte. À la fin du
XIXe siècle, en tout cas, les grandes opérations chirurgicales
ont porté sur les filles, c'était de véritables
supplices : la cautérisation clitoridienne au fer rouge était,
sinon courante, du moins relativement fréquente à
l'époque. On voyait, dans la masturbation, quelque chose
de dramatique.
G. Wajeman : Pourriez-vous préciser ce que vous dites de
Freud et de Charcot ?
M. Foucault : Freud arrive chez Charcot. Il y voit des internes
qui font faire des inhalations de nitrate d'amyle à des femmes
qu'ils conduisent ainsi imbibées devant Charcot. Les femmes
prennent des postures, disent des choses. On les regarde, on les
écoute, et puis à un moment Charcot déclare
que ça devient très vilain. On a donc là un
truc superbe, où la sexualité est effectivement extraite,
suscitée, incitée, titillée de mille manières,
et Charcot, tout à coup, dit : «Ça suffit.»
Freud, lui, va dire : «Et pourquoi ça suffirait-il
?» Freud n'a pas eu besoin d'aller chercher quelque chose
d'autre que ce qu'il avait vu chez Charcot. La sexualité,
elle était là sous ses yeux, présente, manifestée,
orchestrée par Charcot et ses bonshommes...
G. Wajeman : Ce n'est pas tout à fait ce que vous dites
dans votre livre. Il y a quand même eu là l'intervention
de «la plus fameuse Oreille»... Sans doute la sexualité
est-elle bien passée d'une bouche à une oreille, de
la bouche de Charcot à l'oreille de Freud, et c'est vrai
que Freud a vu à la Salpêtrière se manifester
quelque chose de l'ordre de la sexualité. Mais Charcot y
avait-il reconnu la sexualité ? Charcot faisait se produire
des crises hystériques, par exemple la posture en arc de
cercle. Freud, lui, y reconnaît quelque chose comme le coït.
Mais peut-on dire que Charcot voyait ce que verra Freud ?
M. Foucault : Non, mais je parlais en apologue. Je voulais dire
que la grande originalité de Freud, ça n'a pas été
de découvrir la sexualité sous la névrose.
Elle était là, la sexualité, Charcot en parlait
déjà. Mais son originalité a été
de prendre ça au pied de la lettre, et d'édifier là-dessus
la Traumdeutung, qui est autre chose que l'étiologie sexuelle
des névroses. Moi, en étant très prétentieux,
je dirais que je fais un peu pareil. Je pars d'un dispositif de
sexualité, donnée historique fondamentale, et à
partir de laquelle on ne peut pas ne pas parler. Je la prends au
pied de la lettre, je ne me place pas à l'extérieur,
parce que ce n'est pas possible, mais ça me conduit à
autre chose.
J.-A. Miller : Et dans la Science des rêves, tu n'es pas
sensible au fait qu'on voit se nouer entre le sexe et le discours
un rapport vraiment inédit ?
M. Foucault : Possible. Je ne l'exclus pas du tout. Mais le rapport
qui s'est institué avec la direction de conscience, après
le concile de Trente, était inédit lui aussi. Ça
a été un phénomène culturel gigantesque.
C'est indéniable !
J.-A. Miller : Mais pas la psychanalyse ?
M. Foucault : Si, évidemment, je ne veux pas dire que la
psychanalyse est déjà chez les directeurs de conscience.
Ce serait une absurdité !
J.-A. Miller : Oui, oui, tu ne le dis pas, mais tu le dis quand
même ! Enfin, tu penses qu'on peut dire que l'histoire de
la sexualité, au sens où tu entends ce dernier terme,
culmine avec la psychanalyse ?
M. Foucault : Sûrement ! On atteint là, dans l'histoire
des procédures qui mettent en rapport le sexe et la vérité,
un point culminant. De nos jours, il n'y a pas un seul des discours
sur la sexualité qui, d'une manière ou d'une autre,
ne s'ordonne à celui de la psychanalyse.
J.-A. Miller : Eh bien, ce qui m'amuse, c'est qu'une déclaration
comme celle-ci ne se conçoit que dans le contexte français,
et dans la conjoncture d'aujourd'hui. N'est-ce pas ?
M. Foucault : Il y a des pays, c'est vrai, où, pour des
raisons d'institutionnalisation et de fonctionnement du monde culturel,
les discours sur le sexe n'ont peut-être pas, par rapport
à la psychanalyse, cette position de subordination, de dérivation,
de fascination qu'ils ont en France, où l'intelligentsia,
par sa place dans la pyramide et la hiérarchie des valeurs
admises, donne à la psychanalyse un privilège absolu,
que personne ne peut éviter, même pas Ménie
Grégoire.
J.-A. Miller : Si tu parlais un peu des mouvements de libération
de la femme et des mouvements homosexuels ?
M. Foucault : Eh bien, précisément, ce que je veux
faire apparaître, par rapport à tout ce qui se dit
actuellement quant à la libération de la sexualité,
c'est que l'objet «sexualité» est en réalité
un instrument formé depuis très longtemps, qui a constitué
un dispositif d'assujettissement millénaire. Ce qu'il y a
de fort dans les mouvements de libération de la femme, ce
n'est pas qu'ils aient revendiqué la spécificité
de la sexualité, et les droits afférents à
cette sexualité spéciale, mais qu'ils soient partis
du discours même qui était tenu à l'intérieur
des dispositifs de sexualité. C'est en effet comme revendication
de leur spécificité sexuelle que les mouvements apparaissent
au XIXe siècle. Pour arriver à quoi ? À une
véritable désexualisation, enfin... à un déplacement
par rapport à la centration sexuelle du problème,
pour revendiquer des formes de culture, de discours, de langage,
qui ne sont plus cette espèce d'assignation et d'épinglage
à leur sexe qu'elles avaient en quelque sorte politiquement
bien dû accepter pour se faire entendre. Ce qu'il y a de créatif
et d'intéressant dans les mouvements de femmes, c'est précisément
ça.
J.-A. Miller : D'inventif ?
M. Foucault : Oui, d'inventif... Les mouvements homosexuels américains
sont aussi partis de ce défi. Comme les femmes, ils ont commencé
à chercher des formes nouvelles de communauté, de
coexistence, de plaisir. Mais, à la différence des
femmes, l'épinglage des homosexuels à la spécificité
sexuelle est beaucoup plus fort, ils rabattent tout sur le sexe.
Les femmes, non.
G. Le Gaufey : Ce sont eux pourtant qui ont réussi à
faire que l 'homosexualité ne soit plus à la nomenclature
des maladies mentales. Il y a là quand même une sacrée
différence avec le fait de dire : «Vous voulez que
nous soyons homosexuels, nous le sommes.»
M. Foucault : Oui, mais les mouvements d'homosexuels restent très
pris dans la revendication des droits de leur sexualité,
dans la dimension du sexologique. C'est normal d'ailleurs, parce
que l'homosexualité est une pratique sexuelle qui est, en
tant que telle, contrée, barrée, disqualifiée.
Les femmes, elles, peuvent avoir des objectifs économiques,
politiques, beaucoup plus larges que les homosexuels.
G. Le Gaufey : La sexualité des femmes ne les fait pas sortir
des systèmes d'alliance reconnus, alors que celle des homosexuels
les en fait sortir d'emblée. Les homosexuels sont dans une
position différente vis-à-vis du corps social.
M. Foucault : Oui, oui.
G. Le Gaufey : Regardez les mouvements d'homosexuelles féminines
: ils tombent dans les mêmes apories que les homosexuels masculins.
Il n'y a pas de différence, précisément parce
qu'elles refusent tout le système d'alliance.
A. Grosrichard : Ce que tu dis des perversions vaut aussi pour
le sado-masochisme ? Les gens qui se font fouetter pour jouir, on
en parle depuis très longtemps...
M. Foucault : Écoute, ça, on peut difficilement le
dire. Tu as des documents ?
A. Grosrichard : Oui, il existe un traité, De l'usage du
fouet dans les choses de Vénus *, écrit par un médecin,
et qui date, je crois, de 1665, avec un catalogue de cas très
complet. On y fait allusion, justement, au moment de l'affaire des
convulsionnaires de Saint Médard, pour montrer que les prétendus
miracles cachaient des histoires sexuelles.
M, Foucault : Oui, mais ce plaisir à se faire fouetter n'est
pas répertorié comme maladie de l'instinct sexuel.
C'est venu très tardivement. Je crois, sans en être
absolument sûr, que, dans la première édition
de Krafft-Ebing, on ne trouve que le cas de Masoch. L'apparition
de la perversion, comme objet médical, est liée à
celle de l'instinct, qui, je vous l'ai dit, date des années
1840 **.
* Meibom (J.H.), De Flagrorum usu in re veneria, Lyon, Batavorum,
1629 (De l'utilité de la flagellation dans la médecine
et dans les plaisirs du mariage, Paris, C. Mercier, 1795).
** Allusion à l'ouvrage de H. Kaan, Psychopathia sexualis,
Leipzig, Voss, 1844.
G. Wajeman : Pourtant, quand on lit un texte de Platon, ou d'Hippocrate,
on voit l'utérus décrit comme un animal qui se balade,
dans le ventre de la femme, au gré, justement, de son instinct.
Mais cet instinct...
M. Foucault : Oui, vous comprenez bien qu'entre dire : l'utérus
est un animal qui se balade, et dire : vous pouvez avoir des maladies
organiques ou des maladies fonctionnelles, et parmi les maladies
fonctionnelles il y en a qui touchent les fonctions des organes
et d'autres qui affectent les instincts, et parmi les instincts,
l'instinct sexuel peut être touché de différentes
manières qu'on peut classer, il y a une différence,
un type tout à fait inédit de médicalisation
de la sexualité. Par rapport à l'idée d'un
organe qui se balade comme un renard dans son terrier, on a un discours
qui est, tout de même, d'un autre grain épistémologique
!
J.-A. Miller : Ah oui, et que t'inspire le grain épistémologique
de la théorie de Freud, à propos de l'instinct précisément
? Tu penses, comme on le pensait d'ailleurs avant Lacan, que cet
instinct-là a le même grain que ton instinct de 1840
? Comment vas-tu lire ça ?
M. Foucault : Je n'en sais encore rien !
J.-A. Miller : Tu crois que l'instinct de mort est dans le droit-fil
de cette théorie de l'instinct que tu fais apparaître
en 1844 ?
M. Foucault : Pour te répondre, il faudrait que je relise
tout Freud...
J.-A. Miller : Mais tout de même, tu as lu la Traumdeutung
?
M. Foucault : Oui, mais pas tout Freud.
A. Grosrichard : Pour en venir à la dernière partie
de ton livre...
M. Foucault : Oui, cette dernière partie,
personne n'en parle. Pourtant, le livre est court, mais je soupçonne
les gens de n'être jamais arrivés jusqu'à ce
chapitre. C'est tout de même le fond du livre.
A. Grosrichard : Tu articules le thème raciste au dispositif
de la sexualité - et à la question de la dégénérescence.
Mais il semble avoir été élaboré bien
avant en Occident, en particulier par la noblesse de vieille souche,
hostile à l'absolutisme de Louis XIV qui favorisait la roture.
Chez Boulainvilliers, qui représente cette noblesse, on trouve
déjà toute une histoire de la supériorité
du sang germain, d'où descendrait la noblesse, sur le sang
gaulois *.
* Boulainvilliers (H. de), Abrégé chronologique de
l'histoire de France, La Haye, Gesse et Neaulne, 1733,3 vol. Histoire
de l'ancien gouvernement de la France, La Haye, Gesse et Neaulne,
1727.
M. Foucault : En fait, cette idée que l'aristocratie vient
de Germanie remonte à la Renaissance, et ça a d'abord
été un thème utilisé par les protestants
français, qui disaient : la France était autrefois
un État germanique, et il y a dans le droit germanique des
limites au
pouvoir du souverain. C'est cette idée qu'a reprise une
fraction de la noblesse française ensuite...
A. Grosrichard : À propos de la noblesse, tu parles dans
ton livre d'un mythe du sang, du sang comme objet mythique. Mais
ce qui me paraît remarquable, à côté de
sa fonction symbolique, c'est que le sang ait été
aussi considéré comme un objet biologique, par cette
noblesse. Son racisme n'est pas seulement fondé sur une tradition
mythique, mais sur une véritable théorie de l'hérédité
par le sang. C'est déjà un racisme biologique.
M. Foucault : Mais ça je le dis dans mon bouquin.
A. Grosrichard : J'avais surtout retenu que tu parlais du sang
comme objet symbolique.
M. Foucault : Oui, en effet, au moment où les historiens
de la noblesse comme Boulainvilliers chantaient le sang noble en
disant qu'il était porteur de qualités physiques,
de courage, de vertu, d'énergie, il y a eu une corrélation
entre les théories de la génération et les
thèmes aristocratiques. Mais ce qui est nouveau, au XIXe
siècle, c'est l'apparition d'une biologie de type raciste,
entièrement centrée autour de la conception de la
dégénérescence. Le racisme n'a pas d'abord
été une idéologie politique. C'était
une idéologie scientifique qui traînait partout, chez
Morel comme chez les autres. Et l'utilisation politique en a été
faite d'abord par les socialistes, par les gens de gauche, avant
ceux de droite.
G. Le Gaufey : Quand la gauche était nationaliste ?
M, Foucault : Oui, mais avec, surtout, cette idée que la
classe décadente, la classe pourrie, c'était les gens
d'en dessus, et que la société socialiste devait être
propre et saine. Lombroso était un homme de gauche. Il n'était
pas socialiste au sens strict, mais il a fait beaucoup de choses
avec les socialistes, et les socialistes ont repris Lombroso. La
cassure s'est faite à la fin du XIXe siècle.
G. Le Gaufey : Est-ce qu'on ne peut pas voir une confirmation de
ce que vous dites dans la vogue, au XIXe siècle, des romans
de vampires, où l'aristocratie est toujours présentée
comme la bête à abattre ? Le vampire, c'est toujours
un aristocrate, et le sauveur, un bourgeois...
A. Grosrichard : Au XVIIIe siècle, déjà, couraient
des rumeurs disant que les aristocrates débauchés
enlevaient des petits enfants pour les égorger et se régénérer
dans leur sang en s'y baignant. Ça a produit des émeutes...
G. Le Gaufey : Oui, mais ça, c'est l'origine. L'extension,
elle, est strictement bourgeoise, avec toute cette littérature
de vampires dont les thèmes se retrouvent dans les films
d'aujourd'hui : c'est toujours le bourgeois qui, sans les moyens
de la police ni du curé, élimine le vampire.
M. Foucault : L'antisémitisme moderne a commencé
sous cette forme-là. Les formes nouvelles d'antisémitisme
sont reparties, dans le milieu socialiste, de la théorie
de la dégénérescence. On disait : les juifs
sont forcément des dégénérés,
premièrement parce que ce sont des riches, et puis parce
qu'ils se marient entre eux, ils ont des pratiques sexuelles et
religieuses tout à fait aberrantes, donc ce sont eux qui
sont porteurs de la dégénérescence dans nos
sociétés. On retrouve ça dans la littérature
socialiste jusqu'à l'affaire Dreyfus. Le préhitlérisme,
l'antisémitisme nationaliste droitier va reprendre exactement
les mêmes énoncés en 1910.
A. Grosrichard : La droite va dire que ce thème, c'est aujourd'hui
dans la patrie du socialisme qu'on le retrouve...
J.-A. Miller : Sais-tu qu'il va y avoir en U.R.S.S. un premier
congrès sur la psychanalyse ?
M. Foucault : C'est ce qu'on m'avait dit. Il y aura des psychanalystes
soviétiques ?
J.-A. Miller : Non, ils essaient de faire venir des psychanalystes
d'ailleurs...
M. Foucault : Donc, ça sera un congrès de psychanalyse
en Union soviétique où les gens qui feront des exposés
seront des étrangers ! Incroyable ! Quoique... Il y a eu
le Congrès international pénitentiaire à Saint-Pétersbourg
en 1890, où un criminaliste français, au nom trop
méconnu -il s'appelait M. Léveillé * -a dit
aux Russes : «Tout le monde est d'accord, maintenant, les
criminels sont des gens impossibles, des criminels-nés. Qu'en
faire ? Dans nos pays, qui sont tout petits, on ne sait comment
s'en débarrasser. Mais vous, les Russes, qui avez la Sibérie,
vous ne pourriez pas les mettre dans des sortes de grands camps
de travail, et mettre en valeur du même coup ce pays d'une
richesse extraordinaire ?»
* Léveillé (J .), Compte rendu des travaux de la
seconde section du Congrès de Saint
Pétersbourg, Melun, Imprimerie administrative, 1891, p.
10.
A. Grosrichard : Il n'y avait pas encore de camps de travail, en
Sibérie ?
M. Foucault : Non ! j'ai été très surpris.
D. Colas : Mais c'était un lieu d'exil. Lénine y
est allé en 1898, il s'y est marié, il allait à
la chasse, il avait une bonne. Et on y trouvait
aussi des bagnes. Tchekhov en a visité un dans les îles
Sakhaline. Les camps de concentration massifs où on travaillait,
c'est une invention socialiste ! Ils sont nés notamment d'initiatives
comme celles de Trotski, qui a organisé des débris
de l'Armée rouge en une espèce d'armée de travail,
puis ça a constitué des camps disciplinaires qui sont
rapidement devenus des lieux de relégation. Il y avait un
mélange de volonté, d'efficacité par la militarisation,
de rééducation, de coercition...
M. Foucault : En fait, cette idée-là venait de la
législation française récente sur la relégation.
L'idée d'utiliser des prisonniers pendant le temps de leur
peine pour un travail ou quelque chose d'utile est vieille comme
les prisons. Mais l'idée qu'au fond, parmi les délinquants,
il y en a qui sont absolument irrécupérables et qu'il
faut bien les éliminer d'une manière ou d'une autre
de la société, en les utilisant quand même,
c'était ça la relégation. En France, après
un certain nombre de récidives, le type était envoyé
en Guyane, ou en Nouvelle-Calédonie, puis devenait colon.
Voilà ce que M. Léveillé proposait aux Russes,
pour exploiter la Sibérie. C'est quand même incroyable
que les Russes n'y aient pas pensé avant. Mais si ça
avait été le cas, il y aurait bien eu, dans le congrès,
un Russe pour dire : «Mais, cher monsieur Léveillé,
cette merveilleuse idée, nous l'avons déjà
eue.» Eh bien pas du tout. En France, on n'a pas de goulag,
mais on a des idées...
A. Grosrichard : Maupertuis - encore un Français, mais qui,
lui, était secrétaire de l'Académie royale
de Berlin - proposait aux souverains, dans une Lettre sur le progrès
des sciences *, d'utiliser les criminels pour faire des expériences
utiles. C'était en 1752.
* Maupertuis (P.L. de), Lettre sur le progrès des sciences
(1752), in Vénus physique, éd. Patrick Tort, Paris,
Aubier-Montaigne, coll. «Palimpsestes», 1980.
J. Miller : Et il paraît que La Condamine, avec un cornet
dans l'oreille parce qu'il était devenu sourd après
son expédition au Pérou, allait écouter ce
que disaient les suppliciés juste au moment où ils
allaient mourir.
A. Grosrichard : Rendre le supplice utile, utiliser ce pouvoir
absolu de donner la mort au profit d'une meilleure connaissance
de la vie, en faisant, en quelque sorte, avouer au condamné
à mort une vérité sur la vie, on a là
comme un point de rencontre entre ce que tu nous disais de l'aveu
et ce que tu analyses dans la dernière partie de ton livre.
Tu écris qu'on passe, à un certain moment, d'un pouvoir
qui s'exerce comme droit de mort, à un pouvoir sur la vie.
On pourrait te demander : ce pouvoir sur la vie, ce souci de maîtriser
ses
excès ou ses défaillances, est-il propre aux sociétés
occidentales modernes ? Prenons un exemple : le livre XXIII de l'Esprit
des lois de Montesquieu a pour titre : «Des lois dans le rapport
qu'elles ont avec le nombre des habitants» *. Il parle, comme
d'un problème grave, de la dépopulation de l'Europe
et oppose, à l'édit de Louis XIV en faveur des mariages,
qui date de 1666, les mesures bien autrement efficaces que les Romains
avaient mises en oeuvre. Comme si, sous l'Empire romain, la question
d'un pouvoir sur la vie, d'une discipline de la sexualité
du point de vue de la reproduction s'était posée puis
avait été oubliée pour resurgir au milieu du
XVIIIe siècle. Alors cette bascule d'un droit de mort à
un pouvoir sur la vie est-elle vraiment inédite, ou ne serait-elle
pas périodique, liée, par exemple, à des époques
et à des civilisations où l'urbanisation, la concentration
de la population ou, au contraire, la dépopulation provoquée
par les guerres ou les épidémies paraissaient mettre
en péril la nation ?
* Montesquieu (C. L. de Secondat de), De l'esprit des lois, t.
II, livre XXIII, 2e section, «Des lois dans le rapport qu'elles
ont avec le nombre des habitants» (Genève, Barillot,
1748), in Oeuvres complètes, Paris, Éd. du Seuil,
1964, pp. 687-697.
M. Foucault : Bien sûr, le problème de la population
sous la forme : «Est-ce que nous sommes trop nombreux, pas
assez nombreux ?», ça fait longtemps qu'on le pose,
et longtemps qu'on lui donne des solutions législatives diverses
: impôts sur les célibataires, dégrèvements
pour les familles nombreuses... Mais, au XVIIIe siècle, ce
qui est intéressant, c'est, primo, une généralisation
de ces problèmes : tous les aspects du phénomène
population commencent à être pris en compte (épidémies,
conditions d'habitat, d'hygiène...) et à s'intégrer
à l'intérieur d'un problème central. Deuxièmement,
on voit s'y appliquer des types de savoir nouveaux : apparition
de la démographie, observations sur la répartition
des épidémies, enquêtes sur les nourrices et
les conditions de l'allaitement. Troisièmement, la mise en
place d'appareils de pouvoir, qui permettent non seulement l'observation,
mais l'intervention directe et la manipulation de tout ça.
Je dirai qu'à ce moment-là commence quelque chose
qu'on peut appeler le pouvoir sur la vie, alors qu'autrefois on
n'avait pas de vagues incitations, au coup par coup, pour modifier
une situation qu'on ne connaissait pas bien. Au XVIIIe siècle,
par exemple, malgré les efforts statistiques importants,
les gens étaient convaincus qu'il y avait dépopulation,
alors que les historiens savent maintenant qu'au contraire il y
avait une remontée formidable de la population.
A. Grosrichard : Est-ce que tu as des lumières particulières,
par
rapport à des historiens comme Flandrin, sur le développement
des pratiques contraceptives au XVIIIe siècle * ?
* Flandrin (J.-L.), Familles, Parenté, Maison, Sexualité
dans l'ancienne société, Paris, Éd. du Seuil,
coll. «L'Univers historique», 1976.
M. Foucault : Écoute, là, je suis obligé de
leur faire confiance. Ils ont des techniques très au point
pour interpréter les registres notariaux, les registres de
baptême. Flandrin fait apparaître ceci, qui me semble
très intéressant, à propos du jeu entre l'allaitement
et la contraception, que la vraie question, c'était la survie
des enfants, et non pas leur création. Autrement dit, on
pratiquait la contraception, non pas pour que les enfants ne naissent
pas, mais pour que les enfants puissent vivre une fois nés.
La contraception induite par une politique nataliste, alors ça,
c'est assez marrant !
A. Grosrichard : Mais c'est ce que déclarent ouvertement
les médecins ou les démographes de l'époque.
M. Foucault : Oui, mais il y avait une espèce de circuit
qui faisait que les enfants naissaient quand même rapprochés.
La tradition médicale et populaire voulait en effet qu'une
femme, quand elle était en train d'allaiter, n'ait plus le
droit d'avoir de rapports sexuels sans quoi le lait se gâtait.
Alors les femmes, surtout les riches, pour pouvoir recommencer à
avoir des rapports sexuels et garder leurs maris, envoyaient leurs
enfants en nourrice. Il y avait une véritable industrie du
nourrissage. Les femmes pauvres faisaient ça pour gagner
de l'argent. Mais il n'y avait aucun moyen de vérifier comment
on élevait l'enfant ni même si l'enfant était
vivant ou mort. De telle sorte que les nourrices, et surtout les
intermédiaires entre les nourrices et les parents, continuaient
à toucher la pension d'un gosse qui était déjà
mort. Certaines nourrices avaient des tableaux de chasse de dix-neuf
enfants morts sur vingt qu'on leur avait confiés. C'était
épouvantable ! C'est pour éviter ce gâchis,
pour rétablir un peu d'ordre, qu'on a encouragé les
mères à nourrir leurs enfants. Du coup, on a fait
tomber l'incompatibilité entre le rapport sexuel et l'allaitement,
mais à condition, bien entendu, que les femmes ne retombent
pas enceintes immédiatement après. D'où la
nécessité de la contraception. Et tout le truc, en
fin de compte, tourne autour de ceci : une fois qu'on a fait un
enfant, on le garde.
A. Grosrichard : Ce qui est étonnant, c'est que, parmi les
arguments utilisés pour engager les mères à
allaiter, on en voit apparaître un nouveau. On dit : faire
téter, ça permet, bien sûr, à l'enfant
et à la mère de rester en bonne santé, mais
aussi : faites téter, vous verrez comme ça vous donne
du plaisir ! De sorte que ça pose le
problème du sevrage dans des termes qui ne sont plus seulement
physiologiques, mais psychologiques. Comment séparer l'enfant
de sa mère ? Un médecin assez connu a, par exemple,
inventé une rondelle garnie de pointes que la mère
ou la nourrice doit se mettre au bout du sein. L'enfant, en tétant,
ressent un plaisir mêlé de douleur, et, si vous augmentez
le calibre des pointes, il en a assez, et se détache du sein
qui le nourrit.
M. Foucault : C'est vrai ?
J. Livi : Mme Roland raconte que, quand elle était très
petite fille, sa nourrice avait mis, pour la sevrer, de la moutarde
sur son sein. Elle s'était moquée de la petite fille
à qui la moutarde était montée au nez !
A. Grosrichard : C'est aussi l'époque où on invente
le biberon moderne.
M. Foucault : Je ne connais pas la date !
A. Grosrichard : 1786, traduction française de la Manière
d'allaiter les enfants à la main au défaut des nourrices,
d'un Italien, Baldini *. Ça a eu beaucoup de succès...
M. Foucault : Je renonce à toutes mes fonctions publiques
et privées ! La honte s'abat sur moi ! Je me couvre de cendres
! Je ne savais pas la date du biberon !
* Baldini (F.), Metodo di allattare a mano i bambini, Naples, 1784
(Manière d'allaiter les enfants à la main, au défaut
de nourrices, trad.. Lefebvre de Villebrune, Paris, Buisson, 1786).
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