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Inutile de se soulever ?
Michel Foucault
Dits Ecrits Tome III texte n°269

« Inutile de se soulever ? », Le Monde, no 10661, 11- 12 mai 1979, pp. 1- 2.

Dits Ecrits Tome III texte n°269


« Pour que le chah s'en aille, nous sommes prêts à mourir par milliers », disaient les Iraniens l'été dernier. Et l'ayatollah, ces jours- ci : « Que saigne l'Iran, pour que la révolution soit forte. »

Étrange écho entre ces phrases qui semblent s'enchaîner. L'horreur de la seconde condamne-t-elle l'ivresse de la première ?

Les soulèvements appartiennent à l'histoire. Mais, d'une certaine façon, ils lui échappent. Le mouvement par lequel un homme seul, un groupe, une minorité ou un peuple tout entier dit : « Je n'obéis plus », et jette à la face d'un pouvoir qu'il estime injuste le risque de sa vie - ce mouvement me paraît irréductible. Parce qu'aucun pouvoir n'est capable de le rendre absolument impossible : Varsovie aura toujours son ghetto révolté et ses égouts peuplés d'insurgés. Et parce que l'homme qui se lève est finalement sans explication ; il faut un arrachement qui interrompt le fil de l'histoire, et ses longues chaînes de raisons, pour qu'un homme puisse, « réellement », préférer le risque de la mort à la certitude d'avoir à obéir.

Toutes les formes de liberté acquises ou réclamées, tous les droits qu'on fait valoir, même à propos des choses apparemment les moins importantes, ont sans doute là un point dernier d'ancrage, plus solide et plus proche que les « droits naturels ». Si les sociétés tiennent et vivent, c'est-à-dire si les pouvoirs n'y sont pas « absolument absolus », c'est que, derrière toutes les acceptations et les coercitions, au- delà des menaces, des violences et des persuasions, il y a la possibilité de ce moment où la vie ne s'échange plus, où les pouvoirs ne peuvent plus rien et où, devant les gibets et les mitrailleuses, les hommes se soulèvent.

Parce qu'il est ainsi « hors d'histoire » et dans l'histoire, parce que chacun y joue à la vie, à la mort, on comprend pourquoi les soulèvements ont pu trouver si facilement dans les formes religieuses leur expression et leur dramaturgie. Promesses de l'au- delà, retour du temps, attente du sauveur ou de l'empire des derniers jours, règne sans partage du bien, tout cela a constitué pendant des siècles, là où la forme de la religion s'y prêtait, non pas un vêtement idéologique, mais la façon même de vivre les soulèvements.

Vint l'âge de la « révolution ». Depuis deux siècles, celle- ci a surplombé l'histoire, organisé notre perception du temps, polarisé les espoirs. Elle a constitué un gigantesque effort pour acclimater le soulèvement à l'intérieur d'une histoire rationnelle et maîtrisable : elle lui a donné une légitimité, elle a fait le tri de ses bonnes et de ses mauvaises formes, elle a défini les lois de son déroulement ; elle lui a fixé des conditions préalables, des objectifs et des manières de s'achever. On a même défini la profession de révolutionnaire. En rapatriant ainsi le soulèvement, on a prétendu le faire apparaître dans sa vérité et l'amener jusqu'à son terme réel. Merveilleuse et redoutable promesse. Certains diront que le soulèvement s'est trouvé colonisé dans la Real- Politik. D'autres qu'on lui a ouvert la dimension d'une histoire rationnelle. Je préfère la question que Horckheimer posait autrefois, question naïve, et un peu fiévreuse : « Mais est- elle donc si désirable, cette révolution ? »

Énigme du soulèvement. Pour qui cherchait en Iran, non les « raisons profondes » du mouvement, mais la manière dont il était vécu, pour qui essayait de comprendre ce qui se passait dans la tête de ces hommes et de ces femmes quand ils risquaient leur vie, une chose était frappante. Leur faim, leurs humiliations, leur haine du régime et leur volonté de le renverser, ils les inscrivaient aux confins du ciel et de la terre, dans une histoire rêvée qui était tout autant religieuse que politique. Ils s'affrontaient aux Pahlavi, dans une partie où il était question pour chacun de sa vie et de sa mort, mais où il était question aussi de sacrifices et de promesses millénaires. Si bien que les fameuses manifestations, qui ont joué un rôle si important, pouvaient à la fois répondre réellement à la menace de l'armée (jusqu'à la paralyser), se dérouler selon le rythme des cérémonies religieuses et finalement renvoyer à une dramaturgie intemporelle où le pouvoir est toujours maudit. Étonnante superposition, elle faisait apparaître en plein XXe siècle un mouvement assez fort pour renverser le régime apparemment le mieux armé, tout en étant proche de vieux rêves que l'Occident a connus autrefois, quand on voulait inscrire les figures de la spiritualité sur le sol de la politique.

Des années de censure et de persécution, une classe politique tenue en lisière, des partis interdits, des groupes révolutionnaires décimés : sur quoi, sinon sur la religion, pouvaient donc prendre appui le désarroi puis la révolte d'une population traumatisée par le « développement », la « réforme », l'« urbanisation » et tous les autres échecs du régime ? C'est vrai. Mais fallait- il s'attendre que l'élément religieux s'efface vite au profit de forces plus réelles et d'idéologies moins « archaïques » ? Sans doute pas, et pour plusieurs raisons.

Il y eut d'abord le rapide succès du mouvement, le confortant dans la forme qu'il avait prise. Il y avait la solidité institutionnelle d'un clergé dont l'empire sur la population était forte, et les ambitions politiques, vigoureuses. Il y avait tout le contexte du mouvement islamique : par les positions stratégiques qu'il occupe, les clefs économiques que détiennent les pays musulmans, et sa propre force d'expansion sur deux continents, il constitue, tout autour de l'Iran, une réalité intense et complexe. Si bien que les contenus imaginaires de la révolte ne se sont pas dissipés au grand jour de la révolution. Ils ont été immédiatement transposés sur une scène politique qui paraissait toute disposée à les recevoir, mais qui était en fait de tout autre nature. Sur cette scène, se mêlent le plus important et le plus atroce : le formidable espoir de refaire de l'islam une grande civilisation vivante, et des formes de xénophobie virulente ; les enjeux mondiaux et les rivalités régionales. Et le problème des impérialismes. Et l'assujettissement des femmes, etc.

Le mouvement iranien n'a pas subi cette « loi » des révolutions qui ferait, paraît- il, ressortir sous l'enthousiasme aveugle la tyrannie qui les habitait déjà en secret. Ce qui constituait la part la plus intérieure et la plus intensément vécue du soulèvement touchait sans intermédiaire à un échiquier politique surchargé. Mais ce contact n'est pas identité. La spiritualité à laquelle se référaient ceux qui allaient mourir est sans commune mesure avec le gouvernement sanglant d'un clergé intégriste. Les religieux iraniens veulent authentifier leur régime par les significations qu'avait le soulèvement. On ne fait pas autre chose qu'eux en disqualifiant le fait du soulèvement parce qu'il y a aujourd'hui un gouvernement de mollahs. Dans un cas comme dans l'autre, il y a « peur ». Peur de ce qui vient de se passer l'automne dernier en Iran, et dont le monde depuis longtemps n'avait pas donné d'exemple.

De là, justement, la nécessité de faire ressortir ce qu'il y a de non réductible dans un tel mouvement. Et de profondément menaçant aussi pour tout despotisme, celui d'aujourd'hui comme celui d'hier.

Il n'y a, certes, aucune honte à changer d'opinion ; mais il n'y a aucune raison de dire qu'on en change lorsqu'on est aujourd'hui contre les mains coupées, après avoir été hier contre les tortures de la Savak.

Nul n'a le droit de dire : « Révoltez- vous pour moi, il y va de la libération finale de tout homme. » Mais je ne suis pas d'accord avec qui dirait : « Inutile de vous soulever ce sera toujours la même chose. » On ne fait pas la loi à qui risque sa vie devant un pouvoir. A-t on raison ou non de se révolter ? Laissons la question ouverte. On se soulève, c'est un fait ; et c'est par là que la subjectivité (pas celle des grands hommes, mais celle de n'importe qui) s'introduit dans l'histoire et lui donne son souffle. Un délinquant met sa vie en balance contre des châtiments abusifs ; un fou n'en peut plus d'être enfermé et déchu ; un peuple refuse le régime qui l'opprime. Cela ne rend pas innocent le premier, ne guérit pas l'autre, et n'assure pas au troisième les lendemains promis. Nul, d'ailleurs, n'est tenu de leur être solidaire. Nul n'est tenu de trouver que ces voix confuses chantent mieux que les autres et disent le fin fond du vrai. Il suffit qu'elles existent et qu'elles aient contre elles tout ce qui s'acharne à les faire taire, pour qu'il y ait un sens à les écouter et à chercher ce qu'elles veulent dire. Question de morale ? Peut- être. Question de réalité, sûrement. Tous les désenchantements de l'histoire n'y feront rien : c'est parce qu'il y a de telles voix que le temps des hommes n'a pas la forme de l'évolution, mais celle de l'« histoire », justement.

Cela est inséparable d'un autre principe : est toujours périlleux le pouvoir qu'un homme exerce sur un autre. Je ne dis pas que le pouvoir, par nature, est un mal ; je dis que le pouvoir, par ses mécanismes, est infini (ce qui ne veut pas dire qu'il est tout- puissant, bien au contraire). Pour le limiter, les règles ne sont jamais assez rigoureuses ; pour le dessaisir de toutes les occasions dont il s'empare, jamais les principes universels ne sont assez stricts. Au pouvoir il faut toujours opposer des lois infranchissables et des droits sans restrictions.

Les intellectuels, ces temps-ci, n'ont pas très bonne « presse » : je crois pouvoir employer ce mot en un sens assez précis. Ce n'est donc pas le moment de dire qu'on n'est pas intellectuel. Je ferais d'ailleurs sourire. Intellectuel, je suis. Me demanderait-on comment je conçois ce que je fais, je répondrais, si le stratège est l'homme qui dit : « Qu'importe telle mort, tel cri, tel soulèvement par rapport à la grande nécessité de l'ensemble et que m'importe en revanche tel principe général dans la situation particulière où nous sommes », eh bien, il m'est indifférent que le stratège soit un politique, un historien, un révolutionnaire, un partisan du shah ou de l'ayatollah ; ma morale théorique est inverse. Elle est « antistratégique » : être respectueux quand une singularité se soulève, intransigeant dès que le pouvoir enfreint l'universel. Choix simple, ouvrage malaisé : car il faut tout à la fois guetter, un peu au- dessous de l'histoire, ce qui la rompt et l'agite, et veiller un peu en arrière de la politique sur ce qui doit inconditionnellement la limiter. Après tout, c'est mon travail ; je ne suis ni le premier ni le seul à le faire. Mais je l'ai choisi.