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La folie n'existe que dans une société
Michel Foucault
Dits Ecrits tome I texte n°5

«La folie n'existe que dans une société» (entretien avec J.-P. Weber), Le Monde, no 5135, 22 juillet 1961, p. 9.

Dits Ecrits tome I texte n°5


- Je suis né en 1926 à Poitiers. Reçu à Normale en 1946, j'ai travaillé avec des philosophes et aussi avec Jean Delay, qui m'a fait connaître le monde des fous. Mais je ne fais pas de psychiatrie. Ce qui compte pour moi, c'est l'interrogation sur les origines mêmes de la folie. La bonne conscience des psychiatres m'a déçu.

- Et comment avez-vous eu l'idée de votre thèse ?

- Colette Duhamel, alors à la Table ronde, m'avait demandé une histoire de la psychiatrie. J'ai proposé alors un livre sur les rapports entre le médecin et le fou. Le débat éternel entre raison et déraison.

- Influences ?

- Surtout des oeuvres littéraires... Maurice Blanchot, Raymond Roussel. Ce qui m'a intéressé et guidé, c'est une certaine forme de présence de la folie dans la littérature.

- Et la psychanalyse ?

- Vous êtes d'accord que Freud, c'est la psychanalyse même.

Mais, en France, la psychanalyse, d'abord strictement orthodoxe, a eu plus récemment une existence seconde et prestigieuse, due, comme vous savez, à Lacan...

- Et c'est le second style de psychanalyse qui vous a surtout marqué ?

- Oui. Mais aussi, et principalement, Dumézil.

- Dumézil ? Comment un historien des religions a-t-il pu inspirer un travail sur l' histoire de la folie ?

- Par son idée de structure. Comme Dumézil le fait pour les mythes, j'ai essayé de découvrir des formes structurées d'expérience dont le schéma puisse se retrouver, avec des modifications, à des niveaux divers...

- Et quelle est cette structure ?

- Celle de la ségrégation sociale, celle de l'exclusion. Au Moyen Âge, l'exclusion frappe le lépreux, l'hérétique. La culture classique exclut au moyen de l'hôpital général, de la Zuchthaus, du workhouse, toutes institutions dérivées de la léproserie. J'ai voulu décrire la modification d'une structure d'exclusive.

- N'est-ce pas alors une histoire de l'internement que vous avez composée! plutôt qu'une histoire de la folie ?

En partie, oui. Certainement. Mais j'ai tenté surtout de voir s'il y a un rapport entre cette nouvelle forme d'exclusion et l'expérience de la folie dans un monde dominé par la science et une philosophie rationaliste.

- Et ce rapport existe-t-il ?

- Entre la manière dont Racine traite le délire d'Oreste, à la fin d'Andromaque, et celle dont un lieutenant de police, au XVIIe, interne un furieux ou un violent, il y a non pas unité, assurément, mais cohérence structurale...

- y a-t-il alors une philosophie de l'histoire de la folie ?

- La folie ne peut se trouver à l'état sauvage. La folie n'existe que dans une société, elle n'existe pas en dehors des formes de la sensibilité qui l'isolent et des formes de répulsion qui l'excluent ou la capturent. Ainsi, on peut dire qu'au Moyen Âge, puis à la Renaissance, la folie est présente dans l 'horizon social comme un fait esthétique ou quotidien; puis au XVIIe - à partir de l'internement -, la folie traverse une période de silence, d'exclusion. Elle a perdu cette fonction de manifestation, de révélation qu'elle avait à l'époque de Shakespeare et de Cervantes (par exemple, lady Macbeth commence à dire la vérité quand elle devient folle), elle devient dérisoire, mensongère. Enfin, le XXe siècle met la main sur la folie, la réduit à un phénomène naturel, lié à la vérité du monde. De cette prise de possession positiviste devaient dériver, d'une part, la philanthropie méprisante que toute psychiatrie manifeste à l'égard du fou, d'autre part, la grande protestation lyrique qu'on trouve dans la poésie depuis Nerval jusqu'à Artaud, et qui est un effort pour redonner à l'expérience de la folie une profondeur et un pouvoir de révélation qui avaient été anéantis par l'internement.

- La folie vaut-elle alors plus que la raison ?

- L'une des objections du jury a été justement que j'ai essayé de refaire l'Éloge de la folie. Non, pourtant : j'ai voulu dire que la folie n'est devenue objet de science que dans la mesure où elle a été déchue de ses antiques pouvoirs... Mais quant à faire l'apologie de la folie en soi, non. Chaque culture, après tout, a la folie qu'elle mérite. Et si Artaud est fou, et que ce soient les psychiatres qui ont permis l'internement d'Artaud, c'est déjà une belle chose, et le plus bel éloge qu'on puisse faire...

- Non pas à la folie, certes...

- Mais aux psychiatres.