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Préface ; in Foucault (M.), Folie et Déraison. Histoire
de la folie à l'âge classique, Paris, Plon, 1961, pp.
I-XI. Cette préface ne figure dans son intégralité
que dans l'édition originale. À partir de 1972, elle
disparaît des trois rééditions.
Dits Ecrits tome I texte n°4
Pascal : «Les hommes sont si nécessairement fous que
ce serait être fou par un autre tour de folie de n'être
pas fou.» Et cet autre texte, de Dostoïevski, dans le
Journal d'un écrivain : «Ce n'est pas en enfermant son
voisin qu'on se convainc de son propre bon sens.»
Il faut faire l'histoire de cet autre tour de folie - de cet autre
tour par lequel les hommes, dans le geste de raison souveraine qui
enferme leur voisin, communiquent et se reconnaissent à travers
le langage sans merci de la non-folie ; retrouver le moment de cette
conjuration, avant qu'elle n'ait été définitivement
établie dans le règne de la vérité,
avant qu'elle n'ait été ranimée par le lyrisme
de la protestation. Tâcher de rejoindre, dans l'histoire,
ce degré zéro de l'histoire de la folie, où
elle est expérience indifférenciée, expérience
non encore partagée du partage lui-même. Décrire,
dès l'origine de sa courbure, cet «autre tour»,
qui, de part et d'autre de son geste, laisse retomber, choses désormais
extérieures, sourdes à tout échange, et comme
mortes l'une à l'autre, la Raison et la Folie.
C'est là sans doute une région incommode. Il faut
pour la parcourir renoncer au confort des vérités
terminales, et ne jamais se laisser guider par ce que nous pouvons
savoir de la folie. Aucun des concepts de la psychopathologie ne
devra, même et surtout dans le jeu implicite des rétrospections,
exercer de rôle organisateur. Est constitutif le geste qui
partage la folie, et non la science qui s'établit, ce partage
une fois fait, dans le calme revenu. Est originaire la césure
qui établit la distance entre raison et non-raison ; quant
à la prise que la raison exerce sur la non-raison pour lui
arracher sa vérité de folie, de faute ou de maladie,
elle en dérive, et de loin. Il va donc falloir parler de
ce primitif débat sans supposer de victoire, ni de droit
à la victoire ; parler de ces gestes ressassés dans
l 'histoire, en laissant en suspens tout ce qui peut faire figure
d'achèvement, de repos dans la vérité ; parler
de ce geste de coupure, de cette distance prise, de ce vide instauré
entre la raison et ce qui n'est pas elle, sans jamais prendre appui
sur la plénitude de ce qu'elle prétend être.
Alors, et alors seulement, pourra apparaître le domaine où
l 'homme de folie et l'homme de raison, se séparant, ne sont
pas encore séparés, et dans un langage très
originaire, très fruste, bien plus matinal que celui de la
science, entament le dialogue de leur rupture, qui témoigne
d'une façon fugitive qu'ils se parlent encore. Là,
folie et non-folie, raison et non-raison sont confusément
impliquées : inséparables du moment qu'elles n'existent
pas encore, et existant l'une pour l'autre, l'une par rapport à
l'autre, dans l'échange qui les sépare.
Au milieu du monde serein de la maladie mentale, l'homme moderne
ne communique plus avec le fou : il y a d'une part l'homme de raison
qui délègue vers la folie le médecin, n'autorisant
ainsi de rapport qu'à travers l'universalité abstraite
de la maladie ; il y a d'autre part l'homme de folie qui ne communique
avec l'autre que par l'intermédiaire d'une raison tout aussi
abstraite, qui est ordre, contrainte physique et morale, pression
anonyme du groupe, exigence de conformité. De langage commun,
il n'y en a pas ; ou plutôt il n'yen a plus ; la constitution
de la folie comme maladie mentale, à la fin du XVIIIe siècle,
dresse le constat d'un dialogue rompu, donne la séparation
comme déjà acquise, et enfonce dans l'oubli tous ces
mots imparfaits, sans syntaxe fixe, un peu balbutiants, dans lesquels
se faisait l'échange de la folie et de la raison. Le langage
de la psychiatrie, qui est monologue de la raison sur la folie,
n'a pu s'établir que sur un tel silence.
Je n'ai pas voulu faire l'histoire de ce langage ; plutôt
l'archéologie de ce silence.
*
Les Grecs avaient rapport à quelque chose qu'ils appelaient
ubris. Ce rapport n'était pas seulement de condamnation ;
l'existence de Thrasymaque, ou celle de Calliclès, suffit
à le montrer, même si leur discours nous est transmis,
enveloppé déjà dans la dialectique rassurante
de Socrate. Mais le Logos grec n'avait pas de contraire.
L'homme européen depuis le fond du Moyen Âge a rapport
à quelque chose qu'il appelle confusément : Folie,
Démence, Déraison. C'est peut-être à
cette présence obscure que la Raison occidentale doit quelque
chose de sa profondeur, comme à la menace de l'ubris, la
sofrosune des discoureurs socratiques. En tout cas, le rapport Raison-Déraison
constitue pour la culture occidentale une des dimensions de son
originalité ; il l'accompagnait déjà bien avant
Jérôme Bosch, et la suivra bien après Nietzsche
et Artaud.
Qu'est-ce donc que cet affrontement au-dessous du langage de la
raison ? Vers quoi pourrait nous conduire une interrogation qui ne
suivrait pas la raison dans son devenir horizontal, mais chercherait
à retracer dans le temps cette verticalité constante,
qui, tout au long de la culture européenne, la confronte
à ce qu'elle n'est pas, la mesure à sa propre démesure ?
Vers quelle région irions-nous, qui n'est ni l'histoire de
la connaissance ni l'histoire tout court, qui n'est commandée
ni par la téléologie de la vérité ni
par l'enchaînement rationnel des causes, lesquels n'ont valeur
et sens qu'au-delà du partage ? Une région, sans doute,
où il serait question plutôt des limites que de l'identité
d'une culture.
On pourrait faire une histoire des limites - de ces gestes obscurs,
nécessairement oubliés dès qu'accomplis, par
lesquels une culture rejette quelque chose qui sera pour elle l'Extérieur ;
et tout au long de son histoire, ce vide creusé, cet espace
blanc par lequel elle s'isole la désigne tout autant que
ses valeurs. Car ses valeurs, elle les reçoit, et les maintient
dans la continuité de l'histoire ; mais en cette région
dont nous voulons parler, elle exerce ses choix essentiels, elle
fait le partage qui lui donne le visage de sa positivité ;
là se trouve l'épaisseur originaire où elle
se forme. Interroger une culture sur ses expériences-limites,
c'est la questionner, aux confins de l'histoire, sur un déchirement
qui est comme la naissance même de son histoire. Alors se
trouvent confrontées, dans une tension toujours en voie de
se dénouer, la continuité temporelle d'une analyse
dialectique et la mise au jour, aux portes du temps, d'une structure
tragique.
Au centre de ces expériences-limites du monde occidental
éclate, bien entendu, celle du tragique même - Nietzsche
ayant montré que la structure tragique à partir de
laquelle se fait l'histoire du monde occidental n'est pas autre
chose que le refus, l'oubli et la retombée silencieuse de
la tragédie. Autour de celle-ci, qui est centrale puisqu'elle
noue le tragique à la dialectique de l'histoire dans le refus
même de la tragédie par l'histoire, bien d'autres expériences
gravitent. Chacune, aux frontières de notre culture, trace
une limite qui signifie, en même temps, un partage originaire.
Dans l'universalité de la ratio occidentale, il y a ce partage
qu'est l'Orient : l'Orient, pensé comme l'origine, rêvé
comme le point vertigineux d'où naissent les nostalgies et
les promesses de retour, l'Orient offert à la raison colonisatrice
de l'Occident, mais indéfiniment inaccessible, car il demeure
toujours la limite : nuit du commencement, en quoi l'Occident s'est
formé, mais dans laquelle il a tracé une ligne de
partage, l'Orient est pour lui tout ce qu'il n'est pas, encore qu'il
doive y chercher ce qu'est sa vérité primitive. Il
faudra faire une histoire de ce grand partage, tout au long du devenir
occidental, le suivre dans sa continuité et ses échanges,
mais le laisser apparaître aussi dans son hiératisme
tragique.
Il faudra aussi raconter d'autres partages : dans l'unité
lumineuse de l'apparence, le partage absolu du rêve, que l'homme
ne peut s'empêcher d'interroger sur sa propre vérité
- que ce soit celle de son destin ou de son coeur -, mais qu'il ne
questionne qu'au-delà d'un essentiel refus qui le constitue
et le repousse dans la dérision de l' onirisme. Il faudra
faire aussi l'histoire, et pas seulement en termes d'ethnologie,
des interdits sexuels : dans notre culture elle-même, parler
des formes continuellement mouvantes et obstinées de la répression,
et non pas pour faire la chronique de la moralité ou de la
tolérance, mais pour mettre au jour, comme limite du monde
occidental et origine de sa morale, le partage tragique du monde
heureux du désir. Il faut enfin, et d'abord, parler de l'expérience
de la folie.
L'étude qu'on va lire ne serait que la première, et
la plus facile sans doute, de cette longue enquête, qui sous
le soleil de la grande recherche nietzschéenne, voudrait
confronter les dialectiques de l'histoire aux structures immobiles
du tragique.
*
Qu'est-ce donc que la folie, dans sa forme la plus générale,
mais la plus concrète, pour qui récuse d'entrée
de jeu toutes les prises sur elle du savoir ? Rien d'autre, sans
doute, que l'absence d'oeuvre.
L'existence de la folie, quelle place peut-elle avoir dans le devenir ?
Quel est son sillage ? Très mince, sans doute ; quelques rides
qui inquiètent peu, et n'altèrent pas le grand calme
raisonnable de l 'histoire. De quel poids sont-ils, en face des
quelques paroles décisives qui ont tramé le devenir
de la raison occidentale, tous ces propos vains, tous ces dossiers
de délire indéchiffrable que le hasard des prisons
et des bibliothèques leur ont juxtaposés ? Y a-t-il
une place dans l'univers de nos discours pour les milliers de pages
où Thorin, laquais presque analphabète, et «dément
furieux» 1, a transcrit, à la fin du XVIIe siècle,
ses visions en fuite et les aboiements de son épouvante ?
Tout cela n'est que du temps déchu, pauvre présomption
d'un passage que l'avenir refuse, quelque chose dans le devenir
qui est irréparablement moins que l'histoire.
1. Bibliothèque de l'Arsenal ; mss. nos 12023 et 12024.
C'est ce «moins» qu'il faut interroger, en le libérant
d'emblée
de tout indice de péjoration. Dès sa formulation
originaire, le temps historique impose silence à quelque
chose que nous ne pouvons plus appréhender par la suite que
sous les espèces du vide, du vain, du rien. L'histoire n'est
possible que sur fond d'une absence d'histoire, au milieu de ce
grand espace de murmures, que le silence guerre, comme sa vocation
et sa vérité : «Je nommerai désert ce
château que tu fus, nuit cette voix, absence ton visage.»
Équivoque de cette obscure région : pure origine, puisque
c'est d'elle que va naître, conquérant peu à
peu sur tant de confusion les formes de sa syntaxe et la consistance
de son vocabulaire, le langage de l'histoire - et résidu dernier,
plage stérile des mots, sable parcouru et aussitôt
oublié, ne conservant, en sa passivité, que l'empreinte
vide des figures prélevées.
Le grand oeuvre de l'histoire du monde est ineffaçablement
accompagné d'une absence d'oeuvre, qui se renouvelle à
chaque instant, mais qui court inaltérée en son inévitable
vide tout au long de l'histoire : et dès avant l'histoire,
puisqu'elle est là déjà dans la décision
primitive, et après elle encore, puisqu'elle triomphera dans
le dernier mot prononcé par l'histoire. La plénitude
de l'histoire n'est possible que dans l'espace, vide et peuplé
en même temps, de tous ces mots sans langage qui font entendre
à qui prête l'oreille un bruit sourd d'en dessous de
l'histoire, le murmure obstiné d'un langage qui parlerait
tout seul- sans sujet parlant et sans interlocuteur, tassé
sur lui-même, noué à la gorge, s'effondrant
avant d'avoir atteint toute formulation et retournant sans éclat
au silence dont il ne s'est jamais défait. Racine calcinée
du sens.
Cela n'est point folie encore, mais la première césure
à partir de quoi le partage de la folie est possible. Celui-ci
en est la reprise, le redoublement, l'organisation dans l'unité
serrée du présent ; la perception que l 'homme occidental
a de son temps et de son espace laisse apparaître une structure
de refus, à partir de laquelle on dénonce une parole
comme n'étant pas langage, un geste comme n'étant
pas oeuvre, une figure comme n'ayant pas droit à prendre
place dans l'histoire. Cette structure est constitutive de ce qui
est sens et non-sens, ou plutôt de cette réciprocité
par laquelle ils sont liés l'un à l'autre ; elle seule
peut rendre compte de ce fait général qu'il ne peut
y avoir dans notre culture de raison sans folie, quand bien même
la connaissance rationnelle qu'on prend de la folie la réduit
et la désarme en lui prêtant le frêle statut
d'accident pathologique. La nécessité de la folie
tout au long de l'histoire de l'Occident est liée à
ce geste de décision qui détache du bruit de fond
et de sa monotonie continue un langage significatif qui se transmet
et s'achève dans le temps ; bref, elle est liée à
la possibilité de l'histoire.
Cette structure de l'expérience de la folie, qui est tout
entière de l'histoire, mais qui siège à ses
confins, et là où elle se décide, fait l'objet
de cette étude.
C'est dire qu'il ne s'agit point d'une histoire de la connaissance,
mais des mouvements rudimentaires d'une expérience. Histoire,
non de la psychiatrie mais de la folie elle-même, dans sa
vivacité, avant toute capture par le savoir. Il faudrait
donc tendre l'oreille, se pencher vers ce marmonnement du monde,
tâcher d'apercevoir tant d'images qui n'ont jamais été
poésie, tant de fantasmes qui n'ont jamais atteint les couleurs
de la veille. Mais sans doute est-ce là tâche doublement
impossible : puisqu'elle nous mettrait en demeure de reconstituer
la poussière de ces douleurs concrètes, de ces paroles
insensées que rien n'amarre au temps ; et puisque surtout
ces douleurs et paroles n'existent et ne sont données à
elles-mêmes et aux autres que dans le geste du partage qui
déjà les dénonce et les maîtrise. C'est
seulement dans l'acte de la séparation et à partir
de lui qu'on peut les penser comme poussière non encore séparée.
La perception qui cherche à les saisir à l'état
sauvage appartient nécessairement à un monde qui les
a déjà capturées. La liberté de la folie
ne s'entend que du haut de la forteresse qui la tient prisonnière.
Or, elle «ne dispose là que du morose état civil
de ses prisons, de son expérience muette de persécutéee,
et nous n'avons, nous, que son signalement d'évadée».
Faire l'histoire de la folie voudra donc dire : faire une étude
structurale de l'ensemble historique - notions, institutions, mesures
juridiques et policières, concepts scientifiques - qui tient
captive une folie dont l'état sauvage ne peut jamais être
restitué en lui-même ; mais à défaut de
cette inaccessible pureté primitive, l'étude structurale
doit remonter vers la décision qui lie et sépare à
la fois raison et folie ; elle doit tendre à découvrir
l'échange perpétuel, l'obscure racine commune, l'affrontement
originaire qui donne sens à l'unité aussi bien qu'à
l'opposition du sens et de l'insensé. Ainsi pourra réapparaître
la décision fulgurante, hétérogène au
temps de l'histoire, mais insaisissable en dehors de lui, qui sépare
du langage de la raison et des promesses du temps ce murmure d'insectes
sombres.
*
Cette structure, faut-il s'étonner qu'elle soit visible surtout
pendant les cent cinquante ans qui ont précédé
et amené la formation d'une psychiatrie considérée
par nous comme positive ? L'âge classique - de Willis à
Pinel, des fureurs d'Oreste à la maison du Sourd et à
Juliette - couvre justement cette période où l'échange
entre la folie et la raison modifie son langage, et de manière
radicale. Dans l'histoire de la folie, deux événements
signalent cette altération avec une singulière netteté :
1657, la création de l' Hôpital général,
et le «grand renfermement» des pauvres ; 1794, libération
des enchaînés de Bicêtre. Entre ces deux événements
singuliers et symétriques, quelque chose se passe, dont l'ambiguïté
a laissé dans l'embarras les historiens de la médecine :
répression aveugle dans un régime absolutiste, selon
les uns, et, selon les autres, découverte progressive, par
la science et la philanthropie, de la folie dans sa vérité
positive. En fait, au-dessous de ces significations réversibles,
une structure se forme, qui ne dénoue pas cette ambiguïté,
mais qui en décide. C'est cette structure qui rend compte
du passage de l'expérience médiévale et humaniste
de la folie à cette expérience qui est la nôtre,
et qui confine la folie dans la maladie mentale. Au Moyen Âge
et jusqu'à la Renaissance, le débat de l'homme avec
la démence était un débat dramatique qui l'affrontait
aux puissances sourdes du monde ; et l'expérience de la folie
s'obnubilait alors dans des images où il était question
de la Chute et de l'Accomplissement, de la Bête, de la Métamorphose,
et de tous les secrets merveilleux du Savoir. À notre époque,
l'expérience de la folie se fait dans le calme d'un savoir
qui, de la trop connaître, l'oublie. Mais de l'une à
l'autre de ces expériences, le passage s'est fait par un
monde sans images ni positivité, dans une sorte de transparence
silencieuse qui laisse apparaître, comme institution muette,
geste sans commentaire, savoir immédiat, une grande structure
immobile ; celle-ci n'est ni du drame ni de la connaissance ; elle
est le point où l'histoire s'immobilise dans le tragique
qui à la fois la fonde et la récuse.
Au centre de cette tentative pour laisser valoir, dans ses droits
et dans son devenir, l'expérience classique de la folie,
on trouvera donc une figure sans mouvement : le partage simple du
jour et de l'obscurité, de l'ombre et de la lumière,
du songe et de la veille, de la vérité du soleil et
des puissances de minuit. Figure élémentaire, qui
n'accueille le temps que comme retour indéfini de la limite.
Et il appartenait aussi à cette figure d'induire l'homme
dans un puissant oubli ; ce grand partage, il allait apprendre à
le dominer, à le réduire à son propre niveau ;
à faire en lui le jour et la nuit ; à ordonner le soleil
de la vérité à la frêle lumière
de sa vérité. D'avoir maîtrisé sa folie,
de l'avoir captée, en la délivrant, dans les geôles
de son regard et de sa morale, de l'avoir désarmée
en la repoussant dans un coin de lui-même autorisait l'homme
à établir enfin de lui-même à lui-même
cette sorte de rapport qu'on appelle «psychologie».
Il a fallu que la Folie cesse d'être la Nuit, et devienne
ombre fugitive en la conscience, pour que l'homme puisse prétendre
à détenir sa vérité et à la dénouer
dans la connaissance.
Dans la reconstitution de cette expérience de la folie, une
histoire des conditions de possibilité de la psychologie
s'est écrite comme d'elle-même.
*
Au cours de ce travail, il m'est arrivé de me servir du matériau
qui a pu être réuni par certains auteurs. Le moins
possible toutefois, et dans les cas où je n'ai pu avoir accès
au document lui-même. C'est qu'en dehors de toute référence
à une «vérité» psychiatrique, il
fallait laisser parler, d'eux-mêmes, ces mots, ces textes
qui viennent d'en dessous du langage, et qui n'étaient pas
faits pour accéder jusqu'à la parole. Et peut-être
la partie, à mes yeux, la plus importante de ce travail est-elle
la place que j'ai laissée au texte même des archives.
Pour le reste, il a fallu se maintenir dans une sorte de relativité
sans recours, ne chercher d'issue dans aucun coup de force psychologique,
qui aurait retourné les cartes et dénoncé la
vérité méconnue. Il a fallu ne parler de la
folie que par rapport à l' «autre tour» qui permet
aux hommes de n'être pas fous, et cet autre tour n'a pu être
décrit, de son côté, que dans la vivacité
primitive qui l'engage à l'égard de la folie dans
un indéfini débat. Un langage sans appui était
donc nécessaire : un langage qui entrait dans le jeu, mais
devait autoriser l'échange ; un langage qui en se reprenant
sans cesse devait aller, d'un mouvement continu, jusqu'au fond.
Il s'agissait de sauvegarder à tout prix le relatif, et d'être
absolument entendu.
Là, dans ce simple problème d'élocution, se
cachait et s'exprimait la majeure difficulté de l'entreprise :
il fallait faire venir à la surface du langage de la raison
un partage et un débat qui doivent nécessairement
demeurer en deçà, puisque ce langage ne prend sens
que bien au-delà d'eux. Il fallait donc un langage assez
neutre (assez libre de terminologie scientifique, et d'options sociales
ou morales) pour qu'il puisse approcher au plus près de ces
mots primitivement enchevêtrés, et pour que cette distance
s'abolisse par laquelle l'homme moderne s'assure contre la folie ;
mais un langage assez ouvert pour que viennent s'y inscrire, sans
trahison, les paroles décisives par lesquelles s'est constituée,
pour nous, la vérité de la folie et de la raison.
De règle et de méthode, je n'en ai donc retenu qu'une,
celle qui est contenue dans un texte de Char, où peut se
lire aussi la définition de la vérité la plus
pressante et la plus retenue : «Je retirai
aux choses l'illusion qu'elles produisent pour se préserver
de nous et leur laissai la part qu'elles nous concèdent 1.»
*
Dans cette tâche qui ne pouvait manquer d'être un peu
solitaire, tous ceux qui m'ont aidé ont droit à ma
reconnaissance. Et M. Georges Dumézil le premier, sans qui
ce travail n'aurait pas été entrepris - ni entrepris
au cours de la nuit suédoise ni achevé au grand soleil
têtu de la liberté polonaise. Il me faut remercier
M. Jean Hyppolite, et, entre tous, M. Georges Canguilhem, qui a
lu ce travail encore informe, m'a conseillé quand tout n'était
pas simple, m'a épargné bien des erreurs, et montré
le prix qu'il peut y avoir à être entendu. Mon ami
Robert Mauzi m'a apporté sur ce XVIIIe siècle qui
est le sien bien des connaissances qui me manquaient.
Il faudrait citer d'autres noms qui apparemment n'importent pas.
Ils savent pourtant, ces amis de Suède et ces amis polonais,
qu'il y a quelque chose de leur présence dans ces pages.
Qu'ils me pardonnent de les avoir éprouvés, eux et
leur bonheur, si proches d'un travail où il n'était
question que de lointaines souffrances, et des archives un peu poussiéreuses
de la douleur.
*
«Compagnons pathétiques qui murmurez à peine,
allez la lampe éteinte et rendez les bijoux. Un mystère
nouveau chante dans vos os. Développez votre étrangeté
légitime.»
Hambourg, le 5 février 1960.
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